La lumière noire ?
Extrait du site de la Fondation Gabriel Péri
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La lumière noire ?
Arnaud Spire, Philosophe, journaliste, conseiller de la Fondation Gabriel Péri.
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La lumière noire ?
Qui n'a entendu parler de la fameuse « lumière noire » ? On la trouve souvent dans les boîtes de nuit, pour
l'ambiance, ou dans des appareils à authentifier les billets de banque. Il s'agit en général d'un néon sur
lequel on a disposé un filtre qui ne laisse pas passer la lumière émise par le néon à part un peu de violet et
les ultraviolets les plus proches du visible. Ce qu'on appelle la lumière noire, ce sont les ultraviolets. Notre
?il ne les perçoit pas. Il nous semble donc que les tubes de lumière noire n'éclairent pas. Mais cela est faux.
On en voit les conséquences lorsque certains objets sont éclairés. Ces objets, en général blancs, ont la propriété
d'absorber les ultraviolets et de les restituer sous forme de lumière blanche. En fait, ces objets « blancs », dont on
pense qu'ils ne sont pas éclairés parce qu'on ne voit pas les ultraviolets, semblent resplendir dans l'obscurité : ils
transforment les ultraviolets en lumière visible. L'effet est saisissant sur la dentition, les tee-shirts blancs et, hélas,
sur certaines poussières. Dans la lumière blanche qui nous vient du soleil ou du filament d'une ampoule électrique
sont présentes en réalité toutes les couleurs possibles de la lumière visible. Il faut utiliser un prisme pour les voir. Un
prisme est un simple morceau de verre, mais à l'entrée dans le verre toutes les couleurs ne sont pas déviées de la
même façon. On perçoit alors entre l'infrarouge et l'ultraviolet, l'orange, le jaune, le vert et le bleu. Le spectre de la
lumière blanche est continu, il n'y manque aucune couleur. Nous sommes loin de la controverse antimatérialiste du
physicien Mach qui voulait absolument que soient séparés par nature les phénomènes ondulatoires et les états
corpusculaires. Lénine y a répondu en 1908 dans Matérialisme et Empi-riocriticisme : « Certes, l'opposition entre la
matière et la conscience n'a de signification absolue que dans des limites très restreintes : en l'occurrence
uniquement dans celles de la question gnoséologique fondamentale : qu'est-ce qui est premier et qu'est-ce qui est
second ? Au-delà de ces limites, la relativité de cette opposition ne soulève aucun doute. » Je me permets de
comparer, dans cette chronique, la « motricité de l'incertitude », dont j'ai décrit quelques manifestations
épistémologiques dans Quand l'événement dépasse le prévisible, à la lumière noire qui, bien qu'elle ne soit pas
excellente pour les yeux, a contribué à libérer l'humanité de ses ?illères solaires.
Du latin lumen, le concept de « lumière » qui a culminé dans la philosophie antique et médiévale comme attribut de
Dieu (Lumen des Lumine) est devenu, à partir de Descartes, la caractéristique éternitaire et essentielle du « sujet
connaissant ». Difficile, semble-t-il au premier abord, de proposer une actualisation critique du « siècle des Lumières
». Et pourtant, le numéro de septembre 2006 de la revue Contretemps [1] que dirige Daniel Bensaïd a réussi sa
tentative, de la façon la moins « totalitaire » qui soit, « lumière tamisée et non pas éteinte ».
Souvenirs de mes simplifications : lorsque j'enseignais la philosophie en classe de terminale, je comparais les «
Lumières » à un projecteur baptisé par Kant : « Raison constituante ». Et j'ajoutais aussitôt : la caractéristique de
notre époque, c'est de nous obliger à changer de projecteur en fonction de l'objet éclairé mais aussi du sujet
électricien qui l'oriente. Métaphore à la fois pédagogique et dérangeante. Suivait un développement sur le
conformisme inhérent à la « Raison constituée » par la substance et neuf autres catégories d'être chez Aristote,
d'une part, et l'exposé des douze catégories de l'entendement chez Kant, d'autre part. Des dix abstractions
singularisant l'être chez Aristote, on passe en moins de deux millénaires aux douze catégories de l'entendement de
la Critique de la raison pure. N'est-ce pas là une preuve - arithmétique, bien sûr, mais pas seulement - du caractère
historique de la Raison ?
Enfin, si la lumière se propage à une vitesse constante de 300 000 km/s dans le vide, cela ne signifie pas pour
autant que sa propagation soit « instantanée ». Il conviendrait plutôt d'introduire là la notion de limite de la vitesse de
la lumière relativement à la civilisation concernée. Il tombe alors sous le sens que, grâce à l'expér ience du train
imaginaire d'Einstein (240 000 km/s), l'ouverture de la porte avant et de la porte arrière peut se faire à la fois
simultanément pour un passager et avec un décalage de quarante-cinq secondes pour un observateur situé dans un
extérieur arbitrairement supposé comme immobile.
Avec Emmanuel Kant, la liberté dans la critique de la
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raison ne fait que servir l'intérêt de cette dernière,
qu'elle soit pratique ou théorique.
Voilà qui pulvérise l'antagonisme linguistique entre « simultanéité » et « succession » et illustre sa relativité même si,
dans notre monde, la vitesse de la lumière est une limite indépassable. Au-delà, nous n'avons aucun organe
conceptuel pour exprimer et comprendre comment on pourrait se voir partir en fusée dans l'espace avant même
d'être parti. En fait, il y a là une conception, certes marginale, de la vitesse variable de la lumière. Joào Magueljo
jauge, dans Plus vite que la lumière [2], les réticences de la communauté scientifique qui disqualifie son hypothèse
avant même d'en avoir entendu les motivations et les principes. Pourquoi ne pas s'en tenir à l'idée qu'il faut
approfondir le lien inévitable entre la logique interne de la langue et le concept de lumière ?
Dans le Vocabulaire philosophique bientôt centenaire du rationaliste classique André Lalande, la lumière naturelle
est encore identifiée comme un synonyme de raison en tant qu'ensemble de vérités immédiatement et
indubitablement évidentes à l'esprit dès qu'il y porte son attention. La lumière naturelle est, dans le cadre de la vieille
« psychologie des facultés », « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière
naturelle, [et qui] n'aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu'elle l'aperçoit, c'est-à-dire en ce qu'elle le
connaît clairement et distinctement ». D'ailleurs, Descartes lui-même a intitulé l'un des fragments des Principes de la
philosophie : « Recherche de la vérité par la lumière naturelle » qui, toute pure et sans emprunter le secours de la
religion ni de la philosophie, détermine les opinions que doit avoir un honnête homme touchant toutes les choses qui
peuvent occuper sa pensée. Et cela n'est-il pas confirmé, après les découvertes de Copernic, Galilée et Newton qui
démontrent que ce qui apparaît le plus stable, la Terre, est en fait le plus mobile et que ce qui apparaît traverser
l'orbite céleste, le Soleil, est immobile si on ne le rapporte pas à un autre système stel-laire ? Cette distinction
essentielle pour différencier la raison et la foi sera reprise par Leibniz dans sa Théodi-cée où il oppose « lumière
naturelle » et « lumière révélée ». Signalons tout de suite qu'elle sera unifiée par le porte-parole de l'aufklärung
précritique que fut Moses Mendelssohn, dans son Phaidon qui devint tout de suite un best-seller européen, en
démontrant l'immortalité de l'âme. Il affirmait aussi que les vérités religieuses fondamentales étaient universellement
accessibles à la raison et ne dépendaient pas nécessairement de la révélation.
Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que le concept allemand d'aufklärung commence à désigner rétrospectivement cette
période marquée par l'idée d'inéluctabilité du progrès, la défiance de la tradition et de l'autorité, la foi dans la raison
et dans les effets moralisateurs de l'instruction. L'invitation à penser et à juger par soi-même équivaut, en langue
allemande, à « philosophie ou siècle des Lumières » déterminé comme le moment rationaliste et progressiste par
excellence de l'histoire de la pensée dans la seconde moitié du siècle.
Avec Emmanuel Kant, la liberté dans la critique (historique ou non) de la raison ne fait que servir l'intérêt de cette
dernière, qu'elle soit pratique ou théorique. Il faut donc que la raison, dans ses disputes, s'en remette à elle-même,
qu'elle ne soit pas soumise à la contrainte : « Car il est tout à fait absurde d'attendre de la raison des
éclaircissements et de lui prescrire cependant, d'avance, le côté vers où elle doit nécessairement se tourner » (
Kant-Lexikon par Rudolf Eisler [3]). En 1784, Kant, intervenant dans les débats qu'il a lui-même provoqués, avance
notamment « l'idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » et la réponse à la question : «
Qu'est-ce que les Lumières ? » Cette parution se situe à la fin de l'apogée des Lumières allemandes : à ce moment
Kant vient de publier successivement la première édition de la Critique de la raison pure en 1781, les Prolégomènes
à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science en 1783. En 1785 paraîtront les Fondements
de la métaphysique des m ?urs, en 1787 la deuxième édition de la Critique de la raison pure, en 1788 la Critique de
la raison pratique, et en 1790 la Critique de la faculté de juger. C'est donc en pleine période de réflexion sur son
propre système, la plus féconde de sa vie, que Kant s'interroge sur le sens de l'aufklärung. Cet article qui s'adresse à
un public assez vaste appartient à ce que Kant lui-même appelle la philosophie « populaire ».Au plan logique, il
prouve que les idées qu'il défend sont essentielles à l'attitude critique et à sa légitimité éthique. Au plan historique,
cet écrit circonstanciel est une réflexion de Kant sur l'actualité de son entreprise en même temps que sur celle de l'
aufklärung, comme âge de la critique et du libre exercice de la pensée. Cet opuscule est celui où Kant articule le plus
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clairement le rapport entre la réflexion critique et la pensée de l'histoire [4].
Sur la confrontation entre le marxisme et les Lumières
européennes chaque courant de pensée apporte à
l'autre. Marx nous invite à penser les limites des
Lumières et les Lumières les limites de Marx.
Le temps présent peut-il se passer de l'esprit des Lumières du XVIIIe siècle comme expérience de la pensée critique
et comme esprit politique ? Comment réinventer aujourd'hui une place pour cette tradition intellectuelle et politique
qui a toujours marié l'explication rationnelle et la confirmation ou l'infirmation par l'expérience ? Pourquoi le numéro
spécial de Contretemps croit-il le moment venu de réactualiser le concept de Lumières à une époque qu'il est
courant de qualifier d'inextricable enchevêtrement des processus de connaissance et de perte des points de repère ?
Les réponses apportées par Marc Belissa, Gisèle Berk-mann, Déborah Cohen, Philippe Corcuff, Dominico
Losurdo,Valérie Rasplus,André Tosel et Sophie Wah-nich méritent le détour. Marc Belissa compare les débats
internes des Lumières sur la guerre et le « nouvel ordre international » américain en cours de constitution. Domenico
Losurdo réactualise les réactions à la Révolution française quand la critique libérale du rationalisme rejette cette
tentative de réaliser pratiquement par la violence les idéaux des Lumières. Peut-il s'agir d'un prélude à la critique des
totalitarismes d'aujourd'hui ? Peut-on assimiler la pitié éprouvée par un révolutionnaire devant l'ampleur de la
violence à une trahison de ses idéaux ? On lira aussi avec délectation le point de vue de Sophie Wahnich sur la
transmutation des cruautés de l'Ancien Régime au sein même de l'insurrection révolutionnaire française.Acculer un
peuple à l'insurrection c'est l'acculer au seul recours qui lui reste, une vengeance terrible : « Dès juillet 1789, alors
que des têtes coupées ont été portées au bout de piques, les Robespierre et Babeuf espèrent que la justice du
peuple pourra bientôt cesser d'être cruelle. Si la cruauté se déploie, elle est toujours considérée comme un malheur,
le symptôme d'un échec partiel [...] ». En ce début de troisième millénaire, où tant d'intellectuels se réclamant des
Lumières rencontrent la pensée néolibérale, peut-on les « excuser » sous prétexte d'être des « ignorants » en
politique ? Le mouvement de Mai 68 ne s'est pas réclamé des « Lumières ». La politique ne saurait être considérée
comme une science que dans le cadre d'une rencontre massive entre intellectuels et peuple.Alors, dans cette
perspective seulement, elle pourrait dépoussiérer et revivifier la tradition des Lumières.
On peut considérer que sur la confrontation entre le marxisme et les lumières européennes chaque courant
de pensée apporte à l'autre. Marx nous invite à penser les limites des Lumières et les Lumières les limites de Marx.
Comme l'écrit André Tosel, cela s'ouvre sur la perspective de « nouvelles Lumières » se nourrissant de la critique
marxienne dans le combat contre la mondialisation capitaliste et pour l'émancipation des individualités singulières.
L'apport des nouvelles Lumières prolongerait de façon critique trois aspects paradoxaux véhiculés par les anciennes
Lumières : la théorie de l'émancipation par la seule connaissance, la modélisation de l'action humaine alors que
celle-ci est toujours singulière et la mise en rapport de « l'universel » des Lumières avec celui de la mondialisation...
[1] Contretemps, revue dirigée par Daniel Bensaïd, n° 17, septembre 2006, Éditions Textuel.
[2] Joào Magueljo, Plus vite que la Lumière, traduit de l'anglais par Éve-lyne et Alain Bouquet, Éditions Dunod, 2003.
[3] Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, Bibliothèque de philosophie, Gallimard, 1994.
[4] Noëlla Baraquin et Jacqueline Laffitte, Idée d'une Histoire universelle. Qu'est-ce que les Lumières ?, Nathan, 2000.
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