Cours de littérature française à l'Ena Dominique Sewane in ARCTICA II Jean Malaurie ed. CNRS

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Cours de littérature française à l’Ena (IIAP)
Dominique SEWANE
Introduction
Sous l’impulsion de Jean Malaurie, la langue française est la deuxième langue après le
russe, langue officielle à laquelle se familiarisent les jeunes gens inscrits à l’Académie
polaire d’État de Saint Pétersbourg, originaires du centre de la Sibérie. En 1996, une dizaine
des plus brillants d’entre eux sont venus suivre à Paris une formation dans le cadre de l’Ina
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,
les préparant à occuper des postes à responsabilité dans leurs régions natales.
En proposant dès 1990 d’enseigner à ces étudiants le français en tant que « langue de
diffusion » et « langue de culture », tout en valorisant les langues autochtones, Jean Malaurie
apparaît comme un précurseur. C’est dix ans plus tard que l’Unesco, alors dirigée par
Monsieur K. Matsuura, s’engagea à préserver la diversiculturelle à l’échelle de la planète
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.
Selon la déclaration universelle adoptée à l’unanimité en 2001, devait désormais prévaloir une
« diversité en dialogue » ou « diversi des langues », étant établi que chacune d’elles
exprimait une vision du monde à l’origine du génie créateur d’un peuple : architecture,
organisation sociale, art de guérir, musique Un héritage unique en son genre, parfois
multimillénaire.
Depuis peu, la préservation des langues dites « minoritaires » apparaît comme une
urgence : les experts de l’Unesco estiment que d’ici cinquante ans, 40 % des quelque
7000 langues de la planète auront été « avalées » par des « langues de service » ou « langues
des affaires » dont l’impact dépend de la puissance économique dont font preuve quelques
États
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. Principalement le « globanglais » : un anglais de base au vocabulaire appauvri, utile
pour une communication rapide bien qu’aux États-Unis il soit à présent concurrencé par
l’espagnol, notamment sur la te ouest. Les Britanniques eux-mêmes déplorent la manière
fruste dont on pratique ralement leur langue, en réalité difficile à apprendre car toute en
subtilis.
 Texte inédit de Dominique SEWANE, 2016.
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À lépoque, l’Ena (École nationale d’administration) s’appelait l’Institut national dadministration (Ina).
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La Déclaration universelle de lUnesco sur la diversité culturelle a été adoptée à lunanimité au lendemain des
événements du 11 septembre 2001. La conférence générale de lUNESCO, qui se réunissait alors pour sa trente
et unième session, était la première réunion de niveau ministériel à se tenir après ces événements terribles.
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Voir C. MOSELEY (dir.), Atlas des langues en danger dans le monde, Paris, Éditions Unesco, 2010. Version en
ligne disponible sur le site de l’Unesco, accès le 22/09/2017. http://www.unesco.org/culture/languages-
atlas/fr/atlasmap.html
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Mobilisée depuis douze ans pour protéger la diversité linguistique, l’Unesco a donc
célébré le 21 et 22 février 2016 la treizième « Journée internationale de la langue maternelle »
dont la principale recommandation est celle-ci : à l’école primaire, l’enseignement doit être
assuré dans la langue autochtone des enfants, condition pour lutter contre l’analphabétisme et
préserver la transmission des savoirs
4
.
En proposant, dès 1990, l’apprentissage du français et de sa littérature, tout en valorisant
l’étude des traditions orales des Tctchènes, Mongols, Kirghizes… Jean Malaurie avait pour
objectif de permettre aux étudiants de l’Académie polaire d’État d’être en mesure de
participer à égalité au concert mondial tout en étant conscients du trésor que représentait leur
ritage : leurs traditions orales.
À Paris, ils furent invis à une incursion en littérature française via nos grands auteurs.
Jean Malaurie me demanda d’être leur guide au cours de trois séances.
Quels auteurs choisir ?
Finalement, j’optai pour Jean de La Fontaine, Honoré de Balzac et Gaston Bachelard.
Jean de La Fontaine
Apprendre à lire avec les fables de La Fontaine nimbées d’une grâce souriante, c’est
apprendre à penser « par soi-même » en se soustrayant au carcan des règles et leur
compagnon d’infortune : l’ennui.
À quoi tient l’amour que porte un Français à Jean de La Fontaine ? Il l’aime comme un
proche, comme l’ami de toujours. Il lui suffit d’entendre : « Maître Corbeau, sur un arbre
perché… », ou : « Un agneau se désaltérait dans le courant d’une onde pure… » pour qu’il se
revoie devant le tableau noir, découvrant les infinies variétés de sa langue et le plaisir de la
scander bien qu’alors, le sens du récit lui échappât. Il se surprend à terminer la fable,
comme si les mots n’attendaient qu’un signe pour émerger dans la lumière dun paysage
champenois : Château-Thierry, où naquit La Fontaine. Les bois et collines où, à la suite de son
père, il exerça les fonctions de maître des eaux et forêts. Il y revenait comme on retourne à la
source qui vous inspire :
J’ignore l’art de bien parler,
Et n’emploierai pour tout langage
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Entre autres, le programme Élan, mis récemment en place dans plusieurs États de lAfrique francophone avec
lappui du ministère de la Culture, a pour but dassurer lenseignement de lécole primaire dans la langue
maternelle, lapprentissage du français, « langue de diffusion », étant obligatoire au même titre que la langue
officielle du pays. Le projet de Jean Malaurie à lAcadémie polaire dÉtat était donc novateur.
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Que ces moments qu’on voit couler
Parmi les fleurs et de l’ombrage.
[…] Là j’ai des prés, là j’ai des bois ;
[…] C’est la douceur de mon silence,
Plus que la force du discours
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.
M. Fumaroli, dont les magnifiques travaux sur La Fontaine sont inégalés, définit en
quelques mots l’attachement que nous lui portons : « Nous n’avons pas besoin daller vers ses
fables, elles sont présentes parmi nous, consubstantielles à la langue que nous parlons et
nourrissant, même à notre insu, la sagesse qui nous guide dans les “choses de la vie”
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. »
La profondeur d’esprit de ce poète et philosophe jointe à une vaste érudition
« infatigable traducteur des textes de Platon, Sénèque, Cicéron » rappelle encore Fumaroli
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resta longtemps méconnue, ses biographes se bornant à s’aligner sur l’épitaphe qu’il avait
composée dès sa jeunesse, en 1659 :
Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds après son revenu,
Et crut les biens chose peu nécessaire,
Quant à son temps, bien sut le dispenser ;
Deux parts en fit, dont il voulait passer,
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire.
En ce XVIIe siècle imprégné de l’esprit de la Renaissance et de la poésie toute en finesse
d’un Malherbe ou d’un Ronsard, étaler son savoir, pire, évoquer en public son labeur
d’écrivain, revient à commettre une faute de goût. Aussi se présente-t-il sous les traits du
promeneur qui s’allonge de temps à autre sous un arbre pour versifier, telle l’insouciante
cigale éconduite par l’industrieuse fourmi. Il se compare volontiers à l’abeille :
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens :
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J. DE LA FONTAINE, Le Songe de Vaux. Éloge des Jardins. Texte disponible en ligne sur le site
poesie.webnet.fr, accès le 22/09/2017. http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques
6
M. FUMAROLI, La Diplomatie de lesprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Gallimard, 1998, p. 479.
7
M. FUMAROLI, Le Poète et le Roi, Paris, Éditions De Fallois, 1997, p. 291.
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C’est un parterre, où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose,
Et fait du miel de toute chose
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.
De fait, il puise le canevas de ses fables dans le fonds d’apologues antiques du
gendaire Ésope ou dans Les Métamorphoses d’Ovide, sans pour autant les copier : « Mon
imitation n’est pas un esclavage
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. » Au cours de la querelle qui oppose Anciens et Modernes,
il prend le parti des premiers, revendiquant ce que ses fables doivent aux auteurs grecs et
latins, bien qu’en touches légères elles comportent une dimension spirituelle, absente chez les
Anciens. Ainsi son beau conte Les Amours de Psyché et Cupidon, où « il laisse entendre le
mystère qui est à l’origine de toutes choses humaines. Le secret, le voile, le silence, doivent
conspirer à protéger ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes et les dieux, principe du
génie de la nature »
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.
Dans le fabuliste Ésope, esclave affranchi de la Grèce du VIe siècle avant J.-C. qui s’est
toujours tenu à l’écart du pouvoir, il reconnaît un autre lui-même. La Fontaine s’abstenait de
se joindre au chœur de louanges adressées par les « singes » (les courtisans) à un roi
amoureux de sa propre image, désireux de drainer vers sa personne, et exclusivement sur elle,
ce que la France comptait de génies scientifiques, littéraires, artistiques.
S’il revient constamment aux Anciens, il rompt avec le culte que les artistes de son
temps vouent à l’Antiquité :
Je n’ai pas entrepris de chanter dans ces vers
Rome, ni ses enfants vainqueurs de l’univers,
Ni les fameuses tours qu’Hector ne put défendre,
Ni les combats des Dieux aux rives du Scamandre :
Ces sujets sont trop hauts, et je manque de voix ;
Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,
Flore, Écho, les Zéphyrs et leurs molles haleines,
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J. DE LA FONTAINE, Discours à Madame de La Sablière, Livre IX. Texte disponible en ligne sur le site du
musée Jean de La Fontaine à Château-Thierry, accès le 22/09/2017. http://www.musee-jean-de-la-
fontaine.fr/jean-de-la-fontaine-fable-fr-102.html
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J. DE La Fontaine, Épitre à Huet, 1687. Texte consultable en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de
France, accès le 22/09/2017. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5450547g
10
M. FUMAROLI, Le Poète et le Roi, op. cit., p. 281.
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Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines
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.
Les combats de La Fontaine
D’une fable à l’autre, se côtoient, conversent ou s’affrontent souvent sans merci !
meuniers, rats des champs, loups, chiens, renards, grenouilles… Monde de la campagne où se
faufile le gracieux écureuil, emblème du surintendant Nicolas Foucquet, son bienfaiteur
emprisonné à vie dans la forteresse de Pignerol. Le charme de ce jeune homme fortuné,
généreux, amateur d’arts éclairé, l’élégance de son train de vie, et surtout, la splendeur du
château qu’il se fit construire à Vaux-le-Vicomte, lui valurent la haine féroce de Colbert :
en 1661, celui-ci conseilla à Louis XIV de l’arrêter. Dans l’une de ses fables, La Fontaine
représente le futur contrôleur des finances sous les traits d’une couleuvre éructant le venin de
la core : son armoirie figurait précisément un serpent ! Son indéfectible amitié pour
Foucquet, l’indignation que suscita en lui et ses amis un pros inique, l’amenèrent à
s’éloigner de la pompe de la cour de Versailles, pour laquelle il n’éprouva plus que du dédain.
Du reste, sa fidélià Foucquet en faisait une persona non grata. Désormais, il se tourna vers
les « faibles » dont les porte-parole sont l’agneau ou la souris victimes de l’arrogance et
du cynisme des « Grands » :
La raison les offense ; ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux […].
Si quelqu’un desserre les dents, c’est un sot.
[…] Mais que faut-il donc faire ?
Parler de loin ; ou bien se taire
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.
« La raison du plus fort est toujours la meilleure
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. » La Fontaine ne songe pas à mettre
en doute un fait qui a force de loi sous toutes les latitudes. Comment combattre l’iniquité,
l’hypocrisie, la calomnie, le mensonge ? Car c’est le combat auquel il se voue au lendemain
de l’arrestation de Foucquet. Quelle sera son arme ? La même que celle de son ami Molière :
le rire.
Je tâche d’y tourner le vice en ridicule
Ne pouvant l’attaquer avec des bras d’Hercule.
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J. DE LA FONTAINE, Adonis, 1658. Texte disponible en ligne sur le site mediterranees.net, accès le 22/09/2017.
www.mediterranees.net/mythes/myrrha/lafontaine.html
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J. DE LA FONTAINE, LHomme et la Couleuvre. Texte disponible en ligne sur le site poesie.webnet.fr, op. cit.
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J. DE LA FONTAINE, Le Loup et l’Agneau. Texte disponible en ligne sur le site poesie.webnet.fr, op. cit.
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