La lumière noire ?
raison ne fait que servir l'intérêt de cette dernière,
qu'elle soit pratique ou théorique.
Voilà qui pulvérise l'antagonisme linguistique entre « simultanéité » et « succession » et illustre sa relativité même si,
dans notre monde, la vitesse de la lumière est une limite indépassable. Au-delà, nous n'avons aucun organe
conceptuel pour exprimer et comprendre comment on pourrait se voir partir en fusée dans l'espace avant même
d'être parti. En fait, il y a là une conception, certes marginale, de la vitesse variable de la lumière. Joào Magueljo
jauge, dans Plus vite que la lumière [2], les réticences de la communauté scientifique qui disqualifie son hypothèse
avant même d'en avoir entendu les motivations et les principes. Pourquoi ne pas s'en tenir à l'idée qu'il faut
approfondir le lien inévitable entre la logique interne de la langue et le concept de lumière ?
Dans le Vocabulaire philosophique bientôt centenaire du rationaliste classique André Lalande, la lumière naturelle
est encore identifiée comme un synonyme de raison en tant qu'ensemble de vérités immédiatement et
indubitablement évidentes à l'esprit dès qu'il y porte son attention. La lumière naturelle est, dans le cadre de la vieille
« psychologie des facultés », « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière
naturelle, [et qui] n'aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu'elle l'aperçoit, c'est-à-dire en ce qu'elle le
connaît clairement et distinctement ». D'ailleurs, Descartes lui-même a intitulé l'un des fragments des Principes de la
philosophie : « Recherche de la vérité par la lumière naturelle » qui, toute pure et sans emprunter le secours de la
religion ni de la philosophie, détermine les opinions que doit avoir un honnête homme touchant toutes les choses qui
peuvent occuper sa pensée. Et cela n'est-il pas confirmé, après les découvertes de Copernic, Galilée et Newton qui
démontrent que ce qui apparaît le plus stable, la Terre, est en fait le plus mobile et que ce qui apparaît traverser
l'orbite céleste, le Soleil, est immobile si on ne le rapporte pas à un autre système stel-laire ? Cette distinction
essentielle pour différencier la raison et la foi sera reprise par Leibniz dans sa Théodi-cée où il oppose « lumière
naturelle » et « lumière révélée ». Signalons tout de suite qu'elle sera unifiée par le porte-parole de l'aufklärung
précritique que fut Moses Mendelssohn, dans son Phaidon qui devint tout de suite un best-seller européen, en
démontrant l'immortalité de l'âme. Il affirmait aussi que les vérités religieuses fondamentales étaient universellement
accessibles à la raison et ne dépendaient pas nécessairement de la révélation.
Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que le concept allemand d'aufklärung commence à désigner rétrospectivement cette
période marquée par l'idée d'inéluctabilité du progrès, la défiance de la tradition et de l'autorité, la foi dans la raison
et dans les effets moralisateurs de l'instruction. L'invitation à penser et à juger par soi-même équivaut, en langue
allemande, à « philosophie ou siècle des Lumières » déterminé comme le moment rationaliste et progressiste par
excellence de l'histoire de la pensée dans la seconde moitié du siècle.
Avec Emmanuel Kant, la liberté dans la critique (historique ou non) de la raison ne fait que servir l'intérêt de cette
dernière, qu'elle soit pratique ou théorique. Il faut donc que la raison, dans ses disputes, s'en remette à elle-même,
qu'elle ne soit pas soumise à la contrainte : « Car il est tout à fait absurde d'attendre de la raison des
éclaircissements et de lui prescrire cependant, d'avance, le côté vers où elle doit nécessairement se tourner » (
Kant-Lexikon par Rudolf Eisler [3]). En 1784, Kant, intervenant dans les débats qu'il a lui-même provoqués, avance
notamment « l'idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » et la réponse à la question : «
Qu'est-ce que les Lumières ? » Cette parution se situe à la fin de l'apogée des Lumières allemandes : à ce moment
Kant vient de publier successivement la première édition de la Critique de la raison pure en 1781, les Prolégomènes
à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science en 1783. En 1785 paraîtront les Fondements
de la métaphysique des m ?urs, en 1787 la deuxième édition de la Critique de la raison pure, en 1788 la Critique de
la raison pratique, et en 1790 la Critique de la faculté de juger. C'est donc en pleine période de réflexion sur son
propre système, la plus féconde de sa vie, que Kant s'interroge sur le sens de l'aufklärung. Cet article qui s'adresse à
un public assez vaste appartient à ce que Kant lui-même appelle la philosophie « populaire ».Au plan logique, il
prouve que les idées qu'il défend sont essentielles à l'attitude critique et à sa légitimité éthique. Au plan historique,
cet écrit circonstanciel est une réflexion de Kant sur l'actualité de son entreprise en même temps que sur celle de l'
aufklärung, comme âge de la critique et du libre exercice de la pensée. Cet opuscule est celui où Kant articule le plus
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