la « philosophie » du maréchal foch

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LA « PHILOSOPHIE » DU MARÉCHAL FOCH
EXTRAITS D'UN JOURNAL INÉDIT
Octobre 1915. – La première fois que j'ai vu le général Foch, c'était le 2 juillet dernier. Je voudrais noter ici, un peu pêle-mêle, les impressions qu'il m'a produites et ce que j'ai pu retenir de ses récits de
guerre, brefs et simples1. Je ne voudrais surtout consigner que ce qui a trait à l'homme, à son âme que je
voudrais m'essayer à pénétrer, à sa philosophie de la vie que, lentement, on peut dégager. Non seulement
elle m'intéresse, car je crois que Foch demeurera au premier plan parmi les figures de cette guerre, mais
elle m'a servi à moi-même. Aucun religieux, aucun psychiatre ne m'ont paru en effet (sous des dehors aussi simples que lui) cacher une plus profonde connaissance de l'âme humaine, une aussi belle maîtrise de
soi. Je me demande où ce conducteur d'hommes qui aurait aussi bien pu être un berger des âmes a été
chercher cette force, cette discipline ? Lecture des sages de l'antiquité ? Éducation des Jésuites qui sont
des « meneurs » lorsqu'ils savent s'inspirer très exactement de ce merveilleux psychologue que fut Loyola
? Qualités natives ? Sans doute un peu de tout cela. Je le verrai par la suite, si toutefois les circonstances
permettent de continuer les contacts.
En cette matinée de juillet, sous un soleil splendide, alors que le canon n'arrêtait de rouler, il vint donc
visiter Villemétrie que ma mère louait à sa famille pour la saison 2. Vif, alerte, tout en nerfs et tout en
muscles. Le vrai type ibérien. L'homme est assez petit, râblé, la tête est forte; le menton volontaire et pas
commode, mais ce qui me frappe, c'est le regard. Emerson dit que c'est le miroir de l'âme. Jamais je n'ai
vu un « miroir » semblable, et cette âme sans doute est exceptionnelle. Je ne suis nullement timide ni
hypnotisable, mais il me semble que ce grand œil clair, lumineux, profond me pénètre et me clouerait sur
place. Je ne crois pas exagérer en disant que la flamme qui l'anime devait éclairer le visage de Napoléon.
Avant que de parler de la guerre, la conversation a naturellement roulé sur les affaires de location. Pas un
mot n'est perdu. Pas une phrase qui ne porte. Villemétrie lui plaît. Il le prend. C'est clair, net, précis. Et
combien j'aime cette manière de tout ramener du composé au simple Cette horreur des palabres qui ont
pour résultat « l'embouteillage, l'égarement dans les feux de file ! »Quelle énergie dans le verbe, quelle
netteté, quelle volonté. Mais il ne doit pas supporter l'obstacle.
.... Foch, quelque temps plus tard, me conte la bataille de la Marne et celle de l'Yser. « ...Ce qui fait la
force d'un chef, me dit-il, c'est la décision, la volonté et la nécessité absolue de ne craindre aucune responsabilité. Cela, voyez-vous, c'est dur. Car il y a des moments où il faut marcher, mais ce qui est terrible
c'est de marcher sans connaître l'avenir, sans savoir si le succès viendra. Coûte que coûte, il est nécessaire
de croire au succès de ce lendemain inconnu. Retenez bien dans la vie cette formule d'optimisme qui n'est
pas l'optimisme béat, mais l'optimisme nécessaire pour dégager des forces, pour vaincre tout ennemi extérieur ou intérieur. Il faut se nier à soi-même l'obstacle, sinon. on est perdu ».
Et comme je le regarde interrogateur :
« Mais oui. Accepter l'idée d'une défaite, c'est être vaincu à l'avance 3. Avant tout, dans tout acte essentiel de la paix ou de la guerre, il faut la Foi. Et cette foi ne se crée pas, par de longs repliements sur soimême, par une introspection constante. Votre décision est prise parce que vous la croyez bonne. N'y songez plus, objectivez-vous et travaillez pour mener à bonne fin votre entreprise, car tout homme qui cesse
d'agir cesse de vivre. Il ne fait plus qu'exister, ce qui est une misérable chose »
Toute cette « philosophie de la confiance » – qu'elle soit discutable ou non a amené de bien beaux résultats. Je n'oublierai jamais en effet l'impression de force splendide que dégageait Foch en contant l'horrible magnificence de la bataille de la Marne, l'angoisse au sujet de la fameuse division qui ne venait pas,
ce récit épique dans sa sobriété qui se terminait par ces mots si simples «Ma confiance a été récompensée.
Enfoncé de partout, je croyais « tenir ». Au lieu de cela j'ai avancé de six kilomètres. Pourquoi ? Com ment ? On l'explique. Moi je ne l'explique pas. La Providence était là ».
Providence, oui. Miracle, non. Foch n'aime pas qu'on parle du Miracle de la Marne. Il explique bien
que l'intervention et la protection divines ne doivent pas être évoquées seules, car se serait diminuer d'autant le courage magnifique des hommes dont il dit sobrement d'admirables choses.
Décembre 1918. – Mes notes sur Foch ont été envoyées au loin lors de la nouvelle avance des Allemands sur Senlis. Les retrouverai-je jamais ? Toujours un peu pêle-mêle (mais je risquerais de déformer
les faits en donnant à mon récit haché une allure littéraire), je relève encore ici certains traits qui mettent
en lumière cet étonnant caractère que les temps grandiront encore à sa juste mesure, avec le recul.
1 J'ai supprimé ici ces récits, –trop prématurés,peut-être, – m'arrêtant sur la psychologie du chef.
2 Propriété située à 2 kilomètres de Senlis. Foch y installait les siens pour les y venir voir des Armées du Nord.
3 On verra plus loin l'expression de cette pensée développée par Foch.
Dans aucune circonstance, pendant ces dernières années, je n'ai vu Foch se départir de son optimisme.
Mais cet optimisme comportait la perfection dans la mesure. Quand on lui adressait des compliments, sa
main hachait l'air d'un geste brusque « Non, non, disait-il. Ils sont prématurés. La Bête n'a plus la même
puissance, mais elle n'est pas encore en cage. Ne me parlez pas de la victoire de la Marne ni de celle de
l'Yser. Il ne faut jamais s'endormir en regardant le passé, mais il convient d'avoir toujours l'esprit en éveil,
le regard tendu vers l'avenir, vers le but. Cette guerre n'en finit pas. C'est une guerre d'usure. Il est nécessaire de plonger le fer jusqu'au bout et d'épuiser l'Allemagne. A tout prix, il faut que les générations qui
nous suivront n'aient pas à refaire la guerre. Vous me complimenterez, si cela vous fait plaisir, lorsque
nous serons à Metz. Et nous y serons »
Quelle «force vivante » Je me souviens qu'en décembre 1916, alors que la « rumeur infâme » le représentait comme un « homme fini », il vint nous voir à Villemétrie après une promenade de six kilomètres à
pied. C'était avec son fidèle Weygand. Toujours aussi alerte, aussi confiant. On voulait voir en lui un «
homme fini » précisément parce que cette force irradiante gênait les partisans de la paix blanche. Foch
était devenu un reproche vivant.....
Le 26 mars 1918, j'ai dîné à Paris chez les Foch. La situation était extrêmement critique, la ruée alle mande terrible, les gothas énervants. Foch, bien entendu, ne « se livrait pas ». Mais toujours ses mots
concis « Il est possible qu'humainement la victoire apparaisse impossible. Moralement, je la sens certaine
». Il est revenu à onze heures du soir du Nord, après une soirée historique. On lui avait donné le comman dement général des armées « Ne me félicitez pas, avait-il dit, avant de savoir s'il n'est pas trop tard ». Un
examen de la situation et ses décisions prises avaient éclairé et éclairci l'avenir. «Il n'y a qu'un homme
comme lui, disait Lloyd George, qui puisse prendre une responsabilité aussi écrasante ».
3 janvier 1919. – Dîné à Senlis avec Foch. [J'ai conté ailleurs son récit de l'armistice]. Cette inconscience des Allemands est admirable ! Winterfeld, – après avoir pleuré, – ne lui a-t-il pas dit « Et maintenant nous comptons sur vous pour remettre l'ordre chez nous ! »
Le grand chef a un peu changé. La tournure est toujours alerte et svelte, mais le masque s'est creusé,
sillonné, tanné. Et cependant. il a rajeuni. Miracle sur le corps de cette âme que je voudrais tellement saisir jusque dans son tréfonds Il apparaît comme allégé, exhaussé, plus « fuselé. » De cet ensemble dur, arrêté, râblé, sec, émanent une énergie et une volonté qui marchent. Il dégage des effluves, du potentiel. Et
le regard aigu est, de plus en plus, lumineux comme un ciel, profond comme une mer. La bonté du sourire
éclaire le visage. Il émaille ses phrases d'un « Oui, Oui » ou «Bon, Bon » qui semblent conclure ou ponctuer la marche incessante de sa pensée intime. Il parle beaucoup moins qu'avant l'armistice. Paix inté rieure ? Repos imposé par lui-même. Absorption ? Je l'ignore. et je réfléchis en regardant toujours le geste
prompt de cette petite main aristocratique et très révélatrice. Depuis que son prestige a augmenté, on se
fait plus déférent autour de lui. Visiblement, sa simplicité s'en agace. Et cela d'autant plus qu'il aime écou ter. C'est un grand art que j'ai remarqué souvent chez Lyautey. L'un et l'autre estiment que, – quelque petit
que soit leur interlocuteur, – ils apprennent toujours quelque chose de lui.....
A neuf heures un quart, il se retire et dit plaisamment « Allons, Monsieur Weygand, partons faire nos
affaires. » (C'est ainsi qu'il parle toujours de ses travaux d'état-major).... Un de ses officiers demeure avec
nous et cause, confiant. Il était là quand on proposa à Foch le rang écrasant de généralissime. Rapidité, –
clarté de vues, – sens de l'autorité une minute, Foch hésite. Et puis « Je veux bien, mais à une condition
absolue II n'y aura que moi et mon chef d'état-major qui commanderons. Le salut du pays est à ce prix.
Sans unité totale, nous continuons de marcher à notre perte. Je serai seul responsable. Tant pis pour moi.
Je fais venir toutes mes réserves, car je veux battre l'ennemi devant Amiens, et je le battrai. Ils comptent
venir par cette ville et gagner Paris par Beauvais. Ils ne passeront pas. (Trait de génie, dit le général W.).
…. Le soir de l'armistice, Foch arrive à Sentis « Nous les tenons, nous les chassons à coups de bottes
maintenant qu'ils ne connaissent plus nos secrets. C'est la victoire. Je suis content, car je les ai arrêtés au
point que j'avais choisi. Dans la vie, voyez-vous, il suffit de vouloir.
– Osera-t-on vous le dire ? On aurait voulu vous voir aller encore plus loin....
– C'est vrai. Huit jours plus tard, c'était un nouveau Sedan, mais il fallait sacrifier 30 à 40 000 hommes
et, dès lors que les Allemands acceptaient nos conditions, je n'en avais pas le droit. Et puis. un sursaut de
la Bête, un dernier effort désespéré de sa part étaient possibles. Nos lignes pouvaient être crevées à ….
Nous ne pouvions repousser l'offre.
– Savait-on l'Allemagne dans une telle décomposition ?
– Non.
– Les forces morales de l'ennemi doivent être toujours difficiles à connaître ?
– Il est impossible de les connaître. C'est un facteur qui échappe.
Juin 1919. – Je reviens de Paris. Causé avec le Maréchal. Je sais que son voyage sur le Rhin a été
triomphal, mais je l'aurais agacé en lui en parlant. Vous vous perdez en mots, en phrases inutiles, aurait-il
dit. Et il aime tant la concision. Je le fais encore causer sur l'armistice. Oh ! les pourparlers furent brefs :
– Messieurs, présentez-vous. Vous avez devant vous le généralissime Foch. Ici, mon chef d'état-major.
Maintenant, à vous de présenter vos lettres de créance. Mon chef d'état-major va les vérifier. Bon. Les papiers sont en règle. Que voulez-vous ?
– Nous venons discuter l'armistice.
Je ne comprends pas ? Discuter ? Vous voulez dire « recevoir les conditions de l'armistice. Les temps
ne sont plus à la discussion. C'est à prendre ou à laisser. Sinon, la guerre continue. Vous pouvez, Messieurs, vous retirer. Vous avez quarante-huit heures pour rendre votre réponse.
(Le capitaine P.... présent à l'entretien m'a dit qu'à cette heure Foch avait « grandi » tout à coup, pris
une majesté, une dignité qu'il ne lui avait jamais vues.)
Et, comme j'évoque encore ces grands souvenirs, Foch fume sa pipe avec calme.
– Oui, oui, interrompt-il. Mais ne philosophons pas trop sur les événements, sans quoi nous perdrions
pied. Dans les grandes heures de la guerre, dans toute la guerre, je me suis astreint à obéir à ma propre
consigne : Mener les grandes choses comme si c'était des petites. Apporter aux événements considérables
le soin méticuleux qu'on doit apporter aux petits incidents de la vie coutumière. Voyez-vous, me dit-il
(avec cet amour des images propre au Méridional), il fallait simplement considérer l'Europe comme si
c'était une maison à mener et qu'on voulût être bonne ménagère. A regarder l'immense, on se noie dans le
puits, – comme devant l'infini ».
Au sujet « philosophie », il a des paroles amères (les premières que je lui entende formuler) contre les
idéologues qui, précisément par le culte de l'idée, perdent trop le souci du fait, notamment contre « cet ouvrier de la dernière heure », expression inexacte de son pays et qui, – avec ses utopies, – croit devoir dic ter la paix du monde et laisser la parole aux vaincus autant qu'aux vainqueurs. Nous pourrions tout obtenir
de l'Allemagne, ajoute-t-il, si4 ...
– Vous devez être très occupé, Monsieur le Maréchal, après l'effort immense que vous avez soutenu ?
Il réfléchit un moment :
– Non. Et jamais je n'ai été « surmené ». Le tout dans les grandes œuvres comme dans les petites est de
savoir bien appliquer la « division du travail ». Pour être maître de maison, il faut simplement un peu regarder les hommes, les connaître et puis, s'ils sont bons, les employer. Et, lorsqu'on est, comme moi, bien
entouré, le travail n'est plus grand chose. D'ailleurs je vais peut-être vous étonner, mais le travail que nous
venons de faire depuis quatre ans n'est rien. C'est maintenant que commence la besogne. Une après-guerre
est plus difficile à conduire qu'une guerre (surtout avec nos garanties insuffisantes sur le Rhin où nous
postons seulement quelques gendarmes en face d'un beau jardin avec ce naïf écriteau « Défense d'entrer
»). Nous en avons pour quinze ans de besogne, alors qu'avec plus de compétences et d'autorité nous aurions pu nettoyer la maison en deux ans. Alors vous comprenez que je ne veuille pas me « surmener ». Si
nous obtenons chez nous autorité, je le répète, cohésion et discipline, – oh! discipline, – nous pouvons encore faire de bonne besogne, mais à condition de « phosphorer » (il aime beaucoup cette locution), de
«phosphorer» ferme et longtemps.
4 Comme je l'ai dit plus haut, j'ai cru devoir supprimer ici les récits de Foch ne le concernant pas lui-même.
Noël 1919. – Je sors de chez Foch. Cette fois, je crois l'avoir bien saisi, crayon en main, puisqu'il me
permettait de prendre des notes. J'ai retrouvé avec plaisir le cadre familier de l'hôtel de Sens où chaque
objet est plus en valeur qu'avenue de Saxe. Dans une vitrine, les décorations et les souvenirs de la guerre,
çà et là des présents de souverains, sur la cheminée du salon la fameuse pendule de l'hôtel de ville de Cassel qui marquait pour lui les heures de la bataille des Flandres. Dans le bureau, je retrouve aussi toutes ses
« habitudes », son installation sans faste et très sobre de militaire homme d'études. Une bibliothèque révèle un homme je regarde avec une émotion nouvelle ces volumes usagés qui naguère, avenue de Saxe,
parlaient de sa jeunesse et de ses études ouvrages sur Napoléon dont il est l'admirateur, ouvrages allemands sur la guerre. Beaucoup de volumes techniques dont il s'est servi pour écrire ses propres livres.
(J'avoue que ceux-ci m'ont paru « durs » et que je ne les ai pas lus en entier, mais qu'à côté de questions
purement militaires, on y trouve – ramassées avec une rare concision – des pensées d'une philosophie profonde, ce que les Américains appellent des pensées-forces). Je remarque qu'il a beaucoup lu Taine et
Thiers. Il y a là aussi la Revue des Deux Mondes, le Correspondant, la Revue hebdomadaire, un peu tout
ce qui paraît et voisinant avec Hugo Corneille, Molière, Labiche.
Hugo ? Foch en aime la puissance, mais en principe – et on le comprend mieux quand on cause avec
lui – il déteste les romantiques : « Du talent, oui, oui, me dit-il, une sensibilité extrême, mais la sensibilité,
que nous avons mise depuis Rousseau au premier rang de nos facultés, devrait être classée la dernière. Ne
l'oubliez pas, la Raison doit tout primer avec la Volonté. Ne soyons pas des violons qui ne savent que vibrer.
– Je comprends alors pourquoi je vois ici Corneille et tous les classiques du XVIIe siècle.
– Parbleu ! Eux c'était des hommes.
– Je remarque aussi Molière voisinant avec Labiche.
Le Maréchal sourit.
– Évidemment, je ne les compare pas. Le premier m'a beaucoup révélé de l'âme humaine, mais le se cond me distrait encore. Le théâtre était avant la guerre une grande distraction pour moi. (Je me souviens
en effet qu'un soir de belle humeur, le Maréchal a mimé en perfection devant moi Baron et Lassouche).
… Mais nous reparlons de la sensibilité. Sa théorie m'intéresse beaucoup, car elle me rappelle celle du
philosophe Dubois, de Berne, lequel au fond n'a été que le disciple de Sénèque, d'Epictète, de Marc-Aurèle et .... des grands fondateurs d'ordres.
– Non, dit le Maréchal, il ne faut pas de sensibilité à un homme d'action. Que ce soit dur à lui de
l'émousser, ah! cela. peu importe. Ce n'est pas la question. Mais il doit la tuer. Ainsi donc on peut dire ou
écrire sur moi tout ce que l'on veut, j'y suis aussi sensible que ce cheval de bronze que vous voyez sur ma
cheminée.
Belle maîtrise chez un homme qui n'apparaît que comme un nerf tendu, un muscle vibrant, une chaudière sur laquelle il a lui-même posé la soupape. En l'écoutant, je me souviens qu'étant jeune il était si
nerveux et si sensible qu'il ne dormait pas la veille de l'ouverture de la chasse. Je sais aussi, l'ayant vu en
famille, tout ce qu'il y a de tendresse au fond de son cœur, je vois le sourire qui éclaire sa face quand arrivent ses petits-enfants, je sais combien sont profonds les deuils dont il ne parle jamais, je sais qu'il ne
s'est jamais habitué – ce chef des armées – à la mort d'un homme.
Je me permets donc d'insister et de lui demander si la victoire ne lui a pas causé une émotion profonde
– Entendons-nous. J'efface en moi les images et les impressions qui peuvent énerver l'énergie. Je n'en
veux pas. Les discours, les louanges, les blâmes, les manifestations, la phraséologie dont nous mourons en
France. tout cela, ah ! non !
Et la main brusquement hache le vide comme si elle fermait des bouches.
– Mais les faits ?
– Cela c'est autre chose. Avoir passé sous l'Arc de Triomphe m'est indifférent. Ce n'était plus un acte.
L'acte la guerre était dénoué. Ce qui a pu me remuer par exemple et cela d'une émotion inutile à chasser
parce que salutaire c'était certains faits de cette guerre. Par exemple, à Rethondes, quand Winterfeld pleurait, quand Erzberger prenait la plume rageusement et signait en geignant : hein ! hein ! hein ! j'ai eu le
droit de m'émouvoir, car alors je me disais avec satisfaction « Les affaires sont faites, le but vers lequel a
tendu ma vie est atteint. L'Empire allemand est en décomposition et l'ennemi lui-même en prend acte et le
signe». Et j'étais heureux. Je vous conte cela en bloc. Vous arrangerez cela mieux que moi, si vous écrivez
sur moi5.
– Liége ?
– Là ce n'était plus un acte. Le rideau était baissé. Pourtant le retour triomphal était beau. Oui, il était
très beau. Mais vous avez dit le mot La beauté d'une manifestation n'est rien à côté de l'utilité d'un acte.
…. En face de quelques livres religieux, je touche au sommet de l'âme de Foch et j'obtiens de lui ces
paroles très belles... que je griffonne textuellement derrière son dos.
– Je n'ai jamais rien consacré au Sacré-cœur. Je n'en avais pas le droit. Certaine histoire de Claire
Fer.... a été ennuyeuse. Le Cardinal Archevêque de Paris pourrait vous en dire long. Mais j'ai toujours prié
pendant la guerre. Je priais quand il « faisait froid » et a fortiori quand il « faisait chaud », je veux dire
aux veilles de grandes offensives.
– Avez-vous senti Dieu à la Marne ?
– Évidemment, Il ne m'a pas parlé. Je ne suis pas Jeanne d'Arc et je n'ai jamais entendu ses voix, mais,
quand, dans un moment historique, une vue claire est donnée à un homme qui, par la suite, a marché droit
dans un mouvement aussi énorme qu'une guerre formidable, j'appelle Providence la force qui m'a donné
cette vue claire et je sens qu'Elle m'a aidé à la Marne, à l'Yser et le 26 mars.
– La politique ?
– La politique ? Ce qui est triste, c'est qu'on n'en peut parler avec personne. Personne ! Oui ! vous pouvez dire que je n'aime pas la politique ! Je ne suis pas apte à vivre dans ces milieux. La France ? Elle se
sauvera, car elle n'est pas menacée pour le moment (j'ai déjà entendu de lui cette phrase), mais avec la
paix actuelle il lui faut quinze ans
pour se sauver au lieu de six mois6.
La guerre ? La guerre actuelle est très curieuse. C'est une guerre de gouvernements, une bataille plutôt
de gouvernements les uns contre les autres, la bataille des démocraties.... Les démocraties sont maintenant
des troupeaux ayant à leur tête des bergers qui, au lieu de conduire, suivent fidèlement et aveuglément
leurs troupeaux. Le berger ne conduit rien, mais heureusement, quand on approche du précipice, si on a
affaire à une nation qui a bien l'esprit national et le bon sens, le troupeau évite de tomber. C'est ce qui arrivera chez nous. La démocratie est la forme de demain. Chez nous, elle est déjà vieille et cristallisée.
Aussi notre sentiment national nous fera éviter les précipices. Ailleurs, c'est autre chose. En Allemagne,
l'ancien régime marche encore au prorata de la valeur de ses restes. La démocratie, – comme un peu partout, hélas – n'est pas basée sur un idéal supérieur de liberté et de fraternité comme jadis chez nous.
– Sur quoi sont basées les démocraties un peu partout ?
– Sur des raisons économiques qui sont le « summum » de tous les gouvernements nouveaux, questions menées par la grande finance entre les mains de laquelle sont tous ces gouvernements nouveaux. Ce
sont des motifs primordiaux et matériels de vie chère et des problèmes économiques qui influencent les
gouvernements. Chez nous, l'équilibre est plus stable parce que la démocratie qui mène ce gouvernement
(je dis qui mène et non que mène) est ancienne et étayée, je le répète, par le bon sens.
En Russie, la démocratie, toute neuve, ne fait rien de bon. Le pays est un marais qui restera longtemps
marécageux, putride et nauséabond.
– C'est horrible
Ici, le Maréchal me reprend et se révèle :« Gardez donc vos épithètes. Les mots sont inutiles, ils nous
perdent. A quoi bon dire de quelque chose c'est horrible ! c'est beau ! Vous n'y pouvez rien. Gardez vos
forces, ne vous émotionnez pas, ne perdez pas ces forces en verbiage ». Et, comme un tiers devant nous
5 Il me parait au contraire nécessaire de laisser ici à ces notes hâtives et prises sur le vif tout ce qu'elles ont de heurté, d'incorrect.
6 Beaucoup plus tard, alors que bien des choses allaient mal, Foch me dit un jour qu'il fallait Incriminer la manière dont on la
.tournait plus que la paix elle-même (Note de 1922).
proteste, de son geste bref, il impose silence. Là encore c'est la condamnation de la sensibilité et de l'expansion qui affaiblissent. Cet « homme moteur » ne veut que des actes et des pensées fortes. Il réprouve
les récriminations comme il condamne les épithètes et repousse les compliments. Il réduit tout du simple à
l'utile, à l'énergique. (Ne dites jamais c'est horrible, c'est épouvantable, à quoi bon ?)
– Comment avez-vous fait la guerre et mené à bien une œuvre si énorme ?
– Vous le voyez, en ne m'excitant pas, en poursuivant obstinément le but auquel je rêvais depuis l'âge
de dix ou onze ans. Pas de philosophie à longue portée, pas de phrases, pas de dithyrambes. En me
conformant à la formule évangélique : à chaque jour suffi sa peine et en me contentant de cette peine.
– Avez-vous prévu la guerre longue ?
– Je voyais les Anglais la prévoir, louer pour trois ans et je me disais « Voilà des hommes sans doute
compétents », mais je me refusais à ces prévisions. Je ne sais pas si j'ai prévu une guerre longue ou non;
je ne voulais pas m'épuiser en vaines prophéties, ni traiter les questions d'avenir. Ayant mon travail et
l'avenir n'appartenant à personne, mon devoir était de ne pas dépenser mes forces en choses qui ne
peuvent se résoudre.
Très modeste, le Maréchal ajoute, au sujet de la guerre
– Voyez-vous, concentrez vos facultés qui sont celles d'un homme ordinaire sur un seul but. Vous m'entendez bien concentrez tous vos moyens vers ce seul but. Ne soyez jamais subjectif, mais toujours objectif, travaillez ferme en vue de ce but et, s'il ne diverge pas, tout homme arrive à ce but. Il fallait gagner
cette guerre et je regardais la victoire. Inversement parfois, je regardais la pensée de la défaite et je me disais de tels sacrifices ne peuvent être inutiles, ils sont durs, cruels, ils nous tracent un devoir. Si nous ne
réussissons pas, nous devons disparaître. Je me suis mis en présence de l'idée défaite. Voyez-vous ce que
cela eût été ? Donc la victoire à tout prix. Cela ne doit pas être. A la
Marne, j'ai été battu. Je me suis dit Je serai battu quatre jours, cinq jours s'il le faut, mais j'existerai toujours. Avant tout doit primer la volonté. Maintenant, si vous voulez ma pensée complète, la voici : S'il
faut, pour réussir, la volonté, il faut aussi les moyens. Là apparaît la capacité intellectuelle du chef. Être
battu quatre ou cinq jours, c'est dur ; il faut donc trouver, pour être obéi, une cantate nouvelle, un air nou veau pour les troupes. L'air qu'on a joué la veille est usé pour la troupe qui n'y mord plus. C'est là qu'il
faut phosphorer Il faut continuer son même acte, sa même directive, mais lui donner une forme nouvelle
sous l'apparence d'une autre opération. Sans cela, le soldat ne marche pas. « Nous avons eu une pile, mon
vieux, se dit-il, nous ne pouvons plus, nous ne voulons plus ». Il est donc absolument nécessaire de trouver un objet nouveau, un moyen intellectuel adéquat cachant le même fond. L'intention morale est toujours la même, mais le procédé intellectuel paraît différent. Le thème de la manœuvre est le même. La
troupe y mord. « Nous n'avons pas encore fait cela », se dit-elle. Bref, entretenir l'action guerrière avec
des modes différents. La pensée je veux ne suffit pas. Il faut la faire durer sous des « modes ». Mais quand
la situation est inextricable, mais quand les moyens cassent, il faut raccommoder le « manteau crevé ».
On ne pense qu'à ça : faire durer les restes, faire durer les restes de l'artillerie, de la cavalerie, de l'infanterie. On y peut jouer des restes. En voyant le grand maître à Arcole battu trois ou quatre fois avant la victoire et se disant « II faut que je sorte de Vérone », on se dit en soi, la guerre des hommes ne change pas,
les moyens seuls évoluent. La guerre n'est autre chose que l'escrime. En avez-vous fait ? Ce sont deux volontés libres en face l'une de l'autre. Il faut parer, attaquer, riposter. Deux volontés libres, – oui, – mais tenaces sont en présence. La guerre, savez-vous (me dit-il presque ingénument), c'est un art énorme et une
pensée ingénieuse toujours en éveil mettant en jeu une morale.
– Nos adversaires ? Ludendorf ? Je ne le connais pas assez pour en parler. L'Allemagne a eu des pro fessionnels de première qualité, mais non pas le Moltke de 1870. Elle a eu aussi une tâche beaucoup plus
difficile. L'infériorité de leur situation n'a pas été aidée par l'imprudence de leur conduite. Un Moltke ne
se serait pas embarqué dans une entreprise pareille ! Leur armée était formidable, mais, heu heu ! heu ! la
situation peu commode. Attaquer tous les ennemis à la fois était inconsidéré. Moltke eût essayé de neutraliser la Russie. En admettant même qu'il eût dû avaler la pilule, je vous assure qu'il aurait conduit autrement la guerre ! Cette fois-ci, il n'y a eu en Allemagne que des contremaîtres, des maîtres de chantier. –
Guillaume II ? Oui, il est intelligent, mais je ne le crois pas très intelligent. C'est un emballé et un esbrouffeur. Grisé, il n'a pas été un juge complet. Il nous a servi un formidable outil, mais il a confié un
train express à des conducteurs de diligence. Vous y êtes ? (cette phrase revient sans cesse dans sa
bouche). Oui, il fallait la victoire. Si je ne l'avais pas, tout craquait. J'ai été l'outil aveugle de cette décision que menait d'en Haut une volonté supérieure.
…...J'interroge Foch sur French7 :1
French n'a jamais été en état d'infériorité, – quoi qu'on en dise, – et s'est toujours conduit en très galant
homme. Vous estimez que c'est bien ainsi ? me disait-il lors de nos opérations. Alors c'est bien.
Du 30 au 31 octobre, je lui rendis un service dont il me remercia. Je lui dis :
– Monsieur le Maréchal, vos lignes sont percées. Vous manquez de disponibilités. Je vous donne huit
bataillons. C'était la nuit. Il était au lit : « Vous êtes crevé », lui dis-je en parlant de ses troupes. Et nous
raccommodâmes... »
A ce moment, quelqu'un nous lit tout haut un récit du général Ch.... sur cette entrevue fameuse. On entend les mots « Honneur de la France, honneur de l'Angleterre, etc. » Foch, brusque, interrompt pour dire
« Oh je n'ai pas « employé ces grands mots, certainement ! Non, pas de phrases. Wellington ? Peut-être aije parlé de lui ? Oui, je crois, mais pas de phrases ».Dans la nuit du 30 au 31 octobre, – et non le 1er novembre comme on l'a dit, – s'est passée cette entrevue. « C'est une belle aide que vous m'apportez, m'a dit
French à Flameringhen ». Avant cela, il venait de me dire « Je n'ai plus qu'à me faire tuer avec le Ier corps
». Je lui ai répondu « Ah ! Non ! j'attaque à droite, à gauche...., ne vous faites pas tuer » Alors, le ler novembre, il me croit et il croit à ma décision de maintenir à tout prix. D'ailleurs, comme les écrits restent,
j'ai inscrit alors mes ordres sur un papier. Je vous assure qu'il n'était pas riche, mon papier ! « Si vous accusez une faiblesse, avais-je ajouté, l'Angleterre est perdue ». Alors French dit à ses troupes « Exécutez ce
qu'a dit le général Foch » (en tendant mon papier). Et la bataille et l'Angleterre ont été sauvées. Aussi, le
1er décembre, le roi d'Angleterre m'a fait dire qu'il venait me remercier à Cassel. Je lui ai fait répondre
que je le devancerais à Saint-Omer. En me remerciant et en me donnant l'ordre du Bain, il m'a dit « C'est
tout ce que je peux faire pour vous ». Le récit de Foch est souvent coupé d'interjections nerveuses et brisées : « Oui, bien, bien, oui ».
Mai 1921. – Toujours cette même atmosphère si haute chez les Foch. Le Maréchal partait subitement
pour Londres, croyant bien en revenir avec un arrangement satisfaisant.
Dimanche 15. – Passé une demi-heure avec le Maréchal, obligé de remettre pour la deuxième fois son
voyage en Bretagne. Paraît assez soucieux des événements, mais.... toujours la même phrase, tape sur sa
pipe en me la montrant « Le grand remède. Un fumeur de pipe fume lentement, ne peut s'enivrer et, de
cette lenteur même, naissent la réflexion, la philosophie ».
Nous reparlons de l'Armistice que le public discute, maintenant que les cartes de jeu de l'ennemi sont
levées.
– L'Armistice ? Vous pouvez dire formellement que toute rumeur qui me représente comme adversaire
de l'Armistice est tendancieuse. Les Allemands acceptant tout, on ne pouvait aller plus loin. Tout cela
vient de.... On me dit que je devrais lui répondre. Mais. Psssst !
Geste de dédain.
Foch me parle de son discours aux Invalides :
– Comment le trouvez-vous ? me dit-il; d'ailleurs, je vous l'enverrai 8. On l'a mal entendu. Il était austère. Je n'ai pas parlé pour parler, mais pour enseigner. C'était don un peu technique.
Ensuite, Foch me montre dans sa bibliothèque quelques livres écrits sur lui. En me désignant celui du
colonel …., il me dit que c'est un des meilleurs au point de vue « esthético-militaire ». L'auteur, ajou7 Ici je ne supprime pas ce passage sur la guerre elle-même,car, si les événements sont connus,la manière dont Foch les conte
est révélatrice de sa psychologie de sa méthode de penser et d'agir.
8 Comme un grand admirateur de Napoléon reprochait à Foch de n'avoir pas assez parlé de Napoléon,le Maréchal me dit
avec sagesse C'est volontaire. Nous ne sommes pas des impérialistes. J'admire le génie de Napoléon,mais je n'ai pas, car il
ne faut pas exalter la guerre,– à louer en lui le conquérant. Trop d'hommes déjà sont morts. Au-dessus de la guerre,il y a la
paix ».
te-t-il, s'est élevé à une grande profondeur. Je maintiens ce mot.
Puis il me montre aussi sa bibliothèque d'études de jeune homme qu'il a reformée là depuis ma dernière visite.
Émouvant de voir ces volumes de Thiers, du grand état-major allemand, de Clausewitz, de Moltke,
soulignés, crayonnés, annotés. Tout cela représente une telle somme de labeur pour amener la victoire,
une telle puissance de concentration vers un but unique !
Je remarque des notes de 1860, d'autres tracées sur des pages maculées par une main encore enfantine.
Il parle des mémoires de Von Kluck qui révéleront la débâcle du grand état-major allemand conscient, dès
1914, de ses irréparables pertes.
– C'était le commencement du désarroi, dit-il, et, quand nous leur sommes « tombés dessus », la machine avait déjà chez eux entraîné le mécanicien. Pour les « avoir », il n'y avait plus qu'à attendre notre
heure. Et, pour que cette heure vînt, il ne fallait aucune défaillance de la volonté, aucun mouvement de
découragement. Je vous le répète, un homme doit toujours se répéter sans cesse à lui-même que rien de ce
qu'il veut profondément n'est impossible ».
André de MARICOURT
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