ISABELLE EBERHARDT Isabelle Eberhardt (1877-1904) Née à Genève dans une famille d’exilés russes, Isabelle défraie très jeune la chronique : habillée en homme, l’insolente s’enivre parfois, séduit souvent, fume tout le temps et se pique de littérature. Ensorcelée par l’Orient, elle embarque pour l’Algérie et devient tantôt le cavalier du désert, tantôt une femme passionnée jouant avec ses diverses identités. Amoureuse du Sahara, de l’indicible paix des grands espaces et des folles chevauchées, elle se cherche, rêve d’ailleurs et d’amour. « Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant les routes, nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés1. » Ineffable tristesse au bord du Léman En Russie, la mère d’Isabelle, Natalia, une aristocrate russe, épouse le général de Moerder, veuf âgé, père de trois petits enfants : Sofia, Alexandra et Constantin, 1. Isabelle Eberhardt, Lettres et Journaliers, Actes Sud, 1989, page 27. 189 Les Travestis Histoire.indd 189 31/03/2014 18:24 AVENTURIÈRES ET VOYAGEUSES que la toute jeune mariée élève. Elle met ensuite au monde Élisabeth, Olga, Nicolas, Natalia et Wladimir. Épuisée, Natalia engage alors un précepteur, Alexandre Trofinosky, savant, un peu anarchiste, surnommé « Vava ». Hélas, Natalia, de nouveau enceinte, défaille : la famille décide de partir en Suisse pour se reposer. Les Moerder, laissant Sofia et Alexandra en Russie, emmènent donc Constantin et les cinq enfants, accompagnés du précepteur. En Suisse, naît Augustin de Moerder. Mais le général meurt en Russie en 1873, et voici Natalia seule avec le précepteur. C’est à ce moment-là que naît Isabelle, le 17 février 1877, à Genève. Elle ne connaîtra jamais le nom de son véritable père, mais il est fort probable que ce soit Vava… Enfant illégitime, Isabelle, doit porter le nom de sa mère. Dans l’aristocratie, quelle honte ! Le retour en Russie est impossible. La famille s’installe donc définitivement à Genève, à la villa Neuve, une « demeure malchanceuse close et muette, perdue dans les herbes folles, comme plongée dans un rêve funèbre et morose1 ». Quelle vie mélancolique dans cette propriété, habitée par une famille tourmentée, refermée sur elle-même ! Les drames familiaux – comme le départ de Constantin, la fuite de Nicolas, la fugue de la jeune Natalia et le fait que Wladimir soit absent à lui-même – et les nombreuses déceptions qu’ils vivent brisent le cœur de la douce Natalia et de Vava, le précepteur. 1. Ibid., page 139. 190 Les Travestis Histoire.indd 190 31/03/2014 18:24 ISABELLE EBERHARDT Âme romanesque dans un costume d’homme Par souci d’économie, la jeune Isabelle grandit avec les vêtements de son frère Augustin, jeune garçon indolent mais bouleversant de beauté et de grâce. La frêle jeune fille lui voue d’ailleurs un amour exclusif. Élevée par Vava, favorable, comme l’anarchiste Bakounine, à l’égalité entre les sexes, elle porte d’autant plus naturellement le pantalon. Mais sans doute est-ce également pour s’affranchir du carcan social, pour cacher une souffrance secrète, pour échapper au destin de bâtarde – elle signe même quelques lettres : Isabelle de Moerderr1 – et par rejet de la condition des femmes, empêtrées dans leurs robes. « Porter des habits de femme, mal fichus et ridicules, cela jamais2 », écrit-elle. Isabelle hésite à s’enfermer dans un mariage convenu, dans un personnage ou dans un genre, mais refuse finalement de se limiter. On naît homme ou femme, Isabelle sera les deux ! Elle déambule dans les rues de Genève, fréquente les cafés, coiffée d’un fez ou vêtue d’un complet gris, d’une affolante tenue de petit marin, émouvante avec ses cheveux blonds coupés court, défiant l’ordre établi par la distinction sexuelle. « Je me balade en marin en ville, au nez et à la barbe des agents3… », écrit-elle à son frère Augustin. Quoi de plus suspect 1. Ibid., page 40. 2. Lettre à Slimène, 29 mai 1901, in I. Eberhardt, Écrits intimes, Payot, 2003, page 315, note 2. 3. Lettre à Augustin, non datée, in E. Charles-Roux, Désir d’Orient, t. I, Grasset, 1995, page 215. 191 Les Travestis Histoire.indd 191 31/03/2014 18:24 AVENTURIÈRES ET VOYAGEUSES pour les limiers de la police qui surveillent les Russes, terroristes potentiels et anarchistes dans l’âme ? Sous un pseudonyme masculin, Nicolas Podolinsky, elle publie même une nouvelle sulfureuse qui exhale sa brûlante sensualité : Infernaliaa (l’histoire du viol d’une jeune morte dans une salle de dissection). À 18 ans, un air d’enfance auréole encore son visage, son charme affole les hommes, qu’elle aime un peu, à la folie et parfois pas du tout. Fascinée par l’Orient « Moi, à qui le paisible bonheur dans une ville d’Europe ne suffira jamais, j’ai conçu le projet hardi, pour moi réalisable, de m’établir au désert et d’y chercher à la fois la paix et les aventures, choses conciliables avec mon étrange nature1 », écrit-elle. C’est Augustin, mêlé à un trafic de stupéfiants et qui s’enfuit en Algérie, qui va donner corps aux rêves d’évasion d’Isabelle. Elle apprend l’arabe, lit le Coran, écrit à son frère, son « bien aimé », des lettres passionnées, signées Myriam2. En même temps, elle correspond – parfois sous le nom de Nicolas Podolinsky et parfois sous celui d’Isabelle de Moerder – avec Abou Naddara, juif égyptien nationaliste et fin lettré. Dans Vision du Maghreb, une nouvelle publiée dans une revue littéraire aux côtés des plus 1. In E. Charles-Roux, Nomade j’étais, t. II, Grasset, 1995, page 290. 2. Lettre du 24 décembre 1895, in I. Eberhardt, Lettres et Journaliers, op. cit., page 31. 192 Les Travestis Histoire.indd 192 31/03/2014 18:24 ISABELLE EBERHARDT grands écrivains, Isabelle raconte un Orient qu’elle ne connaît pas encore. L’Algérie, si belle Isabelle et Natalia sa mère, désargentées, espérant une vie meilleure, s’installent finalement à Bône, au Nord-Est de l’Algérie, en 1897. Isabelle a 20 ans et tourne le dos à un Occident désenchanté et désacralisé. Pour assouvir sa quête d’absolu, elle s’initie à l’islam et finira même par se convertir sans renoncer à sa liberté. « Je ne me crois nullement obligée, pour être musulmane de revêtir une gandoura et de rester cloîtrée1 », écrit-elle d’ailleurs. C’est dans les quartiers arabes qu’Isabelle s’aventure et que mère et fille s’installent, dénonçant le colonialisme. « Ce qui m’écœure ici c’est l’odieuse conduite des Européens envers les Arabes, ce peuple que j’aime et qui sera, si Dieu le veut, mon peuple à moi », écrit-elle dans une lettre en juillet 1897. Hélas, sa mère bien-aimée meurt en novembre 1897 et quelques mois plus tard, à Genève, son frère Wladimir se suicide. Ce sont des pertes extrêmement douloureuses pour la jeune fille. Elle rentre alors à la villa Neuve, se fiance avec un certain Ahmed Rechid Bey, un jeune diplomate turc, mais renonce rapidement au mariage. En 1899, c’est Vava, soigné par Isabelle et Augustin, qui s’éteint à son tour. 1. Lettre à Ali Abdou Wahab, in ibid., page 59. 193 Les Travestis Histoire.indd 193 31/03/2014 18:24 AVENTURIÈRES ET VOYAGEUSES Errance et détachement La « fièvre d’errer » la reprend alors. Elle s’arrête chez Augustin à Marseille. Mais, de plus en plus indolent, il s’éloigne inexorablement de sa sœur. « Où est restée cette affinité de nos deux natures1 ? », se demande-t-elle. Isabelle flâne sur les quais en habits d’ouvrier. Sur le bateau qui la mène de ville en ville, elle dort sur le pont, porte le fez musulman : « Ils me regardent comme une bête curieuse », écrit-elle. Après un séjour à Tunis où se mêlent son envie d’absolu et l’étourdissement dans des nuits de débauche, elle poursuit son errance : Alger, El Oued, Bône, Tunis, le Sahel, Marseille, Paris, Genève, la Sardaigne. À Paris, Isabelle, désargentée comme toujours, cherche à rejoindre la Société de géographie, espérant le soutien du journal féministe La Fronde. Or, la journaliste Séverine, chroniqueuse régulière du journal et amie de Marguerite Durand, la fondatrice, déteste les femmes en pantalon. En effet, à ses yeux, le féminisme doit revendiquer l’égalité pour les femmes en tant que telles et non pas déguisées en homme. Elle refuse donc son appui à Isabelle, qui décide alors de quitter Paris. Si Mahmoud Saadi, cavalier du désert Il vaut mieux vivre, « indépendamment de tous, au fond du désert loin des hommes2 », écrit-elle alors. Isabelle devient taleb, un jeune homme lettré en quête de sens, 1. Ibid., page 223. 2. Isabelle Eberhardt, Mes journaliers, La Connaissance, 1923, page 46. 194 Les Travestis Histoire.indd 194 31/03/2014 18:24 ISABELLE EBERHARDT et prend le nom de Si Mahmoud Saadi. Sous le turban, son crâne est rasé, et le cavalier « aux yeux noirs et d’un éclat singulier, le visage blême, les pommettes saillantes et le poil roux1 » fume à longueur de temps. Mahmoud, selon la tradition, voyage, demande l’hospitalité et s’instruit de l’islam auprès des sages. Ceux-ci s’aperçoivent-ils du travestissement d’Isabelle ? Peut-être son audace est-elle trop grande pour qu’on ose soupçonner une telle usurpation d’identité ? Peut-être aussi la retenue, forme de politesse qui interdit d’interroger l’hôte, conduit-elle les sages à ignorer ce détail ? Isabelle écrit : « Sous un costume correct de jeune fille européenne, je n’aurais jamais rien vu… car la vie semble avoir été faite pour l’homme2. » Ce travestissement lui octroie une liberté totale. Aucune femme n’a jamais vécu la vie nocturne, les mauvais lieux, les bordels, les bagnards dans les bataillons disciplinaires perdus dans le désert, les soirées entre hommes à fumer le kif, l’amitié et la camaraderie, la volupté des danseuses, tout comme la vie dans la zaouïaa (monastère) et l’approche mystique de l’islam : « J’entrais, mon déguisement aidant, dans la sainte zaouïa a à l’heure de la prière3… » Fièvres au Sahara En 1889, drapée dans les plis de son burnous, Isabelle décide de partir avec deux guides, aussi légère qu’une 1. E. Charles-Roux, Nomade j’étais, op. cit., page 49. 2. Isabelle Eberhardt, Dans l’ombre chaude de l’islam, Gasquet Fasquelle, 1920, page 207. 3. I. Eberhardt, Lettres et Journaliers, op. cit., page 63. 195 Les Travestis Histoire.indd 195 31/03/2014 18:24 AVENTURIÈRES ET VOYAGEUSES plume, sans bagages, juste une outre d’eau. Son expérience dans le désert transforme la jeune rebelle : elle accepte le destin (mektoub) et se fond dans l’infini des sables. Elle connaît la faim, la soif, l’épuisement, les fièvres et la merveilleuse beauté du Sahara. « Qui n’a pas ouvert les yeux sur le désert ne sait pas tout ce que peut contenir d’ineffable la beauté terrestre d’un matin1. » Mais, dans les oasis, elle mène aussi la grande vie, boit et fume avec ses compagnons, « cuite toute la nuit » écrit-elle. Méprisant conventions et interdits sexuels, elle mène une vie très libre. Au passage, elle brise le cœur de quelques officiers français2. Ce désir d’extase lui ouvre les portes d’un ordre soufi, branche mystique de l’islam, qui répond enfin à son aspiration spirituelle. La beauté magique de la ville d’El Oued, ville aux mille coupoles, aurait-elle participé à cet accomplissement ? Isabelle écrit : « El Oued me fut une révélation de beauté visuelle et de mystère profond3. » Mariage musulman Nous sommes en 1900. En flânant dans l’oasis, elle rencontre Slimène Ehni, un spahii – cavalier indigène dépendant de l’armée française –, nationalisé français. Slimène touche Isabelle au plus près de son âme. Ils s’aiment d’un amour fou. Quel scandale qu’une 1. Ibid., page 186, note 3. 2. E. Charles-Roux, Nomade j’étais, op. cit., p 92. 3. I. Eberhardt, Lettres et Journaliers, op. cit., page 87. 196 Les Travestis Histoire.indd 196 31/03/2014 18:24 ISABELLE EBERHARDT Européenne aime un Arabe ! Qu’elle ose même l’épouser selon le rite musulman ! Hélas, le 29 janvier 1901, Isabelle est victime d’un attentat : est-ce à cause de son costume masculin ou d’une rivalité religieuse ? Nul ne sait qui a armé la main de celui qui tente de l’assassiner. Elle est gravement blessée. Les autorités considèrent alors comme indésirable cette aventurière travestie et sans doute espionne. Isabelle fuit donc l’Algérie et attend une année à Marseille, loin de son mari ; elle habite chez le malheureux Augustin, aristocrate déchu, mal marié, mélancolique et incapable de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Isabelle et son frère sont ruinés. Pour subsister, elle écrit dans un journal russe et se fait même embaucher, en mai 1901, comme employé arrimeur poulieur sous le nom de Pierre Mouchet1. Isabelle est appelée à Constantine pour participer au procès de son attentat. Là, elle est condamnée à être expulsée pour avoir porté une tenue d’homme et pour s’être convertie à l’islam ; elle est d’autre part suspectée parce qu’elle ose pardonner à son agresseur, un indigène. En août 1901, Slimène la rejoint enfin à Marseille. Elle lui avait écrit : « À ton arrivée, je serai en homme et en compagnie d’un portefaix. Appelle-moi Mahmoud devant lui2. » Ils se marient civilement pour qu’Isabelle obtienne le passeport français, elle porte 1. Lettre à Slimène, non datée, in I. Eberhardt, Écrits intimes, op. cit., page 316. 2. In E. Charles-Roux, Nomade j’étais, op. cit., page 405. 197 Les Travestis Histoire.indd 197 31/03/2014 18:24 AVENTURIÈRES ET VOYAGEUSES une robe « bleue très foncée en jolie laine1 ». Grâce à ce passeport, ils peuvent regagner de nouveau l’Algérie. Derniers voyages Mais l’ensorcelant désert appelle Isabelle : « Partir au loin, errer longtemps2 », écrit-elle dans son journal. Souvent, elle part seule, éveillant la méfiance des autorités et suscitant la jalousie de son époux par ses élans de sensualité. Mais elle revendique un statut particulier : « Certes, je suis ta femme devant Dieu et l’islam mais je ne suis pas une vulgaire Fatima ou une Aïcha quelconque. Je suis aussi ton frère Mahmoud, le serviteur de Dieu et de Djilali [maître soufi (1083-1166)] avant d’être la servante qu’est une épouse arabe3. » Pour échapper à la misère, elle collabore avec succès à r et part dans les avantun journal arabophile El Akhbar, postes militaires. Le « cavalier du désert » devient célèbre. Les musulmans adoptent cet homme-femme, amoureux du Sahara, et frère dans la foi. Elle apprend à connaître et à observer de l’intérieur le monde musulman. « Si les femmes ne sont pas de bonnes observatrices, c’est que leur costume attire les regards ; elles ont toujours été faites pour être regardées4 », écrit-elle. En 1903, elle rencontre Lyautey à Aïn Sefra. Elle le fascine : « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi […] aussi libérée 1. Lettre à Slimène, 3 août 1901, in I. Eberhardt, Écrits intimes, op. cit., page 358. 2. I. Eberhardt, Les Journaliers, op. cit., page 196. 3. Lettre à Slimène, 23 juillet 1901, in I. Eberhardt, Écrits intimes, op. cit., page 336. 4. In E. Charles-Roux, Nomade j’étais, op. cit., page 477. 198 Les Travestis Histoire.indd 198 31/03/2014 18:24 ISABELLE EBERHARDT de tout que l’oiseau dans l’espace », écrira-t-il plus tard, dans une lettre de mai 1905. Mais en 1904, l’oued en crue dévaste soudainement la ville basse d’Aïn Sefra : sa maison s’effondre sur Isabelle, trop épuisée par les fièvres pour s’enfuir. Seul Slimène survit. Elle avait 27 ans. Enterrée selon le rite musulman, Si Mahmoud repose dans le cimetière de la ville, laissant 2 000 feuillets emplis de sa petite écriture violette. Sur sa tombe, il est gravé : Isabelle Eberhardt, écrivain, Mahmoud Saadi, baroudeur mystique du Sahara. 199 Les Travestis Histoire.indd 199 31/03/2014 18:24