Jean Anouilh, Médée : la solitude contre le sens du monde Jean Anouilh, Médée, Éditions de la Table ronde, 1947 (rééd. 1997, coll. La Petite Vermillon) Création de la pièce : 1946 Le mythe de Médée est un des plus terribles, et un des plus profonds qu'ait engendrés l'imagination. Il s'est transmis jusqu'au vingtième siècle par la littérature (avec les mythologues ou poètes antiques comme Ovide ou Hygin, Chaucer, etc.), le théâtre (Euripide, Sénèque, La Péruse, Catulle Mendès, Pierre Corneille, Anouilh, etc.), l'opéra (Thomas Corneille et Marc-Antoine Charpentier, Cherubini, Darius Milhaud, ...), la danse ( Le Songe de Médée d'Angelin Preljocaj) ou e le cinéma (Pasolini). Et, au seuil du XXI siècle, Médée n'a sans doute pas dit son dernier mot. Ce succès étonnant s'explique à la fois par l'ancrage de ce mythe dans l'inconscient individuel et dans l'inconscient collectif, mais aussi par sa fécondité artistique : figure traditionnelle de la transgression, la figure de Médée, défiant toutes les règles, provoque (dans tous les sens du terme) la création artistique. Comme Giraudoux (Électre, La Guerre de Troie n'aura pas lieu), Cocteau (Antigone, La Machine infernale, etc.) ou Sartre (Les Mouches, Les Troyennes), Anouilh ressuscite sur scène un mythe antique qui interroge la conscience contemporaine. Médée, comme Antigone, ou comme Œdipe, est l'emblème d'une solitude radicale, celle de l'individu devant l'histoire. C'est un personnage en exil, une émigrée, étrangère partout même chez elle. C'est l'affirmation tragique d'une existence réduite à un pur présent, quand le passé et l'avenir d'avèrent impossibles. C'est, enfin, le contraire d'une figure chrétienne : l'expression d'une volonté qui ne repose que sur soimême, et qui se montre dans sa vérité aveuglante. Cette vérité exposée et imposée contre les autres dévoile du coup, sous les feux de la rampe, la vérité des autres : leurs intérêts dissimulés par les mensonges politiques, moraux, ou rhétoriques. Médée et Antigone Médée est créée en 1946, peu après Antigone. Les deux pièces sont proches non seulement chronologiquement, mais aussi d'inspiration. • Dans les deux pièces, Anouilh recourt à un sujet d'origine grecque, bien représenté dans la tradition théâtrale. Il y a eu plusieurs Médée depuis celle d'Euripide (Ve s. av. J.-C.) : la Médée de Sénèque (Ier s. ap. J.-C.), celle de La Péruse (1556) celle de Pierre Corneille (1635) – à laquelle on peut ajouter une « tragédie en musique » de Thomas Corneille (1693), entre autres... • Les deux tragédies mettent en scène un héroïsme du refus, de la résistance, du non : dans • • • • • • Antigone (La Table ronde, coll. la Petite Vermillon, p. 78 sq., p. 93 et 104) s'opposent le non d'Antigone et le oui de Créon ; dans Médée, où les mots « oui » et « non » apparaissent souvent, s'oppose le camp de l'acceptation (Créon, Jason, la nourrice) et celui du refus (Médée, seule). Les deux héroïnes, Antigone et Médée, refusent également le bonheur ( Antigone p. 92, p. 96 par exemple ; Médée p. 16 : « Quelque chose bouge dans moi [...], c'est quelque chose qui dit non au bonheur. ») Les deux héroïnes affirment leur autonomie jusqu'à une solitude radicale – qui n'est pas l'isolement, mais au contraire le spectacle de leur irréductible différence. « Pour personne. Pour moi » (Antigone, p. 73, et dans Médée il y a de nombreuses affirmations de cette sorte). Les dialogues rendent palpable l'hétéronomie entre l'héroïne et les autres, jusqu'à la surdité ou la demande à l'autre de se taire ( Antigone p. 25-26 : « Je ne t'écoute pas. » ; « tais-toi » demande Créon à plusieurs reprises ; « Tu ne sais plus ce que tu dis. — Si, je sais ce que je dis. » De telles répliques se trouvent aussi dans Médée, voir ci-dessous). le poids du passé, de l'enfance, est commun à Antigone et à Médée : enfance royale, jalousies et rivalités dans le cas d'Antigone (mises à jour par son dialogue avec Ismène ;voir p. 32, 50-51, 63) ; dans le cas de Médée, une enfance royale également, et le rôle de prêtresse qui fut le sien. Le présent porte le poids du passé. Ce passé est représenté sur la scène d'Antigone par la nourrice et par Ismène, la soeur d'Antigone. Dans Médée c'est la nourrice, qui exprime une certaine nostalgie, mais qui incarne surtout l'idée que le temps passe, qu'il y a un avant et un après, et que rien, fondamentalement, ne change. Médée et Antigone sont infantilisées : Antigone est perçue comme un enfant (p. 50-51 : c'est un enfant qu'on voit enterrer Polynice), et la nourrice adresse à Médée des noms affectueux, d'ailleurs lourds d'ambiguïté (« ma chatte » p. 12, « Mon aigle fier, mon petit vautour... » p. 20 « ma louve » p. 22, ...). Jason, lui aussi, infantilise Médée, en faisant écho aux surnoms de la nourrice : « Tu as l'air d'une petite bête éventrée... » Le poids de la génération : dans Médée trois générations sont représentées (celle des « vieux », celle de Créon et de la nourrice ; celle de Jason, de Médée et de Créuse ; enfin, celle des enfants), et les figures paternelles ou maternelles sont relativement nombreuses : Créon, Jason, Médée, la nourrice... et il est fait allusion à Pélias, au père de Jason, Éson, au père de Médée, Éétès, et à son aïeul le soleil. Créon, dans Antigone, dit à son fils : « Regarde-moi, c'est cela devenir un homme, voir le visage de son père en face, un jour. » Hémon le regarde, recule en criant, et s'enfuit... Dans Médée, les personnages de pères, sur la scène, sont Jason et Créon, qui veulent le bonheur de leurs enfants, et pour cette raison précipitent la catastrophe. Dans les paroles de Jason et de Médée apparaissent Pélias (l'usurpateur, roi de Iolchos, tué par ses propres enfants, à cause d'une ruse de Médée), Éson, le père de Jason, pour lequel celui-ci s'est mis en quête de la toison d'or, Éétès, le père de Médée, volé et trahi par celle-ci, et le soleil. Aïeul de Médée, le soleil symbolise la lumière aveuglante du jour tragique, et Médée lui adresse un reproche : « O soleil [...] pourquoi m'as-tu faite amputée ? Pourquoi m'as-tu faite une fille ? Pourquoi ces seins, cette faiblesse, cette plaie ouverte au milieu de moi ? ». La lumière tragique accentue le conflit entre les générations, jusqu'à l'extrême (Médée tue ses propres enfants). • Humanité et bestialité se rapprochent : Antigone est comparée à plusieurs reprises à un animal ; (moineau, gibier, etc.), et les hommes apparaissent comme des animaux (voir p. 82-83). Dans Médée, ces métaphores sont nombreuses. • Le rapprochement du début et de la fin, de la naissance et de la mort, de l'amour et de la haine, dans une lumière qui transcende ces contradictions : « je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite – ou mourir. » (Antigone, p. 95) • Dans les deux pièces, mais surtout dans Médée où la dimension érotique est plus évidente, la lumière tragique naît du choc entre un amour fou et une lucidité aveuglante. La cohabitation du lumière et de l'ombre, de la lucidité et de l'aveuglement, sous le même jour tragique, fait du moment tragique un moment absolument singulier. Une différence entre les deux pièces doit être signalée : dans Médée, il n'y a pas de choeur. Cette différence n'est pas négligeable : car cette absence de chœur accentue la solitude de l'héroïne tragique. L’espace tragique C'est un lieu de passage pour les nomades que sont Médée, Jason, et la nourrice. Mais c’est, plus encore, un lieu de fuite : Médée fuit parce qu’elle est chassée (« Je fuis, Jason ! Je fuis. », p. 44), Jason fuit Médée (« Tout ce que je veux fuir ! », p. 49), et la nourrice fuit parce qu’il faut fuir (« Fuir, toujours fuir, depuis ! », p. 14). Toutefois, ces trois personnages refusent cette fuite, à des degrés divers : la nourrice est lasse de ces départs, et exprime à la fin de la pièce des préoccupations de femme sédentaire. Jason met fin à son errance en épousant Créuse. Quant à Médée, elle souhaite marquer ce lieu du souvenir éternel de a présence. La scène est un point d'aboutissement, mais aussi un point de départ. C'est un rivage, lieu d'embarquement et de débarquement. Elle se trouve tout près d'un lieu habité (Corinthe, désigné comme un « village »), mais il est situé à l'écart – à la lisière entre le monde civilisé et le monde sauvage, c'est un lieu intermédiaire, limite, où tout peut basculer dans un sens ou dans un autre. C'est un lieu d'exil : Médée n'y est pas chez elle. La scène est une métonymie du personnage de Médée, qui y est présente sans interruption, du début à la fin de la pièce. « Médée innocente a été choisie pour être la proie et le lieu de la lutte » (p. 85). « Médée est le lieu où les dieux se rencontrent et jouent. » (p. 86). À la fin de la tragédie, Médée est la scène, elle-même. La scène est un lieu d’enfermement : « Tous les chemins que je t’ai ouverts, je me les suis fermés. », dit Médée à Jason (p. 51). Médée est l’incarnation au théâtre du tragique de l’existence dans la pensée de Heidegger : les portes se ferment une à une, jusqu’à ce qu’il n’en reste enfin qu’une. Le moment tragique est celui de la dernière porte qui se ferme. Contrairement à Médée, la nourrice tente, elle, de banaliser ce lieu : c'est pour elle un lieu de passage comme un autre. Le temps tragique Le temps du spectacle est lui aussi un temps de passage. S'il est, certes, possible de faire une explication symbolique des dernières paroles de la pièce (la vie l’emporte sur la mort, après la pluie le beau temps, etc.), une telle explication sera sans doute incertaine ; mais d’un point de vue théâtral, le dialogue entre la nourrice et le garde signale le temps de la tragédie comme un temps de transition, comme un simple passage. « Je veux vivre ! » répète la nourrice, au début et à la fin de la tragédie : le moment de la catastrophe est une fin dans le temps, et non la fin des temps. Aussi horrible soit-il, un crime n'est jamais inoubliable pour tout le monde : en 1946 la leçon n'est pas anodine. Cette fin n’est sans doute pas dépourvue d’ironie : il y a des personnages assez attachés à leur « pauvre bonheur » (p. 74) pour oublier l'inoubliable.. Le temps tragique est le temps du soir, qui s'achève dans la nuit (le second monologue de Médée, p. 78-80, est une belle évocation onirique de la nuit). « Ils sont chez eux, eux. Leur journée est finie. », dit la nourrice non sans un peu d'envie (p. 13). Mais c’est aussi le temps d’une fête : le temps d’« entendre » et de « sentir » une fête qui se déroule non sur scène, mais près de là (« Ils chantent au village. C’est peut-être une fête chez eux, aujourd’hui. », p. 9) ; le temps de se souvenir des fêtes passées, des fêtes de Colchide (« Chez nous c’est plus tôt, en juin, la fête. », p. 10) ; le temps, enfin, d’une solennité unique, d'un sacrifice unique, terrible. Dès la visite du garçon au début de la pièce, Médée entre dans la fête, et petit à petit elle se met au centre, devient à son tour l'épouse et la prêtresse à la fois ; ainsi, ce n’est que rétrospectivement que ces répliques peuvent se comprendre pleinement, par une forme d’ironie tragique : D’ailleurs, c’est plutôt une bonne nouvelle puisqu’on danse. Merci, petit ! Va danser maintenant avec les filles de Corinthe. Danse de toutes tes forces, danse toute la nuit. (p. 19) Ce garçon préfigure ainsi le sacrifice final, celui des enfants par leur mère. Peu avant ce sacrifice, le garçon vient retrouver Médée, qui lui crie : Merci, petit, merci pour la seconde fois ! Fuis, toi ! Il vaut mieux ne pas me connaître. (p. 82-83) Le temps tragique redevient ce qu’il était aux origines : une fête sacrificielle, une fête dionysiaque. Le présent de la représentation est situé, entre un passé et un avenir. La nourrice se raccroche au passé, donc à la répétition, comme elle se raccroche à la vie (« Je veux vivre, Médée ! », p. 29 ; « Je veux vivre ! », p. 83) et à la quotidienneté (« le soleil sur le banc à la halte, la soupe chaude à midi, les petites pièces qu’on a gagnées de sa main, la goutte qui fait chaud au cœur avant de dormir », p. 29). « Te rappelles-tu ? Le palais était blanc au bout de l'allée des cyprès quand on rentrait des longues promenades… » (p. 13). Le passé, la vie, la répétition ne font qu'un. Le temps de Médée, au contraire, est un temps d’après la vie. Médée traite la nourrice de « carcasse », avant de se désigner elle-même par ce terme (« cette carcasse de Médée », p. 51). « Médée est morte » (p. 52), et en même temps « Médée est là, […] montant la garde »... Médée incarne la mort, et lui donne une présence, elle lui donne chair. Jason, lui, assume la généalogie, autre forme de répétition : « Faire sans illusions peut-être, comme ceux que nous méprisons ; ce qu’ont fait mon père et le père de mon père et tous ceux qui ont accepté avant nous » (p. 70). Ce choix est aussi le choix de l’avenir : « Elle (Créuse) est neuve, elle est simple, elle est pure. Je vais la recevoir sans sourire de la main de son père et de sa mère... » (p. 74). Le passé et la répétition qu'il refuse sont précisément ceux que la nourrice accepte, par résignation : c'est celui de l'errance, et du désamour (« Mais pourquoi redire ce qui est mort ? Ma haine aussi est morte... », p. 68). Le personnage de Médée s'enracine, lui, dans le présent de la scène. Contrairement à la nourrice, et contrairement à Jason, elle refuse à la fois le passé et la répétition, la reproduction. « Crois-tu que c’est bon de toujours redire les choses ? » (p. 11) ; elle affirme à la fois son unicité – indépendante de toute ascendance – et l'unicité du moment et du lieu présents. Oh ! tu en auras d’autres femmes, rassure-toi, tu en auras mille maintenant, toi qui n’en pouvais plus de n’en avoir qu’une. Tu n’en auras jamais assez pour chercher ce reflet dans leurs yeux, ce goût sur leurs lèvres, cette odeur de Médée sur elles. (p. 48) Médée tue le passé et la répétition (« Je l’attendais tout le jour […] il me quittait chaque matin […] », p. 21-22) pour renaître à elle-même, dans un présent sans avenir ; Anouilh (comme Sénèque) ne reprend pas le personnage d’Egée, qui lui donnait, dans l'œuvre d'Euripide et dans celle de Corneille, la perspective d'un avenir – personnage maudit, elle devenait protectrice du roi d'Athènes, selon une logique comparable à celle d' Œdipe à Colone. Ici, elle s’inscrit dans un présent isolé : sa solitude s'inscrit donc dans le temps autant que dans l'espace. Au contraire de Jason – qui se marie, et fait, lui, le choix de la vie – Médée rejette donc la procréation, comme toute forme de reproduction ou de répétition. Les enfants de sa chair vont mourir ; en méprisant sa nourrice, Médée méprise la fécondité, et la vie elle-même. « Ce n’est pas de lait que Médée a grandi. » Le sexe féminin est une blessure par où le mâle a pénétré en elle : pour être enfin elle-même, pure de toute soumission, Médée dit non à l'amour, le rejetant dans un passé révolu (« Honte ! Mes joues me brûlent, nourrice. Je l'attendais tout le jour, les jambes ouvertes, amputée... Humblement, ce morceau de moi qu'il pouvait donner et reprendre, ce milieu de mon ventre, qui était à lui... [...] pourquoi ces seins, cette faiblesse, cette plaie ouverte au milieu de moi ? », p. 21-22). Et elle se réfère au mythe chrétien de la création de la femme : « Chair faite d'un peu de boue et d'une côte d'homme ! » ; Médée fait son entrée dans l'univers moral du judéo- christianisme – ce qu'elle confirme, plus loin, par une autre référence à la Bible : « Race d’Abel, race des justes, race des riches, comme vous parlez tranquillement. » (p. 71) Naissance et mort ne font plus qu'un dans le mépris de la procréation : « Toutes choses sont dures à naître dans ce monde et dures à mourir aussi. », constate Jason (p. 68) non sans une sorte d'ironie tragique : car il ne croit pas si bien dire... Médée a le pouvoir de concentrer en une heure la naissance et la mort, de boucler le cercle de la vie et de l'enfermer en un point unique. Le moment tragique est un présent absolu dans lequel s'abîment à la fois le passé et l'avenir. Créon donne à Médée une nuit. Médée s'en empare ; elle a la maîtrise absolue de ce temps, qui d'une nuit se concentre en une heure (« Nous serons parties dans une heure », p. 44), puis en une minute (« je vous serre une minute, petits corps chauds », p. 84), et enfin en une seconde (« Je veux, je veux, en cette seconde encore, aussi fort que lorsque j'étais petite, que tout soit lumière et bonté ! », p. 85). Cette concession est une faiblesse de la part de Créon, qui se dessaisit délibérement de la maîtrise du temps (« Je donne au destin la nuit tranquille de ces deux-là », p. 42) ; le contretemps sera fatal pour la famille régnante. Le temps tragique, enfin, est un temps circulaire, le temps du retour : le soir tragique est en effet le reflet d’un autre soir. Jason. — […] Je veux l’oubli et la paix. Médée. — Tu ne les auras jamais plus, Jason ! Tu les as perdus en Colchide ce soir, dans la forêt où tu m’as prise dans tes bras. (p. 52) Les dialogues La pièce est dominée par des duels, par des dialogues à deux (« Ils sont l’un en face de l’autre. Ils se regardent. », indique une didascalie, p. 48). Elle ne comporte aucun polylogue. La solitude de Médée s'en trouve accentuée (« J’ai attendu qu’ils s’éloignent pour te voir seule. », lui ditJason, p. 44). Ces dialogues peuvent, en gros, se répartir en deux catégories : les oppositions symétriques (par exemple, entre Médée et la nourrice, p. 30, en deux tirades de longueur similaire), et les oppositions asymétriques, qui transgressent, de multiples façons et des degrés divers, les principes de la conversation : • les injonctions de se taire (« tais-toi »), qui ne sont pas suivis d’effet (p. 10-11, p. 27) • les paroles adressées par Médée à un personnage absent : à Créon (p. 43) ou à Jason (p. 76) • les paroles adressées par Médée à elle-même, en plein dialogue : « O ma haine ! Comme tu es neuve… » (p. 20) • la mise en échec par avance de la parole de l’autre : Un garçon, entre soudain et s’arrête. – C’est vous, Médée ? Médée, lui crie. – Oui ! Dis vite ! Je sais ! (p. 17) Ce dernier énoncé comporte en outre une contradiction interne. Autre exemple : à Jason, Médée demande au début de leur dialogue : Médée. — Tu as encore quelque chose à me dire ? Jason. — Tu t’en doutes. (p. 45) Rares, en outre, sont les répliques symétriques (de même longueur) : Anouilh multiplie les déséquilibres entre les locuteurs. Structure de la pièce Trois longs dialogues 1. entre Médée et la nourrice 2. entre Médée et Créon 3. entre Médée et Jason Accélération de l’histoire ; successivement se rencontrent sur scène : 4. Médée et la nourrice 5. Médée et le garçon 6. Médée et les enfants 7. Médée et Jason 8. La nourrice et le garde Les agônes – dialogues conflictuels – précèdent l’action. La parole traduit en signes les liens et les ruptures entre les personnages, et de ces signes naît l'action. 1. Médée et la nourrice (p. 9-31) La fonction du début est d’abord de présenter l’espace scénique comme un lieu de passage. Il ouvre la scène sur d’autres scènes ; sur Corinthe, d’une part : « Tu l’entends ? » demande Médée, et ce sont les premiers mots de la pièce (p. 9 ; voir aussi p. 12 : « Écoute ! », et p. 13 : « Sens ! »), et sur la Colchide, de l’autre : « On n’est pas d’ici », dit la nourrice (p. 10). Ces scènes, ces espaces, correspondent aux différentes temporalités qui structurent l’histoire de Médée : l’avenir, à Corinthe – où l’on célèbre le mariage de Jason et de Créüse – ; et le passé lointain avec la Colchide, quittée il y a dix ans par Médée pour suivre Jason – la Colchide, scène archaïque où Médée était prêtresse, sacrificatrice du dieu Soleil son aïeul (1). La nourrice et Médée appartiennent toutes deux au passé, mais de deux façons différentes : chez Médée, présent et passé s’entrechoquent, et de ce choc résulte une contradiction insoluble, donc tragique. La nourrice, elle, tente de banaliser cette étape, d'en faire un passage parmi d’autres : après tout, le nomadisme est leur lot, leur sort est de repartir sans cesse, alors pourquoi ne pas repartir sans demander son reste ? Même si ce sort est pénible, il faut l’accepter ; Médée, au contraire, veut donner à l’ici et maintenant un poids décisif. La nourrice. — Fuir, toujours fuir, depuis ! Médée. — Je pouvais fuir, toujours. (p. 14) Médée le pouvait ; maintenant, elle ne veut plus fuir. Quand la nourrice évoque le passé, elle rabâche, et entraîne Médée dans cette répétition : La nourrice. — Pourquoi, pourquoi est-on parties, Médée ? Médée. — On est parties parce que j’aimais Jason, parce que j’avais volé pour lui mon père, parce que j’avais tué mon frère pour lui ! Tais-toi, bonne femme, tais-toi. Croistu que c’est bon de toujours redire les choses ? (p. 11) Médée, elle, reconstitue une scène originaire : celle de sa propre naissance (« O soleil, s’il est vrai que je viens de toi, pourquoi m’as-tu faite amputée ? Pourquoi m’as-tu faite une fille ? », etc., p. 22-23) ; la scène présente est à l’opposé de cette scène originaire, elle est le lieu d’un nouvel engendrement. « Mais c’est fini ce soir, nourrice, je suis redevenue Médée. Comme c’est bon ! » (p. 23) Paradoxalement, cette naissance nouvelle, inédite, se présente comme un retour : « je suis redevenue Médée. » Mais il est une autre scène originaire pour Médée : celle de son crime – le meurtre du frère (« Il fallait bien […] que je tue mon frère pour lui […], p. 22). Dans ce souvenir le même paradoxe se retrouve : le crime que va commettre Médée est entièrement nouveau, mais il se présente, lui aussi, comme une répétition : « Je t’ai suivi dans le sang et dans le crime, il va me falloir du sang et un crime pour te quitter. » (p. 27) Les longs dialogues de la pièce, moins nombreux que les scènes de la dramaturgie classique, déclinent la voix de Médée comme un chant lyrique, sur le fond musical de la fête à Corinthe (p. 26 : « La musique est plus forte au loin, Médée crie plus fort qu’elle. ») : « Médée, crie. » (p. 11), « Médée, sourdement. » (p. 13), « Médée, doucement. » (p. 29), etc. La pièce est scandée par ces cris, par les modulations de la voix de Médée, selon des mouvements de systole et de diastole, de contraction et d’expansion, respirations de la haine en gestation. Les dialogues sont scandés par ces modulations, et par les silences. Présente tout au long de la pièce, la voix de Médée impose son rythme, son intonation ; dans ce lieu d’exil et de passage elle résonne pour ne pas être oubliée. Les paroles de Médée sont habitées par une musique qui affleure, que ses répliques font entendre : La nourrice. — Laisse leur musique. Rentrons. Médée. — Je ne l’entends plus. J’écoute ma haine… (p. 21) Le rythme des paroles de Médée est marqué par des répétitions, vagues successives de la colère qui monte : Mais quelle fête ? Quel bonheur qui pue jusqu’ici leur sueur, leur gros vin, leur friture ? Gens de Corinthe, qu’avez-vous à crier et à danser ? Qu’est-ce qui se passe de si gai ce soir qui m’étreint, moi, qui m’étouffe ? Nourrice, nourrice, je suis grosse ce soir. J’ai mal et j’ai peur comme lorsque tu m’aidais à me tirer un petit de mon ventre… Aide-moi, nourrice ! Quelque chose bouge dans moi comme autrefois et c’est quelque chose qui dit non à leur joie à eux là-bas, c’est quelque chose qui dit non au bonheur. (p. 15-16) La rhétorique de Médée, rhétorique de la passion, est scandée, martelée presque, par un rythme binaire qui donne à ce passage une forte cohésion musicale : « … quel fête ? Quel bonheur… ? », « leur sueur, leur gros vin, leur friture », « à crier et à danser », « qui m’étreint, moi, qui m’étouffe », « nourrice, nourrice », « j’ai mal et j’ai peur », « c’est quelque chose qui dit non […], c’est quelque chose qui dit non […]. » Le rythme spasmodique confère au discours un caractère pulsionnel autant que passionnel : ce sont les contractions de l’enfantement qu'il traduit, ou plutôt qu’il produit. Peu après (p. 20-21) le public assiste à une scène d’enfantement : l'enfantement de la haine dans un premier temps, qui deviendra l’enfantement de Médée elle-même, quand celle-ci se sera entièrement assimilée à cette haine, et quand elle se sera libérée des mains d’autrui : de celles de la nourrice (« Laisse, femme ! Je n’ai plus besoin de tes mains. », p. 20) et de celles de Jason (« Qu’avait-il fait de moi, nourrice, avec ses grandes mains chaudes ? […] Dix ans sont passés et la main de Jason me lâche. Je me retrouve. Ai-je rêvé ? C’est moi. C’est Médée ! », p.21). Mais l’enfantement est d’abord celui du texte, dans une diction haletante, dans la douleur. La situation des personnages dans l'espace, dans le temps, les dialogues : tout contribue à la solitude de Médée, solitude forcément paradoxale (elle n'est totalement seule qu'une fois, et elle demeure le centre du spectacle, dans la lumière du théâtre) – une solitude qu’il faut donc définir par les moyens dramatiques, théâtraux, qui la constituent. Qu’est-ce que je ne peux pas, bonne femme ? Je suis Médée, toute seule, abandonnée devant cette roulotte ; au bord de cette mer étrangère, chassée, honnie, haïe, mais rien n’est trop pour moi ! (p. 26) (2) Cette réplique à elle seule résume les ingrédients principaux de la solitude de Médée : • l’affirmation d’un pouvoir sans bornes ; • le parti pris de l’excès, qui suppose à la fois une manière d’imposer sa présence, et une manière de parler, un style. La nourrice traduit ce style à sa manière : « Tu es folle, tu ne peux pas. » (p. 26) Pour elle la folie est impuissance ; pour Médée, au contraire, la folie sera puissance absolue. • la situation de Médée dans l’espace où elle se trouve, lieu d’exil qui devient par là même un territoire singulier, un royaume nouveau : celui de Médée. Ce royaume se distingue de celui de Pélias (cf. p. 26), et de celui de Créon. Cette solitude est bien sûr avant tout provoquée par l’absence de Jason : contre elle sa présence était, par le passé, le seul rempart (« Méprisée, chassée, battue, sans pays, sans maison, mais pas seule. », p. 14) ; à présent, cette solitude ne connaît plus aucune limite. Médée refuse une définition strictement négative de celle-ci : sa naissance sur la scène – sa naissance à elle-même – est sa naissance à une définition positive de la solitude : La nourrice. — Qu’est-ce que tu veux faire, Médée ? Médée. — Ce que j’ai fait pour lui […], mais pour moi cette fois, enfin ! (p. 26) Cette définition positive est d’un immense intérêt pour le théâtre, car elle fait de la scène et de l’instant tragique un moment d’une singularité inouïe, le moment d’une force à son apogée : « Plus forte que ce soir ? Jamais. » (p. 28) Un dernier détail, apparemment anodin : Anouilh laisse à la nourrice les métaphores zoologiques pour désigner Médée : chatte, aigle, vautour, louve... Plus loin, Jason regarde Médée comme « une petite bête éventrée qui se débat empêtrée dans ses tripes et qui baisse encore la tête pour attaquer » (p. 59)… et Médée elle-même considère sa vie passée avec Jason comme une vie de « chienne » (p. 23). Or elle n’est plus rien de tout cela, elle est simplement Médée, le personnage le plus simple qui se puisse imaginer : et cette tautologie résume la solitude du personnage – mais une solitude en gestation. 2. Médée et Créon (p. 31-44) L’entrée en scène de Créon doit d’abord être prise pour ce qu’elle est : l’entrée en scène d’un personnage extérieur, d’un étranger, qui représente une scène étrangère : le « village » de Corinthe (p. 32). Deux scènes, deux royaumes se rencontrent : celui de Créon, et celui de Médée, car chaque personnage porte avec lui un espace, une scène. Mais le contraste entre les deux personnages n’est pas seulement le contraste entre deux espaces, entre deux scènes : c’est aussi celui qui distingue l’espace et le temps. En effet, si Créon est maître de son espace et défend son territoire en en chassant l’intrus (en 1946, un tel projet ne peut que rappeler des souvenirs douloureux, de même que la volonté d’« accepter » chez Jason, p. 70, qui sent la collaboration), et s'il a le pouvoir de chasser Médée, celle-ci, en revanche, maîtrise le temps (les pages 35 à 37 peuvent être lues dans cette perspective : « Créon, tu es vieux. Tu es roi depuis longtemps. […] Alors, tu est trop vieux pour être roi ! », etc.). Le dialogue concentre l’attention sur un enjeu bien matériel, et prioritaire pour les autres (alors que le souci de Médée est déjà bien différent) : le départ de Médée, et le moment de ce départ. La rencontre entre Créon et Médée, dans ce lieu écarté, se substitue à une autre rencontre, qui n’aura pas lieu sur scène, entre Médée et Créuse : C’est pour que cette scène n’ait pas lieu que j’ai décidé que tu quitterais Corinthe cette nuit. (p. 34) Cette phrase de Créon montre que chaque personnage – lui inclus – porte en lui vune idée de la scène, et que la rencontre entre deux personnages est la rencontre entre deux scènes imaginaires. Médée, quant à elle, reconstitue par l’imagination les conditions d’une rencontre avec Créuse : elle y parvient dans un premier temps en se substituant à Jason – en attendant de faire de ses enfants les complices involontaires d'un empoisonnement, à la fin. Jason-Médée ! Cela ne se séparera plus. Chasse-moi, tue-moi, c’est pareil. Avec lui ta fille m’épouse que tu le veuilles ou non, tu m’acceptes avec lui. (p. 38) Médée réélabore sur le plan imaginaire ce qui est rompu sur le plan matériel : Médée crée un mythe sous les yeux du spectateur, et sous les yeux de Créon incrédule. La scène s’achève par un monologue de Médée, situé au centre géométrique de la pièce (p. 4344), et dont ressortent les éléments suivants : • Ce monologue comporte une dimension clairement dialogique, puisqu'il s’adresse à Créon, qui est parti. • Médée traite Créon de « vieux lion » puis de « vieux crocodile », appliquant ainsi à un autre qu'elle la métaphore animalière (voir ci-dessus). • Médée s’élève au dessus de toute compassion, de toute émotion : « Chez les bêtes on tue les vieux loups pour leur éviter ces retours en arrière, ces ultimes attendrissements. » (p. 43), « Je te défends d’avoir pitié ! » (p. 57), « Tu sais que je ne m’attendrirai pas, moi […] » (p. 60) et même de toute peur : c’est là sa supériorité par rapport à Jason (« Et tu n’as pas peur ? — Si. », p. 45). La tragédie n’est pas un drame sentimental : l’émotion est pour le public, purifiée (catharsis) par la mécanique du spectacle. • Médée, enfin, confirme sa maîtrise absolue du temps. 3. Médée et Jason (p. 44-76) C’est le deuxième agôn, et c’est de loin le plus long dialogue, la plus longue scène de la pièce. Anouilh met en relief le versant irrationnel de l’histoire : J’aurais dû te laisser aller les affronter seul les taureaux ! seul les géants surgis de la terre, le dragon qui gardait la Toison. (p. 46) Ce qui est réalité pour les personnages est mythologie pour les spectateurs : par la vertu du théâtre, le mythe et le réel se rencontrent et se mêlent étroitement l’un à l’autre. L’enjeu est différent de celui de la scène précédente : il ne s’agit plus de préparer l’avenir, mais d’évoquer le passé, de le redessiner. Le but de chacun des deux protagonistes, Médée et Jason, n’est pas seulement de convaincre l’autre ; il est de recomposer, de réinventer le passé à son image. Chacun apporte avec soi une idée du passé, de l’autre scène, qui accentue davantage encore l’écart entre l’imaginaire et le monde « comme il est » (p. 46), c’est-à-dire l’ici. Avec Créon et Médée, deux royaumes s’affrontaient ; avec Jason et Médée, ce sont deux mondes. Car les deux êtres qui se rencontrent ici ne sont plus deux étrangers : chacun des deux est un monde pour l’autre. Médée. — Le monde est Médée pour toi, à jamais. Jason. — Le monde a-t-il donc toujours été Jason pour toi ? Médée. — Oui ! (p. 53) Je t’ai d’abord aimée comme toi, Médée : à travers moi. Le monde était Jason, la joie de Jason, son courage et sa force – sa faim. Le monde est devenu Médée… (p. 63) (p. 65) Tu as donc pu imaginer un monde sans moi, toi ? (p. 71) Le souvenir du berger avec qui Médée a trompé Jason — première tentative de fuite (p. 54) — sert de contrepoint à leur querelle présente. Ce n’est plus une querelle de jalousie, sur fond de rivalité : celle-ci a déjà eu lieu. Ce n’est pas pour une dernière scène de ménage que je suis venu te trouver. (p. 54) Ne reparle plus jamais de ce soir-là ! (p. 55) De même, Créon veut écarter toute perspective de rivalité avec Créuse (voir ci-dessus), le souvenir de la « fuite » de Médée rejette dans le passé la rivalité entre Jason et l’amant. L’évocation du berger est très révélatrice, et mérite une attention particulière. D’une part, cet épisode est symétrique de la situation tragique : Jason avait alors un rival, à présent c’est Médée qui en a une. D’autre part, le public apprend ici que Médée a tenté de faire éliminer ce rival par Jason, de faire donc éliminer un rival par un autre. C’est la révélation, au cœur de la tragédie, de la nature triangulaire du désir (mise en lumière en particulier par René Girard). Or, c’est précisément à ce schéma que Médée veut échapper à présent : elle refuse d’entrer dans le rôle de la rivale. Elle refuse donc la symétrie – soulignée au contraire par Jason – entre les deux situations. L’affrontement présent va donc plus loin qu’une rivalité : c’est l’affrontement de deux solitudes. Jason contribue à dessiner la solitude de Médée : Tu seras seule, jusqu’au bout des temps, comme en cette minute. (p. 58) Comme dans les tragédies grecques, la tragédie est l’aboutissement de rivalités passées, l’exacerbation d’une violence symétrique entre deux forces opposées, violence qui engendre, à son degré ultime, au point de tension maximale, une solitude indépassable. Le paradoxe de la relation entre Jason et Médée est que cette solitude est réciproque. Une réplique de Médée met en évidence, avec la plus grande clarté, le lien entre la réciprocité et la solitude : Il a fallu que je me recolle à ta haine, comme une mouche, que je reprenne mon chemin avec toi ; que je me recouche le lendemain contre ton corps ennuyé pour pouvoir enfin m’endormir. Tu crois que je ne me suis pas mille fois plus méprisée que toi ? J’ai hurlé seule devant ma glace, je me suis déchirée avec mes ongles d’être cette chienne qui revenait se coucher dans son trou. (p. 56) L’instant tragique de Médée est celui où commence sa solitude. C’est l’autre, Jason, qui en définit le commencement : Jason. — Tu seras seule, jusqu’au bout de temps, comme en cette minute. Médée. — Tant mieux ! Jason. — […] Eh bien, tu n’es pas toute seule ce soir, tant pis… (p. 58) Ce paradoxe, qui consiste à unir, dans un même instant, un lien puissant entre deux personnages (Jason et Médée) et une solitude tout aussi forte, ne peut se comprendre qu’en mesurant les phénomènes d’asymétrie dans le dialogue (voir plus haut, « les dialogues »), et l’extrême nécessité de cet ultime dialogue (nécessité que formule Jason : « j’ai à écouter ce que tu as à me dire, toi, avant de partir », p. 45 ; « je veux mourir lavé de mes mots », p. 62). Il est un autre plan sur lequel Médée et Jason se retrouvent et se séparent à la fois : celui des scènes imaginaires (remémorées, ou potentielles, ou éventuelles) qu’ils évoquent. Le lien profond qui les unit, et en même temps leur haine irréductible, s’y trouvent répercutées : Je te revois debout, comme cela, devant moi, la première nuit de Colchide. Ce héros brun, descendu de sa barque, cet enfant gâté qui voulait l’or de la Toison et qu’il ne fallait pas laisser mourir, c’était toi, tu crois ? (p. 45-46) J’aurais dû te laisser aller les affronter seul les taureaux ! (p. 46) Médée. — Tu serais mort. Comme ce serait facile un monde sans Jason ! Jason. — Un monde sans Médée ! Je l’ai rêvé aussi. (p. 46) Médée. — […] Pourquoi l’as-tu empêché de me faire tuer ? Jason. — Parce que tu as été longtemps ma femme, Médée. Parce que je t’ai aimée. Médée. — Et je ne le suis plus ? Jason. — Non. (p. 47) Ta tête, ta sale tête d’homme peut le vouloir, tes mains déroutées chercheront malgré toi, dans l’ombre, sur ces corps étranges, la forme perdue de Médée ! (p. 49) Il était beau pourtant, tu sais, Jason, mon berger de Naxos ! Il était jeune et il m’aimait, lui ! (p. 55) Je t’ai aimée, Médée. J’ai aimé notre vie forcenée. J’ai aimé le crime et l’aventure avec toi. et nos étreintes, nos sales luttes de chiffonniers, et cette entente de complices que nous retrouvions le soir, sur la paillasse, dans un coin de notre roulotte, après nos coups. J’ai aimé ton monde noir, ton audace, ta révolte, ta rage de tout détruire. (p. 69) Dans le dialogue entre Jason et Médée, Médée est constamment en position de force : non dans l’argumentaire – la longue tirade de Jason (p. 62-68) possède une indiscutable force de persuasion –, mais du simple fait qu’elle parvienne à imposer la scène du souvenir comme la scène capitale, celle où tout se décide. Ainsi cette longue tirade de Jason n’est qu’une relecture du passé ; Jason est condamné à l’incohérence, à la coexistence en lui d’un regret, d’une utopie, exprimée au conditionnel passé (« J’aurais tout donné pour que nous devenions deux vieux l’un à côté de l’autre, dans un monde apaisé. », p. 72), et du principe de réalité (« Moi, je m’arrête. Je me contente. J’accepte ces apparences aussi durement, aussi résolument que je les ai refusées autrefois avec toi. », p. 73). Jamais Jason ne pourra vivre simplement l’acceptation des apparences, du réel commun : le passé demeure présent, et il s’appelle Médée. Aussi est-ce avec ironie que celle-ci lui dit : « N’en doute pas, Jason. Tu es un homme maintenant. » (p. 73) ; et elle lui lancera, au dernier moment : « Regarde-moi avant de rester seul dans ce monde raisonnable, regarde-moi bien. » (p. 88) Contrairement aux autres incarnations, au théâtre, de Jason (chez ’Euripide ou chez Sénèque, par exemple), le Jason d’Anouilh n’est pas éloquent. Il se défend dans un premier temps par des répliques très courtes, et elliptiques, jusqu’à la longue tirade des pages 62 à 68 : Médée. — […] C’est ton amour soudain pour cette petite oie de Corinthe, sa jeune odeur aigre, ses genoux serrés de pucelle qui t’ont délivré ? Jason. — Non. Médée. — Qui est-ce alors ? Jason. — C’est toi. (p. 47-48) Médée. — […] Il fallait me laisser tuer, tu le vois bien. Jason. — Je te sauverai. (p. 51) La scène s’achève par une longue et très belle évocation, par Jason, de leur passé commun, chronique d'une haine annoncée. Mais une différence capitale apparaît aux yeux du public, et que Jason ne peut qu’ignorer : la haine de Médée vient seulement de naître (p. 20) alors que lui la situe dans le passé : Notre haine a dû naître alors d’une de ces luttes sans tendresse […]. Mais pourquoi redire ce qui est mort ? Ma haine aussi est morte… (p. 68) Ce décalage temporel sera fatal à Jason : la haine de Médée est, en effet – le public le sait – toute neuve. 4. Le dénouement (p. 76-91) Dans les derniers moments de la tragédie, Médée se substitue à la fois au dramaturge et au régisseur. Elle règle, à elle seule, les entrées et les sorties, l’action et son rythme, les paroles et les silences, en un mot le spectacle : Tu peux t’en aller maintenant. Adieu, Jason. (p. 75) Va le chercher la vieille, été sans parler. On n’a plus le temps de t’écouter, toi. Il faut que tout aille terriblement vite maintenant. (p. 77) Moi fuir ? Mais si j’étais déjà partie, je reviendrais pour jouir du spectacle. (p.80) Le second et dernier monologue de Médée (p. 78-80) la montre plus seule encore que le premier (p. 43-44). D’abord, elle est véritablement seule sur scène (« Médée, restée seule. »), et se livre à un étrange discours auto-érotique, jouissant d’elle-même ; en outre, elle ne s’adresse à aucun personnage existant, mais à des entités abstraites : le mal, et la nuit, les « bêtes de la nuit ». Le ton est très différent également : il ne s’agit plus d’un cri de colère, ni d’une annonce des crimes à venir ; Médée coïncide enfin avec ce qu’elle est, obéissant ironiquement à l’exhortation de Jason : « Sois toi-même. » (p. 75) Ce tirade, d’une sombre poésie, reprend le rythme des répliques initiales (voir ci-dessus) : les syntagmes se succèdent par vagues successives, se recouvrant les uns les autres par le jeu des répétitions et isotopies diverses : … qui rampe[s] sur moi, prends-moi. Je suis à toi cette nuit, je suis ta femme. Pénètre-moi, déchire-moi, gonfle et brûle au milieu de moi. … je t’accueille, je t’aide, je m’ouvre… … etc. Rien n’apaise plus la tempête qui couvait au début de la pièce, et qui se déchaîne enfin. Sous cette tempête, le personnage de Médée se disloque, se disperse, poursuit à l’infini le jeu des identifications. Tout ce qui chasse et tue cette nuit est Médée ! (p. 80) Le monologue de Médée rouvre également la scène, mais d’une manière radicalement nouvelle : elle la plonge dans l’ombre, et l’ouvre sur l’infini de l’obscurité (« Cette lande touche à d’autres landes et ces landes à d’autres encore jusqu’à la limite de l’ombre […] », p. 80), un infini dont elle occupe la place centrale : Bêtes de cette nuit ! Médée est là, debout au milieu de vous, consentante et trahissant sa race. (p. 80) De cette phrase et de ce monologue il ressort que, en faisant le choix de l’ombre, Médée – contrairement à l’invocation au soleil (p. 22), et contrairement à Jason (« ce qu’ont fait mon père et le père de mon père et tous ceux qui ont accepté avant nous », p. 70) – sort de la généalogie, de la filiation, de la transmission. Elle affirme une singularité absolue, qui est une solitude radicale : « Je suis Médée, enfin, pour toujours ! » (p. 88), et ses dernières paroles sont une invitation à la regarder : comme chez Corneille, Médée rayonne au moment de son crime. C’est moi ! C’est l’horrible Médée ! (p. 88) Après le crime de Médée, trois personnages restent sur scène et parlent : • Jason, qui parle seul à aux « hommes », aux gardes corinthiens. Ce discours sans réponse signe sa solitude, celle du pouvoir, celle du nouveau roi, résigné à « rebâtir sans illusion un monde à notre mesure pour y attendre de mourir. » (p. 89) • la nourrice et le garde, qui, eux dialoguent ; ils ont pour eux la faculté d’oublier, que ne peut avoir Jason. La fin, volontairement suspensive, et le prolongement du dialogue après la fermeture du rideau (ce sont les didascalies qui l’indiquent, p. 91 : « Le rideau est tombé pendant qu'ils parlaient. ») – enjambant ainsi la fin du spectacle – montrent qu’ils n’appartiennent pas, eux, au monde de Médée. D’une nouvelle et dernière façon, la scène s’ouvre sur l’extérieur, sur l’ailleurs : c’est-à-dire, ici, sur l’avenir. Une morale dans Médée ? Malgré les références bibliques, Médée n'est pas un personnage chrétien. Ses crimes passés ne sont pas pour elle l'équivalent du péché originel ; Médée ne porte pas le poids de son destin, le poids du monde : elle affirme au contraire sa volonté, c'est elle qui lui dicte ses impératifs. « Il faut l'aider un peu, le destin ! » (p. 43). Anouilh reprend à la tradition cette héroïne de la volonté absolue, pour en faire un emblème d'une condition humaine livrée à elle-même, à ses pouvoirs terrifiants. Médée révèle à Jason et aux hommes du monde « comme il est » sa vérité : celle d'une solitude essentielle, radicale, absolue, qui met le sens lui-même en péril. Mais telle est la liberté que le public, à l'image de la nourrice et du garde, peut accepter ou non la leçon du spectacle. « Je suis encore là, tu vois » : le moment tragique est précisément celui-là, celui où l'héroïne est « encore là », sous le regard de l’autre. C’est l’instant limite où l’on existe encore avant de disparaître. Tout le théâtre de Beckett donne forme à ce moment où le quelque-chose menace de tomber dans le rien ; mais, parce que le théâtre d’Anouilh demeure un théâtre héroïque, c’est aussi, dans le cas de Médée, le moment où l’héroïne devient inoubliable. Morte ou vivante, Médée est là, devant ta joie et ta paix, montant la garde. Ce dialogue que tu as commencé avec elle, tu ne le termineras qu’avec ta mort maintenant. (p. 53) Le même moment unit l'être et le néant (« Tu as déjà tué Médée aujourd’hui, tu le sais bien. Médée est morte. », p. 52) ; mais il faut aller encore plus loin : car le « je suis là », qui est aussi un « Je suis Médée » (p. 60), est compliqué par les autres « je suis » que Médée accumule, pour échapper à son existence particulière : Je suis ton malheur, Jason, ton ulcère, tes croûtes. Je suis ta jeunesse perdue, ton foyer dispersé, ta vie errante, ta solitude, ton mal honteux. Je suis tous les sales gestes et toutes les sales pensées. Je suis l’orgueil, l’égoïsme, la crapulerie, le vice, le crime. (p. 61) La singularité prodigieuse de Médée réside dans le fait qu'elle est d'autant plus elle-même que son existence se disperse, et se dissipe dans le néant. Jason le sent bien, et le résume par une formule saisissante d’efficacité : « C’est encore toi, ta mort. » (p. 53). C’est là précisément l’ambiguïté du théâtre : faire exister ce qui n’existe pas ; c’est même un des caractères essentiels de la tragédie selon Jean-Pierre Vernant. L’explication de ce mystère est apportée par Médée elle-même : les bêtes, quand elles meurent, « se quittent » (p. 56) ; ce n’est pas le cas de l’être humain, et encore moins de celui de Médée qui n’existe que par et dans la mort. (1) Dans son film Médée, Pasolini fait de cette héroïne un personnage de l’ancien monde, sacrificatrice du dieu Soleil, perdu dans la modernité représentée par Jason. (2) Voir aussi p. 60 : « Je suis Médée ! Je suis Médée ! », mais aussi l’exhortation de Jason : « Je ne peux pas te dire : sois heureuse… Sois toi-même. » (p. 75)