Ex corpore
...ou la pensée à l’état d’âme
Eszter Horváth, 2017
L’intrigue
«la nudité est le dépouillement des mythes. Le dépouillement des mythes ne peut plus
vouloir dire le congé signifié au muthos par le logos. Il révèle au contraire, comme la fin du
dernier mythe de l’Occident, comment le logos ne peut plus se configurer lui-même
comme le muthos qu’il voulut être: le mythe de son auto-fodation et de son auto-téléologie
ou de son auto-eschatologie. Au bout dune histoire qui se voulut histoire rationnelle de la
raison, il faut encore plus de raison - infiniment plus de raison - tout autant que plus de
dépassement de la raison par elle même»
1
- voici ce qui nous intrigue en ce moment...
Moment d’extrême angoisse, moment d’extrême excitation.
Nous avons plus d’une raison à nous sentir intrigués - et intimidés - par ce passage de La
pensée dérobée.
Nous avons accepté et éprouvé la fin de Dieu, la fin de l’Homme, la fin de la Raison
fondatrice: notre pensée vient d’être dépouillé de ses mythes - oui... mais, après tout: il
faut encore plus de raison - infiniment plus de raison - tout autant que plus de dépassement
de la raison par elle même... cela dit, au passage (de la raison), en outrepassant la raison,
en tant que telle, nous serions disposés à une sorte de raison de plus, raison en excès (sur
elle-même, prétendument - sur un «soi» pré-tendu, dirait peut-être Jean-Luc Nancy).
Nous serions disposés à une sorte d’autodépassement d’une raison subversive... Serait-ce
encore de la raison? Serait-ce raisonnable de passer outre raison? Comment penser
au-delà de la raison? Comment faire passer la raison au-delà d’elle même, comment passer
à l’acte, dans, par et pour la pensée...?
1
Jean-Luc Nancy, La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p.19.
Quelle raison pourrait répondre à cet appel? comment réagir à cet appel à l’excès de
raison?
À corps perdu... dirait Nancy, car c’est l’expression qui s’impose à décrire notre «état
d’âme» aujourd’hui: la perte de la dernière repère de la pensée autonome. N’étant plus
auto-nome, elle s’appelle désormais autrement - depuis son propre dehors, depuis
l’altérité qui la dé-finit.
Jean-Luc Nancy nous a dérobé la dernière figure de présence, dernière instance
auto-fondatrice: après Dieu, l’Homme, la Raison, maintenant c’est le corps qui nous
devient étranger - maintenant c’est le corps qui nous advient comme étranger. «Hoc est
enim corpus meum», serait l’évidence, dit-il, de l’angoisse du corps propre, présent, porteur
de signes; symboles, structures et superstructures de l’être-ensemble: notre corps
2
-
désormais autre: angoissant, oui, mais bien plus excitant, désirant et désirable.
««Le corps» est notre angoisse mise à nu»
3
dit-il. Nus, dépouillés de nos propres corps,
nous voici libérés et délibérés - de l’angoisse du corps propre, cela dit de la passion
inapaisée de la stabilité, présence immédiate et vérité inaltéré de notre être. Et voici
qu’avec la «levée» de la «propreté» du corps, l’angoisse se transforme en excitation, désir
et plaisir d’une sorte de sens sensible, voire sensuel. Levé le corps propre, s’expose le
corps nu, informe.
Nancy nous suggère d’ouvrir et œuvrer le corps, de faire corps, de l’exposer aux senses à
faire sens, sans idées reçues, sans modèles, sans figures, sans recettes, sans préscriptions:
nous exposer sans parures à l’inconnu autre, faire l’expérience de l’autre (le corps, le
notre), faire quelque chose, un corps, quoi d’autre! Puis, en même temps, un autre,
encore un corps, tout un réseau, ou plus, un multivers corporel, voire plus - tout cela
sans raison, ce qui veut dire: au-delà toute raison, en excès de raison, poussant plus fort,
plus loin, poussant plus: toute une poussée de raison. Cet énigmatique «plus-de-raison»
serait-ce un corps? Si «chaque pensée est un corps»
4
... Serait-ce un corps différant, un
corps en excès: serait-ce une âme?
2
Cf. Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p. 8-10.
3
Ibidem.
4
Idem. 98.
Car ce qui est surprenant, mais tout autant évident avec Nancy, c’est que «l’âme est un
nom pour l’expérience, que le corps est», l’expérience de la «différence à soi qui fait le
corps», le corps ouvert à son autre intime, ouvert au sentir, tout comme au sens, le corps
se sentant corps - tout cela s’appelle (une) âme, nous avertit Nancy
5
, d’une façon
étonnamment, extrêmement logique. On ne peut pas s’empêcher de lire son Corpus
comme le Peri Psyches de notre temps
6
. C’est plus fort que toute critique suspensive: son
affirmation nous envahit, nous y sommes, exposés sans défense, nus, au passage de cette
pensée qui nous surprend - et nous sur-prend, dirait Nancy avec sa justesse étimologique.
Ça se comprend, oui, ça se com-prend, sans raison, ça va de soi: rien de compliqué, des
idées claires, exposées, sans plus, sans parures, sans détours, dans leur juste évidence:
pensée dérobée, exposée telle qu’elle, dans sa nudité attrayante, séduisante.
Après tout, son raisonnement nous pousse à faire l’hypothèse que l’âme, mise à nu à son tour,
répondrait peut-être à l’appel de «plus-de-raison»...
Quelle serait alors la raison de l’âme/corps? Quelle serait la raison de plus qui s’affirme
dans cette doublure - et dans la duplicité de cette doublure?
Il faudrait peut-être repartir, ex nihilo, depuis l’énigme de l’affirmation, du corps qui
s’ouvre à parler, souvent sans raison... et raisonner un peu plus sur l’idée énigmatique de
l’«inarticulation ontologique pensée/corps»
7
abordée dans Corpus...
Nous voici donc nus, libérés de l’angoisse du propre.
Si le «hoc est» du corps propre était notre angoisse mise à nu - aujourd’hui ce n’est plus
l’angoisse, ni l’inquiétude qui décrit le mieux notre expérience du corps: une excitation
plutôt. Jean-Luc Nancy déconstruit le dernier fondement de présence, nous laissant sans
repères et sans limites: voilà ce qui nous intrigue - et nous excite.
Il faut encore plus de raison, une sorte de plus-de-raison, une sorte de pensée en excès,
suggère Jean-Luc Nancy...à l’état actuel de la pensée: dépourvue de ses parures, de ses
structures, de ses logiques, de sa guise de Logos, la pensée ne fonctionne plus de la même
façon - peut-être elle ne fonctionne plus du tout. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas
5
Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p. 115-128.
6
Les suggestions de Jacques Derrida à cet égard ouvrent une nouvelle ère dans la pensée du corps, une sorte de
materialisme postdéconstructif qui reste à définir (cf. Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2001)
7
Idem, p.99
active, la pensée agit plus que jamais - seulement, elle n’est plus une fonction logique: elle
est libre à trouver, à frayer des nouveaux chemins, à (se) façonner un nouveau façon
d’être: à agir, paraît-il.
Pensée libre: ramenée à son état d’âme, je dirais. Pensée nue, dérobée, dit Nancy.
Quand l’esprit s’abandonne à la psyché informe... et se laisse aller.
La pensée dérobée, Galilée 2001, quatrième de couverture:
«Comment penser, comment recommencer à penser dans la nudité: à partir de rien de
donné, en vue de rien de capitalisable? Pas de «salut», pas de «fin», mais à chaque instant,
au contraire, une ouverture singulière du sens d’être sans fin. Cela définit d’abord la
pensée - le dénudement - comme une conduite, une tenue et une allure: un ethos autant
qu’une tekhné
Cela annonce une pratique de la pensée en devenir, de la pensée en train de se faire, une
pensée à naître.
Nancy déclinerait sans doute: à naître, à n’être, avant l’être, avant la lettre, à la lettre...
Une pensée qui n’est (pas), parce qu’elle ne peut pas être, mais agit comme une sorte
d’instance et insistance de quelque chose qui fait penser, une tension maintenue de la
pensée.
Évidemment Jean-Luc Nancy a plus d’une raison à tenir à cette sorte de pensée hors de
soi, traînée, poussée, qui nous touche et nous affecte - nous pousse à penser par la
pertinence de l’ex-pression de son élan vital, de la pulsion d’être.
Plus de raison - la raison de (la) Psyché
Le dépouillement des mythes ne relève pas d’une dialectique. Il ne s’agit pas d-une
«relève», surtout pas définitive. «Le dépouillement des mythes ne peut plus vouloir dire
le congé signifié au muthos par le logos». Ce serait plutôt une sorte d’entrelacement
indémêlable, dont La pharmacie de Platon nous a fourni l’exemple magistral.
Chez Platon le mythos fait son apparition quand le logos se trouve en embarras, dit Derrida,
quand le logos se trouve arrêté. Il le pénètre en lui ajoutant une scène, un histoire, un
mythe et le logos en sort renforcé. Le mythos le remet sur son chemin, chemin propre au
logos, mais nourri et soutenu par le mythos. Quand Platon envoie les mythes « se
promener » , dans Phèdre, ce n’est par pour les dénier, mais au contraire pour leur
donner de l’espace, leur donner lieu au nom de la vérité cela lui donnera la belle
solution des problèmes, le khairein notamment leur réapparition dans les moments
cruciaux de la démarche du logos. Le mythe s’aligne donc sur le logos, il parle en son nom
et exprime la vérité du logos. Le mythos devient ainsi la vérité au logos, c’est le logos du logos,
son essence c’est le mythos qui accomplit le logos. Il le fait naître à soi. Il prend le rôle de
sa nourrice, sinon de sa mère.
C’est ainsi que Khôra prend le rôle principal de la philosophie derridienne - le
personnage principal, une vraie personne, une persona, tout comme Psyché dans les textes
de Jean-Luc Nancy. C’est lui, Derrida, qui la découvre dans son Le toucher, Jean-Luc Nancy,
«dessinée à l’envers», tout comme Khôra, au fond du logos de sa pensée. Figure de passage
chez Nancy, dans « Le toucher » Psyche s’expose au centre: nue, abordable, corporelle mais
intouchable - figure principale d’un livre qui s’avoue un long récit aux allures
mythologiques, « essai trouble, baroque et surchargé d’histoires, qui tourne autour : autour
d’un événement à la fois virtuel et actuel, plus ou moins que réel, autour de quelque
chose et de quelqu’un, « une personne ou un masque, un rôle, persona, une femme sans
doute , qui, l’une et l’autre, la chose et elle, répondraient au nom de Psyché »
8
.
Psyché, corporelle mais intouchable, figure sortie de l’affirmation plus-qu’énigmatique de
Freud «Psyche ist ausgedehnt, weiss nchts davon», constitue le mythe fondateur de la
philosophie de Jean-Luc Nancy.
Derrida cite sa Première Livraison:
«PSYCHE
Psyche ist ausgedehnt, weiss nchts davon. C’est une note posthume de Freud. La psyché
est étendue, n’en sait rien. Tout finit donc par cette brève mélodie:
Psyche ist ausgedehnt, weiss nchts davon
8
Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2001, p.21.
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