Fondation Travail - Université ASBL Centre de recherche Travail & Technologies Rue de l’Arsenal 5, B - 5000 Namur ! +32-81-725122, fax +32-81-725128 http://www.ftu-namur.org PVGV/5.03.2002 Internet et inégalités Rapport pour RES-e-NET Patricia Vendramin Gérard Valenduc Mars 2002 Internet et inégalités 2 Présentation L’expression « fracture numérique » vient immédiatement à l’esprit dès que l’on aborde les rapports entre le développement d’Internet, les inégalités sociales et les processus d’exclusion ou d’inclusion dans la société. Comme le note « Le Monde Initiatives » d’octobre 2001, l’appellation fracture numérique est le résultat d’un télescopage linguistique entre le terme anglais digital divide, utilisé pour décrire les décalages socio-économiques et géopolitiques dans la diffusion et l’usage des technologies numériques, et la fameuse « fracture sociale » qui traverse le débat politique français depuis sept ans. A la demande de Res-e-Net, réseau pour la promotion de l’usage des technologies de l’information au service de l’économie sociale et solidaire, nous proposons un aperçu de l’état des recherches et des débats relatifs aux inégalités face à Internet. Dans la première partie de ce document de synthèse, nous montrerons que les écarts dans la diffusion et les usages d’Internet ne correspondent pas à une fracture bien nette, mais plutôt à une série de clivages qui se superposent. Certains sont de nature plus superficielle, ils peuvent se lisser progressivement dans une société toujours en mouvement et sous l’érosion des turbulences technologiques. D’autres sont plus profonds, ils creusent des fossés qui seront difficiles à combler et sur lesquels il faudra jeter des ponts. L’enjeu de cette analyse des zones de clivage est de comprendre comment certains écarts dans les usages d’Internet génèrent des inégalités, tandis que d’autres ne font que refléter la diversité. Les clivages apparents sont la manifestation d’une dynamique complexe de diffusion d’une innovation et de ses usages. Dans la deuxième partie du document, nous proposons des clés d’analyse pour comprendre les caractéristiques spécifiques de la diffusion d’Internet et de son adoption progressive par ses utilisateurs professionnels et domestiques. Accès et usages doivent être distingués. Alors que certaines inégalités d’accès à Internet peuvent présenter un caractère transitoire, les inégalités dans les usages renvoient à des questions plus fondamentales : le contenu de l’information et des services en ligne, les compétences requises pour les maîtriser. La troisième partie est consacrée à une présentation de trois interprétations différentes des inégalités relatives à Internet. La première interprétation est celles des organisations internationales garantes de l’ordre économique mondial : les inégalités sont dues au fonctionnement imparfait des marchés, davantage de libéralisme économique conduira à une meilleure diffusion d’Internet. La deuxième interprétation considère que la généralisation de l’accès à Internet pour tous est indispensable, car il s’agit d’une question de démocratie technologique, et qu’il existe un potentiel inexploité des TIC pour améliorer la cohésion et l’inclusion sociales. Une troisième interprétation considère la fracture numérique comme le miroir des inégalités sociales préexistantes, qui se transforment avec l’expansion des TIC et la transition vers la société de l’information. Les deux dernières approches partagent un même objectif de progrès social, mais elles diffèrent quant à l’appréciation des priorités politiques à mettre en œuvre. C’est précisément sur cette question des moyens de combattre les inégalités face à Internet que se conclut notre étude exploratoire. Elle identifie trois défis majeurs : la liberté, l’exclusion et l’éducation. Internet et inégalités 3 1. Des clivages multiples Tous les observateurs du développement d’Internet reconnaissent que, dans l’accès à Internet et dans ses usages, il existe aujourd’hui des écarts importants entre sous-groupes de la population. Ces écarts peuvent être mesurés en fonction de variables démographiques ou socioprofessionnelles (âge, genre, composition familiale, niveau d’éducation, revenu, catégorie professionnelle) ou de variables géographiques ou géopolitiques (écarts entre zones urbaines et rurales, entre régions ou entre pays, entre le Nord et le Sud). S’il est relativement facile de décrire à grands traits ces divers écarts, il est par contre plus difficile d’évaluer quels sont ceux qui se creusent et quels sont ceux qui se réduisent. 1.1. Une cartographie des zones de clivage a) L’âge De manière peu surprenante, les utilisateurs d’Internet sont plus nombreux chez les jeunes. Dans la catégorie d’âge la plus élevée, la proportion d’utilisateurs chute, l’écart entre hommes et femmes se creuse et les durées de connexion sont très inférieures à la moyenne. Tableau 1 Utilisateurs d’Internet dans l’UE – % par tranche d’âge 15-24 ans 25-39 ans 40-54 ans 55 ans et plus 59.8% 45.6% 34.8% 11.5% 55 ans et plus – hommes 55 ans et plus – femmes 16.2% 8.0% Source : Eurobaromètre, juin 2001, Rapport e-inclusion de la CE (1). Tableau 2 Durée de connexion à Internet à titre privé – Région wallonne – 2000 Durée mensuelle moyenne 15-29 ans 30-44 ans 45-59 ans 60-75 ans Globalement 10h30 6h55 12h50 3h30 9h40 Source : enquête AWT (2). (1) Commission européenne, e-inclusion : le potentiel de la société de l’information au service de l’insertion sociale en Europe, SEC(2001)1428, Bruxelles, septembre 2001. (2) Agence Wallonne des Télécommunications, Enquêtes sur les usages des TIC des citoyens, PME et communes en Wallonie, AWT, Namur, 2001. Internet et inégalités b) 4 Le genre La proportion de femmes est systématiquement inférieure à la proportion d’hommes, aussi bien parmi les utilisateurs d’Internet (données européennes, tableau 3) que dans les divers usages d’Internet (données belges, tableaux 4 et 5). Tableau 3 Hommes et femmes parmi les utilisateurs d’Internet dans l’UE Hommes Femmes 2000 2001 30.9% 20.9% 40.5% 28.5% Source : Eurobaromètre, novembre 2000, juin 2001, Rapport e-inclusion CE. Tableau 4 Usages de l’ordinateur – Belgique – 2000 Au travail A la maison pour le travail A la maison pour d’autres raisons que le travail Hommes Femmes 45.7% 24.2% 34.4% 43.4% 19.7% 23.9% Source : Eurobaromètre 54.0, 2001. En Belgique, si les femmes sont presque aussi nombreuses que les hommes à utiliser l’ordinateur pour leur travail, elles sont par contre moins nombreuses à l’utiliser à la maison (tableau 4). La même enquête révèle que 28.5% des hommes déclarent utiliser le courrier électronique ou Internet, contre seulement 17.6% des femmes. L’enquête de l’AWT confirme cet écart en Région wallonne (tableau 5). Tableau 5 Usages d’Internet (privé ou professionnel) – Région wallonne – 2000 Hommes A déjà utilisé personnellement A l’intention d’utiliser bientôt N’envisage pas d’utiliser 50% 13% 37% Femmes 31% 14% 55% Globalement 40% 14% 46% Source : enquête AWT. L’enquête de l’INS sur le budget temps des ménages (1999) donne encore d’autres indications : au cours d’une semaine type, 6.8% des hommes, contre 2.6% des femmes, déclarent utiliser Internet, le courrier électronique ou l’ordinateur (à d’autres fins que les jeux sur PC) ; ces pourcentages sont respectivement de 6% et 2.1% le samedi, 7.4% et 2.8% le dimanche. En revanche, pour ceux qui pratiquent ces activités, le temps consacré est assez Internet et inégalités 5 semblable pour les hommes et les femmes (environ 1h30 par jour en semaine, 1h40 par jour le week-end). c) Les revenus Les données européennes indiquent une corrélation assez claire entre l’utilisation d’Internet et le niveau de revenu. De plus, dans la catégorie de revenu inférieure, l’écart entre hommes et femmes se creuse (tableau 6). Une corrélation similaire est établie par des enquêtes réalisées en Région wallonne (tableau 7) ou aux États-Unis (tableau 8). On pourrait multiplier les tableaux semblables, la corrélation est toujours claire et la relation est quasiment linéaire. Tableau 6 Utilisateurs d’Internet dans l’UE – écart selon le revenu Revenu élevé Revenu assez élevé Revenu assez bas Revenu bas 57.3% 35.1% 23.4% 19.0% Revenu bas – hommes Revenu bas – femmes 27.4% 13.8% Source : Eurobaromètre, juin 2001, Rapport e-inclusion CE. Tableau 7 Disponibilité d’un PC au domicile, par ménage et selon le revenu – Région wallonne – 2000 % de ménages Revenu élevé Revenu supérieur Revenu moyen Revenu faible Revenu non précisé Ensemble des ménages 69% 56% 32% 6% 26% 33% Source : enquête AWT. Tableau 8 Accès à Internet aux États-Unis en fonction des revenus – 2000 Revenu Inférieur à 15000 $ De 15000 à moins de 25000 $ De 25000 à moins de 35000 $ De 35000 à moins de 50000 $ De 50000 à moins de 75000 $ 75000 $ et plus 12.7% 21.3% 34.0% 46.2% 60.9% 77.7% Source : Price L., OECD (3). (3) Price L., Lessons on Internet access and use statistics, in The digital divide : enhancing access to ICT, OECD workshop, Paris, December 7, 2000. Internet et inégalités d) 6 La composition familiale La structure familiale a une incidence sur le taux d’équipement des ménages et l’accès à Internet. On constate en effet que les taux d’équipement et de connexion sont systématiquement plus élevés dans les ménages avec enfant(s), quel que soit le pays considéré dans le graphique ci-dessous. Graphique 1 Composition familiale et équipement des ménages Note : pour la France, les ménages avec enfants sont ceux avec deux enfants, pour le Royaume-Uni les données font référence à des ménages de deux enfants et plus. Source : OECD, basé sur des statistiques nationales. Une étude réalisée aux Pays-Bas rend compte de différences encore plus fines entre les situations familiales et l’appropriation des TIC (tableau 9). Elle met en évidence des « groupes à risques » dans ce domaine. Tableau 9 Possession d’un PC domestique en fonction de la situation familiale – Pays-Bas 1995 Homme isolé Femme isolée Couples sans enfant Famille avec enfant(s) de plus de 14 ans Famille avec enfant(s) de maximum 14 ans 42% 19% 38% 54% 66% 1998 60% 39% 51% 74% 80% Source : Van Dijk L., De Haan J., Rijken S., SCP (Sociaal en Cultureel Planbureau), Den Haag, mei 2000. De tels écarts révèlent d’une part des facteurs favorables à l’appropriation des TIC par les individus dans leur vie privée, mais également, des facteurs d’exclusion qui pourraient avoir un lien avec la situation familiale ou les déterminants de la situation familiale. Les Internet et inégalités 7 dynamiques sous-jacentes doivent toutefois encore être analysées (rôle de l’école, effet d’entraînement, faiblesse économique des personnes isolées, interférence du facteur âge, etc.). e) Le statut socioprofessionnel Sans surprise également, le taux d’utilisateurs d’Internet est le plus élevé parmi les professions intellectuelles (cadres, employés) et plus faible chez les inactifs (tableau 10). Ces données européennes vont dans le même sens que les données américaines : 48.7% d’utilisateurs d’Internet parmi les actifs contre 25.8% parmi les inactifs (OECD). Les étudiants constituent un groupe spécifique, particulièrement ciblé par la promotion d’Internet. Tableau 10 Utilisateurs d’Internet dans l’UE selon l’activité professionnelle Cadres Autres employés Indépendants Travailleurs manuels Chômeurs Chômeurs - hommes Chômeurs - femmes Personnes au foyer Retraités 68.8% 53.4% 41.5% 28.4% 24.3% 27.8% 21.0% 14.6% 8.4% Source : Eurobaromètre, juin 2001, Rapport e-inclusion CE. L’enquête de l’AWT, qui concerne la population âgée de 15 à 75 ans en Wallonie, distingue les utilisateurs réguliers de l’informatique (au moins une fois par semaine) des utilisateurs occasionnels. Pour les usages professionnels, il y a 37% d’utilisateurs réguliers et 11% d’utilisateurs occasionnels. Pour les usages privés, ils sont respectivement 22% et 12%. Les tableaux 11 et 12 détaillent ces taux d’utilisation en fonction du statut socioprofessionnel. Si les résultats ne sont pas inattendus, il faut cependant mettre en évidence le pourcentage élevé de répondants qui n’utilisent jamais ni l’informatique ni Internet, ni au travail ni à la maison. Tableau 11 Taux d’usages professionnels des outils informatiques – Région wallonne – 2000 Utilisation Employés et ouvriers Indépendants et employeurs Population active (chômeurs inclus) Étudiants Régulière 33% 40% 29% 52% Occasionnelle 7% 7% 6% 33% Jamais 60% 53% 65% 15% Source : enquête AWT. Internet et inégalités 8 Tableau 12 Taux d’usages privés des outils informatiques – Région wallonne – 2000 Utilisation Employés et ouvriers Indépendants et employeurs Chômeurs Non actifs Pensionnés Étudiants Régulière 28% 27% 16% 11% 4% 60% Occasionnelle 17% 14% 16% 4% 4% 23% Jamais 55% 59% 68% 58% 92% 17% Source : enquête AWT. f) Le niveau de formation Tout comme pour le statut socioprofessionnel, la corrélation entre le taux d’utilisation et le niveau de formation est assez évidente. Selon l’enquête AWT, 70% des personnes ayant un diplôme de l’enseignement supérieur ou universitaire disposent d’un ordinateur à domicile, contre 54% pour le secondaire supérieur, 39% pour le secondaire inférieur, 21% pour celles qui n’ont qu’un diplôme primaire ou qui sont sans diplôme. Le tableau 13, relatif à l’Union européenne, indique la proportion de personnes ayant reçu une formation à l’informatique, de quelque type que ce soit, et souligne quelles sont les variables pour lesquelles les écarts sont les plus importants. D’une certaine manière, il fournit une mesure de la polarisation entre catégories de la population. Tableau 13 Personnes ayant reçu un quelconque type de formation informatique – écarts importants – UE Activités Cadres Retraités 64.6% 12.8% Utilisation Internet Utilisateurs Non-utilisateurs 64.3% 16.7% Études Étudiants Personne ayant arrêté les études à 15 ans ou moins 61.4% 12.3% Age 15-24 ans 55 ans et plus 55.8% 15.3% Revenu, hommes/femmes Revenu élevé – hommes Faible revenu – femmes 54.7% 18.8% Source : Eurobaromètre, juin 2001, Rapport e-inclusion CE. Internet et inégalités 9 Bien que nous ne disposions pas de données européennes ni belges à ce sujet, il est utile de mentionner ici un autre facteur discriminant, indirectement lié au statut socioprofessionnel : l’existence d’un handicap. Aux États-Unis, 21.6% des personnes handicapées ont un accès Internet à domicile, contre 42.1% des personnes sans handicap ; 6.8% des personnes handicapées ont un accès en dehors du domicile et pas au domicile, contre 14.6% des personnes sans handicap (Price L., OECD, op.cit.). Le phénomène de polarisation est confirmé par les données du tableau 14, qui indique quelles sont les variables explicatives d’un faible pourcentage d’accès à Internet : le revenu, le niveau d’éducation, le genre, le fait d’être actif ou non-actif, ainsi que le cumul de deux ou plusieurs de ces caractéristiques. Tableau 14 Accès à Internet dans l’UE (%) Étudiants Moyenne UE Femmes Chômeurs Faibles revenus Faibles revenus – femmes Faible niveau d’éducation Retraités 73.1% 34.3% 28.5% 24.3% 19.0% 13.8% 10.8% 8.4% Source : Eurobaromètre, juin 2001, Rapport e-inclusion CE. g) Les facteurs ethniques Aux États-Unis, les écarts entre groupes ethniques figurent parmi les principales dimensions de la fracture numérique, comme le montre le tableau 15. Selon Manuel Castells, l’écart entre groupes ethniques se creuse, alors même que d’autres écarts se sont considérablement réduits aux États-Unis au cours des dernières années, notamment entre hommes et femmes et entre régions ; il résulte d’un effet cumulé de facteurs liés à l’habitat, aux modes de vie et aux niveaux d’éducation et de revenu (4). Tableau 15 Accès à Internet aux États-Unis : écarts entre groupes ethniques – 2000 Ménages branchés Personnes utilisant Internet n’importe où Asie/Pacifique Blancs Noirs Hispaniques 56.8% 49.4% 46.1% 50.3% 23.5% 29.3% 23.6% 23.7% Source : Price L., 2000, op. cit. Nous ne possédons pas de données européennes sur les écarts d’utilisation d’Internet entre groupes ethniques, alors que l’immigration est une question politiquement sensible en Europe. (4) Castells M., La galaxie Internet, Fayard, 2002 (chapitre IX, pp. 300-332). Internet et inégalités h) 10 La localisation géographique Dans l’Union européenne, le pourcentage d’utilisateurs d’Internet est de 41.9% dans les grandes agglomérations, 35% dans les autres zones urbaines et 29.1% dans les zones rurales (Eurobaromètre, cité par le Rapport e-inclusion). Le cas italien (tableau 16) illustre bien les disparités géographiques dans un même pays, selon le type de région et le type d’urbanisation. Tableau 16 Équipement des ménages et accès à Internet en fonction de la localisation – Italie – 1999 Localisation géographique Nord-Ouest Nord-Est Centre Sud Iles Total Nombre d’ordinateurs pour 100 ménages 22.6 22.9 24.2 16.8 15.1 20.9 Nombre de connexions Internet pour 100 ménages 8.4 8.4 10.3 4.7 5.4 7.6 Niveau d’urbanisation Nombre d’ordinateurs pour 100 ménages Zones métropolitaines Zones suburbaines Moins de 2000 habitants 2001 à 10000 habitants 10001 à 50000 habitants Plus de 50000 habitants Total 22.6 23.0 14.5 19.4 20.7 22.6 20.9 Nombre de connexions Internet pour 100 ménages 11.3 7.3 4.8 5.9 6.7 9.0 7.6 Source : Ministère des communications et ISTAT (5) En Wallonie aussi, les écarts sous-régionaux sont significatifs. Selon l’enquête AWT, le pourcentage de ménages disposant à domicile d’un ordinateur connecté à Internet est de 22% dans le Brabant wallon, 21% dans la province de Liège, 17% dans la province de Namur, 14% dans le Hainaut et 12% dans le Luxembourg (moyenne wallonne : 17%). Par ailleurs, l’enquête de l’INS sur les dépenses des ménages dans les technologies de l’information met en évidence de fortes disparités entre les trois régions du pays, au détriment de la Wallonie (tableau 17). Toutefois, la progression a été plus importante en Wallonie que dans les autres Régions au cours de la même année. Tableau 17 Dépenses moyennes des ménages belges pour le matériel de technologies de l’information (€) 1999 2000 Bruxelles 129.13 € 161.06 € Flandre 109.88 € 150.35 € Wallonie 34.74 € 86.02 € Moyenne nationale 87.71 € 130.57 € Source : INS, enquête sur le budget des ménages (5) Fazio M., Measuring the digital divide in Italy, in The digital divide : enhancing access to ICT, OECD workshop, Paris, December 7, 2000. Internet et inégalités 11 A l’intérieur de l’Union européenne, les écarts entre pays sont également très importants. Certains pays connaissent des taux d’utilisation d’Internet voisins ou supérieurs à ceux des États-Unis (Danemark, Suède, Finlande, Pays-Bas, Grande-Bretagne), d’autres paraissent à la traîne. Toutefois, les écarts se sont réduits au cours des deux dernières années et le classement change très vite d’une année à l’autre, car les taux de croissance annuels sont d’autant plus importants que le niveau de départ est bas. Tableau 18 Utilisation d’un ordinateur et d’Internet à domicile (% population et % ménages) Utilisation d’un ordinateur (2000) % population Accès à Internet et au courrier électronique (oct. 2000) % population S DK NL FIN UK L B D EU 15 A F IRL I E P GR 68.6 64.9 63.5 53.7 48.2 45 41.2 40.8 40.5 39.7 36.5 35.4 35.4 30.9 25.6 22.1 NL S DK USA FIN UK A L IRL B EU 15 D I F P E GR 54.8 53.8 51.6 46.7 43.5 40.9 38.0 36.3 35.5 29.2 28.4 27.1 23.7 19.0 18.1 15.7 11.7 Hommes Femmes 46.1 35.3 Hommes Femmes 30.9 20.9 Accès à Internet et au courrier électronique (oct. 2001) % ménages NL S DK FIN UK IRL A USA L D EU 15 B I F P E GR 63.8 60.7 58.6 50.2 49.3 47.6 47.2 46.7 43.0 38.4 37.7 36.4 33.5 30.1 26.1 24.7 9.9 Source : Eurobaromètre 54.0 (2000) et Eurostat 15/10/2001 i) Le Nord et le Sud Pour terminer ce panorama des clivages liés à l’utilisation d’Internet, il est nécessaire de mentionner les écarts entre le Nord et le Sud : ici la fracture numérique prend l’allure d’une crevasse. « Malgré toute l’euphorie que suscite la révolution des communications et la perspective enivrante d’un monde entièrement interconnecté, la réalité reste : 65% des habitants de la planète n’ont jamais effectué un appel téléphonique de leur vie et 40% d’entre eux n’ont pas accès à l’électricité » (6). Le tableau 19, construit à partir du rapport mondial 2001 sur le développement humain, réalisé par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), rassemble quelques indicateurs de la fracture numérique mondiale. (6) Rifkin J., L’âge de l’accès, Editions La Découverte, Paris, 2000, pp. 295-296. Internet et inégalités 12 Tableau 19 Diffusion des TIC dans le monde Lignes téléphoniques d’abonnés (pour 1000 habitants) Abonnés à un service de téléphonie mobile (pour 1000 habitants) Ordinateurs reliés à Internet (pour 1000 habitants) 1990 1999 1990 1999 1995 2000 Pays en développement Pays les moins avancés Pays arabes Asie de l’Est et Pacifique Amérique latine et Caraïbes Asie du Sud Afrique subsaharienne Europe de l’Est et CEI OCDE Pays de l’OCDE à revenu élevé 22 3 34 17 63 7 125 392 473 69 5 69 85 131 29 205 509 594 0 10 13 34 1 17 45 82 2 35 322 371 0.1 0.1 0.2 0.1 0.3 8.4 11.0 1.0 0.4 0.6 5.6 0.1 0.6 4.7 75.0 96.9 Développement humain élevé Développement humain moyen Faible développement humain 416 28 4 542 79 9 11 - 347 28 2 9.0 - 80.5 1.0 - Revenu élevé Revenu intermédiaire Revenu faible 470 45 11 591 122 27 13 - 373 55 3 10.8 0.1 - 95.2 2.1 0.1 Monde 102 158 2 85 1.7 15.1 Source : PNUD, 2001 (7) De plus, comme le note Manuel Castells, « la façon dont Internet se diffuse dans la plupart de ces pays aggrave la fracture numérique. Si les grands centres urbains, les activités mondialisées et les milieux sociaux les plus instruits sont intégrés aux réseaux planétaires, la plupart des régions et des habitants en sont exclus » (8). 1.2. Des écarts se creusent, d’autres se réduisent La cartographie des clivages décrit une situation extrêmement changeante, parce qu’Internet est une technologie jeune, dont la diffusion est à la fois rapide et versatile et dont les marchés sont très sensibles à des aléas conjoncturels. Tous les clivages qui viennent d’être décrits présentent néanmoins une certaine persistance ; c’est leur ampleur qui change. Trois facteurs peuvent expliquer pourquoi certains écarts se creusent et pourquoi d’autres se réduisent : des effets liés à l’accélération de la diffusion d’Internet, des effets d’entraînement dus aux usages professionnels, ainsi que des effets liés au succès ou à l’échec de certaines politiques correctrices. (7) Rapport mondial sur le développement humain, Mettre les nouvelles technologies au service du développement humain, PNUD, De Boeck Université, 2001. (8) Castells M., op. cit., p. 318. Internet et inégalités a) 13 L’accélération de la diffusion des usages d’Internet On peut se demander si certains clivages ne sont pas des phénomènes temporaires, observés là où la diffusion d’Internet n’en est qu’à ses débuts, ce qui expliquerait qu’elle ne touche dans un premier temps qu’une minorité relativement privilégiée. Cet argument du processus de diffusion d’une innovation est important à plusieurs titres, il sera traité de manière plus approfondie dans la deuxième partie du document. Néanmoins, pour tester cette hypothèse, on peut se demander si, dans les pays plus « avancés » (USA, pays scandinaves, Pays-Bas), les clivages prennent une forme différente par rapport aux pays où la diffusion est plus lente. La réponse est nuancée. Dans son dernier ouvrage « La galaxie Internet », Manuel Castells signale que l’écart entre les genres a quasiment disparu aux États-Unis en 2000 et que l’écart entre zones urbaines et rurales s’est amenuisé (9). Les écarts en fonction du niveau de revenu et du niveau d’éducation se réduisent progressivement, du fait d’un taux de croissance plus élevé dans les groupes à revenu modeste et à niveau d’éducation moyen. Par contre, l’écart entre groupes ethniques persiste. De nouveaux écarts se creusent, notamment en fonction du type de famille, au détriment des ménages monoparentaux dont la personne de référence est une femme et des ménages non familiaux (personnes célibataires ou non mariées). Cette dernière observation est également effectuée aux Pays-Bas (cf. tableau 9, page 6). Selon l’étude réalisée aux Pays-Bas par le Sociaal en Cultureel Planbureau (SCP), la hiérarchie des facteurs de différenciation entre groupes sociaux est la suivante : le revenu du ménage est de loin le facteur le plus déterminant et le plus stratifiant dans l’accès aux TIC et à Internet. Le genre est le second facteur de différenciation en importance, mais les écarts entre hommes et femmes ne portent pas tellement sur l’accès, mais sur la nature et la fréquence des usages. Les écarts liés au niveau d’éducation et à l’âge (sauf pour les plus de 65 ans) se sont considérablement réduits (10). En Finlande, les écarts entre genres se sont également amenuisés, de même que les écarts entre régions et selon le niveau d’éducation. L’écart selon les revenus reste de loin le plus significatif (11). La prédominance d’une stratification de l’accès et des usages d’Internet selon le niveau de revenu des ménages fait dire aux auteurs de l’étude du SCP que « la société de l’information est avant tout une société de la possession, pas une société de la connaissance. L’effet des différences de revenu est concentré sur la possession des équipements et des fonctionnalités. Une fois qu’on y a accès, les différences de revenu n’ont que peu d’effet sur les usages réels qui en sont faits » (12). b) L’effet d’entraînement des usages professionnels Comme le rythme de diffusion d’Internet a d’abord été plus rapide dans le travail que dans la vie privée, la plupart des utilisateurs actuels se sont d’abord familiarisés avec Internet à travers ses usages professionnels (courrier électronique, accès à l’information, commerce électronique) et ceux-ci ont exercé un effet d’entraînement sur l’équipement des ménages et (9) Castells M., op. cit., p. 302-306. (10) Van Dijk L., De Haan J., Rijken S., Digitalisering van de leefwereld, Cahier 167, SCP (Sociaal en Cultureel Planbureau), Den Haag, mei 2000. (11) Nurmela J., Mobile phones and computers as parts of everyday life in Finland, in The digital divide : enhancing access to ICT, OECD workshop, Paris, December 7, 2000. (12) Van Dijk & al., op. cit., p. 215. Internet et inégalités 14 les usages domestiques. Le fait que, dans de nombreuses activités professionnelles et durant la scolarité, Internet soit devenu un outil de travail incontournable, a pour effet de réduire les écarts entre les pionniers et les suiveurs, à tout le moins au sein de la population active occupée et de la population estudiantine. Pour la même raison, l’attrait d’Internet est important pour les demandeurs d’emploi qui se situent dans un parcours d’insertion ou de reconversion. Dans certains pays « avancés » (Suède, Finlande, Pays-Bas), où le taux d’utilisation d’Internet par les ménages a déjà dépassé le taux d’utilisation au travail, les usages professionnels continuent cependant à jour un rôle clé : ce sont eux qui permettent d’entretenir et de développer les compétences et les réseaux de sociabilité qui soutiennent le développement continu des usages. En revanche, le rôle moteur des usages professionnels constitue un handicap ou une barrière pour les demandeurs d’emploi peu qualifiés, les personnes âgées qui sont sorties de la vie professionnelle et, d’une manière plus générale, pour les non-actifs. Cette question du rôle central du travail sera également développée dans la deuxième partie du document. c) Le succès ou l’échec de certaines politiques correctrices Des politiques correctrices bien ciblées peuvent réduire de manière significative certains clivages. Au Danemark, il existe une possibilité de déduction fiscale pour l’acquisition d’ordinateurs domestiques, ce qui favorise les familles à revenus moyens. En Suède, l’organisation syndicale LO sert de centrale d’achats informatiques pour ses affiliés et leur fournit, outre du matériel de pointe à bon compte, un service gratuit de formation et d’assistance. En Belgique et aux Pays-Bas, le taux d’équipement des demandeurs d’emploi, tout en étant inférieur à celui des actifs occupés, n’est pas dramatiquement faible ; on peut y voir une influence des efforts de formation en informatique destinés aux chômeurs, ainsi que du développement de services en ligne spécifiques à ceux-ci. Certaines politiques correctrices peuvent toutefois avoir des effets pervers et aggraver les inégalités. C’est le cas de certains pays moins développés qui mettent en place une planification de leurs politiques d’équipement, très progressive et à vocation égalitaire, sans privilégier des secteurs économiques ou des groupes d’utilisateurs particuliers, qui seraient pourtant susceptibles de jouer un rôle moteur. Le résultat est que les grandes entreprises mondialisées et les utilisateurs les plus riches préfèrent avoir recours à des accès directs sur satellite, ce qui handicape le développement local des réseaux et élargit la fracture. 1.3. Certains écarts génèrent des inégalités, d’autres reflètent des différences Observer des écarts entre sous-groupes de la population est une chose, savoir si ces écarts se traduisent déjà ou vont se traduire en de nouvelles inégalités est une autre chose. En citant encore Castells : « Fondamentalement, la fracture numérique ne se mesure pas au nombre de connectés à Internet, mais aux effets simultanés de la connexion et de la nonconnexion » (13). (13) Castells M., op.cit., p. 326 Internet et inégalités 15 Si on adopte ce point de vue, il faut s’intéresser non pas aux écarts, mais aux effets discriminatoires. Des discriminations dues au non-accès à Internet peuvent s’instaurer dans plusieurs domaines : – les exigences et les atouts sur le marché du travail, où la familiarisation avec l’ordinateur et les réseaux est de plus en plus souvent considérée comme une composante de la formation de base ; – l’accès à des sources d’information scolaires, scientifiques, culturelles, voire administratives, quand le recours à Internet est imposé sans autre alternative valable ; – l’accessibilité de certains services marchands, comme les services bancaires, les réservations de billets, la vente par correspondance, où certains prestataires accordent des avantages exclusifs aux utilisateurs des services en ligne. Jusqu’à un certain degré, des différences liées à l’âge, au niveau d’éducation ou au genre ne présentent pas toujours un aspect inégalitaire. Par exemple, les femmes passent moins de temps sur Internet que les hommes, mais si on tient compte, en moyenne, du temps que ceuxci consacrent à consulter des sites pornographiques et à simuler des jeux guerriers, les écarts sont-ils autre chose que des écarts de conduite ? Si les personnes d’un niveau d’éducation plus élevé lisent plus de livres et de journaux, n’est-il pas logique qu’elles recherchent aussi davantage d’informations sur Internet ? Quant aux personnes âgées, elles ont souvent tissé des réseaux de sociabilité et d’échange d’information qui ne nécessitent pas de prothèse virtuelle. Pour elles, la fermeture de points de contacts de proximité (bureaux de poste, petites agences bancaires, antennes administratives, petits commerces, librairies de quartier), souvent consécutive aux rationalisations soutenues par les TIC, représente une menace bien plus grande que le non-accès à Internet. Selon le Sociaal en Cultureel Planbureau néerlandais, quatre domaines de discriminations potentielles doivent retenir l’attention (14) : – le travail, notamment l’accès à l’emploi et les opportunités de développement professionnel ; – la consommation, c’est-à-dire à la fois les conditions d’accès aux biens et services existants et la segmentation des marchés des nouveaux services sur Internet ; – la communication, en particulier les mécanismes d’exclusion qui peuvent résulter de la rupture des réseaux de sociabilité existants et d’une forte sélectivité des nouveaux réseaux ; – l’exercice de la démocratie, si l’accès à l’information publique et la possibilité de participer aux débats démocratiques ne mettent pas sur pied d’égalité les nouveaux et les anciens moyens d’expression et de communication. (14) De Haan J., Steyaert J., Geleidelijk digitaal – een nuchtere kijk op de sociale gevolgen van ICT, SCP onderzoeksverslag, Den Haag, december 2001 (pp. 51-52). Internet et inégalités 16 2. Derrière les clivages, des dynamiques complexes Une analyse plus approfondie du concept de fracture numérique met en évidence des dynamiques complexes sous-jacentes à l’évolution des différents clivages dans l’accès et l’usage d’Internet. Plusieurs études relèvent deux facteurs essentiels : d’une part, l’aspect dynamique du processus de diffusion des innovations ; d’autre part, la pertinence des contenus de l’information en ligne et le caractère multidimensionnel des notions d’accès et d’usage. Nous avons ajouté un troisième facteur, qui nous paraît tout aussi déterminant : le rôle moteur des changements dans l’organisation de l’économie et l’organisation du travail. 2.1. Le processus dynamique de diffusion des innovations La question a déjà été posée : et si la fracture numérique n’était qu’un phénomène transitoire dans la diffusion des innovations liées à Internet ? Ce raisonnement est développé par Marc Giget, du Conservatoire national des arts et métiers, à Paris. Selon lui, dans les années qui suivent une innovation, la diffusion est d’abord très lente, en raison des coûts élevés des nouveaux produits et services qui apparaissent alors réservés à des privilégiés. Ensuite intervient une phase de diffusion rapide, liée à l’industrialisation de la production, qui entraîne une baisse continue des prix, et à la naissance d’une « culture » du nouveau produit. Le taux d’équipement progresse alors d’une frange de la population à sa grande majorité, ce qui se passe actuellement avec le téléphone mobile et Internet. Cette phase de baisse des prix et de diffusion rapide de l’innovation est définie par Giget comme celle de la démocratisation. La dernière phase du processus concerne l’arrivée à saturation du marché. La quasi-totalité de la population est alors concernée. La partie résiduelle de la population non touchée peut être atteinte par une politique de service universel ou de service public. Ce qui distingue les TIC d’autres innovations comme l’automobile, le téléphone ou la machine à laver, c’est que la transition de la phase des privilégiés vers celle de diffusion rapide et de démocratisation se fait à un rythme nettement plus accéléré. En ce sens, le concept de fracture numérique, caractéristique de cette période de transition, devrait être de courte durée (15). a) Les spécificités de la diffusion d’Internet Le raisonnement de Giget s’applique bien à la diffusion des biens de consommation matériels, comme les équipements électroménagers ou l’automobile, dans une économie qui fonctionne selon les principes du fordisme : production à coûts décroissants de biens standardisés, augmentation régulée du pouvoir d’achat. Dans le cas d’Internet et dans une économie basée sur l’immatériel et sur les services, ce raisonnement présente plusieurs faiblesses : – (15) Si la diffusion des ordinateurs personnels et d’Internet est effectivement plus rapide que celle de l’automobile ou de la machine à laver, elle est cependant plus lente que celle d’innovations plus récentes, comme la télévision couleur, le magnétoscope, le lecteur de cd. Le rythme effréné de l’amélioration des performances des processeurs et des logiciels est une chose, la durée nécessaire à l’appropriation et à l’apprentissage est autre chose. Giget M., Une démocratisation plus rapide, dans le dossier La révolution numérique gommera-t-elle les inégalités ?, Le Monde / Economie, 9 janvier 2001. Internet et inégalités – 17 La baisse des coûts est une condition nécessaire à la diffusion d’une innovation, mais ce n’est pas une condition suffisante. Malgré une diminution spectaculaire des coûts rapportés à la performance (c’est-à-dire à la fréquence des processeurs ou à la capacité des mémoires et des disques), il n’est pas certain que les coûts d’acquisition aient diminué de manière significative pour les consommateurs, comme le montre le tableau 20. De plus, les concepteurs des ordinateurs et des logiciels s’arrangent pour rendre ceux-ci obsolètes à un rythme nettement plus rapide que la durée moyenne d’amortissement des équipements électroniques domestiques. Tableau 20 Évolution du prix des ordinateurs personnels avec équipement multimédia et Internet, selon Test-Achats (en BEF courants) Maître achat Meilleur prix Octobre 2001 (TA 447) 84831 BEF 54999 BEF Octobre 2000 (TA 436) 64990 BEF 59990 BEF Octobre 1999 (TA 425) 75504 BEF 48158 BEF Octobre 1998 (TA 414) 88990 BEF 49990 BEF Octobre 1997 (TA 403) 86234 BEF 79959 BEF Octobre 1996 (TA 392) 80618 BEF 64050 BEF Octobre 1995 (TA 381) 75080 BEF 63900 BEF Source : Test-Achats Maître achat = meilleur rapport qualité / prix Meilleur prix = le plus avantageux, satisfaisant aux critères du test Par ailleurs, les coûts comprennent non seulement le matériel, mais aussi les services qui y sont associés : maintenance et assistance, télécommunications, logiciels, cd-rom, etc. Or, le coût des services immatériels ne diminue pas nécessairement avec leur diffusion, car ils ne font pas l’objet de rendements d’échelle croissants. – Une innovation qui se diffuse largement n’est pas nécessairement une innovation qui se démocratise. Ce qui est vrai de la machine à laver ne l’est pas de l’automobile et encore moins de l’ordinateur, non seulement parce qu’au fur et à mesure de sa diffusion un produit peut se différencier fortement en fonction des couches sociales, mais aussi parce que la démocratisation ne se réduit pas à la possession, elle concerne aussi les usages. Parmi les diverses théories de la diffusion des innovations technologiques, celle de Everett Rogers (16) semble la plus apte à prendre en compte le caractère complexe des technologies de l’information et de la communication. Elle permet aussi de comprendre comment les usages peuvent exercer une influence en retour sur la technologie, ce qui est le cas avec Internet. (16) Rogers E., Diffusion of innovations, Free Press, New York, 4th edition, 1995. Internet et inégalités 18 Rogers propose notamment trois grandes catégories de facteurs explicatifs de la diffusion des innovations : – les caractéristiques des produits ou services, plus particulièrement cinq caractéristiques : leur complexité, leur compatibilité, la possibilité de les tester, leur visibilité et leurs avantages relatifs ; – les caractéristiques des consommateurs, c’est-à-dire leurs ressources cognitives, sociales et matérielles (argent et temps) ; – les profils des différentes catégories d’adoptants au fur et à mesure que l’innovation se diffuse. A l’instar du Sociaal en Cultureel Planbureau (17), qui s’est également inspiré des travaux de Rogers, nous résumons ici comment ces trois catégories de facteurs expliquent les écarts observés aujourd’hui dans la diffusion d’Internet et dans quels sens ces écarts sont susceptibles d’évoluer. b) Les caractéristiques du « produit » Internet Internet présente de nombreuses caractéristiques d’un produit dont la diffusion ne peut être que graduelle, avec des successions répétées de phases d’accélération et de temporisation, qui reflètent le difficile équilibre entre la performance technique et l’adaptation des utilisateurs. – Complexité. Les ordinateurs et les logiciels de navigation, avec leurs menus et leurs boîtes de dialogue, présentent un degré de complexité bien supérieur à d’autres appareils électroniques, où chaque action sur une commande ne correspond qu’à une seule fonction. Leur degré de convivialité restera un facteur déterminant dans leur diffusion. – Compatibilité. Plus un produit peut s’intégrer facilement dans l’univers quotidien du consommateur, plus sa diffusion sera facile et rapide. Inversement, un produit étranger à cet univers s’y implantera plus difficilement. On relève encore une fois ici l’importance de l’acculturation préalable à Internet à travers l’environnement professionnel ou scolaire. – Possibilité de test. La diffusion sera d’autant plus facile si l’utilisateur a la possibilité de se familiariser et de tester le produit avant de l’acquérir. La possibilité de test dépend encore une fois du contexte professionnel ou scolaire, ou encore des réseaux de sociabilité (relations personnelles, clubs) ou de l’existence de points d’accès publics à Internet. – Visibilité. Une bonne visibilité des usages réduit l’incertitude sur le produit et facilite sa diffusion. C’est le cas du GSM : tout le monde voit que tout le monde s’en sert. Par contre, la force de conviction de l’ordinateur domestique est moindre s’il reste confiné dans la sphère privée. Elle augmente s’il est utilisé pour communiquer avec d’autres, ou s’il procure une forme de prestige ou de reconnaissance sociale. – Avantage relatif. Il ne s’agit pas seulement d’un avantage en termes de coût, mais aussi d’efficacité et de facilité d’utilisation, par rapport à une situation antérieure. Ainsi, l’avantage relatif est important lors de la première acquisition d’une configuration Internet et multimédia, qui permet à la fois de rédiger, d’imprimer, de traiter le son et l’image, de (17) Van Dijk & al., op. cit., pp. 21-34. Internet et inégalités 19 communiquer, de reproduire des documents, etc. Mais la perception de l’avantage relatif peut diminuer en cas d’obsolescence forcée et de renouvellement contraint, si la seule différence se situe au niveau de la performance et non pas de la palette des usages. c) Les ressources des utilisateurs actuels et potentiels La diffusion dépend non seulement des caractéristiques des produits, mais aussi de celles des utilisateurs, plus particulièrement de leurs ressources matérielles et humaines. – Ressources matérielles. Il s’agit non seulement des capacités financières des ménages, mais aussi de leurs ressources en temps libre et en possibilité de loisirs. Les premières sont déterminantes dans l’acquisition du matériel et l’accès à Internet, les secondes dans les usages. – Ressources cognitives. Trois niveaux de ressources cognitives sont souvent distingués : la capacité de traiter des informations écrites en général (literacy), la capacité de traiter des informations quantitatives (numeracy) et l’aptitude à manipuler une grande variété d’informations de toute nature (informacy). – Ressources sociales. Elles reposent sur la capacité de s’insérer dans des groupes et d’utiliser les ressources d’autres personnes, dans des situations diverses : travail, école, clubs, associations, famille et amis, etc. Certains écarts constatés en fonction du revenu, de l’emploi ou du statut professionnel peuvent s’expliquer par l’inégalité des ressources matérielles ou sociales, de même que certains écarts selon le niveau d’éducation renvoient à des ressources cognitives différentes. Mais des différences dans les ressources n’expliquent pas tout, notamment pas les écarts entre hommes et femmes. De plus, une analyse factorielle menée aux Pays-Bas par le SCP montre que, statistiquement, les différences de ressources n’expliquent que la moitié des écarts constatés dans l’accès et l’usage d’Internet (18). d) Les catégories successives d’adoptants d’une innovation Rogers distingue cinq catégories successives d’utilisateurs dans le processus de diffusion et d’adoption des innovations au sein d’un système social : les innovateurs, les premiers adoptants, la majorité précoce, la majorité tardive et les lambins (19). Dans le cas d’Internet : – Les innovateurs sont les pionniers d’Internet dans les universités, les centres de recherche et les entreprises. Même s’ils ne représentent qu’une petite minorité et s’ils perdent progressivement leur leadership, ils conservent souvent une longueur d’avance sur le plan technologique. (18) Van Dijk L., De Haan J., Rijken S., Digitalisation of daily life: an inquiry into ICT and social inequality, in The digital divide : enhancing access to ICT, OECD workshop, Paris, December 7, 2000. (19) Rogers E., op.cit., pp. 246-276. Rogers définit ses cinq groupes selon des critères purement statistiques, dérivés des propriétés mathématiques de la courbe de diffusion. Les innovateurs représentent les premiers 2.5%, les premiers adoptants, les 13.5% suivants. Viennent ensuite la majorité précoce (34%) et la majorité tardive (34%). Les lambins ferment la marche avec 16% (Rogers, p. 262). Internet et inégalités 20 – Les premiers adoptants sont ceux qui prennent les risques avant les autres. Pour Internet, il s’agit d’abord d’un public jeune, majoritairement masculin, d’un niveau d’éducation élevé, déjà familiarisé avec l’informatique, appartenant à des milieux plutôt aisés, bref ceux que l’on retrouve toujours du bon côté des clivages. On trouve parmi eux certains groupes leaders, qui fixent l’agenda du développement des technologies et des services : naguère parmi les utilisateurs universitaires, aujourd’hui dans le monde de l’e-commerce, de l’e-government, de l’e-learning. Ce sont eux qui introduisent de nouvelles modalités de segmentation de la clientèle au fur et à mesure que la technologie progresse. – La majorité précoce est constituée du public le plus facile à conquérir, ciblé pour cette raison par les premiers offreurs. Elle s’étend à des catégories voisines des premiers adoptants, de proximité en proximité, avec des critères de sélection qui s’assouplissent progressivement (niveau de formation, revenu) et des seuils qui s’abaissent (âge, genre), et cela jusqu’aux limites d’un « périmètre naturel de contagion », que Rogers situe à environ 50% du public potentiel total. C’est à ce moment que le rythme d’arrivée des « nouveaux » atteint son maximum. C’est à ce moment aussi que les écarts au sein des groupes sociaux qui font partie de la majorité précoce sont les plus importants : de l’ordre de 80% d’adoptants pour 20% de non-adoptants, ce qui correspond à maints égards à la situation actuelle d’Internet dans les pays les plus « branchés » (20). Adopter une innovation, c’est aussi l’adapter. C’est au cours de ces premières phases de la diffusion que les usages réels, souvent différents des projets des premiers concepteurs, modifient la technologie et réorientent son développement. – La majorité tardive se situe au-delà de la première moitié du public potentiellement concerné. Elle adopte l’innovation tantôt par nécessité économique, tantôt suite à la pression exercée par l’environnement professionnel ou social. Il s’agit d’un public qui a moins de ressources matérielles, cognitives et sociales que la majorité précoce. Les seuils d’accessibilité doivent s’abaisser, à la fois sur le plan économique (coûts) et sur le plan qualitatif (convivialité). Les effets de démonstration sont importants pour convaincre des catégories d’utilisateurs qui sont davantage sensibles à la fiabilité et à l’efficacité qu’à la seule nouveauté (par exemple, les PME, les personnes plus âgées). – La catégorie des lambins couvre à la fois des « résistants volontaires » et des personnes caractérisées par un faible niveau de ressources, qui ne perçoivent pas d’avantage relatif à faire le pas vers une innovation qui leur coûterait plus que ce qu’elle ne leur rapporterait. L’innovation n’est adoptée que quand il n’y a plus moyen de faire autrement. Le principal défaut du modèle de Rogers est de présupposer qu’une innovation s’étend a priori à l’ensemble du système social concerné. L’avantage de son modèle réside dans une description dynamique du mécanisme d’adoption d’une innovation. 2.2. De l’accès à l’usage : la question des contenus et des compétences Les inégalités face à Internet ne concernent pas seulement l’accès, mais aussi les usages et les contenus, et par conséquent les compétences requises des utilisateurs. Les enquêtes sur les obstacles à la diffusion d’Internet montrent que, si le problème de l’accès est bien (20) Van Dijk & al., op. cit., pp. 38-40. Internet et inégalités 21 évidemment un préalable, les questions relatives au contenu de l’information et des services proposés, ainsi qu’aux compétences et à la formation, sont clairement identifiées comme problématiques. Tableau 21 Obstacles et incitants à la diffusion d’Internet dans l’UE Obstacles principaux pour les non-utilisateurs d’Internet dans l’UE (%, plusieurs réponses possibles) Manque d’accès Contenu inadéquat Manque de connaissances Pas d’intérêt 58.3% 40.5% 39.6% 26.8% Ce qui encouragerait les non-usagers à utiliser Internet (en % des non-usagers indiquant qu’au moins une mesure les encouragerait à utiliser Internet) Coût réduit (1) Formation, sensibilisation (2) Contenu (3) PIAP (4) 68.2% 56.7% 35.5% 28.8% (1) un coût faible pour l’équipement informatique ou la connexion à Internet (2) formation gratuite ou appropriée aux besoins spécifiques ; davantage d’informations au sujet d’Internet (3) davantage d’informations ou services utiles sur Internet ; davantage de services en ligne, informations dans la langue maternelle, sur la collectivité locale (4) point d’accès public dans la zone locale ou avec accès libre Source : Eurobaromètre, juin 2001, Rapport e-inclusion CE a) Le rôle des contenus dans la différenciation des usages L’offre d’informations et de services devient non seulement de plus en plus étoffée en quantité, mais aussi de plus en plus diversifiée en qualité, même si cet « enrichissement » ne correspond pas toujours à un optimum culturel ou éthique (21). Il est un fait que les sites de divertissement (musique, jeux, sports, fan-clubs, farces et attrapes) contribuent davantage à la popularisation d’Internet que les sites plus sérieux. Toutefois, on constate que l’information disponible sur Internet est devenue de plus en plus utile pour le grand public, avec un accroissement récent de l’offre de services dans le domaine du tourisme, de la culture, de la vie associative, de l’administration publique ou tout simplement de l’intérêt général, relayant ainsi un rôle assumé d’abord par l’information radiodiffusée, puis l’information télévisée et le télétexte. Dominique Wolton note cependant que « les inégalités socioculturelles se retrouveront dans l’utilisation de quatre types de services : information, loisirs, services, connaissances ; mais (21) Thiran Y., Sexe, mensonge et Internet, Editions Labor, Bruxelles, 2000. Internet et inégalités 22 c’est par rapport à « l’information connaissance » que les décalages seront les plus importants. En effet, l’information est sélective dans son contenu, mais également à travers la procédure de recherche. La manière de construire l’information, de la présenter, de prévoir les moyens d’y accéder, n’est pas universelle et est liée à des schémas culturels » (22). Le SCP hollandais relève plusieurs facteurs qui rendent l’information et les services en ligne moins attractifs pour les groupes moins favorisés : – Il y a trop peu d’information locale, immédiatement pertinente pour la communauté dans laquelle les gens vivent : offres d’emploi locales, marché locatif et immobilier, activités et associations locales, etc. De plus, dans des communautés locales multi-ethniques, l’information manque souvent de diversité culturelle. – L’information est souvent présentée sous une forme qui requiert de bonnes compétences de lecture, ce qui crée un effet de seuil en faveur des gens lettrés. Or, en Europe, l’illettrisme augmente même si l’analphabétisme recule. En Belgique, par exemple, environ 20 % de la population ne maîtrise pas suffisamment la lecture pour lire des consignes de santé ou sécurité, comprendre des instructions écrites ou suivre un dialogue interactif sur un écran (Le Soir, 2 mars 2002). – La prédominance de l’anglais est pour beaucoup un facteur d’exclusion. Selon l’OCDE, 89.5% des liens vers des sites sécurisés (information et commerce électronique) sont en anglais ; le français, l’allemand, l’espagnol et le japonais se partagent 7% à parts presque égales et il ne reste que 3.5% pour toutes les autres langues de la planète (23). D’autres sources mentionnent une proportion de 80 à 87% des sites existants en anglais. Ces données doivent toutefois être nuancées, car il arrive que des sites multilingues qui ont une version anglaise ne soient recensés que comme des sites anglais. Dans un pays comme les États-Unis, quelque 20% de la population se trouverait d’emblée hors-jeu par rapport à ces trois barrières, relatives au contenu et non pas à l’accès. Ceci donne une consonance particulière à la notion de « lambins » chez Rogers … b) Les compétences requises par l’usage d’Internet La facilité de consultation et d’accès à l’information laisse entière la question des moyens cognitifs dont disposent les individus pour replacer l’information dans son contexte et s’en servir. Selon Philippe Quéau (UNESCO), « la recherche sur Internet nécessite de savoir naviguer dans un univers conceptuel complexe, qui n’est pas structuré et stable comme un livre mais infini et changeant, et de pouvoir trier et synthétiser les informations obtenues ». Selon Jacques Perriault (Université de Nanterre), « la maîtrise d’Internet nécessite des compétences particulières que l’on peut regrouper en quatre éléments : − la démarche inductive (il ne s’agit pas d’appliquer des règles mais de découvrir progressivement leur existence) ; − le traitement parallèle des informations (mettre en relation des objets situés dans des espaces différents) ; − la compétence langagière (savoir communiquer son expérience) ; (22) Wolton D., Internet, et après ?, Champs / Flammarion, Paris, 2000, p. 99. (23) OECD, Understanding the digital divide, Paris, 2001, p. 23. Internet et inégalités 23 − la mémorisation humaine, car le web est tout le contraire d’une prothèse mémorielle. Ces quatre compétences sont aussi nécessaires à la gestion des situations d’incertitude et de complexité dont il est devenu banal de dire aujourd’hui qu’elles dominent la vie sociale » (24). Perriault met en exergue le rôle de l’école dans l’acquisition de telles compétences. Une étude réalisée aux Pays-Bas par le Rathenau Instituut (institut d’évaluation des choix technologiques du Parlement), à partir de l’observation des usages d’Internet, classe les compétences requises en trois catégories (25) : – Les compétences instrumentales. Elles ont trait à la manipulation du matériel et des logiciels. La complexité de l’outil informatique demande du temps et des capacités techniques, pour faire face aux bugs répétés et dépasser la fonction ludique de l’ordinateur. – Les compétences structurelles. Elles concernent la nouvelle façon d’entrer dans les contenus : comprendre, évaluer, puis choisir. Elles sont nécessaires pour utiliser des hypertextes, des moteurs de recherche ou des listes de discussion. Ici, une connaissance élémentaire de l’anglais devient souvent indispensable. – Les compétences stratégiques. Elles permettent de rechercher l’information de manière proactive, de l’utiliser dans son propre cadre de vie, de prendre des décisions et d’agir sur son environnement personnel et professionnel. Ces compétences étaient déjà pertinentes par rapport aux médias traditionnels, Internet ne fait que les rendre plus nécessaires encore. Actuellement, l’enseignement et la formation professionnelle se focalisent beaucoup sur les compétences instrumentales (le permis de conduire informatique européen, par exemple), au risque de négliger les autres, qui jouent pourtant un rôle clé dans la stratification sociale des usages. 2.3. Le rôle moteur des usages professionnels On a déjà souligné à plusieurs reprises le rôle déterminant de l’environnement professionnel dans la diffusion des usages d’Internet : comme ressource sociale pour les utilisateurs domestiques, comme lieu d’expérimentation de la complexité et des avantages relatifs du produit, comme facteur d’inclusion dans le « périmètre naturel de contagion » lors du processus de diffusion, comme lieu d’acquisition de compétences spécifiques. De plus, si l’expérience et les compétences acquises dans le travail favorisent les usages domestiques, l’inverse est tout aussi vrai. Comme le relate un reportage récent du journal Le Soir (2/03/2002), certains employeurs ne s’y trompent pas : ils trouvent intérêt à fournir, gratuitement ou à très bon compte, des ordinateurs personnels à leurs salariés, à titre de prime exceptionnelle ou d’avantage en nature. Cette pratique touche non seulement les cadres et les (24) Les citations de Ph. Quéau et J. Perriault sont extraites du dossier La révolution numérique gommera-telle les inégalités ?, Le Monde / Economie, 9 janvier 2001. (25) Steyaert J., Digitale vaardigheden en geletterdheid in de informatiesamenleving, Rathenau Instituut, Den Haag, 2000. Internet et inégalités 24 employés qualifiés dans des secteurs de pointe (informatique, finance, bureaux d’étude), mais aussi le personnel technique (Belgacom) et ouvrier (Glaverbel, Cockerill, Alcatel). En revanche, le fait de se trouver en dehors du marché du travail ou dans une situation professionnelle sans perspective constitue un facteur défavorable à l’appropriation de l’informatique et d’Internet. Ceci concerne les chômeurs de longue durée, les personnes sorties de la vie active sans avoir eu le temps de se familiariser avec les TIC (prépensionnés et pensionnés), les inactifs. L’enjeu est de savoir dans quelle mesure ces groupes peuvent faire l’objet de discriminations dues au non-usage de l’information et des services en ligne. Les pouvoirs publics accordent une importance croissante à la sensibilisation des entreprises au potentiel des TIC et d’Internet pour le développement technologique et consacrent des programmes particuliers pour soutenir la « majorité précoce » et convaincre la « majorité tardive » et les « lambins » dans le monde des affaires – par exemple le programme eWallonie.net. Ils espèrent des effets d’entraînement sur l’ensemble de la société. Toutefois, s’il est effectivement stratégique de se pencher sur les retards des entreprises sur le plan technologique et dans l’accès à Internet, envisager de la même manière les taux d’équipement des ménages est plus contestable. Sur le plan économique, les opportunités et les facteurs de risque liés aux TIC font l’objet de beaucoup d’attention et de politiques spécifiques. Étendre ces politiques au secteur non-marchand et associatif est également indissociable d’une lutte contre l’exclusion numérique. Au niveau individuel, par contre, il importe de distinguer ce qui relève du marché du travail, de la vie civique et de la sphère privée. Que la maîtrise des technologies, et éventuellement de l’Internet dans certains cas, soit un pré-requis à l’insertion professionnelle et au maintien dans l’emploi est aujourd’hui indéniable. L’idée d’un indispensable équipement des ménages est plus discutable, à moins de s’engager dans une conception du travail dans laquelle les frontières entre espaces privé et professionnel deviennent de plus en plus floues et où le domicile est à la fois lieu de formation et extension de l’espace professionnel. Mais quelle ouverture en contrepartie de l’espace professionnel à l’espace privé ? Comment le gain de flexibilité pour l’employeur peut-il se traduire concrètement en gain de qualité de vie pour le travailleur ? Les premiers enjeux des technologies de l’information et de la communication se situent dans le domaine économique et dans la capacité d’accès au marché du travail. Il s’agit d’outils certes susceptibles de creuser les fossés existants, mais en même temps, d’offrir un potentiel positif pour des groupes isolés, éclatés, ou encore en situation de transition ou d’insertion. Internet et inégalités 25 3. Trois interprétations des inégalités Dans l’analyse des inégalités face à Internet, trois interprétations sont généralement avancées, chacune est portée par des acteurs différents. − Une première interprétation attribue les inégalités aux imperfections des marchés. La fracture numérique serait due à un rythme trop lent du progrès technique et à une pénétration insuffisante des marchés. Un meilleur fonctionnement de l’économie de marché permettrait une baisse des coûts, un abaissement des barrières et une diffusion généralisée. Les politiques prônées dans cette interprétation sont axées sur la libéralisation accrue des marchés, censée faire diminuer les coûts et favoriser l’accès et les usages. – Une deuxième interprétation des inégalités part du principe que l’accès de tous à Internet est indispensable, car il s’agit d’une question de démocratisation, et qu’il existe un potentiel inexploité des TIC pour la cohésion et l’intégration sociale. Dans cette interprétation, les politiques à mener concernent la démocratie technologique, le soutien des pouvoirs publics et le volontarisme associatif. – Une troisième interprétation met l’accent sur des inégalités préalables à l’exclusion numérique. Dans cette conception, la fracture numérique n’existe pas en tant que telle, elle n’est que le miroir d’inégalités sociales préexistantes, qui se transforment avec l’expansion des TIC. Certaines inégalités se réduisent, d’autres s’accentuent, c’est un effet de transition vers la société de l’information. Les politiques recommandées ici suggèrent d’agir d’abord sur les facteurs socio-économiques qui sont les causes des inégalités. On peut d’emblée rejeter la première interprétation, non sans l’avoir critiquée, mais les deux suivantes méritent réflexion. Elles ne sont d’ailleurs pas exclusives, elles représentent plutôt deux approches différentes d’un même objectif de progrès social. 3.1. Les inégalités sont liées aux imperfections des marchés Une première manière d’interpréter la fracture numérique, qui est développée par des instances comme l’OCDE (26), par exemple, consiste à y voir la résultante d’une imperfection du marché. Un meilleur fonctionnement de l’économie de marché et une concurrence accrue permettraient de réduire les coûts et de rendre les produits et services liés aux TIC accessibles par le plus grand nombre, et par là-même, viendraient réduire cette fracture. Ainsi, au premier rang des indicateurs de la fracture, l’OCDE observe les écarts dans l’état de libéralisation des marchés des télécommunications. Cette dernière est perçue comme le facteur clé pouvant entraîner une diminution des prix, des investissements accrus et une offre de produits innovants. Le coût des produits et services est aussi considéré comme l’élément essentiel dans la diffusion et les usages des TIC. Une des faiblesses de cette approche est de considérer que l’appropriation des TIC découle naturellement d’une diminution des prix et que le facteur coût est largement déterminant par rapport à d’autres aspects. Un raccourci est parfois vite fait : ce n’est plus la diffusion et les usages des TIC qui sont bénéfiques au développement économique et social, c’est la libéralisation des marchés en (26) OECD, Understanding the digital divide, op. cit. Internet et inégalités 26 tant que telle. « Les pays non-membres de l’OCDE peuvent tirer les leçons de la libéralisation dans les pays OCDE et des bénéfices économiques et sociaux qui en ont découlé. » (27) Promouvoir l’accès et l’usage, et dépasser la fracture numérique, passe donc par un développement des infrastructures et par des initiatives réglementaires pour accroître la concurrence entre les réseaux. Le fondement politique de cette stratégique réside dans l’assurance de bénéfices sociaux dérivés des retombées et des externalités positives associées à la diffusion et à l’augmentation des usages des TIC et au commerce électronique. Mais la libre concurrence a aussi ses imperfections, notamment, pour les zones rurales qui se voient proposer des coûts plus élevés pour des services de moindre capacité et de moindre qualité. Si le plan d’action e-Europe s’intéresse aux hommes, aux compétences et à la lutte contre l’exclusion, l’accent premier est également mis sur le caractère profitable pour tous de la libéralisation des marchés des télécommunications (28). Il confie alors aux pouvoirs publics le soin de couvrir les espaces qui auront été délaissés par les opérateurs privés. « Il peut être justifié que les pouvoirs publics investissent dans les infrastructures de la société de l’information dans les régions moins favorisées en cas de défaillance du marché, lorsque les investissements privés ne peuvent à eux seuls être rentables. Ces investissements doivent être réalisés sans fausser la concurrence et être technologiquement neutres » (29). 3.2. Mettre Internet et les TIC au service de l’inclusion sociale La deuxième approche des inégalités face à Internet prône un accès généralisé à l’Internet, pour tous, dans les conditions les plus démocratiques possibles et dans une perspective de progrès social. Mais est-ce la bonne piste pour atteindre ces objectifs de démocratisation et de progrès social ? a) Pourquoi tous sur Internet ? Promouvoir un accès de tous aux TIC et à l’Internet masque en fait des intérêts différents et pour bien comprendre les enjeux de cet engouement sans précédent pour une innovation, il faut se poser la célèbre question « à qui profite le crime ? ». Qui veut, et pourquoi, mettre tout le monde sur Internet ? De nombreux auteurs ont dénoncé, à des titres divers, la frénésie de l’Internet (30) et ils ont mis en évidence les risques d’une vision réductrice qui profite surtout économiquement aux constructeurs et aux opérateurs de télécommunication, qui verraient bien six milliards d’internautes sur Terre. Il y a, au départ de la volonté de rendre Internet accessible à tous, deux visions attractives : construire le « village mondial » et ne laisser personne en dehors de la Toile pour éviter une (27) OECD, 2001, op. cit. (28) Conseil de l’Union Européenne, Commission des Communautés Européennes, e-Europe 2002, une société de l’information pour tous, plan d’action, juin 2000. (29) e-Europe, juin 2000, op. cit. (30) Outre Wolton D., op. cit., et De Haan J. & Steyaert J., op. cit. : Breton Ph., Le culte de l’Internet, une menace pour le lien social ?, Editions La Découverte, Paris, 2000. Finkielkraut A., Soriano P., Internet, l’inquiétante extase, Éditions mille et une nuits, Paris, 2001 Lasfargues Y., Techno-mordus, techno-exclus, Editions d’organisation, Paris, 2000. Internet et inégalités 27 société à deux vitesses. Cette argumentation a vite été récupérée par les fournisseurs d’équipements et de services informatiques et les opérateurs de télécommunication, qui l’ont transformée en arguments de vente. La pression est forte, sur les jeunes notamment. On essaie de construire un modèle de la jeunesse et les publicitaires l’ont bien compris. Ceux qui ne sont pas connectés à Internet sont de plus en plus présentés sous un jour défavorable. Actuellement, beaucoup de gens s’inquiètent de savoir s’ils doivent acheter un ordinateur, pour eux, pour leurs enfants. Les choses devraient se stabiliser dans les années qui viennent avec une approche plus réaliste. Tout le monde n’est pas prêt d’accepter de rester chez soi, pour travailler, pour faire ses courses, pour s’instruire, pour se divertir. On est dans une phase de discours et de promesses, mais pour que les promesses s’actualisent, la technologie ne suffit pas, encore faut-il que les gens l’utilisent (31). Certains intellectuels répandent une croyance selon laquelle l’humanité va pouvoir franchir une nouvelle étape de l’évolution grâce à ces outils. « Selon ces penseurs, il faut collectiviser les esprits, promouvoir une spiritualité globale dans le cyberespace, ce monde du virtuel où les esprits communiquent entre eux. La promesse de cette nouvelle vision, c’est un monde meilleur mais aussi un homme meilleur à la conscience élargie parce que fondue dans une conscience collective. » Évitons l’amalgame, Internet est un système technique, pas un projet de société ; au bout du réseau, il n’y a pas de nouvelle société (32) et que veut dire la notion d’infopauvres ? « Les gens qui ne regardent pas la télévision ne sont pas télépauvres ! Ils sont riches du reste » (33). Internet est un outil qui permet de faire un certain nombre de choses mieux et plus vite, mais Internet ne remplace pas les interactions et il n’est pas un substitut au lien social. Équiper les entreprises et les acteurs de la société civile est une chose, équiper les ménages est un autre projet. En plus des conditions d’inégalité déjà évoquées (économiques, culturelles, géographiques, etc.), il n’y a pas non plus que des « techno-mordus ». Il y en a qui aiment l’abstraction, d’autre pas et ils ne sont pas pour cela des citoyens de seconde zone. L’information à distance, ce n’est pas le monde, c’est seulement la représentation du monde et tout n’est pas numérisé. Il ne faut pas vouloir adapter tout le monde à tout prix aux systèmes numériques mais adapter les emplois et les systèmes d’accès et de communication aux « techno-exclus ». La fracture est aussi provoquée en supprimant la diversité technologique dans l’accès à l’information (34). b) Quels risques d’exclusion et quelles promesses d’inclusion ? Que l’on considère les dimensions économiques, culturelles ou démocratiques, la médaille Internet a souvent son revers, ce qui confirme bien le caractère ouvert de ce réseau mondial, outil technique aujourd’hui envahi par le commerce, mais potentiellement ouvert à d’autres logiques et d’autres acteurs. (31) Breton Ph., Internet et uniformisation culturelle, dans Le Monde / Economie, 9 janvier 2001. (32) Wolton D., op. cit. (33) Finkielkraut & Soriano, op. cit. (34) Lasfargues Y., op. cit. Internet et inégalités 28 Sur le plan économique, les risques d’exclusion concernent les régions périphériques, les travailleurs sans acculturation informatique, les populations défavorisées en ressources économiques et culturelles, mais les promesses d’inclusion les concernent tout autant. Le fossé le plus grand se trouve entre les pays du Nord et ceux du Sud mais à cela, rien de surprenant ; le fossé est déjà immense dans de nombreux autres domaines, concernant ceux-là les besoins primaires et la dignité humaine. La fracture numérique Nord / Sud n’est qu’une résultante d’un développement profondément inégal. – L’Inde, réservoir mondial d’informaticiens, est loin de profiter des bienfaits de l’informatique et des réseaux avec un milliard d’habitants dont 500 millions d’illettrés, 5 millions d’ordinateurs, 1.8 millions de connexions Internet, 26 millions de téléphones. « Pour l’instant, le développement de l’informatique n’a fait que répondre au chômage de la classe moyenne, éduquée essentiellement grâce à sa connaissance de l’anglais plus qu’à celle des logiciels. Avec le plus grand réservoir de jeunes parlant anglais, l’Inde a développé une activité de services informatiques, du plus simple (encodage de données, centres d’appels, etc.) au plus sophistiqué, sans toutefois avoir une industrie de création de logiciels. L’activité informatique s’est développée dans une bulle qui n’est pas reliée au reste de l’économie. Il est très improbable que l’informatique résoudra nos problèmes économiques et tout aussi improbable qu’elle changera la condition des pauvres. » (35) – Alors que 3% de la population mondiale est connectée, près de 90% des usagers d’Internet se trouvent dans les pays industrialisés ; 57% vivent aux États-Unis et au Canada, contre 1% dans l’ensemble de l’Afrique et du Moyen-orient (36). Pourtant, le Sud se connecte peu à peu. Toutefois, le nombre de connexions est un faible indicateur de l’impact d’Internet dans ces pays, car les points d’accès collectifs sont nombreux (universités, cafés, dispensaires, ONG, associations, etc.). Si la part des usages ludiques d’Internet au Nord est importante, les pays du Sud développent des usages plus ingénieux et pratiques (accès aux connaissances, apprentissages, protection de la santé, etc.). « Internet n’est pas en soi créateur d’exclusion mais il est colonisé et envahi par le commerce. L’espace Internet n’est pas plus prédisposé à servir la logique marchande que celle de la solidarité et de la citoyenneté. Il reste avant tout un moyen de communication interactif, souple et universel, pouvant être mis au service de projets de toute nature. Au Sud comme au Nord, la Toile foisonne de nouvelles possibilités de décloisonnement des territoires, de rassemblement, de libre expression et de partage de l’information pouvant lutter contre l’exclusion ou favoriser une prise de parole dissidente. A la différence de la structuration pyramidale des moyens plus traditionnels de communication, l’architecture en réseau d’Internet offre la possibilité d’exprimer une parole alternative sans avoir à se soumettre au filtrage des détenteurs des outils de communication. En gommant les distances, en raccourcissant le temps de communication et en faisant éclater les frontières géographiques, la Toile permet un nouveau partage des savoirs et une prise de parole qui échappe au contrôle des pouvoirs établis. » (37) (35) 99% des Indiens n’ont pas accès à l’information technologique, dans Le Monde 9 janvier 2001 (36) OIT, La fracture numérique: effets sur l’emploi et le développement, numéro special de la Revue internationale du travail, vol. 140 n°2, Genève, 2001. (37) Solidarités en ligne, dans Le Monde Initiatives, octobre 2001. Internet et inégalités 29 Les organisations non gouvernementales sont devenues expertes dans l’usage d’Internet pour organiser la contestation contre les excès de la mondialisation, mais l’expérience récente montre que, si Internet peut faciliter le débat démocratique, il peut aussi aider à mieux véhiculer des thèses racistes et totalitaires. L’intérêt d’un accès quasi illimité à l’information est modéré par la crainte d’une homogénéisation culturelle. Ici aussi la médaille a un revers. Les contenus d’Internet sont aujourd’hui le reflet des usagers dominants, mais la démocratisation d’Internet et la diversification des groupes présents sur le web peuvent permettre l’existence d’expressions culturelles beaucoup plus diversifiées. Internet offre aussi aux communautés dispersées un vecteur de reliance sociale et de présence culturelle. La crainte d’une homogénéisation culturelle est tempérée par le caractère virtuel des interactions sur Internet. L’élaboration de la culture ne passe pas que par des liens virtuels. Au niveau anthropologique, aucune culture ne s’est développée par le seul canal de la communication indirecte (38). En résumé, l’objectif de généraliser l’accès à Internet comme instrument privilégié d’inclusion sociale révèle de nombreuses ambivalences. Les expériences positives sont nombreuses, mais les effets pervers aussi. Le tout à l’Internet pour tous est une illusion complaisante qui sert des intérêts particuliers. Quand Internet est chargé de trop d’espoirs, il ne peut que décevoir : une technologie de communication, fût-elle de portée planétaire, ne peut à elle seule niveler des inégalités qui ont des racines plus profondes. 3.3. L’exclusion numérique est le produit d’autres inégalités Cette troisième interprétation peut être résumée ainsi : les inégalités liées à Internet ne sont pas révélatrices de nouvelles divisions sociales, elles sont l’expression dans le champ des technologies de l’information et de la communication d’inégalités sociales, économiques, géographiques et culturelles largement préexistantes à l’expansion d’Internet. L’exclusion numérique est le fruit d’autres inégalités, même si certaines peuvent se trouver accentuées et d’autres, réduites. Se focaliser sur la fracture numérique uniquement, c’est traiter un effet en négligeant ses causes. L’accès à Internet n’est pas non plus un remède miracle contre la fracture sociale. Les écarts en termes d’accès à Internet, qu’ils concernent les ménages, les entreprises, les pays ou les régions, reflètent les écarts préexistants de niveau de vie, de niveau d’éducation et de position sur le marché du travail. Ce constat peut être décliné de plusieurs manières : – Si, aujourd’hui, Internet est surtout l’affaire de jeunes cadres masculins et urbains, c’est aussi parce que les zones investies en priorité par les opérateurs de télécommunication et les fournisseurs d’accès à large bande sont d’abord celles où il y a une forte densité d’entreprises, une population avec des revenus élevés et un trafic élevé. – Les écarts liés au genre sont l’expression de discriminations préexistantes entre hommes et femmes dans le travail et dans la vie sociale. – Les écarts liés à l’âge ont une double explication. Certes, au-delà d’un certain seuil d’âge, Internet bouscule certains repères culturels, ceux d’un univers mental structuré, vertical, (38) Breton Ph., Le Monde, op. cit. Internet et inégalités 30 hiérarchique, limité. Mais ce seuil d’âge varie énormément selon la situation sociale et professionnelle. De plus, les travailleurs « âgés » (dès 45 ou 50 ans, à l’âge où on est encore un jeune dirigeant d’entreprise ou un jeune ministre) font actuellement l’objet d’une campagne de dénigrement de leurs performances, de leurs aptitudes techniques et de leur capacité d’adaptation à la société de la connaissance. Leur sous-utilisation d’Internet est en partie le fruit d’un discours sur le déphasage des « vieux » face aux nouvelles technologies, ainsi que d’une conception des services en ligne calquée sur les aptitudes visuelles et les modes de représentation des plus jeunes. – La plupart des comparaisons internationales citées dans la première partie constatent que le niveau de revenu est un facteur déterminant dans l’accès à Internet. Il s’agit bien d’une inégalité sociale de base, préexistante à Internet. Même si les inégalités d’accès sont appelées à s’estomper avec la baisse des coûts et l’amélioration du rapport qualité (convivialité) / prix, la segmentation de la clientèle des services en ligne a pour objectif explicite de réintroduire, à travers les contenus et les usages, une sélection sur base du pouvoir d’achat ou du type de profession. Les politiques des pouvoirs publics et des acteurs privés (opérateurs de télécommunication, constructeurs) peuvent exercer une influence sur ces écarts, mais alors dans le cadre de politiques sur mesure, axées sur les usages et aptes à compenser les déficits en ressources matérielles, cognitives et sociales. Internet et inégalités 31 4. Pour combattre les inégalités face à Internet En guise de conclusion, nous rassemblons ici une série de pistes de réflexion qui ont pour objectif d’aider à prendre en considération une large panoplie de moyens destinés à combattre les inégalités face à Internet – et/ou à permettre à Internet de faire face aux inégalités, selon l’interprétation que l’on privilégiera. 4.1. Trois défis majeurs : la liberté, l’exclusion et l’éducation Internet n’est pas un fait isolé, il s’inscrit dans un mouvement plus profond de transformation structurelle de la société, avec le cortège d’enthousiasme et de craintes qui accompagne les mutations radicales dont l’issue et les formes de régulation sont encore incertaines. Si les aspects techniques d’Internet sont bien connus, la connaissance de sa logique, de son langage et de ses contraintes n’a pas suivi le rythme accéléré de son développement. Néanmoins, au niveau sociétal, l’examen des controverses nous permet, à l’instar de Manuel Castells dans son dernier ouvrage (39), de relever trois défis majeurs posés par Internet : la liberté, l’exclusion et l’éducation. Le premier défi concerne la liberté. Si Internet recèle un potentiel égalitaire, il ne fait pas l’objet, actuellement, d’une appropriation et d’un contrôle qui en assurent le caractère démocratique et ouvert à tous. Des intérêts économiques, idéologiques, politiques et culturels sont aujourd’hui en mesure de s’approprier l’infrastructure, de filtrer l’accès et d’infléchir l’utilisation d’Internet, voire de la monopoliser. Les intérêts des plus forts dominent la Toile et la diversité culturelle apparaît menacée. A l’heure où Internet investit tous les domaines de l’activité humaine, décider à qui il appartient et qui en contrôle l’accès devient un enjeu crucial de la lutte pour la liberté. Le deuxième défi est celui de l’exclusion. La fracture numérique a été largement analysée sous de nombreuses dimensions. Les enquêtes et analyses ont montré comment Internet renforce des inégalités préexistantes et creuse de nouveaux fossés. Elles ont aussi montré comment ce réseau mondial pouvait ouvrir des perspectives à des groupes, des communautés, des régions ou des pays exclus des centres stratégiques et des zones de progrès et de richesse. Dans une économie mondialisée et une société en réseaux, ne pas être connecté, c’est, selon les termes de Castells, « être condamné à la marginalité – ou contraint à recourir à une toute autre logique pour réintégrer le centre ». La ligne de fracture n’est plus seulement celle de la richesse et de la pauvreté ou celle des inégalités sociales et culturelles. Le fossé est aussi celui qui sépare les connectés et les non-connectés aux réseaux planétaires de production de la valeur, dont les nœuds sont inégalement distribués dans le monde. Le troisième défi majeur, c’est l’éducation. Comme la conduite automobile, la navigation Internet s’apprend mais plus fondamentalement, au-delà de la connaissance technique de l’outil, qui en soi est d’un intérêt limité, ce qu’il faut apprendre à chacun de nous, c’est l’accès réfléchi, critique et constructif à des informations numérisées, abondantes à l’excès. La capacité à traiter de l’information et à produire du savoir est autrement plus complexe que l’apprentissage de la navigation. En matière d’éducation, l’équipement des établissements scolaires en outils informatiques et en connexions Internet n’est qu’une première étape. Le (39) Manuel Castells, op. cit. 2002, p. 335. Internet et inégalités 32 véritable défi est d’apprendre à apprendre et à penser de manière autonome, d’apprendre à aller chercher des informations mises en mémoire sous forme numérique, à les recombiner, et à produire des savoirs utiles par rapport à des objectifs que l’on s’est fixés. 4.2. Quelques repères pour une politique active en faveur d’une plus grande égalité par rapport à Internet « Tout sur Internet et tous connectés à une date butoir » est un slogan trop superficiel pour fonder une politique efficace et ciblée de réduction des inégalités. Mettre en œuvre une politique en faveur d’une plus grande égalité face à Internet suppose au départ un exercice de méthode destiné à clarifier les enjeux, les véritables problèmes, les ordres de priorité. Il s’agit d’abord d’être au clair par rapport à une série de questions essentielles mais souvent traitées trop superficiellement : − Quels sont les écarts qui constituent de véritables inégalités, quels sont ceux qui doivent être interprétés en fonction de la dynamique de diffusion des innovations ou, plus simplement, en termes de variété des comportements ? − Quelles sont les inégalités qui constituent de véritables problèmes ? Il s’agit de distinguer ici l’essentiel de l’accessoire dans le but de dresser des ordres de priorité. − Ces inégalités problématiques sont-elles liées exclusivement à l’Internet ou trouvent-elles leur origine dans d’autres facteurs économiques ou sociaux ? Faut-il alors traiter l’effet ou la cause, ou encore s’attaquer simultanément à l’un et l’autre ? − Quels objectifs concrets et spécifiques poursuit-on dans la promotion d’Internet ? Le commerce en ligne n’est pas une fin en soi et les objectifs, comme les moyens, doivent être déclinés en fonction des situations prises en compte. Poser la question des objectifs est indissociable de la question récurrente des usages et des contenus. Par exemple, il ne suffit pas de dire « nous voulons intégrer les personnes ou les régions défavorisées ». Il faut également préciser ce à quoi on souhaite les intégrer. − Quels sont les moyens les plus adéquats pour attendre les objectifs mesures financières, les mesures éducatives (formation initiale et l’accompagnement, le développement d’infrastructures ? Comment potentiels et les risques de chacune de ces mesures, dans d’incertitudes ? spécifiques ciblés : les formation continuée), analyser les bénéfices un contexte chargé − Quels sont les acteurs clés par rapport à des publics et des objectifs spécifiques ? Comment mieux identifier les « meilleurs rôles possibles » des pouvoirs locaux, des associations intermédiaires, de l’enseignement, des ONG, des acteurs économiques ? Dans ce document, nous avons tenté d’apporter un maximum d’éléments de réponses à ces questions, sans avoir la prétention de donner des recettes. Pour terminer, nous rappellerons l'impérative nécessité de maintenir la diversité technologique dans les moyens d’accès à l’information et aux services, sous peine de créer l’exclusion là où elle n’était pas présente. Internet et inégalités 33 Bibliographie Références Breton Ph., Internet et uniformisation culturelle, dans le dossier La révolution numérique gommera-t-elle les inégalités ?, Le Monde / Economie, 9 janvier 2001. Breton Ph., Le culte de l’Internet, une menace pour le lien social ?, Editions La Découverte, Paris, 2000. Castells M., La galaxie Internet, Fayard, 2002. Commission européenne, e-inclusion : le potentiel de la société de l’information au service de l’insertion sociale en Europe, SEC(2001)1428, Bruxelles, septembre 2001. Conseil de l’Union Européenne, Commission des Communautés Européennes, e-Europe 2002, une société de l’information pour tous, plan d’action, juin 2000. 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DES CLIVAGES MULTIPLES ...................................................................................... 3 1.1. a) b) c) d) e) f) g) h) i) 1.2. a) b) c) 1.3. UNE CARTOGRAPHIE DES ZONES DE CLIVAGE ............................................................ 3 L’âge...................................................................................................................... 3 Le genre ................................................................................................................. 4 Les revenus............................................................................................................. 5 La composition familiale ........................................................................................ 6 Le statut socioprofessionnel.................................................................................... 7 Le niveau de formation ........................................................................................... 8 Les facteurs ethniques............................................................................................. 9 La localisation géographique ............................................................................... 10 Le Nord et le Sud .................................................................................................. 11 DES ÉCARTS SE CREUSENT, D’AUTRES SE RÉDUISENT .............................................. 12 L’accélération de la diffusion des usages d’Internet ............................................. 13 L’effet d’entraînement des usages professionnels.................................................. 13 Le succès ou l’échec de certaines politiques correctrices ...................................... 14 CERTAINS ÉCARTS GÉNÈRENT DES INÉGALITÉS, D’AUTRES REFLÈTENT DES DIFFÉRENCES ......................................................................................................... 14 2. DERRIÈRE LES CLIVAGES, DES DYNAMIQUES COMPLEXES ........................ 16 2.1. a) b) c) d) 2.2. a) b) 2.3. LE PROCESSUS DYNAMIQUE DE DIFFUSION DES INNOVATIONS.................................. 16 Les spécificités de la diffusion d’Internet .............................................................. 16 Les caractéristiques du « produit » Internet.......................................................... 18 Les ressources des utilisateurs actuels et potentiels .............................................. 19 Les catégories successives d’adoptants d’une innovation...................................... 19 DE L’ACCÈS À L’USAGE : LA QUESTION DES CONTENUS ET DES COMPÉTENCES ......... 20 Le rôle des contenus dans la différenciation des usages........................................ 21 Les compétences requises par l’usage d’Internet .................................................. 22 LE RÔLE MOTEUR DES USAGES PROFESSIONNELS ..................................................... 23 3. TROIS INTERPRÉTATIONS DES INÉGALITÉS ..................................................... 25 3.1. 3.2. a) b) 3.3. LES INÉGALITÉS SONT LIÉES AUX IMPERFECTIONS DES MARCHÉS ............................. 25 METTRE INTERNET ET LES TIC AU SERVICE DE L’INCLUSION SOCIALE ..................... 26 Pourquoi tous sur Internet ? ................................................................................. 26 Quels risques d’exclusion et quelles promesses d’inclusion ? ............................... 27 L’EXCLUSION NUMÉRIQUE EST LE PRODUIT D’AUTRES INÉGALITÉS .......................... 29 4. POUR COMBATTRE LES INÉGALITÉS FACE À INTERNET .............................. 31 4.1. 4.2. TROIS DÉFIS MAJEURS : LA LIBERTÉ, L’EXCLUSION ET L’ÉDUCATION ....................... 31 QUELQUES REPÈRES POUR UNE POLITIQUE ACTIVE EN FAVEUR D’UNE PLUS GRANDE ÉGALITÉ PAR RAPPORT À INTERNET ........................................................................ 32 BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................. 33