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Recherche en soins infirmiers n° 107 - Décembre 2011 l
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soulignée par E. Levinas4 est « essentiellement l’acte de
prêter un sens »5 à l’objet. Le regard implique la distinction, la
différenciation, la représentation singulière de l’objet observé.
Il rend ainsi remarquable l’objet regardé, l’honore d’une
estime particulière, d’une marque de valeur6 en lui attribuant
le statut de sujet et donc d’être humain, notre semblable.
Pour nous différencier de l’objet, il nous faut donc entrer en
communication et en relation. La relation, c’est-à-dire la liaison
assurant l’échange du « je » et du « tu » nous garantit du reflet
humain accordé par autrui. C’est voir en nous notre identique
appartenance. Même si le « je » se regarde et se mire, cela ne
lui suffit pas pour avoir la certitude de son existence propre,
dans le sens où cette existence n’aura pas de traduction sociale.
Elle ne représentera que ce que le « je » se donne comme sens
existentiel. Sans le « tu », réfléchissant nos attributs humains,
notre réalité peut être réduite à un état d’objet. Avant de nous
découvrir dans l’échange avec autrui, nous sommes en présence
de nous-même, sans pouvoir échapper à cette constance, alors
que nous pouvons tourner le dos au reste de l’humanité qui
nous entoure. Par la perception de notre apparence physique,
l’image de nous-même, celle-ci va se compléter par le retour
visuel que « tu » nous renvoie par sa représentation personnelle
de notre corps. Autrui nous renvoie notre reflet de part le
regard qu’il porte sur nous. C’est notre entrée en relation qui
se joue et qui détermine de cette manière la place de chacun.
Dans la relation soignant-soigné, cette re-connaissance
mutuelle et bilatérale, représente un préalable à la posture
du prendre soin, notion que nous avons choisi de présenter.
Les liens unissant les personnes font appel à la relation de
subjectivité respective qu’elles développent en se côtoyant,
entre des sujets-sujets et des sujets-objets.
L’art du prendre soin pourrait ainsi se décliner en une
explicitation en action de la re-connaissance de la personne
accompagnée comme une entité subjective impliquée dans une
expérience de vie particulière nécessitant notre intervention
engageant notre responsabilité à lui attribuer ce statut. D’un
côté comme de l’autre, chaque personne, le soigné et le
soignant, doit être reconnue comme sujet par l’autre, par
l’expérience intersubjective7 ainsi définie. Le dictionnaire
de la langue philosophique de P. Foulquier et R. Saint
Jean8, la décrit comme « la relation interpersonnelle, c’est-
à-dire de sujet à sujet en tant que sujets, de personne à
personne en tant que telles ». Par ailleurs, cette relation
ne peut exister et ne se développer qu’à partir du moment
où la personne accompagnée nous attribue égalitairement
ce statut de sujet, porteur d’un rôle social déterminé par
l’appartenance au corps infirmier, symbole d’attention, de
dévouement et de compassion, donc d’un professionnel
porteur de compétence dans le soin et dans la relation
s’y rattachant. Cependant, cette place de sujet ne pourra
voir le jour que si nous plaçons la personne nécessitant
des soins comme sujet elle-même. Or, l’ensemble de nos
activités et les intentions qui les portent se destine à cette
reconnaissance. De cette nécessaire identification de la
personne accompagnée comme sujet de soin, découle la
philosophie de la discipline infirmière s’appuyant sur la
perspective humaniste considérant l’être humain comme
une fin en soi et non un moyen, ou objet des soins. La place
que nous accordons à l’autre dans la relation de soin reflète
notre partage et l’équilibration de l’échange initialement
inégal. Selon P. Molinier, 2009 « [les soignants sont] une
communauté qui inclut la reconnaissance de l’humanité des
patients comme égale et identique à la sienne propre » [7].
Si cette reconnaissance de l’humanité de l’autre dans notre
regard intentionnel est le garant de l’intégration des valeurs
infirmières en action, il convient tout de même de se
questionner sur le déséquilibre existant lors de l’entrée en
communication avec la personne accompagnée.
C’est pourquoi, dans une deuxième partie, nous énoncerons
et développerons la notion d’asymétrie, légitimement présente
dans la relation de soin et qui a suscité nos questionnements.
ASYMÉTRIE DANS LA RELATION DE
SOINS ET AJUSTEMENTS POSSIBLES
La relation de soin introduit une asymétrie entre deux
protagonistes de cette relation car certains paramètres ne
sont connus ou maîtrisés que par l’un d’eux ; cela peut créer
dès lors une inégalité dans la relation. Nous ferons référence
aux travaux et réflexions de Nathalie Zaccaï-Reyners. Cette
asymétrie est modifiée ou ajustée dès lors que ces mêmes
protagonistes engagent une dynamique d’apprentissage
réciproque. Cette approche proposée par Nathalie Zaccaï-
Reyners nous permettra de faire le lien avec la théorie de
soins enseignée à l’IFSI, celle de Jean Watson engagée dans ce
travail d’interactions entre infirmier et patient-client depuis
plusieurs années. Le parallèle sera également fait d’une
possibilité d’apprentissage réciproque, l’étudiant dans ses
apprentissages, le formateur dans ses intentions pédagogiques
avec leur nécessaire adaptation aux réflexions et expériences
menées par les étudiants.
L’asymétrie dans la relation de soins a été constatée par les
professionnels. Celle-ci relève de nombreux paramètres, certains
sont d’ordre physique, par exemple dans la position, d’autres
sont reliés aux intentions conscientes ou non du professionnel
de soins, pour ne citer que quelques uns d’entre-eux.
4 LEVINAS E. 1906-1995, philosophe français d’origine lituanienne, dont
la pensée se situe au carrefour de la phénoménologie et la philosophie
existentielle. Il est l’un des premiers à introduire la pensée de Husserl,
traduisant ses méditations cartésiennes, et de Heidegger.
5 RICOEUR P. 1913-2005, philosophe français, dans sa traduction de
l’ouvrage de Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une
philosophie phénoménologiques pures, 1950.
6 Définition du mot distinguer donnée par le Larousse encyclopédique,
édition 1978.
7 Concept philosophique de la communication abordé pour la première fois
par Kant dans son ouvrage la critique de la faculté de juger : c’est l’idée que
les hommes sont des sujets pensants capables de prendre la pensée d’autrui
dans leur jugement propre, puis repris entre autres, par Husserl, philosophe
allemand fondateur de la phénoménologie.
8 Dictionnaire philosophique, Edition PUF, 1962, 2ème édition 1969.
« Prendre soin et formation infirmière »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.190.113.97 - 19/11/2018 13h50. © Association de recherche en soins infirmiers (ARSI)
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