Pratique étudiants Administration des médicaments et troubles cognitifs : de l’écrasement au consentement ? Dans le cadre de l’unité d’enseignement “Législation, éthique, déontologie”, un groupe d’étudiants en soins infirmiers s’est interrogé sur l’initiative, prise par une infirmière, d’écraser et de dissimuler des médicaments sans le consentement du patient, dans un contexte de troubles cognitifs. Cette situation a fait l’objet d’un travail collaboratif impliquant les étudiants et différents acteurs de l’institut de formation. © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés Gwenaëlle Claire Cadre de santé Institut de formation interhospitalier ThéodoreSimon, 3, avenue Jean-Jaurès, 93331 Neuilly-sur-Marne cedex, France Mots clés - consentement ; démarche d’analyse éthique ; écrasement des médicaments ; formation en soins infirmiers ; troubles cognitifs Medication administration and cognitive disorders: from crushing to consent? As part of the ‘Legislation, ethics, professional conduct’ teaching unit, a group of student nurses analysed the initiative, taken by a nurse, to crush and conceal medicines without the patient’s consent, in a context of cognitive disorders. This situation was the focus of a collaborative study involving students and different stakeholders from the training institute. 41 © 2019 Elsevier Masson SAS. All rights reserved Keywords - cognitive disorders; consent; crushing medication; ethical analysis approach; nursing training U n appel à communications a été l’occasion de mener une réflexion depuis plusieurs points de vue. Des étudiants en soins infirmiers avaient étudié, au semestre 4, une situation de stage pour la validation de l’unité d’enseignement (UE) 1.3 “Législation, éthique, déontologie”. Leur travail a été poursuivi en collaboration avec les documentalistes de l’institut, les responsables des UE 1.3 et UE 4.2 (“Soins relationnels”), et la responsable du laboratoire de recherche de l’institut. Un poster et une synthèse ont été élaborés avec les étudiants. Une situation à l’épreuve du droit et de la déontologie Mme B., 65 ans, présente une démence de type Alzheimer et est hospitalisée pour donner un répit à ses aidants. Elle est dépendante pour les actes quotidiens et ne suit pas de régime alimentaire spécifique. Elle présente des troubles du langage, de la coordination gestuelle et de la reconnaissance, se montre parfois agressive en cas de contrariété. Son épilepsie est stabilisée par une thérapeutique per os. Les médicaments ont été préalablement broyés et mélangés à de l’eau sans que cela ne soit mentionné sur la prescription médicale. Mme B. est assise, souriante. Elle trempe les lèvres dans le verre, tourne la tête et grimace en levant la main. Devant l’insistance de l’infirmière, la patiente maintient son opposition. L’infirmière ajoute de la compote de fruits et du sucre. Mme B. semble en apprécier le goût. L’infirmière dit à l’étudiant : « Tu ne dois pas dire aux patients que La revue de l’infirmière ● Août-Septembre 2019 ● n° 253 nous cachons les médicaments, ça nous ralentirait dans notre tour. On doit éviter la confrontation. Ici, face à un refus de traitement, tu écrases systématiquement, tu les caches dans ce que tu veux. » L’initiative d’écrasement pour tout patient opposant pose question : que penser de la dissimulation des traitements écrasés dans une compote par l’infirmière sans avoir préalablement recueilli le consentement de la personne ? Droits des personnes hospitalisées L’analyse des droits des patients apporte un premier éclairage de la situation. L’accès aux « soins les plus appropriés » est un « droit fondamental pour tous » : les traitements doivent être dispensés au regard de l’état de santé de Adresse e-mail : g.claire@ifits.fr (G. Claire). © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés http://dx.doi.org/10.1016/j.revinf.2019.07.003 © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 30/08/2019 par UNIVERSITE PARIS DIDEROT UP7 (81953). Il est interdit et illégal de diffuser ce document. Pratique 42 Références [1] Article L. 1110-1 du Code de la santé publique, créé par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002. www. legifrance.gouv.fr/affichCode.do;js essionid=2EDFACAAB4B025B16D CF84F80BBF81B0.tplgfr23s_1?idSe ctionTA=LEGISCTA000006170991 &cidTexte=LEGITEXT0000060726 65&dateTexte=20190623 [2] Article L. 1111-2 du Code de la santé publique, modifié par la loi n° 2016-87 du 2 février 2016. www.legifrance.gouv.fr/ affichCodeArticle.do?idArticle=LE GIARTI000031927568&cidTexte= LEGITEXT000006072665&dateTex te=20160128 [3] Article L. 1111-4 du Code de la santé publique, modifié par la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 et la loi n° 2016-41 du 21 janvier 2016. www.legifrance.gouv.fr/ affichCodeArticle.do?idArticle=LE GIARTI000031972276&cidTexte= LEGITEXT000006072665&dateTex te=20160204 [4] Article R. 4311-2 du Code de la santé publique. www.legifrance. gouv.fr/affichTexteArticle.do?idArt icle=JORFARTI000001651769&cid Texte=LEGITEXT000005822264&c ategorieLien=id [5] Code de la santé publique, partie réglementaire, 4e partie, livre III, titre 1er, profession d’infirmier ou d’infirmière, chapitre II : déontologie des infirmiers. [6] Formarier M, Jovic L. Les concepts en sciences infirmières. Lyon: ARSI, Mallet Conseil; 2009. p. 231. l’individu et dans des conditions de sécurité optimale [1]. L’information sur l’état de santé est un droit pour le patient et un devoir pour le soignant, sauf « urgence ou impossibilité » [2]. Ainsi, « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment » [3]. Dans le cas où M me B. serait reconnue comme incapable majeure, cela ne lui ôterait pas le droit fondamental de participer aux décisions la concernant, par des moyens adaptés à ses « facultés de discernement » [2]. Le droit de toute personne de refuser un traitement s’accompagne, pour le médecin, du devoir d’information. Dans le cas où Mme B. serait considérée comme étant « hors d’état d’exprimer sa volonté », « la personne de confiance […], la famille ou, à défaut, un des proches » serait consulté. La personne de confiance rend « compte de la volonté » de la patiente [3]. Devoirs des infirmiers Les soins infirmiers « intègrent qualité technique et qualité des relations avec le malade ». L’infirmier participe au « recueil des informations utiles […] aux médecins pour […] évaluer l’effet de leurs prescriptions » [4]. L’infirmier veille à ce que ses actes soient « consciencieux, attentifs et fondés sur les données acquises de la science ». Il y « consacre le temps nécessaire en s’aidant, dans toute la mesure du possible, des méthodes scientifiques et professionnelles […]. Il sollicite, s’il y a lieu, les concours appropriés ». Il a le devoir d’agir « en toute circonstance dans l’intérêt du patient » et de « soigner avec la même conscience toutes personnes » [5]. L’ i n f i r m i e r i n f o r m e e t recherche le consentement des personnes soignées en s’assurant que l’information donnée soit « loyale, adaptée et intelligible. [Il] tient compte de la personnalité du patient et veille à la compréhension des informations communiquées. […] Lorsque le patient en état d’exprimer sa volonté refuse le traitement proposé, l’infirmier respecte ce refus après l’avoir informé de ses conséquences et, avec son accord, le médecin prescripteur. Si le patient est hors d’état d’exprimer sa volonté, l’infirmier ne peut intervenir sans que la personne de confiance ou la famille, ou, à défaut, un de ses proches ait été consulté ». Par ailleurs, « le consentement du majeur protégé doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et participer à la décision » [5]. L’infirmier respecte le mode d’emploi des dispositifs médicaux. Il vérifie ainsi que « le médicament délivré est conforme à la prescription » et demande « au prescripteur un complément d’information chaque fois qu’il le juge utile […]. Si l’infirmier a un doute sur la prescription, il la vérifie » [5]. Recommandations de bonnes pratiques Écrasement des médicaments Selon l’Organisation mondiale de la santé, chaque patient devrait bénéficier de soins qui lui assureront « les meilleurs résultats en termes de santé », « au moindre risque iatrogène et pour sa plus grande satisfaction en termes de résultats et de contacts humains » [6]. Certaines études mentionnent que « les soignants ont recours trop systématiquement et avec une banalisation à l’écrasement des médicaments ». Les infirmières « prennent souvent seules la décision d’écraser les prises d’une administration, de façon récurrente ou occasionnelle, et ne le signalent pas systématiquement au médecin » [7]. L’écrasement des médicaments expose pourtant le patient à des risques iatrogènes non négligeables liés à une « libération accélérée des principes actifs » et à une « diminution d’activité des molécules qui ne sont plus protégées par l’action du suc gastrique ». Des « interactions chimiques » indésirables peuvent alors survenir et les doses réellement administrées sont incertaines. Enfin, le véhicule alimentaire peut contribuer à modifier l’activité du produit [8]. Cette pratique expose l’infirmier à des risques professionnels provoquant des allergies par inhalation ou dépose de particules fines sur la peau et les muqueuses. Les actes d’écrasement répétés avec un matériel non adapté peuvent être à l’origine de troubles musculo-squelettiques du membre supérieur. Enfin, «en cas de préjudice dû à un comprimé écrasé ou à une gélule ouverte, l’infirmier peut être mis en cause pour négligence. L’écrasement non signalé au médecin ou non expressément prescrit par ce dernier peut être reproché à l’infirmier qui le réalise sans avis » [7]. Ce geste devrait par ailleurs se limiter aux spécialités dont la forme galénique le permet et il nécessite une modification de la prescription médicale. Un broyeur adapté, lavé entre chaque administration et un véhicule au pH neutre à température ambiante sont recommandés ; l’eau épaissie est très adaptée [8]. Accès à l’information et troubles cognitifs L a d é l i v r a n c e d e l ’ i n formation dans le cadre de troubles cognitifs incombe au La revue de l’infirmière ● Août-Septembre 2019 ● n° 253 © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 30/08/2019 par UNIVERSITE PARIS DIDEROT UP7 (81953). Il est interdit et illégal de diffuser ce document. Pratique professionnel qui « délivre à la personne une information adaptée à ses facultés de compréhension » [9], rappelle la Haute Autorité de santé. L a recherche « du plus haut degré d’information et de participation pour tout soin » constitue un impératif, souligné par la Charte de l’usager en santé mentale. Il s’agit de construire une « véritable alliance thérapeutique » et de veiller à ne pas infantiliser le patient [10]. La reconnaissance du « droit de la personne malade à être, ressentir, désirer, refuser » est réaffirmée par la Charte Alzheimer, éthique et société, qui énonce un principe fondamental : « Toute personne atteinte d’une maladie d’Alzheimer […] conserve des capacités à ressentir des émotions et à réagir en fonction de son vécu, de son environnement matériel et humain, de ses goûts et préférences. Son identité, ses réactions, ses capacités sont à respecter » [11]. L’adoption hâtive d’une attitude paternaliste en situation de vulnérabilité est par ailleurs déconseillée, dans son avis n° 87, par le Comité consultatif national d’éthique, qui recommande au contraire de « ne pas présumer l’absence totale de liberté pour éviter de prendre en compte un refus de traitement » [12]. Discussion Modèle de Beauchamp et Childress Le modèle nord-américain des quatre principes de bioéthique de Beauchamp et Childress complète l’analyse que nous faisons de la situation précédemment décrite [13]. Il semble que l’infirmière soit principalement motivée par la bienfaisance et la nonmalfaisance : elle veille à la stabilité de l’état de santé de Mme B. et souhaite prévenir une crise d’épilepsie. La dissimulation semble motivée également par l’évitement du conflit. Le caractère illégal du changement de mode d’administration et les effets négatifs d’un écrasement inadapté ne semblent pas mesurés. L’infirmière semble animée par une volonté de justice à l’égard de l’équipe et des autres patients : elle dissimule les traitements pour ne pas modifier l’organisation du service. L’infirmière semble considérer la maladie neurodégénérative de Mme B. comme une situation de vulnérabilité qui altérerait sa capacité à faire les bons choix. « L’autonomie signifie le droit pour une personne de se régir d’après ses propres lois. L’autonomie se situe au niveau du jugement et implique que la personne ait le pouvoir de décider des attitudes à adopter dans sa vie » [14]. L’infirmière adopte une attitude qui peut être qualifiée de “paternaliste”. Entre paternalisme et respect absolu d’une opposition supposée, d’autres voies seraient-elles possibles ? Consentement et troubles cognitifs L’alliance thérapeutique semble nous indiquer la voie d’un entre-deux. Il s’agit pour le soignant de « créer progressivement un lien de confiance réciproque sur lequel se fonde une relation d’aide » [15]. C’est alors la manière d’accompagner qui devient un problème à résoudre. Or, « la confiance ne se décrète pas. Elle se ressent. Elle s’acquiert pour le soignant parfois laborieusement, lentement […]. Elle se gagne, mais elle peut aussi se reprendre » [15]. Fragile confiance, puisque Mme B. oublie souvent qui sont les soignants et où elle se trouve. Il semble donc important de lui reconnaître le droit de manifester un refus. Ne sommes-nous pas tous parfois ambivalents, indécis ? Deux types de désirs peuvent ici être décrits, selon Michela Marzano, philosophe [16] : • les désirs de premier ordre, les pulsions, sont des expressions d’affects immédiats. Recenser les comportements opposants de M me B. ou ses préférences, ainsi que les circonstances d’acceptation permettrait d’être orientés sur les sources de plaisir ou de peine actuelles. Mme B. signifie-t-elle simplement par son comportement un dégoût lié à l’amertume des médicaments écrasés ? • les désirs de second ordre, plus rationnels, sont en rapport avec le but que le sujet poursuit dans sa vie. Interroger les préférences passées de Mme B. consisterait à se demander quels étaient les choix de vie de cette femme lorsqu’elle était bien portante. Était-elle observante ? Quels étaient s es critères de “vie bonne” ? La recherche d’un juste milieu entre ces désirs est recommandée par certains auteurs. Références [7] Barry-Perdereau V, Moreau C, Friocourt P, Harnois C. Écrasement des médicaments en gériatrie : mise au point et recommandations de bonnes pratiques. La Revue de gériatrie. 2015;8:463-70. [8] Caussin M, Mourier W, Philippe S et al. L’écrasement des médicaments en gériatrie : une pratique « artisanale » avec de fréquentes erreurs qui nécessitait des recommandations. La Revue de médecine interne. 2012;10:546-51. [9] Haute Autorité de santé (HAS). Délivrance de l’information à la personne sur son état de santé. Principes généraux : recommandation de bonne pratique. La Plaine Saint-Denis: HAS; 2012. p. 11 [10] Secrétariat d’État à la Santé et aux Handicapés, FNAP Psy. Charte de l’usager en santé mentale. 8 décembre 2000. [11] Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer. Charte Alzheimer, Éthique et société, Alzheimer. 2010. http:// www.espace-ethiquealzheimer.org [12] Comité consultatif national d’éthique (CNE). Avis n °87 : refus de traitement et autonomie de la personne. 2005. p. 33. [13] Beauchamp TL, Childress JF. Les principes de l’éthique biomédicale. 39e éd. Paris: Les Belles Lettres; 2008. [14] Paillard C. Dictionnaire des concepts en soins infirmiers : vocabulaire professionnel de la relation soignant-soigné. Noisy-leGrand: SETES; 2016 : p. 27-8. [15] Moncet MC, Hernandez A, Ortard MJ. Soins de confort et de bien-être, soins relationnels, soins palliatifs et de fin de vie : unités d’enseignement 4.1, 4.2 et 4.7. Paris: Vuibert; 2015. p. 86-7. [16] Marzano M. Je consens, donc je suis… Éthique de l’autonomie. Paris: Presses universitaires de France; 2006. Conclusion Le sentiment premier d’indignation des étudiants a laissé place à un questionnement fécond. Ainsi, il apparaît que l’infirmière visait le bien de la patiente et qu’elle n’était sans doute pas assez éclairée sur les risques liés à l’écrasement et sur les dilemmes soulevés par le consentement dans le cadre de troubles cognitifs. L’analyse menée collectivement met en évidence la complexité de la démarche clinique et démontre l’impact des décisions individuelles sur la qualité des soins et la qualité de vie. • Remerciements Cet article a été écrit à partir d’une analyse de situation réalisée par Clément Filomar, Damien Fontana, Djédie Forbin, Marine Gaudin, Alexandre Grondin, étudiants en soins infirmiers à l’Institut de formation interhospitalier de Neuilly-sur-Marne (93). Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. La revue de l’infirmière ● Août-Septembre 2019 ● n° 253 © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 30/08/2019 par UNIVERSITE PARIS DIDEROT UP7 (81953). Il est interdit et illégal de diffuser ce document. 43