L.F.C - Philosophie 4
La caract´eristique premi`ere du g´enie est donc l’originalit´e. Et l’on com-
prend mieux pourquoi il ne peut y avoir de concept de beau.
L’artiste exprime sa vision du r´eel dans ses œuvres ; il la rend manifeste Cette expression
n’est pas la simple
exposition de ce
qui aurait pu ˆetre,
pr´ealablement, for-
mul´e pour lui-mˆeme
dans un medium dot´e de propri´et´es sp´ecifiques. Il r´ev`ele quelque chose qu’il
ne pouvait formuler explicitement, comme nous l’avons vu plus haut. Nous
parlons alors de cr´eation non seulement comme d’une manifestation mais
aussi comme d’un processus qui am`ene quelque chose `a l’ˆetre. Tout se passe
comme si le grand artiste ´epousait la voix de sa nature intrins`eque, de son
´elan int´erieur, et rendait manifeste ce qui ´etait cach´e.
La vision du sens commun est «anesth´esi´ee »par l’habitude, et cela de
deux fa¸cons :
– Sous l’influence du langage, nous ne voyons pas les choses mˆemes,
comme le disait Bergson. Nous les voyons spontan´ement sous l’angle
des propri´et´es qu’elles ont en commun avec les autres choses de leur Je renvoie, sur ce
point, au cours sur le
langage
cat´egorie d’appartenance. Il nous faut d’abord les identifier, les nom-
mer. Mais le nom montre tout en masquant. Il ne donne pas acc`es au
singulier, dans sa singularit´e mˆeme.
– Sous l’effet de l’attitude d´esengag´ee de la raison calculatrice, instru-
mentale, nous percevons la nature de l’ext´erieur, comme un ordre sim-
plement observ´e. Dans la position de d´esengagement nous restons en
retrait par rapport `a elle. Coup´e d’elle, nous n’arrivons plus `a re- Que ce soit la na-
ture ext´erieure ou
int´erieure
nouer le contact ; nous la consid´erons dans une froide appr´ehension
ext´erieure. Il en est particuli`erement ainsi lorsque les choses sont vues
sous l’angle de leur utilit´e, de leur fonction, de leur valeur instrumen-
tale. La nature s’en trouve d´esenchant´ee.
Un grand peintre, par exemple, voit au del`a du voile des apparences. Un des mots par
lesquels les grecs
d´esignaient la v´erit´e,
aletheia, signifie en
fait d´evoilement
Il s’arrache `a la mati`ere de l’intuition sensible, et interpr`ete la sensation
comme forme. Les choses ne se pr´esentent pas, pour lui, comme ´eparses,
disjointes en quelque sorte. Il per¸coit les rapports qu’elles entretiennent, le
tissu de relations qui fonde l’unit´e profonde de ce qui se pr´esente `a lui. Si
l’on veut, une harmonie. En ce sens, on peut dire que l’artiste d´emat´erialise C’est pourquoi, sans
doute, Hegel disait de
l’art qu’il exclut tout
d´esir
le r´eel, le spiritualise.
Il d´evoile ce qui nous ´etait inaccessible et nous fait voir par ses yeux.
«L’art est le seul vrai voyage »disait Proust. Nous pouvons alors ´eprouver
le sentiment exaltant de renaˆıtre au monde.
C’est sans doute pour cela que James Joyce affirmait que la grande
œuvre d’art r´ealise une ´epiphanie ; elle est une manifestation qui nous met Du grec epiphaneia :
apparition.
en pr´esence d’une r´ealit´e autrement inaccessible, et qui revˆet la plus haute
signification spirituelle. On ne doit pas consid´erer une œuvre de ce type
simplement comme mim´esis, mˆeme si elle peut comporter une composante
descriptive. L’œuvre d´ecrit quelque chose — la nature vierge, une ´emotion
humaine — mais de fa¸con `a faire percevoir une r´ealit´e spirituelle ou une signi-
fication plus vastes qui rayonnent `a travers elle. Les tableaux de Constable
et de Friedrich illustrent cette modalit´e. Une interpr´etation en terme de
de pure mim´esis ne suffit plus, parce que l’œuvre n’a pas seulement pour
fin de d´ecrire mais de transfigurer par la repr´esentation, de rendre l’objet
«translucide ». L’´epiphanie ne peut donc survenir que par l’interm´ediaire
de l’œuvre ; ce que l’œuvre r´ev`ele ne peut ˆetre d´echiffr´e qu’en elle. (Et cela
ne peut pas, non plus, s’expliquer de fa¸con ad´equate en fonction des inten-