L'humain comme paradigme de la polis Une lecture du P. Michel Hayek Fadi Abdelnour Comment abordons-nous l'acte de lecture ? La lecture est un acte herméneutique, une interprétation. Cet acte relève de l’art; il a une dimension esthétique. Nous ne lisons pas par obligation ou par devoir, mais parce que nous sommes ravis par ce que nous lisons et étonnés devant l’horizon ouvert par l’écriture. Comme nous sommes libres, notre lecture jaillit du cœur de notre liberté pour aller à la rencontre de la liberté de quiconque a écrit. Et si l’on parle de « conflit des interprétations », c’est parce que la lecture est aussi bien dramatique qu’esthétique. En lisant, nous nous lisons. Combien cette lecture de soi dans la lecture de l'autre ressemble à un combat ! A la liberté de l’écriture répond la liberté de la lecture. La lecture comme acte herméneutique de liberté fait naître le(s) sens dans la rencontre avec l’écriture, laquelle est, à son tour, un acte herméneutique de liberté dans la rencontre avec une lecture. Ainsi, toute lecture est un perpétuel mouvement, entre un texte et une existence, articulé sur la beauté et le drame. Avec la lecture, nous découvrons la vie d’une œuvre d’un passé révolu pour la faire naître à la nouveauté de l’aujourd’hui. Du passé, la lecture sort l’œuvre pour voir en elle les germes d’un futur possible. Comme présence à un texte du passé, la lecture le rend présent à un temps qui coule. La lecture donne la parole à l’auteur parce que, dans l’écriture, il s’est donné en texte. Ce don de la parole libère le passé d’un texte mort comme lettre pour que nous puissions naître avec son horizon dans l’esprit qui vivifie. De là, la lecture devient un cadeau et un miracle; un cadeau, car toute lecture est une surprise qui fait jaillir dans le temps une nouveauté inattendue; un miracle, parce que la lecture nous guérit de la banalité en ouvrant des pistes jusqu’ici inimaginables. Écouter ce que dit Hayek, c’est être patient dans la lecture. Ni comprendre trop tôt pour ne pas anticiper et lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Ni comprendre trop tard pour ne pas rater ce qu’il a à dire, sinon nous ressemblons au chasseur qui, de peur qu’il ne rentre bredouille à la maison, il ira acheter le gibier dans n’importe quel magasin. Comprendre au bon moment fait de la lecture un cadeau. Inventer dans le dialogue, c’est être créatif dans la créativité de Hayek. Dans son écriture, Hayek ouvre des pistes et oriente le lecteur vers elles. Inventer devient cet effort d’emprunter ces pistes pour découvrir ce qu’il y a sur le chemin comme trésor. Toute découverte nous exhume de l’éternel retour au même et fait de la lecture un miracle. En 1978, Hayek écrit dans An-Nahar : « Ne suffit-il pas à l'être humain d 'être humain tout simplement, et n'est-ce-pas en cela que réside son plus beau nom et sa plus belle conception ? La libanité, l'arabité, la persanité et l'occidentalité n'ont aucune valeur si elle ne sont pas humanité. L'être humain est le sens premier et dernier. A défaut d'être un contexte pour l'épanouissement de l'humain, la patrie ne revêt d'aucun sens. » (1978) Dans un langage aristotélicien, l'humain, selon Hayek, constitue la cause efficiente et la cause finale de la polis; il est sa raison d'être et sa destinée ultime. De plus, dans l'entre-deux, il résume le mouvement de son histoire. Par conséquent, l'anthropologique devient le paradigme du politique. Une révolution copernicienne? Certes. Désormais la polis ne se trouve plus tiraillée entre le Charybde des intérêts qui engendrent les opprimés de l'histoire et la Scylla du télos qui sacrifie les vaincus sur l'autel de la Raison. L'humain se dresse en son centre comme son intérêt et son télos. D'aucuns objecteront : cette vision du politique s'avère être utopique. A notre avis, cette approche de l'utopie comme absence du topos, déplace le sens même du topos. Ce dernier n'est plus d'ordre géographique mais anthropologique. De la sorte, l'humain ne vit pas sur un topos matériel étendu pour y pratiquer le politique, mais il devient lui-même le topos charnel où le politique acquiert un sens. Qu'est-ce que le politique sinon une action historique exercée par l'humain pour l'humain? Qu'est-ce que la polis sinon un contexte où s'épanouit l'humain dans toutes ses dimensions? Que ce soient la République de Platon ou la Politique d'Aristote, la Cité de Dieu de St Augustin ou le Policraticus de Salisbury, le Prince de Machiavel ou le Léviathan de Hobbes, le Gouvernement civil de Locke ou le Contrat social de Rousseau, l'Esprit des lois de Montesquieu ou les travaux de Foucault, Castoriadis et Henri Temple, la Théorie de la justice de Rawls ou les analyses de Claude Lefort, il est vrai que toutes ces œuvres atteignent l'humain d'une façon ou d'une autre par voies diversifiées. Mais l'originalité de Hayek réside dans le fait de replacer cet humain au début, durant et à la fin du processus du politique, de l'établir comme paradigme du politique. Le vocable « paradigme » est entendu selon l'acception que Thomas Kuhn (1972) lui donne. Expliquons-nous. L'humain est le condensé du mouvement de la polis et le centre de son histoire : de l'humain sourd la vie de la polis pour rejaillir, par la suite, sur lui; il est le nœud des relations qui tissent cette vie, c'est-à-dire à l'aune de cet humain se mesure le vécu quotidien de ces relations; il est le champ d'interprétation de la réalité de cette vie, à savoir, et là nous nous référons à Gadamer (1996, 328) et Heidegger (1980, 170-193; 224-290), la vie de la polis se constitue dans la fusion des horizons de chaque humain et sa manière d'habiter le monde. A ce stade de la réflexion se pose la question : Quelle conception de l'humain adopterons-nous ? Car, à chaque conception correspond un modèle de la polis. Dans La cave des souvenirs Hayek écrit : « J'ai été créé étranger » (1961, 15) et dans Notre Dieu est avec nous (1982), il conçoit l'humain comme « étranger parmi les objets et les personnes et étranger en humanité ». Cette problématique de l'étranger que Hayek a expérimenté dans son corps, nous fournit une piste nouvelle de la vie dans la polis. Étant étranger, tout humain est reçu et accueilli par l'autre et cet autre, à son tour, étant étranger devient l'hôte bienvenu d'un étranger parce que reçu et accueilli par lui. Personne ne se considère comme maître de la polis que quand il pratique l'hospitalité à l'égard des autres. Tout humain dans la polis se révèle être l'étranger bienvenu parmi d'autres étrangers. La préposition parmi exprime bien ce que l’hospitalité fait de chaque topos : une conjugaison de l'avec et le pour. Cette conjugaison exprime une capacité d’accueil et de réceptivité active, une maturité d’un moi qui, en quelque manière, fait place en lui à l'autre. Néanmoins, il ne faut pas concevoir cet autre accueilli, en insistant, à l'instar de Levinas (1990), sur l’altérité de l’autre en tant qu’autre ou comme Derrida (1997) sur le fait de « l’inconditionnalité de l’hospitalité ». De la sorte, nous finissons par rendre impossible, voire inconcevable, le geste de recevoir. Mais nous sommes appelés à le percevoir d’abord dans son altérité « en tant que semblable » en adoptant la position médiane de Ricœur (1990). Car si l’on suit la théorie de Levinas et Derrida, ou bien l’accueillant a l’illusion de pratiquer l’hospitalité, mais en réalité il force l’autre à se modeler sur son mode d’être ; ou bien l’accueilli n’est contraint à aucune condition, ce qui signifie l’effacement de l’accueillant réduit à abandonner totalement ses convictions personnelles. L'étranger semblable nous épargne à la fois l’apologie du même et l’exaltation de l’autre. Je le reçois et je l'accueille non pas en cherchant à l’assimiler à ma façon de vivre, ni à le repousser comme irréductiblement incompréhensible et menaçant, quand bien même la proximité étymologique entre les mots latins hostis (qui donne « hostile ») et hospes (d’où vient l’« hôte ») supporterait une telle interprétation. Et l'histoire de notre pays n'est-elle pas cette aventure de l'hospitalité des étrangers comme des semblables, ni totalement les mêmes ni totalement les autres. Entre l'excès de mêmeté et l'excès d'altérité, les étrangers du Liban n'ont-ils pas adopté la position de Ricœur qui plaide pour une articulation réaliste des deux notions complémentaires, empruntées à R. Koselleck (1985, 335-359), d’« espace d’expérience » et d’« horizon d’attente »? En effet, ces étrangers, en refusant un repli dans les contreforts de l'ego, ont aménagé un espace d'expérience où s'incarne leur horizon d'attente, selon la double condition d’une pratique dialogique authentique, la « fidélité créatrice » à leurs propres racines et « l’écoute interprétative » des partenaires. Ainsi lorsque le « chez soi » se transforme en un « pour lui et avec lui » dans un mouvement de décentrement, chaque étranger de la polis ne se recroqueville plus dans ses problèmes propres au point de se rendre sourd aux souffrances de ses semblables, mais au contraire il se montre solidaire des autres en assumant la responsabilité de leur destin. Et si, comme Hayek l'affirme, « nous sommes là pour rester parce que nous avons quelque chose à dire » (2000) et à rendre témoignage « pour l'Orient, un témoignage de la diversité, un témoignage de la rencontre spirituelle, un témoignage continu de la liberté » (2000), je crains que la ruse de la raison dans l'histoire chez Hegel ne devienne la ruse du témoignage dans l'histoire du Liban. Alors tout sera justifiable au nom du témoignage alors que ce dernier ne se justifie que par l'humain. Car « l'être humain passe avant les patries. S'il se porte bien, elles se portent bien et si son esprit s'épuise leurs terres s'écroulent. De la libération de l'esprit commence le processus de la libération de la terre. Il nous faut, comme il faut à tous, déplacés et vagabonds du Liban spirituel que nous sommes, y être naturalisés spirituellement, afin que nous soyons dignes d'être de nouveau ses citoyens », a écrit Hayek (1997). Bibliographie DERRIDA, Jacques, (avec Anne Dufourmantelle) (1997), De l'hospitalité, Paris : CalmannLévy. GADAMER, Hans-Georg (1996), Vérité et méthode, Paris : Seuil. HAYEK, Michel (1961), La cave des souvenirs ()كهف الذكريات, Beyrouth : imp. Samia. HAYEK, Michel (1978), Par pitié pour la vie : grève de faire le mal, protestation contre le diable et objection à la mort ( اعتراض على الموت، احتجاج على الشيطان،الشر إضراب عن: )أال رفقا بالحياةin Anّ Nahar 15 septembre. HAYEK, Michel (1982), Notre Dieu est avec nous ()الهنا معنا http://www.rachiine.com/racwork/index.php?option=com_content&view=article&id=1215:2011 -06-27-08-50-10&catid=65:2008-07-09-16-29-21&Itemid=60 HAYEK, Michel (1997), Notre Dame d'Ilige ()سيدة ايليج https://ar-ar.facebook.com/Dr.NHayek/posts/213431865492339 HAYEK, Michel (2000), Comme le Christ, nous étions les otages des nations, même les plus proches ( )كالمسيح كنّا رهائن األمم حتى األقربينin An-Nahar22 avril. HEIDEGGER, Martin (1980), Essais et conférences, Paris, Galimmard. KUHN, Thomas Samuel (1972), La Structure des Révolutions Scientifiques, Paris : Flammarion. LEVINAS, Emmanuel (1990), Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris : Le Livre de Poche. RICOEUR, Paul (1990), Soi-même comme un autre, Paris : Seuil. RICOEUR, Paul (1985), Temps et récit, T. III, Le temps raconté, Paris : Seuil.