Ex corpore ...ou la pensée à l’état d’âme Eszter Horváth, 2017 L’intrigue «la nudité est le dépouillement des mythes. Le dépouillement des mythes ne peut plus vouloir dire le congé signifié au muthos par le logos. Il révèle au contraire, comme la fin du dernier mythe de l’Occident, comment le logos ne peut plus se configurer lui-même comme le muthos qu’il voulut être: le mythe de son auto-fodation et de son auto-téléologie ou de son auto-eschatologie. Au bout dune histoire qui se voulut histoire rationnelle de la raison, il faut encore plus de raison - infiniment plus de raison - tout autant que plus de dépassement de la raison par elle même»1 - voici ce qui nous intrigue en ce moment... Moment d’extrême angoisse, moment d’extrême excitation. Nous avons plus d’une raison à nous sentir intrigués - et intimidés - par ce passage de La pensée dérobée. Nous avons accepté et éprouvé la fin de Dieu, la fin de l’Homme, la fin de la Raison fondatrice: notre pensée vient d’être dépouillé de ses mythes - oui... mais, après tout: il faut encore plus de raison - infiniment plus de raison - tout autant que plus de dépassement de la raison par elle même... cela dit, au passage (de la raison), en outrepassant la raison, en tant que telle, nous serions disposés à une sorte de raison de plus, raison en excès (sur elle-même, prétendument - sur un «soi» pré-tendu, dirait peut-être Jean-Luc Nancy). Nous serions disposés à une sorte d’autodépassement d’une raison subversive... Serait-ce encore de la raison? Serait-ce raisonnable de passer outre raison? Comment penser au-delà de la raison? Comment faire passer la raison au-delà d’elle même, comment passer à l’acte, dans, par et pour la pensée...? 1 Jean-Luc Nancy, La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p.19. Quelle raison pourrait répondre à cet appel? comment réagir à cet appel à l’excès de raison? À corps perdu... dirait Nancy, car c’est l’expression qui s’impose à décrire notre «état d’âme» aujourd’hui: la perte de la dernière repère de la pensée autonome. N’étant plus auto-nome, elle s’appelle désormais autrement - depuis son propre dehors, depuis l’altérité qui la dé-finit. Jean-Luc Nancy nous a dérobé la dernière figure de présence, dernière instance auto-fondatrice: après Dieu, l’Homme, la Raison, maintenant c’est le corps qui nous devient étranger - maintenant c’est le corps qui nous advient comme étranger. «Hoc est enim corpus meum», serait l’évidence, dit-il, de l’angoisse du corps propre, présent, porteur de signes; symboles, structures et superstructures de l’être-ensemble: notre corps 2 désormais autre: angoissant, oui, mais bien plus excitant, désirant et désirable. ««Le corps» est notre angoisse mise à nu»3dit-il. Nus, dépouillés de nos propres corps, nous voici libérés et délibérés - de l’angoisse du corps propre, cela dit de la passion inapaisée de la stabilité, présence immédiate et vérité inaltéré de notre être. Et voici qu’avec la «levée» de la «propreté» du corps, l’angoisse se transforme en excitation, désir et plaisir d’une sorte de sens sensible, voire sensuel. Levé le corps propre, s’expose le corps nu, informe. Nancy nous suggère d’ouvrir et œuvrer le corps, de faire corps, de l’exposer aux senses à faire sens, sans idées reçues, sans modèles, sans figures, sans recettes, sans préscriptions: nous exposer sans parures à l’inconnu autre, faire l’expérience de l’autre (le corps, le notre), faire quelque chose, un corps, quoi d’autre! Puis, en même temps, un autre, encore un corps, tout un réseau, ou plus, un multivers corporel, voire plus - tout cela sans raison, ce qui veut dire: au-delà toute raison, en excès de raison, poussant plus fort, plus loin, poussant plus: toute une poussée de raison. Cet énigmatique «plus-de-raison» serait-ce un corps? Si «chaque pensée est un corps»4 ... Serait-ce un corps différant, un corps en excès: serait-ce une âme? 2 Cf. Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p. 8-10. 3 Ibidem. 4 Idem. 98. Car ce qui est surprenant, mais tout autant évident avec Nancy, c’est que «l’âme est un nom pour l’expérience, que le corps est», l’expérience de la «différence à soi qui fait le corps», le corps ouvert à son autre intime, ouvert au sentir, tout comme au sens, le corps se sentant corps - tout cela s’appelle (une) âme, nous avertit Nancy 5, d’une façon étonnamment, extrêmement logique. On ne peut pas s’empêcher de lire son Corpus comme le Peri Psyches de notre temps6. C’est plus fort que toute critique suspensive: son affirmation nous envahit, nous y sommes, exposés sans défense, nus, au passage de cette pensée qui nous surprend - et nous sur-prend, dirait Nancy avec sa justesse étimologique. Ça se comprend, oui, ça se com-prend, sans raison, ça va de soi: rien de compliqué, des idées claires, exposées, sans plus, sans parures, sans détours, dans leur juste évidence: pensée dérobée, exposée telle qu’elle, dans sa nudité attrayante, séduisante. Après tout, son raisonnement nous pousse à faire l’hypothèse que l’âme, mise à nu à son tour, répondrait peut-être à l’appel de «plus-de-raison»... Quelle serait alors la raison de l’âme/corps? Quelle serait la raison de plus qui s’affirme dans cette doublure - et dans la duplicité de cette doublure? Il faudrait peut-être repartir, ex nihilo, depuis l’énigme de l’affirmation, du corps qui s’ouvre à parler, souvent sans raison... et raisonner un peu plus sur l’idée énigmatique de l’«inarticulation ontologique pensée/corps»7 abordée dans Corpus... Nous voici donc nus, libérés de l’angoisse du propre. Si le «hoc est» du corps propre était notre angoisse mise à nu - aujourd’hui ce n’est plus l’angoisse, ni l’inquiétude qui décrit le mieux notre expérience du corps: une excitation plutôt. Jean-Luc Nancy déconstruit le dernier fondement de présence, nous laissant sans repères et sans limites: voilà ce qui nous intrigue - et nous excite. Il faut encore plus de raison, une sorte de plus-de-raison, une sorte de pensée en excès, suggère Jean-Luc Nancy...à l’état actuel de la pensée: dépourvue de ses parures, de ses structures, de ses logiques, de sa guise de Logos, la pensée ne fonctionne plus de la même façon - peut-être elle ne fonctionne plus du tout. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas 5 Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p. 115-128. Les suggestions de Jacques Derrida à cet égard ouvrent une nouvelle ère dans la pensée du corps, une sorte de materialisme postdéconstructif qui reste à définir (cf. Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2001) 6 7 Idem, p.99 active, la pensée agit plus que jamais - seulement, elle n’est plus une fonction logique: elle est libre à trouver, à frayer des nouveaux chemins, à (se) façonner un nouveau façon d’être: à agir, paraît-il. Pensée libre: ramenée à son état d’âme, je dirais. Pensée nue, dérobée, dit Nancy. Quand l’esprit s’abandonne à la psyché informe... et se laisse aller. La pensée dérobée, Galilée 2001, quatrième de couverture: «Comment penser, comment recommencer à penser dans la nudité: à partir de rien de donné, en vue de rien de capitalisable? Pas de «salut», pas de «fin», mais à chaque instant, au contraire, une ouverture singulière du sens d’être sans fin. Cela définit d’abord la pensée - le dénudement - comme une conduite, une tenue et une allure: un ethos autant qu’une tekhné.» Cela annonce une pratique de la pensée en devenir, de la pensée en train de se faire, une pensée à naître. Nancy déclinerait sans doute: à naître, à n’être, avant l’être, avant la lettre, à la lettre... Une pensée qui n’est (pas), parce qu’elle ne peut pas être, mais agit comme une sorte d’instance et insistance de quelque chose qui fait penser, une tension maintenue de la pensée. Évidemment Jean-Luc Nancy a plus d’une raison à tenir à cette sorte de pensée hors de soi, traînée, poussée, qui nous touche et nous affecte - nous pousse à penser par la pertinence de l’ex-pression de son élan vital, de la pulsion d’être. Plus de raison - la raison de (la) Psyché Le dépouillement des mythes ne relève pas d’une dialectique. Il ne s’agit pas d-une «relève», surtout pas définitive. «Le dépouillement des mythes ne peut plus vouloir dire le congé signifié au muthos par le logos». Ce serait plutôt une sorte d’entrelacement indémêlable, dont La pharmacie de Platon nous a fourni l’exemple magistral. Chez Platon le mythos fait son apparition quand le logos se trouve en embarras, dit Derrida, quand le logos se trouve arrêté. Il le pénètre en lui ajoutant une scène, un histoire, un mythe – et le logos en sort renforcé. Le mythos le remet sur son chemin, chemin propre au logos, mais nourri et soutenu par le mythos. Quand Platon envoie les mythes « se promener » , dans Phèdre, ce n’est par pour les dénier, mais au contraire pour leur donner de l’espace, leur donner lieu au nom de la vérité – cela lui donnera la belle solution des problèmes, le khairein – notamment leur réapparition dans les moments cruciaux de la démarche du logos. Le mythe s’aligne donc sur le logos, il parle en son nom et exprime la vérité du logos. Le mythos devient ainsi la vérité au logos, c’est le logos du logos, son essence – c’est le mythos qui accomplit le logos. Il le fait naître à soi. Il prend le rôle de sa nourrice, sinon de sa mère. C’est ainsi que Khôra prend le rôle principal de la philosophie derridienne - le personnage principal, une vraie personne, une persona, tout comme Psyché dans les textes de Jean-Luc Nancy. C’est lui, Derrida, qui la découvre dans son Le toucher, Jean-Luc Nancy, «dessinée à l’envers», tout comme Khôra, au fond du logos de sa pensée. Figure de passage chez Nancy, dans « Le toucher » Psyche s’expose au centre: nue, abordable, corporelle mais intouchable - figure principale d’un livre qui s’avoue un long récit aux allures mythologiques, « essai trouble, baroque et surchargé d’histoires, qui tourne autour : autour d’un événement à la fois virtuel et actuel, plus ou moins que réel, autour de quelque chose et de quelqu’un, « une personne ou un masque, un rôle, persona, une femme sans doute , qui, l’une et l’autre, la chose et elle, répondraient au nom de Psyché »8. Psyché, corporelle mais intouchable, figure sortie de l’affirmation plus-qu’énigmatique de Freud «Psyche ist ausgedehnt, weiss nchts davon», constitue le mythe fondateur de la philosophie de Jean-Luc Nancy. Derrida cite sa Première Livraison: «PSYCHE Psyche ist ausgedehnt, weiss nchts davon. C’est une note posthume de Freud. La psyché est étendue, n’en sait rien. Tout finit donc par cette brève mélodie: Psyche ist ausgedehnt, weiss nchts davon 8 Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2001, p.21. Psyche est étendue, partes extra partes, elle n’est que dispersion de places indéfiniment morcelées en lieux qui se divisent et jamais ne se pénètrent. Nul emboitement, nul chevauchement, tout est au dehors d’un autre dehors - chucun peut en calculer l’ordre et donner les rapports. Psyche seule n’en sait rien: point de rapports pour elle entre ces lieux, ces places, ces morceaux de plan. Psyche est étendue à l’ombre d’un noyer, tandis que le jour décline. Elle repose; les mouvements légers du sommeil ont découvert sa gorge à demi. Eros la contemple, tout ensemble avec trouble et malice. Psyche n’en sait rien. Son sommeil est si profond qu’il lui a dérobé jusqu’à l’abandon de sa pose. Psyche est étendue dans son cercueil. Bientôt, on va le fermer.Parmi ceux qui sont présents, certains cachent leur visage, d’autres gardent les yeux désespérément fixés sur le corps de Psyche. Elle n’en sait rien - et c’est cela que tous savent autour d’elle, d’un savoir si exact et si cruel»9 Cette scène s’aligne chez Derrida avec une autre scène de constitution, celle qui se trouve dans Ego sum: " Unum quid, un quelque chose ni-âme-ni-corps ouvre la bouche et prononce ou conçoit ego sum. C’est du reste trop dire encore. Unum quid qu’il pourrait manipuler n’a pas de bouche et ouvrir, pas plus qu’il n’a une intelligence qu’il pourrait exercer à réfléchir sur elle-même. Mais quelque chose... s’ouvre (ça aurait donc allure ou forme de la bouche) et cette ouverture s’articule (ça aurait donc allure de discours, donc de pensée), et cette ouverture articulée, dans une contraction extrême, forme : je. Du coup, convulsée, elle se forme en je, elle s’éprouve je, elle se pense je. Je se touche et se fixe faisant-disant-je. Imagine une bouche sans visage (c’est-à-dire à nouveau la structure du masque : l’ouverture de trous, et la bouche qui s’ouvre au milieu de l’oeil : le lieu de la vision, de la théorie, traversé, ouvert et clos simultanément, diaphragmé d’une profération) – une bouche sans visage, donc, faisant l’anneau de sa contracture autour du bruit : je. « Tu » fais cette expérience tous les jours, chaque fois que tu prononces ou que tu conçois dans ton esprit ego, chaque fois – cela t’arrive tous les jours – que tu formes l’o de la première (première, avant elle il n’y a rien) personne : ego cogito existo... à vraie dire, c’est 9 Idem. p 23. de ça qu’elle est et qu’elle fait expérience – qu’elle le fait ou le forme parce qu’elle ne peut l’être."10 Derrida aligne donc les deux histoires - et l’ontologie haptique se déclenche. Toute seule - ou presque... en tout cas sans aucune raison. La raison n’y est pour rien, ne la cherchez pas: avec Psyche on sort du domaine de la raison. Psyche, l’âme ou l’esprit est ici la dépositaire du devenir matériel: c’est de la matière psychique qui se développe dans un espace-temps méta/physique - c’est-à-dire dans une archi-tectonique du devenir où temps et espace, physique et métaphysique ne se distinguent pas. Psyche est une personne sans figure, nulle, inconsciente à la lettre, avant d’être et avant l’être, sans rien savoir, elle est l’instance de l’espacement: sa personne nous expose au «non-savoir qui est le corps même de Psyché, ou le corps que Psyché est elle-même»11, à l’absence de «ce rapport dit savoir» qui constitue notre être-au-monde. Insue, et à son insu, elle n’est pas de ce monde, elle en est la possibilité même: étendu psychique, elle ouvre l’étendue et donne lieu à l’existence. Autrement dit : elle ouvre l’être vers l’existence dans cette scène de constitution. Psyche est l’orifice originaire de l’être, l’affirmation constitutive de ce qui existe – la bouche de l’être qui s’ouvre à la parole, lèvres maternelles qui lui donnent vie. Psyche est quelqu’un qui parle, un Je parlant, sujet qui s’affirme. Elle est « l’ego sum » originaire, l’affirmation constitutive en devenir. Sa propre constitution, l’ouverture originaire, est le premier pas de la création du monde. Non l’ouverture d’une unité de l’être préalable, mais l’auto-affirmation - réalisation, instauration - de ce qui n’était de nulle façon avant son auto-affirmation. Psyche met en marche ainsi une sorte de « révolution psychique de la matière »12 qui se présenterait comme différenciation graduelle de la matière jusqu’à l’instance psychique de l’esprit: de corps en corps. Psyche, la figure de l’in-forme, dé-forme la pensée qui s’exprime ainsi d’une façon plutôt inconnue, inattendue - insue, je souligne, voire à son insu, car le non-savoir «est le corps même de Psyché, ou le corps que Psyché est elle-même»13. Derrida l’encadre dans une 10 Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Aubier Flammarion, 1979, p.157 11 Jean-Luc Nancy,Corpus, Paris,Métaillé, 2000,p. 84. Autre formule énigmatique de Freud, résuscitée récemment par Julia Kristeva, cf. http://www.kristeva.fr/reliance.html 12 13 Jean-Luc Nancy,Corpus, Paris,Métaillé, 2000,p. 84. ontologie du toucher qui s’écrit , qui s’exprime à même le corps, à même la peau - à peu près... Entre physique et métaphysique: (le) toucher insu, le geste inaccompli, aréal14, cela dit plus-que-réel, in-fini, pré-liminaire, geste de la main tendue vers l’autre. Ni su ni connu, le geste maintenu dans la tension de l’acte inaccompli, ne se laisse jamais retenir dans la finitude. «Noli me tangere», nous suggère le livre de Nancy15: ne me retiens pas, laisse moi partir - car chaque pensée, chaque corps-pensé est nouveau départ pour la philosophie: création continue, renaissance à jamais: le corps, pensé, se lève. Nancy n’arrête jamais son expérience d’ontologie corporelle, l’expérience de sa vie, sans doute - impliquée, exigée, mais laissée en suspens dans Corpus. Il travaille inlassablement à écrire et réécrire son ontologie du corps (l’ontologie tout court, affirme-t-il dans Corpus). Derrida co-opère à son écriture, indéniablement, il y touche de façon décisive, tranchante, si j’ose dire: il révèle l’auto-hétéro-logie de la vérité qui s’exprime dans une pensée ouverte. «Il y a eu cosmos, le monde des places distribués, lieux donnés par les dieux et aux dieux. Il y a eu res extensa, cartographie naturelle des espaces infinis et de leur maître, l’ingénieur conquistador, lieu-tenant des dieux disparus. Vient à présent «mundus corpus, le monde comme le peuplement proliférant des lieux (du) corps... l’espacement du partes extra partes sans rien qui le surplombe ni le soutienne, sans Sujet de son destin, ayant seulement lieu comme une prodigieuse presse des corps... densité même de l’espacement, ou la densité, et l’intensité du lieu»16. Ce nouveau monde qui s’annonce ici, à l’aube du XXIième siècle...après le monde des dieux et celui de l’homme - les monde des maîtres - est celui de la pensée sans sujet, décentré, subreprésentative, inorganique, matérielle, brute... pensée de l’infra-strucure, avant la lettre, dirait-on: pensée du pur devenir, pensée avant l’être. Jean-Luc Nancy,Corpus, Paris,Métaillé, 2000,p. 39. Le terme d’ aréalité exprime un certain manque de réalité, réalité ténue, suspendue, celle de l’écart qui localise un corps – peu de réalité du « fond », de la matière, de la substance ou du sujet, mais ce peu de réalité fait tout le réel aréal où s’articule et se joue l’archi-tectonique des corps. En ce sens l’aréalité est l’ens realissimum, la puissance maximale de l’exister, souligne Nancy. Le corps de Psyché, le corps psychique en témoigne. 14 15 Cf. Nancy, Noli me tangere. Essai sur la levée du corps, Paris, Bayard, 2003. 16 Corpus 36 Sans être assujettie aux fins des dieux ou ceux de l’homme, sans ses parures idéologiques, sans ses bornes socio-culturelles, la pensée s’expose devant nous telle quelle: dans sa matérialité la plus dense et intense, exprimant l’ex-tension de cette matière intense, puisque «Tout revient à l’extension, sur on double bord intensif/extensif [...] la double figure des atomes et du ça, ici dénommée corpus»17. C’est tout un monde qui s’y présente comme pure exposition corporelle, à même la peau, expeausition des corps, dit Nancy, la performance de leur être-là, l’expériene de leur devenir-corps. Une telle exposition à la pensée pure (nue) présuppose l’élimination de tout discours, toute position centrale d’une pensée intentionnelle, toute relation sujet penseur-objet pensé. Une telle pensée nue n’aura pas d’ «objet», en tant que pensée corporelle elle s’exprimera ex corpore (non pas de corpore). Une telle pensée sera donc toujours autobiographique - où plutôt auto-hétéro-graphique, en tant qu’expression non-identitaire de la pensée. Expression de l’être, sans plus - mais cette ex-pression, et cela va de soi, est déjà en surcroît, en excès: le mythe de l’unum quid en serait l’exemple parfait. Cette pensée prendra les aspects d’une ontologie de la matière excessive, ontologie des bords et du débordement. Je rappelle: «Tout revient à l’extension, sur on double bord intensif/extensif [...] la double figure des atomes et du ça, ici dénommée corpus»18. Elle trouvera son expression où plutôt son ex-pression dans la pulsion, et son corps propre dans Sexistence: ontologie où la différence sex-prime, sex-pose en corps, en exposition l’un à l’autre, en ex-tase, sexposant à la jouissance (réelle - Lacan y résonne, au fond, c’est sa façon de raisonner) - Sexistence est une ontologie de l’altérité a-bordée. Pensée de l’être mise en marche par la pulsion, accomplissement en quelque sorte de l’être-ensemble philosophico-psychanalytique qui caractérise la pensée postmoderne, la Sexistence de Nancy s’écrit depuis la réinvention du réel par Lacan, le réel toujours différant des soi-disantes «réalités réalisées», réel excessif, transgressif, jouissif, réel qui s’exprime malgré toute entrave symbolique ou imaginaire, malgré sa propre «impossibilité». Corps et sens s’y articulent l’un depuis l’autre, différant, dans un commun spasme: corps et sens y sont indissociables. C’est toujours une ex-pression corporelle qui fait sens, à 17 Corpus 84 18 Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p.84. commencer avec le sexe, qui figurait déjà dans Corpus comme «nom-éclat du corps»19: «ni substance, ni phénomène, ni chair, ni signification. Mais l’être-excrit».20 «L’âme est l’extension ou l’étendue du corps. Il faut donc redonner ses droits à l’étendue, même cartésienne, même partes extra partes, peut-être pas pour la réduire à la simple position des points géométriques les uns hors de l’autres, mais pour donner tout son droit au extra, au être hors de et à l’ex-tension. Et après avoir insisté sur le «ex» de l’extension, il faut penser la tension comme telle. Qu’est-ce qui fait une extension? C’est une tension. Mais une extension c’est aussi une in-tension, au sens d’une intensité. Et c’est justement là que peut-être s’évanouit le sujet d’une intention au sens phénoménologique.[...]Un corps, c’est donc une tension. Et l’origine grecque du mot est «tonos», le ton. Un corps est un ton»21, la tension d’une corde de lyre, d’un instrument de musique, ça résonne - c’est ainsi qu’il arrive à raisonner. Plus de raison, je dis! « Au point exact où la science s’arrête et où la religion s’avère illusion, en ce point précis, Freud a su rouvrir la parole mythique »22, après tant d’années de travail sur et avec la psychanalyse, Jean-Luc Nancy nous offre une nouvelle entrée dans la pensée freudienne – et avec cela un vaste programme s’impose : il faudra peut-être repenser la philosophie du XXième siècle á l’écoute de cette parole, á l’écoute de cette nouvelle affirmation de l’être. Car cette parole mythique s’ouvre á raconter ce que c’est qu’un homme, dit-il. L’invention freudienne ne serait rien d’autre que ce récit : « Là, où l’homme était raconté venant d’un créateur ou bien d’une nature, là où il était promis á une vie céleste ou bien á la survie selon l’espèce, là même s’introduit une autre provenance et destination. L’homme vient d’un élan o d’une poussée qui le dépasse – qui dépasse en tout cas de beaucoup ce que Freud désigne comme le « moi ». [...] Ce récit raconte que - et comment – les hommes se racontent leur provenance et leur destination en rapport á un 19 Idem, p.. 35. 20 Idem., p.20. Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p.126. Suivant le Wictionnaire son sens vient « du latin tonus, lui-même du grec ancien τόνος, tonos (« corde, tension de la corde de la lyre, mode musical, mesure d’un vers, accent tonique ». 21 22 Nancy, Jean-Luc. L’Adoration. Ed. Galilée, 2010. p. 145-147. infini dépassement d’eux-mêmes, á une poussée excessive qui les précède et qui les suit, qui les met au monde et les en retire tout en exigeant d’eux qu’Ils donnent forme en ce monde á cette force d’oùtre-monde ». Ce serait la théorie des pulsions : « La doctrine des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination », avoue Freud dans Angoisse et vie pulsionnelle23. C’est l’importance de cette indétermination qui fait resurgir la mythologie au bord de la pensée humaine déterminée par son savoir. L’homme, á la limite (de son savoir) reste indéterminé, il restera donc toujours à recommencer : nouveau départ, nouveau récit, nouvelle fiction, chaque fois véritable, car l’homme sera toujours ce qu’il devient en se racontant. « Le mythe est ce par quoi apparaît la structure selon laquelle il peut y avoir un « moi » se détachant sur le fond d’un « ça » - et ce détachement se fait par la production mythique - du « héros », c’est-á-dire du « moi ». Toute l’invention de Freud s’ouvre là : le sujet se raconte lui même, il advient par son récit. Ce n’est pas une fabulation, car ce n’est pas le « sujet parlant »qui opère ici, c’est bien plutôt celui que la parole met au monde »24 - on en fait l’expérience avec l’affirmation «Ego sum» qui s’exprime d’emblée comme: «ego sum/corpus», car l’affirmation donne lieu à ce qu’il affirme, il fait corps. N’oublions pas: le corps est une tension, c’est-à-dire «tonos»: «Un corps es un ton»25 l’ex-pression est provocative, sans doute, provocation de cette expérience élémentaire de l’être: l’ouverture comme «pro-vocation à penser»26, parole avant tout, donnant lieu à l’espacement conjoint de la pensée et de la corporéité de l’être: âme et corps liés à jamais par l’expérience de leur expression réciproque par et dans la bouche, par l’ouverture des lèvres, émission des ondes d’air vibrant - vibration, excitation à son insu, signifiance d’avant toute signification: ces serait l’expérience primordiale de l’être parlant, ou l’être tout court, dirait Lacan, dont lalangue couvre la même expérience corporelle du psychisme pré-significatif: l’inarticulation ontologique de l’âme/corps. Les Borborygmes de Nancy en attestent la nécessité: «de plus en plus, me semble-t-il, chaque demande de discours fait lever d’abord en moi comme une inquiétude - mais aussi, paradoxalement, comme un besoin - de répondre par un grognement inarticulé. 23 cité par Nancy, L’Adoration. Ed. Galilée, 2010. p. 147. 24 Nancy, L’Adoration. Ed. Galilée, 2010. p. 145-146. 25 Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p.126. 26 Nancy, Sexistence, Paris, Galilée, 2017, p.22 Comme s’il me devenait chaque fois plus clair que la réponse, que toute réponse, doit reconduire à l’orée du langage, et doit y épuiser les ressources signifiantes pour laisser bruire et craquer quelque chose qui est immédiatement et matériellement le sens inouï dont nous sommes l’ouie même»27 - Unum quid, qui s’ouvre en bouche et parle, fait la même expérience de la parole nue, d’avant toute signification, parole effective, performative, qui fait ce qu’il dit, «parce qu’elle ne peut pas l’être»: «une bouche sans visage, donc, faisant l’anneau de sa contracture autour du bruit : je. « Tu » fais cette expérience tous les jours, chaque fois que tu prononces ou que tu conçois dans ton esprit ego, chaque fois – cela t’arrive tous les jours – que tu formes l’o de la première (première, avant elle il n’y a rien) personne : ego cogito existo... à vraie dire, c’est de ça qu’elle est et qu’elle fait expérience – qu’elle le fait ou le forme parce qu’elle ne peut l’être.»28 Rien d’étonnant donc, si «Le corps ontologique n’est pas encore pensé»29 - sera-t-il un jour? Jean-Luc Nancy n’y prétend même pas, il se contente de lui donner la parole - c’est ainsi qu’il arrive à écrire «ex corpore», non pas «de corpore», ce sera le «mot en trop» sorti, jailli, ex-pulsé de sa pensée, sans aucune raison. «Lorsque Freud écrit que les pulsions sont nos mythes, il indique très précisément que c’est dans le treiben que nous pouvons formuler notre raison d’être – ou nous raconter notre propre histoire, nous fictionner ce qui exige d’être figuré : la raison d’être sans raison, l’exister en tant que tel. Or le treiben c’est la poussée, la pulsion en tant qu’élan, entraînement, penchant, croissance, essor, quelque chose de l’ordre de la vigueur qui fait le sens premier du vegere latin d’où aura poussé notre végétal. La pulsion dit en somme la vie d’avant la vie, une archivie qui ne laisse aucune archive puisqu’elle n’a lieu que sortant de rien et pour rien, sortant pour sortir. Chaque mot est ici de trop puisque ça sort de rien, de la chose en tant qu’elle se pousse d’elle-même à être»30. Sortie d’un spasme pré-ontologique, le mythe «unum quid» nous donnerait ainsi «la raison d’être sans raison, l’exister en tant que tel» dans une fiction d’une justesse parfaite: sans 27 Nancy, La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p. 45. 28 Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Aubier Flammarion, 1979, p.157 29 Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métaille, 2000,p. 16. 30 Nancy, Sexistence, Paris, Galilée, 2017,p. 76. référence, sans signification aucune, ex-pression sui generis, expérience d’inexistence affective et effective, plus ou moins raisonnable. «Ce que fait la pensée, dès lors, n’est pas une opération, ni même une action. C’est un geste et une expérience. Un geste: une conduite, une manière d’aller vers ou de laisser venir, une disposition, invite ou dérobade, qui précède toute construction de signification. Une expérience: un outrepassement de toute signification donnée et d’abord d’un réel que le sens ne retient pas dans ses filets. Non pas le supposé réel d’une présence immédiate: mais précisément la nudité en tant qu’elle se dérobe et ne cesse pas, ainsi, de se dénuder.» Un tel geste réécrit le réel - il le réécrit en termes d’inexistence, de devenir, d’in-fini: car ce qui fait la différence entre geste et action ou opération, seraient précisément leurs fins. Désormais le réel n’a pas de fin: ni présence, ni identité, ni stabilité - le réel n’a pas de «réalité», ni ponctuelle, ni structurelle. Le réel ne se connaît pas, le réel est insu - la raison, le savoir seraient d’une autre dimension, ils n’en savent rien... Le réel pour Nancy serait toujours déjà méta/physique, ou bien plus-que-physique, dé-limitation du corps physique: ouveture, exposition, extension. La tension la plus physique possible, comporte toujours déjà un élément pulsionnel qui l’arrache du domaine de la physique proprement dite. Comment la dire autrement? «La pensée n’est pas le sujet qui pose devant soi un objet qu’il examine et qu’il évalue. Elle est cela qui ne se trouve que dans ce qu’elle pense. Aussi est-elle, pour Descartes, tout ce qui a lieu de telle sorte que je m’y trouve ou que je m’y touche en même temps que j’y aborde quelque chose, une représentation, une sensation, une affection. C’est ce qui fait que ego sum s’égalise à cogito: bien loin d’établir un sujet intellectuel, cette pensée du sum accède à un être qui se donne ou qui se trouve en tant que, infiniment, il s’enrobe et se dérobe en toute chose du monde.» Ça parle, ça se dit, se communique de chose en chose, d’ouverture en ouverture, ça s’exprime et s’affirme avec chaque ouverture, cède et excède la pression et la tension de la pulsion d’être, pulsion à penser: ego sum unum quid. Les borborygmes de Nancy, telle lalangue lacanienne, exprimerait la même expérience méta/physique: le surgissement, jaillissement, de quelque chose, ex nihilo, une sortie de soi avant l’être, sortie à l’être - l’expérience méta/physique ou psycho-corporelle de l’énergétique pulsionnelle freudienne. Nous laissant guider par la Sexistence nancéenne, nous pourrions appeler «pulsion d’ex-pression» cette instance qui lie le sens au sensuel, la parole au plaisir et constitue le noeud de jouissance de l’être. C’est dans cette expérience que «le langage et le sexe ont partie liée : même destination ou même destinerrance. Un cri ou un chant sort du corps, une exclamation sur un seuil d’extase et d’expiration.»31, ou, un peu plus loin «sexe et langage forment le double élément selon lequel nous existons en tant que « espèce humaine », autrement dit en tant qu’espèce qui de l’une et de l’autre manière excède tout ordre donné, déterminé selon le modèle que nous pensons avoir stabilisé d’ordres et de lois d’un univers cosmique, naturel et vivant.»32 Sexe et langage dé-finissent donc l’humain comme être excessif. Ce sont les modalités du passage, de l’acte - de l’excès, c’est-à-dire l’acte par et dans lequel nous nous excédons (nous transgressons, nous nous transcendons) en êtres humains- à commencer par la transgression du corps en âme et de l’âme en corps qui implique toute une onto-éroto-logie de l’humain. Pour Nancy ce sont deux techniques de la transcendance humaine - deux techniques qui effectuent le saut transgressif de la matière humaine, ou encore de la matière en humain. La raison en excès: métaphysique et métapsychologie L’invention freudienne, Nancy l’aborde en termes d’ «énergétique»: la pulsion en serait le fonctionnement. « Ce qui se détermine comme pulsion, sous au moins deux espèces différentes (de plaisir et de destruction) tient sa force d’une « énergie déplaçable qui, en soi indifférente, peut venir s’ajouter à une motion qualitativement différenciée, érotique ou destructrice, et augmenter son investissement total.» L’hypothèse d’une telle énergie 31 Jean-Luc Nancy, Sexistence, Paris,Galilée, 2017, p.41. 32 Idem., p.70 déplaçable est fondamentale pour la théorie freudienne33. Il s’agit d’une énergie érotique issue de la « réserve de libido narcissique », « présexuel » pour Nancy tant qu’il n’est pas tourné vers son dehors, vers l’autre. Mais cela ne change rien au caractère érotique de cette réserve, ressource préalable ( Feud précise que cette énergie est « probablement en activité dans le moi et dans le ça »34), d’une existence pulsionnelle différenciée et dirigée vers d’autres êtres. Cette réserve, cette ressource pré-humaine est d’une grande importance pour Nancy: il y trouve l’origine ou le principe ou «l’archéologie la plus ancienne de ce que nous nommons volontiers « un sujet » ou de ce que Heidegger nomme Dasein : l’existant qui ouvre son propre « là », son monde et sa façon d’y être»35. Avec cela Freud ouvre un nouveau registre qui excède le psychisme proprement dit, puisqu’il concerne l’être ou l’existence. C’est le point où la « métapsychologie » freudienne touche à la « métaphysique » - je dirais même que physique et psychique se con-fondent36 dans leur dimension excessive: la pulsion. Dans la «méta-» (l’excès) du psychique et de la physique il s’agit toujours du corps et de l’esprit, précise Nancy: «La pulsion – le désir, la poussée, l’envoi – passe de l’un à l’autre. Elle fait et elle forme ce passage»37 Le passage de l’un à l’autre serait donc rendu possible par cette sorte de plus-de-raison, qui, depuis Freud, nous advient comme pulsion. «Lorsque Freud écrit que les pulsions sont nos mythes, il indique très précisément que c’est dans le treiben que nous pouvons formuler notre raison d’être – ou nous raconter notre propre histoire, nous fictionner ce qui exige d’être figuré : la raison d’être sans raison, l’exister en tant que tel»38 - en tant que fiction d’être. Et la fiction est toujours une pratique pour Nancy: la pensée nue qui se façonne au gré de ses tensions et in-tensions pulsionnelles. C’est dans cette fiction d’être que «la métaphysique se métamorphose en « métapsychologie »», ce qui est d’une importance majeure, puisque «cet enchaînement de Cf. Le Moi et le ça, trad. Jean Laplanche dans Sigmund Freud. Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 258. cité par Nancy, Sexistence,Paris,Galilée, 2017, p.25. 33 34 Ibidem. 35 Jean-Luc Nancy, Sexistence, Paris,Galilée, 2017,p.26. 36 leur interpénétration rend possible leur fondation réciproque. 37 Jean-Luc Nancy, Sexistence, Paris,Galilée, 2017, p.82 38 Idem p. 76. « meta » annonce un outrepassement de la pensée (qu’on la nomme ou non « philosophie ») dans lequel nous commençons tout juste à pénétrer»39 - avec plaisir... ... le plaisir qui est une structure d’excès sur soi-même, la Vorlust freudienne qui annonce l’au-delà du principe du plaisir40, et ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la philosophie: l’espace d’une sorte de matérialisme psychique dans lequel nous commençons tout juste à pénétrer. Encore une fois et chaque fois de nouveau: le plaisir annonce un rebond, un nouveau départ de la pensée. «Comment une tension donne-t-elle du plaisir ? demandera Freud. Sans le savoir, il posait la question du nouvel ex nihilo : comment la tension que ne sous-tend pas une détente assurée peut-elle se plaire à elle-même ? « se plaire », c’est-à-dire désirer persévérer dans la réalité de sa tension ? Dans ce réel en somme irréalisable ?» 41 - voici l’enjeu de la pensée contemporaine: que faire de ce réel irréalisable, ce réel qui évite toute réalité? Comment penser ce réel qui se moque de toute pensée raisonnable? C’est insensé... pourtant ça fait sens. L’histoire même de la pensée occidentale reste à réécrire en termes de pulsion à penser. Premières tentatives dans La pensée dérobée, puis dans Seistence: Platon, Spinoza, Kant, Nietzsche, Freud - les noms marquent des centres d’intensité de plaisir - le plaisir: mobile de l’acte de connaître depuis l’aube de la pensée occidentale; le plaisir qui bouscule la frénésie pulsionnelle en phronésis42, terme qui indique depuis Platon la pensée elle-même «moins comme intellection que comme tension active, elle-même désirante». Ce qui importe pour Nancy dans cette histoire, c’est que dans la phronésis «le plaisir est actif comme raison»43 - cela sort d’une évidence éblouissante chez Kant, qui «ouvre une époque où la Raison doit elle-même se considérer comme Trieb, pulsion, poussée, tension et désir vers un « inconditionné » qui finit par se révéler ne consister en rien d’autre que dans sa propre poussée»44 - Kant découvre la poussée absolue, la 39 Idem p.32 40 Cf. Nancy, Système de plaisir (kantien), La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p.79-80. 41 Jean-Luc Nancy, Sexistence, Paris,Galilée, 2017,p.65 42 Idem p.30 43 Nancy, Système de plaisir (kantien), La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p.77. 44 Idem p.31 pulsion comme instance métaphysique. La pulsion kantienne de la raison, le désir de l’inconditionné ne serait autre chose que «la poussée se retournant sur elle-même et se connaissant comme excédence constitutive». 45 C’est cette «pulsion kantienne de la raison» qui fonde l’expérience moderne de la pensée, affirme Nancy. Les différences «parallèles» de Deleuze et de Derrida en seraient l’ex-pression la plus proche: «différenciation et différance qui ont au moins en commun la mise en jeu d’une tension, d’une pulsion et d’une pulsation»46. Nancy fait un pas de plus: il saute, à corps perdu, au beau mi-lieu de la différance derridienne, dans le réel absolu de la différance. «La pensée de Derrida est un réalisme absolu du réel pur, s’est-à-dire le réel surgissant derrière tout: réalisant tout, n’étant donc rien de réalisé, étant le rien, le res de la réalisation même. Non seulement ce réalisme affirme le réel, mais il y touche», dit-il dans ses Borborygmes47, ce réel, aréal, plus-que-réel, serait la révélation de ses borborygmes, paraît-il, l’expérience corporelle de l’affirmation in-signifiante, de la pensée naissante.48 Avec Jean-Luc Nancy, une fois de plus, la raison se fonde en excès, en plus-de-raison: «pensée au-delà du savoir, intuition intellectuelle au-delà de l’intuition sensible, raison au-delà de l’entendement, foi au-delà de la raison, transformation du monde au-delà de son interprétation, art au-delà de la science, pensée au-delà de la philosophie, «pensée commençante» au-delà de la pensée même..., folie, silence, non-savoir... «tels sont quelques-uns des maillons d’une étrange et puissante chaîne: l’histoire moderne ... d’un surmontement nécessaire de la pensée de connaissance et de reconnaissance [...] d’un outrepassement et d’une subversion qui surgissent à l’intérieur de la philosophie elle-même»49. Cet outrepassement , cette subversion qui surgissent à l’intérieur de la philosophie, c’est ce qui nous reste à penser - c’est ce qui nous reste à faire: toucher au réel, à corps perdu... C’est ce qui définirait la pulsion de penser à l’époque post-humaine. 45 Jean-Luc Nancy, Sexistence, Paris,Galilée, 2017, p.77 46 Ibidem. 47 Nancy, «Borborygmes», in: La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p.62. Derrida parle d’un « réalisme absolu, post-déconstructif » (Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 60). Leur rencontre nous donne à penser un possible réalisme, voire matérialisme d’une certaine „post-déconstruction” – possibilité que Derrida tient à l’écart de la déconstruction, de „sa” déconstruction, mais une possibilité à laquelle il tient, en même temps. 49 La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p.38. 48 ...peut-être post-philosophique... ...peut-être anti-philosophique... ... que sait-on? Dépouvue ou débarrassée de son essence, de sa raison d’être, la philosophie s’expose aujourd’hui telle qu’elle, poussée vers l’inconnu, sans raison, comme débordement de raison, excès de raison vers son autre. Sans raison, sans structures, sans masques: nue, ouverte au réel sans en chercher la raison: elle est ouverte à tout ce qui lui arrive, à tout ce qui lui importe et l’emporte. Le travail de la déconstruction semble aujourdh’hui accompli: la pensée désormais nue ouvre l’à-venir, et c’est tout.