La mystique musulmane

Telechargé par ABDOULAYE BA
École pratique des hautes études,
Section des sciences religieuses
Conférence de M. Pierre Lory
Pierre Lory
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Lory Pierre. Conférence de M. Pierre Lory. In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire.
Tome 100, 1991-1992. 1991. pp. 279-286;
https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1991_num_104_100_14611
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Histoire des
philosophies
en
Islam
Conférence de
M.
Pierre
Lory
Directeur
d'études
1.
La
philosophie
du
langage
chez
les
Ikhvvân
al-Safâ'
Les
52
épîtres
des
«
Frères
purs
»
(Ikhwân
al-Safâ'
wa-khillân
al-
wafâ')
constituent
un
ensemble
philosophico-scientifique
encyclopédique
de
tendance
chiite
dont
les
auteurs
-
qui
ne
se
nomment
pas
-
se
disent
membres
d'une
fraternité
clandestine
à
caractère
initiatique.
Leur
rédaction,
qui
s'étala
vraisemblablement
sur
plusieurs
générations,
fut
achevée
vers
la
deuxième
moitié
du
Xe
siècle
A.D.
De
nombreuses
hypothèses
ont
été
élaborées
pour
tenter
de
cerner
l'identité
de
ces
mystérieux
rédacteurs
ainsi
que
leurs
objectifs
scientifiques
et
politiques.
La
plupart
des
spécialistes
(notamment
L.
Massignon
1922,
H.
F.
Hamdani
1935,
S.
M.
Stern
1964
et,
plus
récemment,
Y.
Marquet)
y
ont
vu
la
trace
de
l'ultra-chiisme,
et
plus
précisément
de
l'Ismaélisme
;
et,
bien
que
certains
auteurs
aient
émis
des
réserves
(A.L.
Tibawi
1955,
A.
Bausani
1978)
ou
aient
refusé
de
telles
conclusions
(A.
Awa
1948,
1.R.
Netton
1980),
cette
hypothèse
nous
semble
effectivement
la
plus
plausible.
Nous
y
ajouterions
toutefois
une
nuance
d'ordre
historique
:
l'Ismaélisme
au
Xe
siècle
ne
fonctionnait
pas
comme
un
mouvement
complètement
uniforme
et
homogène
à
la
manière
d'un
Komintern
au
service
des
Fatimides
d'Afrique
du
Nord.
Il
a
existé
des
courants
fort
divers
en
son
sein
ou
sur
ses
marches.
Il
semble
donc
plus
approprié
de
situer
la
confrérie
des
Ikhwân
al-Safâ'
dans
une
mouvance
ismaélienne
générale
elle
représentait
un
courant
aristocratique
-
à
la
différence
des
Carmates
-
n'ayant
pas
nécessairement
fait
allégeance
aux
Imâms
fatimides,
mais
cherchant
à
rassembler
les
intellectuels
chiites
voire
même
sunnites
autour
d'un
corps
de
doctrine
acceptable
par
une
majorité
de
croyants
cultivés.
C'est
cet
aspect
éclectique
et
«
fédérateur
»
qui
constitue
la
caractéristique
et
l'intérêt
principal
de
la
pensée
des
Ikhwân.
Les
thèses
de
ceux-ci,
à
regarder
dans
le
détail,
ne
présentent
guère
d'originalité
par
rapport
à
la
philosophie
hellénistique
dont
ils
se
voulaient
les
transmetteurs
et
les
adaptateurs.
Mais
en
fait,
c'est
précisément
cette
volonté
d'acclimatation
de
la
pensée
hellénistique
en
terre
musulmane,
cette
tentative
de
synthèse
entre
révélation
coranique,
enseignement
imamique
et
philosophie
néo-
280
Histoire
des
philosophies
en
Islam
platonicienne
qui
constitue
l'intérêt
principal
de
la
lecture
de
leurs
Rasa'
il.
Retrouver
les
lignes
de
force
de
leur
stratégie
doctrinale
était
donc
l'ambition
première
des
conférences
de
cette
année.
L'angle
d'approche
choisi
était
celui
de
la
philosophie
du
langage,
car
il
pouvait
permettre
de
saisir
au
mieux
cette
visée
unitaire
de
la
pensée
des
Ikhwân.
En
effet,
il
inclut
simultanément
une
problématique
philosophique
(que
peuvent
signifier
les
mots,
les
propositions
et
comment
?)
une
question
d'ordre théologique
(quel
est
le
statut
de
la
langue
comme
vecteur
de
la
parole
divine
?)
ainsi
que
d'importants
aspects
de
cet
ésotérisme
dont
les
I.S.
font
la
fine
pointe
de
leur
doctrine
(rapports
entre
structures
linguistiques
et
ordre
cosmique).
Afin
de
débroussailler
le
maquis
des
conceptions
et
des
doctrines
en
jeu,
les
conférences
se
sont
attardées
quelque
peu
sur
l'analyse
de
la
classification
des
sciences
et
des
«
arts
»
proposée
dans
l'Epître
VII
(faslfî
ajnâs
al-'ulûm,
p.
266
s.
du
premier
volume
de
l'édition
de
Beyrouth).
Les
I.S.
y
proposent
une
répartition
du
savoir
selon
trois
perspectives
distinctes.
1)
Les
sciences
«
mathématiques
»
(riyâdiyya)
c.à.d.
les
disciplines
utiles
à
la
vie
sociale
et
économique,
et
constituant
une
propédeutique
permettant
d'accéder
aux
sciences
plus
élevées.
2)
Les
sciences
religieuses
(shar'iyya),
qui
englobent
le
domaine
de
l'Islam
courant,
juridique
et
dévotionnel.
3)
Les sciences
philosophiques,
comprenant
les
principales
divisions
de
la
tradition
aristotélicienne,
mais
culminant
en
fait
dans
un
savoir
ésotérique
et
illuminatif
(les
ilâhiyyât)
qui
les
finalisent.
Cette
division
du
savoir
présente
plusieurs
dissymétries
internes
et
des
contradictions
avec
d'autres
passages
des
R.I.S.
Mais
l'important
pour
nous
est
que l'on
y
retrouve
la
question
du
langage abordée
à
trois
niveaux
distincts
:
-
celui
du
langage
du
commun,
manié
à
des
fins
utilitaires.
C'est
le
domaine
de
la
grammaire
et
de
l'apprentissage
littéraire
(lugha,
nahw).
-
celui
de
la
compréhension
des
textes
religieux
:
commentaires
coraniques,
textes
de
droit.
Il
s'agit
d'un
savoir
également
utilitaire,
s'agissant
d'acquérir
les
bénéfices
d'une
vie
bienheureuse
dans
l'au-delà.
-
celui
d'une
approche
philosophique
de
la
langue,
par
laquelle
celle-
ci
devient
une
voie
de
sagesse
(hikma)
:
recherche
désintéressée,
qui
a
pour
seule
fin
la
connaissance
pour
elle-même,
et
finit
par
rendre
l'homme
conforme
à
la
divinité.
De
ces
trois
ordres
d'analyse,
seul
le
troisième
fait
l'objet
de
commentaires
conséquents
dans
les
R.I.S.
Le
premier
est
à
peine
effleuré,
p.
ex.
à
propos
de
la
prosodie,
dont
les
rythmes
répercutent
sur
terre
des
harmonies
d'origine
astrale,
ce
qui
reconduit
en
fait
l'intérêt
de
cette
discipline
à
un
savoir
illuminatif.
Le
second
est
pratiquement
passé
sous
silence.
Quant
à
la
fonction
du
langage
dans
l'ordre
philosophique
et
sapiential,
elle
est
abordée
dans
deux
types
de
passages
très
différenciés.
Les
Ikhwân
al-Safâ'
replacent
d'une
part
la
question
du
langage
dans
une
série
de
textes
reprenant
explicitement
la
philosophie
d'Aristote,
principalement
dans
les
Epîtres
X
à
XIV
consacrées
respectivement
aux
résumés
de
VIsagogè
de
Porphyre,
aux
Catégories,
à
V
Herméneutique,
Pierre
Lory
281
aux
Premiers
et
Seconds
Analytiques.
Ils
n'y
manifestent
guère
d'originalité
(on
peut
noter
toutefois
l'adjonction
du
terme
universel
d'individu
-
shakhs
-
à
coté
du
genre,
de
l'espèce,
de
la
différence,
du
propre
et
de
l'accident
dans
l'exposé
sur
VIsagogè)
et,
surtout,
n'indiquent
pas
explicitement
l'articulation
entre
cette
approche-ci
du
langage
et
les
conceptions
plus
platoniciennes
et
ésotéristes
qu'ils
développent
plus
loin.
On
retrouve
ici
une
autre
répercussion
de
l'équivoque
entretenue
dans
la.falsa.fa
classique
par
la
fiction
d'une
intégration
du
péripatétisme
et
du
néoplatonisme
en
une
trajectoire
philosophique
unique.
Les
I.S.
s'attardent
beaucoup
plus
sur
l'ontologie
du
langage,
sur
la
question
de
son
origine
métaphysique,
qu'ils
replacent
dans
la
perspective
néoplatonicienne
fréquemment
décrite
et
rappelée
dans
l'ensemble de
la
collection
:
le
Dieu-démiurge
(al-Bâri')
produit
à
l'existence
l'Intellect
Premier,
qui
à
son
tour
engendre
l'Ame
Universelle.
En
cette
dernière
apparaissent
les
essences
de
tous
les
existants,
et
s'originent
les
degrés
ultérieurs
de
l'émanation (Matière
Première,
Nature,
Corps
du
monde,
Sphères
célestes,
Sphères
des
éléments).
Le
germe
du
langage
est
déjà
constitué
dans
l'Ame
Universelle,
puis
se
différencie
et
se
diffuse
dans
les
degrés
inférieurs
de
l'être.
Les
anges
en
particulier
sont
parlants,
leur
langage
est
une
incessante
et
pure
louange
de
leur
Existenciateur
et
constitue
le
modèle
de
la
parole
humaine.
Quant
à
l'homme,
son
âme
individuelle
est
la
reproduction,
individuée
mais
complète,
de
l'Ame
Universelle.
Elle
contient
donc
en
puissance
et
la
science
des
êtres
connaissables,
et
celle
du
langage
permettant
de
les
désigner
:
l'éducation,
puis
l'apprentissage
initiatique
permet
à
l'individu
de
faire
passer
cette
science
de
la
puissance
à
l'acte.
L'art
(sinâ'a)
du
langage
est
la
faculté
qui,
plus
que
toute
autre,
rapproche
l'homme
des
mondes
célestes,
car
il
re-produit
au
mieux
le
processus
de
manifestation
des
étants.
Comment
a
lieu,
plus
concrètement,
le
passage
de
cette
langue
céleste
aux
différents
idiomes
parlés
sur
terre
?
Les
I.S.
ont
consacré
à
ce
sujet
plusieurs
passages
essentiels
de l'Epître
XXXI «
Sur
les
causes
de
la
diversité
des
langues
»,
sans
toutefois
se
risquer
à
des
explications
trop
précises
et
détaillées.
Ils
notent
qu'avant
même
l'apparition
de
l'homme
sur
terre,
la
nature
sublunaire
était
dotée
d'un
langage
(vent,
sons
divers),
dont
les
émissions
de
sons
chez
les
animaux
et
les
humains
représentent
un
prolongement
naturel.
Adam,
à
l'origine,
parlait
le
syriaque
(suryâniyya)
ou
la
langue
nabatéenne.
Le
cours
s'est
attardé
quelque
peu
sur
la
question
de
cette
suryâniyya,
qu'il
ne
faut
pas
identifier
ici
au
parler
araméen
historiquement
en
usage
au
Proche-Orient,
mais
qui
désigne
un
mode
humain
du
langage
angélique,
chaque
lettre
est
dotée
d'un
sens
autonome
et
véhicule
des
informations
perçues
dans
les
mondes
supérieurs.
Les
I.S.
précisent
en
tout
cas
que
ce
n'est
qu'au
terme
d'une
longue
évolution
que
les
différentes
langues
se
sont
constituées
:
la
société
humaine
devenant
plus
nombreuse,
diversifiée
et
complexe,
les
mots
se
sont
progressivement
allongés
par
composition
des
«
lettres
»
suryâniyya.
La
situation
géographique
de
chaque
peuple,
sa
détermination
astrale,
l'éloignement
général
des
communautés
les
unes
par
rapport
aux
autres
282
Histoire
des
philosophies
en
Islam
ont
conduit
à
la
multiplication
des
idiomes,
lui-même
cause
d'incompréhension,
de
divergences
doctrinales
et
de
conflits.
Dans
cette
optique-ci,
la
langue
arabe
n'est
pas
supérieure
aux
autres
parce
qu'elle
est
plus
«
angélique
»,
mais
parce
qu'elle
est
la
plus
complète
et
la
plus
harmonieuse.
De
même
que
l'homme
résume
plus
complètement
le
cosmos
que
l'ange,
de
même
la
langue
arabe
concentre-t-elle
les
qualités
des
langages
de
l'univers
en
une
structure
unique.
Semblable-
ment,
le
Coran
guide
les
gens
simples
et
le
commun
des
croyants,
mais
délivre
également
des
sens
supérieurs
pour
l'élite
culturelle
et
spirituelle.
La
langue
arabe
en
général,
et
son
emploi
coranique
en
particulier,
est
ici
porteuse
des
plus
hauts
secrets
de
la
philosophie.
La
conception
que
les
I.S.
se
font
du
langage
culmine
donc
assez
logiquement
dans
une
science
symbolique
des
lettres
en
correspondance
avec
celle
des
nombres,
et
des
harmonies
universelles.
Plusieurs
passages,
malheureusement
assez
sommaires
pour
la
plupart,
relèvent
les
harmonies
numériques
ou
géométriques
dans
la
prosodie,
dans
la
calligraphie,
dans
les
mystérieuses
«
lettres
isolées
»
apparaissant
dans
le
Coran
;
et
bien
sûr
dans
les
mathématiques
et
la
musique.
La
clé
numérique,
dans
la
plupart
de
ces cas,
semble
relever
de
données
astrologiques,
qui
rythmeraient
l'ensemble
de
ces
disciplines.
Mais
l'exposé
des
I.S.
reste
le
plus
souvent
assez
général,
se
refusant,
selon
ses
propres
assertions,
à
toute
divulgation
intempestive
de
secrets
ésoteriques.
Par
le
biais
du
néoplatonisme
d'une
part,
d'un
certain
néopythago-
risme
de
l'autre,
les
I.S.
arrivent
à
intégrer
leurs
conceptions
sur
le
langage
dans
un
ensemble
philosophiquement
cohérent
et
qui
assume
en
même
temps
le
donné
révélé.
Le
philosophe
y
acquiert,
au
prix
de
son
allégeance
au
prophète
et
aux
imâms,
une
autorité
dans
le
domaine
de
la
science
illuminative
suprême
des
ilâhiyyât.
Cependant,
comme
dans
toute
forme
de
pensée
transactionnelle,
le
souci
du
consensus
et
du
compromis
freine
quelque
peu
l'élan
de
la
réflexion
autonome
et
laisse
nombre
de
questions
essentielles
sans
réponse.
2)
Le
milieu
intellectuel
autour
de
Ja'far
al-Sâdiq
L'ambition
de
ces
conférences
était
d'apporter
un
éclairage
supplémentaire
à
l'évolution
cruciale
qu'ont
connue
les
milieux
intellectuels
au
Proche-Orient
et
à
Médine
en
particulier
au
début
du
IIe
siècle
de
l'ère
hégirienne
-
notamment
à
leur
position
concernant
la
dévolution
de
l'imamat
à
des
familles
de
la
descendance
du
Prophète.
Leur
thème
s'est
focalisé
autour
de
l'enseignement
attribué
à
l'Imâm
Ja'far
al-Sâdiq
(700
ou
703
-
765
A.D),
et
ce
pour
plusieurs
motifs.
En
effet,
si
Ja'far
est
reconnu
comme
Imâm
par
la
plupart
des
courants
chiites
des
siècles
ultérieurs,
il
est
également
respecté
comme
autorité
intellectuelle
et
morale
par
toute
une
partie
de
la
tradition
sunnite
:
Mâlik
ibn
Anas
ou
Abu
Hanîfa
auraient
bénéficié
de
ses
enseignements
en
matière
de
droit.
Le
contenu
même
desdits
enseignements
a
pour
l'essentiel
été
transmis
par
1 / 9 100%

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