Cours de littérature française à l’Ena (IIAP) Dominique SEWANE Introduction Sous l’impulsion de Jean Malaurie, la langue française est la deuxième langue – après le russe, langue officielle – à laquelle se familiarisent les jeunes gens inscrits à l’Académie polaire d’État de Saint Pétersbourg, originaires du centre de la Sibérie. En 1996, une dizaine des plus brillants d’entre eux sont venus suivre à Paris une formation dans le cadre de l’Ina 1, les préparant à occuper des postes à responsabilité dans leurs régions natales. En proposant dès 1990 d’enseigner à ces étudiants le français en tant que « langue de diffusion » et « langue de culture », tout en valorisant les langues autochtones, Jean Malaurie apparaît comme un précurseur. C’est dix ans plus tard que l’Unesco, alors dirigée par Monsieur K. Matsuura, s’engagea à préserver la diversité culturelle à l’échelle de la planète 2. Selon la déclaration universelle adoptée à l’unanimité en 2001, devait désormais prévaloir une « diversité en dialogue » ou « diversité des langues », étant établi que chacune d’elles exprimait une vision du monde à l’origine du génie créateur d’un peuple : architecture, organisation sociale, art de guérir, musique… Un héritage unique en son genre, parfois multimillénaire. Depuis peu, la préservation des langues dites « minoritaires » apparaît comme une urgence : les experts de l’Unesco estiment que d’ici cinquante ans, 40 % des quelque 7000 langues de la planète auront été « avalées » par des « langues de service » ou « langues des affaires » dont l’impact dépend de la puissance économique dont font preuve quelques États3. Principalement le « globanglais » : un anglais de base au vocabulaire appauvri, utile pour une communication rapide – bien qu’aux États-Unis il soit à présent concurrencé par l’espagnol, notamment sur la côte ouest. Les Britanniques eux-mêmes déplorent la manière fruste dont on pratique généralement leur langue, en réalité difficile à apprendre car toute en subtilités. Texte inédit de Dominique SEWANE, 2016. À l’époque, l’Ena (École nationale d’administration) s’appelait l’Institut national d’administration (Ina). 2 La Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle a été adoptée à l’unanimité au lendemain des événements du 11 septembre 2001. La conférence générale de l’UNESCO, qui se réunissait alors pour sa trente et unième session, était la première réunion de niveau ministériel à se tenir après ces événements terribles. 3 Voir C. MOSELEY (dir.), Atlas des langues en danger dans le monde, Paris, Éditions Unesco, 2010. Version en ligne disponible sur le site de l’Unesco, accès le 22/09/2017. http://www.unesco.org/culture/languagesatlas/fr/atlasmap.html 1 1 Mobilisée depuis douze ans pour protéger la diversité linguistique, l’Unesco a donc célébré le 21 et 22 février 2016 la treizième « Journée internationale de la langue maternelle » dont la principale recommandation est celle-ci : à l’école primaire, l’enseignement doit être assuré dans la langue autochtone des enfants, condition pour lutter contre l’analphabétisme et préserver la transmission des savoirs 4. En proposant, dès 1990, l’apprentissage du français et de sa littérature, tout en valorisant l’étude des traditions orales des Tchétchènes, Mongols, Kirghizes… Jean Malaurie avait pour objectif de permettre aux étudiants de l’Académie polaire d’État d’être en mesure de participer à égalité au concert mondial tout en étant conscients du trésor que représentait leur héritage : leurs traditions orales. À Paris, ils furent invités à une incursion en littérature française via nos grands auteurs. Jean Malaurie me demanda d’être leur guide au cours de trois séances. Quels auteurs choisir ? Finalement, j’optai pour Jean de La Fontaine, Honoré de Balzac et Gaston Bachelard. Jean de La Fontaine Apprendre à lire avec les fables de La Fontaine nimbées d’une grâce souriante, c’est apprendre à penser « par soi-même » en se soustrayant au carcan des règles et leur compagnon d’infortune : l’ennui. À quoi tient l’amour que porte un Français à Jean de La Fontaine ? Il l’aime comme un proche, comme l’ami de toujours. Il lui suffit d’entendre : « Maître Corbeau, sur un arbre perché… », ou : « Un agneau se désaltérait dans le courant d’une onde pure… » pour qu’il se revoie devant le tableau noir, découvrant les infinies variétés de sa langue et le plaisir de la scander – bien qu’alors, le sens du récit lui échappât. Il se surprend à terminer la fable, comme si les mots n’attendaient qu’un signe pour émerger dans la lumière d’un paysage champenois : Château-Thierry, où naquit La Fontaine. Les bois et collines où, à la suite de son père, il exerça les fonctions de maître des eaux et forêts. Il y revenait comme on retourne à la source qui vous inspire : J’ignore l’art de bien parler, Et n’emploierai pour tout langage 4 Entre autres, le programme Élan, mis récemment en place dans plusieurs États de l’Afrique francophone avec l’appui du ministère de la Culture, a pour but d’assurer l’enseignement de l’école primaire dans la langue maternelle, l’apprentissage du français, « langue de diffusion », étant obligatoire au même titre que la langue officielle du pays. Le projet de Jean Malaurie à l’Académie polaire d’État était donc novateur. 2 Que ces moments qu’on voit couler Parmi les fleurs et de l’ombrage. […] Là j’ai des prés, là j’ai des bois ; […] C’est la douceur de mon silence, Plus que la force du discours5. M. Fumaroli, dont les magnifiques travaux sur La Fontaine sont inégalés, définit en quelques mots l’attachement que nous lui portons : « Nous n’avons pas besoin d’aller vers ses fables, elles sont présentes parmi nous, consubstantielles à la langue que nous parlons et nourrissant, même à notre insu, la sagesse qui nous guide dans les “choses de la vie” 6. » La profondeur d’esprit de ce poète et philosophe jointe à une vaste érudition – « infatigable traducteur des textes de Platon, Sénèque, Cicéron » rappelle encore Fumaroli7 – resta longtemps méconnue, ses biographes se bornant à s’aligner sur l’épitaphe qu’il avait composée dès sa jeunesse, en 1659 : Jean s’en alla comme il était venu, Mangeant son fonds après son revenu, Et crut les biens chose peu nécessaire, Quant à son temps, bien sut le dispenser ; Deux parts en fit, dont il voulait passer, L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire. En ce XVIIe siècle imprégné de l’esprit de la Renaissance et de la poésie toute en finesse d’un Malherbe ou d’un Ronsard, étaler son savoir, pire, évoquer en public son labeur d’écrivain, revient à commettre une faute de goût. Aussi se présente-t-il sous les traits du promeneur qui s’allonge de temps à autre sous un arbre pour versifier, telle l’insouciante cigale éconduite par l’industrieuse fourmi. Il se compare volontiers à l’abeille : La bagatelle, la science, Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens Qu’il faut de tout aux entretiens : 5 J. DE LA FONTAINE, Le Songe de Vaux. Éloge des Jardins. Texte disponible en ligne sur le site poesie.webnet.fr, accès le 22/09/2017. http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques 6 M. FUMAROLI, La Diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Gallimard, 1998, p. 479. 7 M. FUMAROLI, Le Poète et le Roi, Paris, Éditions De Fallois, 1997, p. 291. 3 C’est un parterre, où Flore épand ses biens ; Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose, Et fait du miel de toute chose8. De fait, il puise le canevas de ses fables dans le fonds d’apologues antiques du légendaire Ésope ou dans Les Métamorphoses d’Ovide, sans pour autant les copier : « Mon imitation n’est pas un esclavage 9. » Au cours de la querelle qui oppose Anciens et Modernes, il prend le parti des premiers, revendiquant ce que ses fables doivent aux auteurs grecs et latins, bien qu’en touches légères elles comportent une dimension spirituelle, absente chez les Anciens. Ainsi son beau conte Les Amours de Psyché et Cupidon, où « il laisse entendre le mystère qui est à l’origine de toutes choses humaines. Le secret, le voile, le silence, doivent conspirer à protéger ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes et les dieux, principe du génie de la nature »10. Dans le fabuliste Ésope, esclave affranchi de la Grèce du e VI siècle avant J.-C. qui s’est toujours tenu à l’écart du pouvoir, il reconnaît un autre lui-même. La Fontaine s’abstenait de se joindre au chœur de louanges adressées par les « singes » (les courtisans) à un roi amoureux de sa propre image, désireux de drainer vers sa personne, et exclusivement sur elle, ce que la France comptait de génies scientifiques, littéraires, artistiques. S’il revient constamment aux Anciens, il rompt avec le culte que les artistes de son temps vouent à l’Antiquité : Je n’ai pas entrepris de chanter dans ces vers Rome, ni ses enfants vainqueurs de l’univers, Ni les fameuses tours qu’Hector ne put défendre, Ni les combats des Dieux aux rives du Scamandre : Ces sujets sont trop hauts, et je manque de voix ; Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois, Flore, Écho, les Zéphyrs et leurs molles haleines, 8 J. DE LA FONTAINE, Discours à Madame de La Sablière, Livre IX. Texte disponible en ligne sur le site du musée Jean de La Fontaine à Château-Thierry, accès le 22/09/2017. http://www.musee-jean-de-lafontaine.fr/jean-de-la-fontaine-fable-fr-102.html 9 J. DE La Fontaine, Épitre à Huet, 1687. Texte consultable en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de France, accès le 22/09/2017. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5450547g 10 M. FUMAROLI, Le Poète et le Roi, op. cit., p. 281. 4 Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines 11. Les combats de La Fontaine D’une fable à l’autre, se côtoient, conversent ou s’affrontent – souvent sans merci ! – meuniers, rats des champs, loups, chiens, renards, grenouilles… Monde de la campagne où se faufile le gracieux écureuil, emblème du surintendant Nicolas Foucquet, son bienfaiteur emprisonné à vie dans la forteresse de Pignerol. Le charme de ce jeune homme fortuné, généreux, amateur d’arts éclairé, l’élégance de son train de vie, et surtout, la splendeur du château qu’il se fit construire à Vaux-le-Vicomte, lui valurent la haine féroce de Colbert : en 1661, celui-ci conseilla à Louis XIV de l’arrêter. Dans l’une de ses fables, La Fontaine représente le futur contrôleur des finances sous les traits d’une couleuvre éructant le venin de la colère : son armoirie figurait précisément un serpent ! Son indéfectible amitié pour Foucquet, l’indignation que suscita en lui et ses amis un procès inique, l’amenèrent à s’éloigner de la pompe de la cour de Versailles, pour laquelle il n’éprouva plus que du dédain. Du reste, sa fidélité à Foucquet en faisait une persona non grata. Désormais, il se tourna vers les « faibles » – dont les porte-parole sont l’agneau ou la souris – victimes de l’arrogance et du cynisme des « Grands » : La raison les offense ; ils se mettent en tête Que tout est né pour eux […]. Si quelqu’un desserre les dents, c’est un sot. […] Mais que faut-il donc faire ? Parler de loin ; ou bien se taire12. « La raison du plus fort est toujours la meilleure13. » La Fontaine ne songe pas à mettre en doute un fait qui a force de loi sous toutes les latitudes. Comment combattre l’iniquité, l’hypocrisie, la calomnie, le mensonge ? Car c’est le combat auquel il se voue au lendemain de l’arrestation de Foucquet. Quelle sera son arme ? La même que celle de son ami Molière : le rire. Je tâche d’y tourner le vice en ridicule Ne pouvant l’attaquer avec des bras d’Hercule. 11 J. DE LA FONTAINE, Adonis, 1658. Texte disponible en ligne sur le site mediterranees.net, accès le 22/09/2017. www.mediterranees.net/mythes/myrrha/lafontaine.html 12 J. DE LA FONTAINE, L’Homme et la Couleuvre. Texte disponible en ligne sur le site poesie.webnet.fr, op. cit. 13 J. DE LA FONTAINE, Le Loup et l’Agneau. Texte disponible en ligne sur le site poesie.webnet.fr, op. cit. 5 C’est là tout mon talent ; je ne sais s’il suffit 14. Chez lui, il s’agit de douce ironie, de raillerie fine, car il se défend d’en appeler au sarcasme aux dépens d’autrui. Il a son idée sur les qualités d’un rire, lequel doit être exempt d’agressivité. Le sourire plutôt que l’invective. Contrairement aux censeurs de toutes chapelles, prompts à déverser de pesantes leçons de morale, il se borne à tendre un miroir à ses contemporains, sans commentaire superflu. Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire, mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux. […] Le conte fait passer le précepte avec lui15. La prédilection de La Fontaine pour les méditations solitaires, sa liberté d’esprit, son regard lucide mais exempt d’aigreur sur la comédie humaine – qui par certains côtés, le rapproche de Balzac – dessinent le portrait d’un être secret, amoureux de la vie et tolérant pour les excès. N’avouait-il pas succomber aux passions, impuissant à leur résister ? Non pas aux passions dévastatrices – il était l’ennemi de ce qui provoque le malheur d’autrui – mais dès qu’il ressentait pour une personne un « grain d’amour, il y mêlait tout ce qu’il y avait d’encens dans son magasin » : « Savez-vous bien que, pour peu que j’aime, écrit-il à l’une de ses correspondantes, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ?16 » Un seul trait est pour lui rédhibitoire : la vanité et son corollaire, l’ostentation. Notamment celle des « escholiers » et de leurs maîtres, les « pédans » pontifiant en latin, pour eux « langue de l’élite » qu’ils s’obstinent à maintenir sur un piédestal comme au siècle précédent, alors que l’Académie française nouvellement créée en 1634 fixe les normes de la syntaxe et de l’orthographe d’une langue française sobrement dénommée « langue du Roi ». Les engagements, l’ouverture d’esprit, le désintéressement de La Fontaine et surtout, l’amour pour sa langue, lui assurent, de nos jours encore, la sympathie des frondeurs impénitents que sont les Français. L’autorité, la morale imposée : très peu pour eux. Sans en avoir conscience, ils n’ont pas rompu leur lien avec la Fronde qui fit vaciller le pouvoir sous 14 J. DE LA FONTAINE, Le bûcheron et Mercure. Texte disponible en ligne sur le site atramenta.net, accès le 22/09/2017. www.atramenta.net/lire/le-bucheron-et-mercure/147/1#oeuvre_page 15 « Préface » in J. DE LA FONTAINE, Fables choisies, mises en vers par M. de la Fontaine, 1668. Texte consultable en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de France, accès le 22/09/2017. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8610825d/f18.image 16 J. DE LA FONTAINE, « Lettre à M…, en lui envoyant les vers pour ou contre Madame Colletet » (1659), in Œuvres de La Fontaine, tome 1, vol. 6, Paris, Lefèvre, 1827, p. 456. 6 la régence du jeune roi. Une fronde à laquelle s’étaient ralliés les tenants de ce que nous appellerions l’« intelligentsia », dont faisaient partie Boileau, Molière, Racine… et bien sûr La Fontaine. Les salons littéraires « Comment un poète aussi secret a-t-il pu devenir aussi rapidement célèbre ? Comment une œuvre aussi variée a-t-elle pu se ramener à un seul genre – la fable – et dans ce genre, à quelques textes, tous de même facture ? » s’interroge Patrick Dandrey, soulignant que La Fontaine est « le seul à métamorphoser la fable en songe éveillé »17. De ses fables se dégagent une saveur et un charme qu’ont immédiatement admirés les familiers des petites « académies », plus tard appelées « salons littéraires », qui s’ouvrent chez des particuliers dans « le cœur de la France » : Paris. Des salons auréolés par la personnalité de femmes d’exception telles que Madeleine de Scudéry, Marguerite de La Sablière ou la Marquise de Sévigné. Loin des morosités de la cour de Versailles, des jeunes gens créatifs, la curiosité constamment en éveil et amoureux de leur langue, faisaient revivre dans ces salons l’esprit du cercle dont s’était entouré Nicolas Foucquet, où les talents les plus affirmés avaient trouvé l’inspiration favorable à l’éclosion de leur génie, comme Molière, Racine, La Fontaine, le paysagiste Le Nôtre, qui avait dessiné le jardin de son château conçu par le célèbre architecte Le Vau et dont les ornements furent l’œuvre du peintre-décorateur Le Brun18 (sans compter orfèvres, passementiers, ébénistes…). Ces salons sont à l’origine d’un art de vivre qui, dès la deuxième moitié du XVII e siècle, enthousiasma à tel point les cours d’Europe, qu’elles ne voulurent plus s’exprimer que dans « la langue des dieux » qu’était le français. Une langue dont on ne se lassait pas d’admirer la pureté et le naturel. On avait un tel plaisir à la prononcer, qu’elle en arrivait à supplanter les langues nationales ! Ainsi Frédéric II, fondateur d’un théâtre et d’un lycée français, exigeait des Français qui l’entouraient la promesse de ne pas apprendre l’allemand dont la connaissance aurait été nuisible, selon lui, à la pureté de leur langue. Quant à Catherine II de Russie, elle ne lisait que les philosophes français. Souvenons-nous de sa longue correspondance avec Voltaire, débutée après qu’elle ait lu pendant dix-sept ans les œuvres d’un auteur pour qui « la langue française était celle qui exprimait avec le plus de facilité, de 17 P. DANDREY, « La Fontaine l’enchanteur, ou le génie de la métamorphose », in La Fontaine maître des eaux et forêts, Porto, Faculdade de Letras de Universidade do Porto, 2003, p. 7-19. 18 Après l’arrestation de Foucquet, Louis XIV attira à Versailles ces créateurs à qui l’on doit la splendeur du château. 7 netteté et de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens ; et par là elle contribue dans toute l’Europe à l’un des plus grands agréments de la vie »19. Après la mort d’un penseur pour lequel son admiration ne faiblit jamais, elle fit l’acquisition de toute sa bibliothèque : 6210 volumes ! Du reste, signe de raffinement et de bonnes manières jusqu’au début du XX e siècle, il était de bon ton de parler français à la cour de Saint-Pétersbourg, tout comme dans les familles de la noblesse. Certes, dès sa création, l’Académie française avait défini les règles du « bien parler, bien penser, bien écrire ». Encore fallait-il les mettre en pratique. Il est incontestable, pour Alexis François, « que les écrits de Corneille, La Fontaine, Racine, Quinault, Boileau, Bossuet, Fénelon, Montesquieu, Voltaire, Fontenelle, Molière, Du Bellay… restent jusqu’à nos jours le modèle de la profondeur de la pensée, de la création poétique, philosophique ou théâtrale. Une langue indissociable de ces soirées où dans les salons, régnaient l’amitié et le respect mutuel. Le talent, le charme et l’intelligence tenaient lieu de carte de visite. Quel que soit le sexe ou l’origine sociale de ces créateurs, on s’entretenait librement des sujets les plus divers. Les œuvres littéraires, musicales ou picturales circulaient d’un salon à l’autre, puis à l’étranger. On dansait, écoutait les récits d’explorateurs, improvisait des récits, le naturel de la conversation, la vivacité des réparties, devant être le modèle obligé de tout écrit. Pour ce siècle et le suivant, la langue française a dû sa large diffusion en Europe non seulement à son éclat, mais aussi à son ouverture aux autres langues et à la reconnaissance de leurs mérites, souligne C. Hagège dans son beau livre Le Souffle de la langue. « Les Italiens et les Anglais pourraient en dire autant, ajoute-t-il, mais au siècle de la Révolution et de l’avènement de la République, le français porta au plus haut degré les idées nouvelles de liberté, d’égalité, de fraternité, de patrie, de nation 20. » Les animaux des fables En lisant aux jeunes gens deux fables de La Fontaine, traduites au fur à mesure par un interprète, je montrai que le charme de La Fontaine était également dû au fait que, tout en étant le digne représentant d’une langue pure et raffinée, ses fables dénotaient une connaissance précise des modes de vie propres aux héros de ses fables : les animaux. 19 VOLTAIRE, Le Siècle de Louis XIV, 1751, chapitre 32, cité par C. HAGÈGE, Le Souffle de la langue, Paris, Odile Jacob, 2008. Voir aussi, C. HAGÈGE, Contre la pensée unique, Paris, Odile Jacob, 2012 ; Combat pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures, Paris, Odile Jacob, 2006. 20 C. HAGÈGE, Le Souffle de la langue, op. cit., p. 101 ; A. FRANÇOIS, Histoire de la langue française cultivée, Genève, Alexandre Julien, 1959, 2 tomes ; F. BRUNOT, Histoire de la langue française des origines à nos jours, 1966, 13 tomes. 8 Les « animaux parlants » de La Fontaine font encore couler de l’encre. S’agit-il de types humains représentés par des animaux ? L’explication est simpliste. La mise en scène par La Fontaine d’animaux sauvages ou familiers s’inscrit dans un débat loin d’être clos, né à la publication du Discours de la méthode, qui donna lieu à des disputes passionnées. L’argument central se résumait à ceci : les animaux sont-ils comparables à des machines, comme le soutenait Descartes – « Telle la montre qui chemine. À pas toujours égaux, aveugle et sans dessein » commentait ironiquement La Fontaine – ou possèdent-ils une âme à l’instar des humains ? La position de La Fontaine, partagée par ses amis – en particulier Madame de Sévigné – mérite d’être citée de nos jours : s’il était hasardeux d’attribuer à un animal une âme telle que la concevaient les théologiens (par conséquent distincte du corps et éternelle), il ne faisait aucun doute qu’il était doté de sensibilité et d’une intelligence qui forçait l’admiration. Pour s’en convaincre, il suffisait d’observer le comportement d’un insecte ou d’un castor. Ou encore d’un cerf essayant d’échapper à une chasse à courre : Que de raisonnements pour conserver ses jours ! Le retour sur ses pas, les malices, les tours, Et le change, et cent stratagèmes Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort21. La position de La Fontaine rejoint celle, très actuelle, de Jakob von Uexküll qui réfute dans son ouvrage, Mondes animaux, monde humain, la proposition d’un animal réduit à un mécanisme22. Il pose une question reprise et étudiée avec sérieux par l’éthologie : quels impératifs écologiques, phylogénétiques ou culturels déterminent la constitution et l’interprétation des mondes animaux et humains ? En abordant cet aspect du « combat » de Jean de La Fontaine, les jeunes gens m’approuvaient. Une jeune fille osa timidement intervenir pour évoquer une petite renarde de son entourage en laquelle, assurait-on, revivait l’âme d’une aïeule. Honoré de Balzac Mon dévolu sur Honoré de Balzac, auteur du XIX e siècle, tenait principalement à ce que son œuvre monumentale, La Comédie humaine, évoque le courant novateur représenté par la 21 J. DE LA FONTAINE, Discours à Madame de La Sablière, Livre IX, op. cit. J. VON UEXKÜLL, Mondes animaux, monde humain (suivi de La théorie de la signification), Paris, Pocket, (1934) 2004, réédition sous le titre Milieu animal et milieu humain, Paris, Rivages, 2010. 22 9 collection Terre Humaine fondée par Jean Malaurie aux éditions Plon. « Collection de résistance » pour Marie Madeleine Fourcade. « Résistance contre la mondialisation [précisait Jean Malaurie en 2001] : au cours des trois dernières générations, deux cents langues sont mortes, et 199 ne sont parlées que par moins de dix personnes [en 2016, le nombre s’est considérablement accru]. Ce sont autant de trésors du patrimoine de l’humanité qui vont disparaître dans la nuit des temps […]. Mon objectif ? […] Mettre en récit, et à la première personne, la rencontre entre un personnage et le monde dont il témoigne. Créer une anthropologie réflexive proche des hommes et à la portée du public, une sorte de Comédie humaine de toutes les civilisations, écrite dans la lignée des Balzac, des Zola23. » Je m’étendis sur l’un des livres les moins connus de Balzac, sinon le plus étrange : Louis Lambert, paru en 1832, considéré comme partiellement autobiographique, notamment à propos de la faculté du héros à « deviner la vérité ». « C’est la fonction supérieure de l’esprit, écrit P. Cañadas Scheherezade, celle qui distingue le génie du simple talent… Lambert cherche inlassablement l’organe où seraient localisées les fonctions physiques responsables de cette seconde vue, comme à la recherche de l’origine de ce qui le détruit24. » D’emblée, mon jeune auditoire, subjugué, reconnut en Louis Lambert – et en son double, Balzac – les dons d’un chaman (ou d’un voyant). Gaston Bachelard C’est à la troisième séance, en citant des extraits de L’Eau et les Rêves, de La Terre et les rêveries de la volonté et La Terre et les rêveries du repos, que les jeunes gens se détendirent tout à fait en intervenant avec une ferveur qui dénotait un profond attachement à leur lieu, désespérés de le voir dégradé, sinon dévasté, après d’irresponsables projets de mise en valeur, ou supposés tels. « Le lac Baïkal est presque asséché ! » insista une jeune fille aux longs cheveux noirs. « Que faire ? » Il y a une affinité de longue date entre la pensée de Bachelard et celle de Jean Malaurie, « L’homme qui rêvait la pierre », comme le définit Yvan Étiembre sur son magnifique site : Regard éloigné25. Nommé « ambassadeur de bonne volonté » auprès de l’Unesco pour les régions arctiques, Jean Malaurie mène sans relâche un combat pour leur survie et leur 23 J. MALAURIE, cité par L’Express, 26 juillet 2001. Article disponible en ligne sur le site de L’Express, accès le 22/09/2017. http://www.lexpress.fr/culture/livre/l-aventure-en-terre-humaine_797891.html 24 S. PINILLA CAÑADAS, « Louis Lambert, Balzac et la question du philosophe dans la cité », Le Télémaque, n°26, février 2004, p. 111-126. 25 Yvan ÉTIEMBRE, Regard éloigné, accès le 22/09/2017. http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/2015/week18/index.html 10 intégrité depuis soixante ans. Adressée aux citoyens du Grand Nord, sa Lettre à un Inuit de 202226 est un cri d’alarme : « Résistez mes amis ! En n’acceptant l’exploitation des richesses pétrolières et minières de l’Arctique qu’avec votre sagesse. L’Occident est mauvais et nous avons besoin de vous. Le matérialisme nous conduit à notre perte. Puisse le citoyen inuit de 2022 voir le rêve des explorateurs se réaliser : un pôle non pollué où règnera un humanisme écologique. Il est urgent de reconnaître la prescience des peuples premiers et de prendre enfin humblement conscience que leur volonté obstinée de respecter cette nature ne fait pas d’eux des retardataires, mais des précurseurs. Telle est la force de leur pensée sauvage. » Que sont devenus les attachants jeunes Sibériens qui m’écoutaient avec tant d’attention ? Savent-ils que c’est aussi pour eux que Jean Malaurie a écrit cette Lettre ? De ces journées, j’ai gardé un désir : celui avoir éveillé en eux l’envie de lire quelques pages des auteurs qui ont formé la pensée des Français, et peut-être influenceront leurs actions. 26 J. MALAURIE, Lettre à un Inuit de 2022, Paris, Fayard, 2015, 4e de couverture. 11