
On parle parfois d’«auto-réfutation» pour le Tractatus, mais cette expres-
sion ne rend pas justice à la démarche. Blumenberg l’a plusieurs fois appro-
chée, comme on va le voir, en s’attachant plutôt à certaines expressions et
réflexions de Wittgenstein, dans le Tractatus et autour du Tractatus, sur la
limite (Grenze), sur un travail de délimitation de l’expression de l’intérieur
de l’expression. Wittgenstein a indiqué dans une lettre que le Tractatus était
une œuvre philosophique et en même temps littéraire. Ce serait une œuvre
dont on ne peut pas détacher et paraphraser «sans perte» des propositions,
dont on ne peut séparer le propos de la composition et de la «frappe» de
l’expression. De ce fait, la tâche d’écrire une préface, dont Bertrand Russell
s’est acquittée pour faire connaître cette œuvre de son étudiant dont le génie
ne faisait à ses yeux aucun doute, était sans doute une tâche impossible. Dans
cette préface, Russell présentait comme «la thèse essentielle» du livre l’idée
suivante: «il est impossible de dire quoi que ce soit au sujet du monde consi-
déré comme un tout, de telle sorte que tout ce que l’on pourra dire concer-
nera des portions limitées du monde
1
».
Wittgenstein, on le sait, n’appréciait pas du tout cette préface de Russell –
au point de la qualifier de «mélasse» dans une lettre à Paul Engelmann (jus-
tement peut-être parce qu’il trouvait que c’était une paraphrase éventuelle-
ment fidèle, mais malhabile). Admettons cependant (au moins provisoire-
ment) que cette formulation de la «thèse fondamentale» soit juste, que faire
alors de la proposition «Die Welt ist alles, was der Fall ist »? Elle est évidem-
ment contradictoire avec ladite thèse fondamentale, puisqu’elle porte sur le
monde considéré comme un tout ; mais cette contradiction se justifie et
s’éclaire rétrospectivement: la proposition est un exemple de quelque chose
qu’en toute rigueur «on ne peut dire », c’est-à-dire qui dépasse un certain
régime rigoureux du «dire», au sens d’énoncer des propositions qui ont un
sens, qui décrivent des faits, etc.
L’interrogation se déplace alors: que signifie ce fameux «interdit» final –
septième et dernier Hauptsatz du Tractatus – «Wovon man nicht sprechen
kann, darüber muss man schweigen» (ce dont on ne peut parler, il faut le
taire)? Que signifie la prescription de renoncer à «dire» ce que, pourtant,
on «peut» assurément «dire»? Et comment peut alors «se montrer» ce qui
ne peut se dire, suivant le § 4.1212: «Was gezeigt werden kann, kann nicht
gesagt werden»? La phrase est parfaite dans sa symétrie brisée (brisée par
la différence phonologiquement mince mais sémantiquement décisive entre
gezeigt, montré et gesagt, dit), mais littéralement soulignée par
Wittgenstein qui souligne le double kann central. On perd évidemment cet
1. Bertrand R
USSELL
, préface à Ludwig W
ITTGENSTEIN
, Tractatus logico-philosophicus,
trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard (Idées), 1972, p. 24.
122 Jean-Claude Monod
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