Entre recette magique et prière islamique 189
Une deuxième recette suit:
De même, avec le tableau suivant, tu prends la bouche de l'adver-
saire (fam al-khasam) et de ce fait, tu le domines (taghlibuhu).
Voici le tableau, à mettre en poche.
Le tableau est un carré de 3 x 3 cases (appelé généralement pour cette
raison mu?alla?); la case centrale est vide, fort probablement réservée
à l'inscription du nom de l'adversaire; les trois cases supérieures
portent chacune un terme dont l'ensemble donne: "Il fut troublé celui
qui était infidèle" (Cor, II, 258); les cinq autres cases comportent des
chiffres.
Dans les deux cas, on est en présence d'une magie de type sym-
pathique puisqu'il
s'agit
de transférer sur quelqu'un les effets du
contenu explicite d'un texte efficace ("sourds, muets, aveugles" -
"trouble"). Il
s'agit
aussi de magie maléfique si l'on en juge par la
charge agressive du projet et du désordre psycho-moteur souhaité. Fait
remarquable, contrairement à l'accoutumée, aucune formule islamique
pieuse n'introduit la recette et il est même spécifié qu'il faut l'en
écarter: "bilâ basmalat"; le "in shâ'" (si veut) non suivi d'Allah dans
l'écriture originale est peut-être symptomatique.
On peut alors s'interroger sur le statut du texte coranique tel qu'il
est utilisé ici: quelle est la "force" efficace à laquelle le talisman se
réfère? Une indication intéressante vient de ce qu'al-Bûnî a traité la
même question de l'action magique sur la parole d'autrui, au moyen
du même vocabulaire coranique. Sa recette (Shams, II, 223) vise en
effet "à nouer les langues (li-caqd al-alsina), entre autres en recopiant
cinq fois les mots "sourds, muets" et sept fois "aveugles" suivis de "et
ils ne voient pas, ne s'expriment pas, ne parlent pas" (Cor, VII, 179)
puis,
s'adressant à la personne visée: "ô un tel fils d'une telle (ben
fulâna)2,
ta langue est nouée." Une allusion et un appel analogiques
2 Alors que la société arabe est patrilinéaire, la magie arabo-musulmane, comme
toute magie semble-t-il, s'intéresse à la filiation par les femmes. Le prototype, dans
notre corpus soninké, en est l'appel au nom de la mère de Moïse. Ayant fait assister
un jour un ami marabout à une messe catholique à la campagne, il voulut discuter avec
le curé à qui il demanda à brûle-pourpoint s'il connaissait le nom de la mère de
Moïse... malgré ses encyclopédies, le curé ne le trouva pas alors que le marabout le
connaissait fort bien à cause des talismans.