Du jugement de goˆut esth´etique
1 Premi`ere distinction.
Ces quelques consid´erations ont pour but d’´eclairer, autant que possible,
ce qu’est une exp´erience «esth´etique ».
Il convient de distinguer soigneuse-
ment l’agr´eable du beau. En effet, si
cette distinction n’est pas faite il est
tr`es difficile de s’arracher `a la pseudo-
´evidence du sens commun : «`a cha-
cun ses goˆuts ».
Si l’on en reste l`a, il faut accepter
que tous les goˆuts s’´equivalent,
et il n’est alors plus possible de
comprendre comment, nos diverses
cultures, affirment la beaut´e univer-
selle de quelques œuvres, baptis´ee
pour cela chefs-d’œuvre.
Peut-on consid´erer qu’une œuvre est
belle, parce qu’elle plaˆıt au plus
grand nombre ?
L’agr´
eable
Ce plaisir qu’on nomme
agr´ement est une adh´esion
spontan´ee de la sensibilit´e
individuelle.
Le Beau
Le plaisir esth´etique est
contemporain d’un juge-
ment de goˆut. Le goˆut est
la «facult´e de juger d’un
objet, sans aucun int´erˆet,
par une satisfaction ou une
insatisfaction ».
E. Kant, Critique de
la facult´e de juger ;
section «Analytique
du beau », 1790
Lorsque l’´emotion ´eprouv´ee rel`eve de l’agr´ement il convient de dire :¸ca Je renvoie aux divers
exemples expos´es du-
rant le cours.
me plait. Cette r´ef´erence `a soi s’impose, en effet, dans ce cas. Mais nous
voudrions tenter de montrer, avec l’appui de Kant, qu’il n’en est pas ainsi
quand nous ´eprouvons une satisfaction sp´ecifiquement esth´etique.
Dans un passage, difficile, mais p´en´etrant, de «l’analytique du beau », le Vous disposez de ce
texte, dans lequel
Kant montre que
le beau est «ce qui
plaˆıt universellement
sans concept ».
philosophe de Kœnigsberg entend nous montrer comment nous pouvons
diff´erencier ces deux plaisirs. Lorsque nous prenons conscience que la sa-
tisfaction ne trouve pas son principe dans l’une de nos inclinations ou dans
l’un de nos int´erˆets pour un th`eme, le plaisir est esth´etique ; et tout se passe
comme si ce dernier ´etait provoqu´e par une «structure de l’objet ».
Deux remarques s’imposent ici :
Il n’est pas ais´e de d´eterminer si la satisfaction ne trouve pas sa source
dans l’une de nos inclinations, si elle est vraiment d´esineress´ee.
Le fait d’affirmer que le principe du plaisir r´eside dans une propri´et´e
de l’objet pourrait laisser penser que le jugement de goˆut esth´etique
est objectif. Il n’en est rien.
L’inerˆet de la seconde partie du texte est de nous soumettre l’id´ee
d’une universalit´e subjective.
Vous voyez bien vers quelle difficult´e on se dirige. Nous avons beau ˆetre
convaincu de la pertinence de notre jugement, nous sommes dans l’impossi-
bilit´e d”en convaincre autrui, qui juge diff´eremment.
L.F.C - Philosophie 2
La raison premi`ere r´eside, bien entendu, dans la singularit´e des œuvres du
g´enie. Chacune de ses œuvres a sa beaut´e propre. Et il n’y pas de concept
pour ce qui est unique. Le jugement de goˆut n’est donc pas un jugement
«d´eterminant »ou «logique », il ne consiste pas «`a subsumer l’objet sous
un concept », dont nous ne disposons pas.
Nous demeurons donc au niveau du particulier. Nous ne pouvons pas Disons que nous
voyons alors l’univer-
sel dans le particulier
fournir une explication en l’absence d’une d´efinition du beau ; et d’ailleurs,
nous ne pourrions pas susciter, par une explication conceptuelle (si elle ´etait
possible), la satisfaction sur laquelle repose le jugement de goˆut.
Un principe objectif du goˆut est impossible. «Par principe du goˆut on
entendrait un principe tel que sous sa condition on serait en mesure de sub-
sumer le concept d’un objet pour en tirer ensuite la conclusion qu’il est beau.
Mais c’est absolument impossible. En effet, c’est imm´ediatement que je dois
´eprouver le plaisir `a la repr´esentation de l’objet, et aucune raison probante
ne pourra me mettre ce plaisir dans la tˆete. »
Voici, sur ce th`eme, un texte kantien fondamental :
«En ce qui concerne l’agr´eable, chacun consent `a ce que son jugement
fond´e sur un sentiment particulier et par lequel il affirme qu’un objet lui
plaˆıt, soit restreint `a une seule personne. Il admet donc quand il dit :
le vin des Canaries est agr´eable, qu’un autre corrige l’expression et lui
rappelle qu’il doit dire : il m’est agr´eable ; il en est ainsi non seulement
pour le goˆut de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui
plaˆıt aux yeux et aux oreilles de chacun.(. . .) Il en va tout autrement du
beau. Ce serait ridicule, si quelqu’un se piquant de bon goˆut, pensait s’en
justifier en disant : cet objet (l’´edifice que nous voyons, le concert que
nous entendons, le po`eme que l’on soumet `a notre appr´eciation) est beau
pour moi. Car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plaˆıt qu’`a lui. Beaucoup
de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l’agr´ement, il n’importe ;
mais quand il dit d’une chose qu’elle est belle, il attribue aux autres la
mˆeme satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais au nom de tous
et parle alors de la beaut´e comme d’une propri´et´e des objets ; il dit donc
que la chose est belle et ne compte pas pour son jugement de satisfaction
sur l’adh´esion des autres parce qu’il a constat´e qu’`a plusieurs reprises
leur jugement ´etait d’accord avec le sien, mais il exige cette adh´esion.
Il les blˆame s’ils en jugent autrement, il leur refuse d’avoir du goˆut et
il demande pourtant qu’ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire que
chacun ait son goˆut particulier. Cela reviendrait `a dire : le goˆut n’existe
pas, c’est-`a-dire le jugement esth´etique qui pourrait `a bon droit pr´etendre
`a l’assentiment de tous n’existe pas ».
Il faut lire ce texte
avec beaucoup d’at-
tention
Le beau est donc compris entre le sensible et le rationnel. Disons que
le beau suscite un plaisir qui n’est pas seulement de l’ordre de la sensation
agr´eable, mais qui est un plaisir pour l’esprit, sans toutefois pouvoir ˆetre
d´etermin´e de mani`ere conceptuelle.
C’est d’ailleurs en raison de la dimension spirituelle de ce plaisir qu’il
convient de dire qu’on «juge »du beau. (Kant parle, `a ce propos, d’un accord
interne entre l’imagination et l’entendement). Nous allons tenter d’expliquer
en quoi le beau peut ˆetre vu comme r´econciliation partielle de la nature et
de l’esprit, de la sensibilit´e et des concepts.
Les jugements de goˆut, faisant abstraction de ce qui est agr´eable aux
L.F.C - Philosophie 3
sens, de ce qui les charme ou les ´emeut (ils sont alors «purs »), portent sur
la forme d’un objet repr´esent´e. «Le jugement de goˆut pur est ind´ependant La forme dans la liai-
son de repr´esentations
diverses
de l’attrait et de l’´emotion ».«Tout int´erˆet corrompt le jugement de goˆut
et lui fait perdre son impartialit´e ». Il ne peut alors pr´etendre `a une validit´e
universelle. «Le goˆut est encore barbare, chaque fois qu’il a besoin qu’`a la
satisfaction se mˆelent des attraits et des ´emotions, ou qu’il va jusqu’`a en
faire le crit`ere de son approbation. ».
Apr`es avoir expos´e cette doctrine esth´etique de la beaut´e pure, Kant
prend en consid´eration le fait que la plupart des œuvres d’art pr´esentent un
contenu significatif. Il en d´ecoule une seconde esth´etique, si l’on peut dire,
du beau id´eal. Cette esth´etique est dans la droite ligne de la premi`ere, L’id´eal est d´efini
comme pr´esentation
sensible conforme `a
une id´ee.
bien entendu : la beaut´e reste formelle, mais ce qu’elle perd en puret´e elle
le gagne en pl´enitude.
Si l’on veut bien comprendre la fascination que peuvent exercer les
grandes œuvres des beaux-arts, il faut, en effet, souligner leur extraordinaire
pouvoir de signifier dans leurs formes. Du sens est ainsi donn´e `a voir. Il est
rendu imm´ediatement perceptible, sans la m´ediation des concepts (comme
c’est le cas dans les explicitations discursives).
Il faut souligner, ´egalement, que leur contenu significatif ne peut ˆetre
vraiment traduit dans des concepts ; il ne peut ˆetre «´epuis´e »dans des
commentaires.
Pour le dire en termes kantiens, des «cr´eations de l’imagination »per-
sonne ne peut donner un concept intelligible. Ces «id´eaux de l’imagination »
(vivant dans la tˆete des artistes) sont «le mod`ele inaccessible d’intuitions
empiriques possibles ». Par cons´equent un «id´eal de l’imagination »est
l’objet d’un jugement de goˆut «non pas tout `a fait pur, mais partiellement
intellectualis´e ».O`u donc une id´ee de
la raison joue un rˆole.
2 Deuxi`eme distinction
Nous allons maintenant nous pencher sur l’acte cr´eateur, de fa¸con `a
mieux faire comprendre ce qu’une grande œuvre des beaux-arts a d’unique ;
en quoi elle est toujours in´edite et profond´ement inaugurale.
Il convient de distinguer la «pro-
duction artisanale »de la «cr´eation
artistique ». Le fait que les r`egles
productives doivent ˆetre invenees
durant l’acte mˆeme de production,
donne tout son sens au vocable de
cr´eation. Ce qui permettre `a Kant
de d´efinir le g´enie comme ´etant
«le talent (don inn´e) de produire ce
pour quoi on ne peut donner aucune
r`egle ».
On attendra d’abord d’un objet ar-
tisanal qu’il soit ad´equat `a son
concept ; et non pas sa beaut´e,
probl´ematique `a ´evaluer, puisqu’il est
difficile de ne pas tenir compte de sa
fonction.
La production artisanale
Elle consiste `a «r´ealiser »un
concept pr´ealable.
Les r`egles productives
peuvent donc ˆetre connues
avant le d´ebut du processus
de production.
La cr´
eation artistique
L’artiste n’a pas, en en-
trant dans le processus de
la cr´eation, l’id´ee de l’œuvre
achev´ee.
Il ne peut donc en connaˆıtre
les r`egles productives.
Il ne faut evidem-
ment pas confondre
ces r`egles pro-
ductives avec les
r`egles impos´ees
«de l’ext´erieur »
par les manifestes de
quelques «mouve-
ments »artistiques.
(les r`egles de la
trag´edie classique, ou
du surr´ealisme. . .)
L.F.C - Philosophie 4
La caract´eristique premi`ere du g´enie est donc l’originalit´e. Et l’on com-
prend mieux pourquoi il ne peut y avoir de concept de beau.
L’artiste exprime sa vision du r´eel dans ses œuvres ; il la rend manifeste Cette expression
n’est pas la simple
exposition de ce
qui aurait pu ˆetre,
pr´ealablement, for-
mul´e pour lui-mˆeme
dans un medium dot´e de propri´et´es sp´ecifiques. Il r´ev`ele quelque chose qu’il
ne pouvait formuler explicitement, comme nous l’avons vu plus haut. Nous
parlons alors de cr´eation non seulement comme d’une manifestation mais
aussi comme d’un processus qui am`ene quelque chose `a l’ˆetre. Tout se passe
comme si le grand artiste ´epousait la voix de sa nature intrins`eque, de son
´elan int´erieur, et rendait manifeste ce qui ´etait cach´e.
La vision du sens commun est «anesth´esi´ee »par l’habitude, et cela de
deux fa¸cons :
– Sous l’influence du langage, nous ne voyons pas les choses mˆemes,
comme le disait Bergson. Nous les voyons spontan´ement sous l’angle
des propri´et´es qu’elles ont en commun avec les autres choses de leur Je renvoie, sur ce
point, au cours sur le
langage
cat´egorie d’appartenance. Il nous faut d’abord les identifier, les nom-
mer. Mais le nom montre tout en masquant. Il ne donne pas acc`es au
singulier, dans sa singularit´e mˆeme.
Sous l’effet de l’attitude d´esengag´ee de la raison calculatrice, instru-
mentale, nous percevons la nature de l’ext´erieur, comme un ordre sim-
plement observ´e. Dans la position de d´esengagement nous restons en
retrait par rapport `a elle. Coup´e d’elle, nous n’arrivons plus `a re- Que ce soit la na-
ture ext´erieure ou
int´erieure
nouer le contact ; nous la consid´erons dans une froide appr´ehension
ext´erieure. Il en est particuli`erement ainsi lorsque les choses sont vues
sous l’angle de leur utilit´e, de leur fonction, de leur valeur instrumen-
tale. La nature s’en trouve d´esenchant´ee.
Un grand peintre, par exemple, voit au del`a du voile des apparences. Un des mots par
lesquels les grecs
esignaient la v´erit´e,
aletheia, signifie en
fait evoilement
Il s’arrache `a la mati`ere de l’intuition sensible, et interpr`ete la sensation
comme forme. Les choses ne se pr´esentent pas, pour lui, comme ´eparses,
disjointes en quelque sorte. Il per¸coit les rapports qu’elles entretiennent, le
tissu de relations qui fonde l’unit´e profonde de ce qui se pr´esente `a lui. Si
l’on veut, une harmonie. En ce sens, on peut dire que l’artiste d´emat´erialise C’est pourquoi, sans
doute, Hegel disait de
l’art qu’il exclut tout
esir
le r´eel, le spiritualise.
Il d´evoile ce qui nous ´etait inaccessible et nous fait voir par ses yeux.
«L’art est le seul vrai voyage »disait Proust. Nous pouvons alors ´eprouver
le sentiment exaltant de renaˆıtre au monde.
C’est sans doute pour cela que James Joyce affirmait que la grande
œuvre d’art r´ealise une ´epiphanie ; elle est une manifestation qui nous met Du grec epiphaneia :
apparition.
en pr´esence d’une r´ealit´e autrement inaccessible, et qui revˆet la plus haute
signification spirituelle. On ne doit pas consid´erer une œuvre de ce type
simplement comme mim´esis, mˆeme si elle peut comporter une composante
descriptive. L’œuvre d´ecrit quelque chose — la nature vierge, une ´emotion
humaine — mais de fa¸con `a faire percevoir une r´ealit´e spirituelle ou une signi-
fication plus vastes qui rayonnent `a travers elle. Les tableaux de Constable
et de Friedrich illustrent cette modalit´e. Une interpr´etation en terme de
de pure mim´esis ne suffit plus, parce que l’œuvre n’a pas seulement pour
fin de d´ecrire mais de transfigurer par la repr´esentation, de rendre l’objet
«translucide ». L’´epiphanie ne peut donc survenir que par l’interm´ediaire
de l’œuvre ; ce que l’œuvre r´ev`ele ne peut ˆetre d´echiffr´e qu’en elle. (Et cela
ne peut pas, non plus, s’expliquer de fa¸con ad´equate en fonction des inten-
L.F.C - Philosophie 5
tions de l’auteur, parce que celles-ci ne peuvent se r´ev´eler que dans l’œuvre,
mˆeme si l’on croit qu’elles d´efinissent son sens.) Nulle paraphrase, nulle ex-
plication ne peuvent lui rendre justice. Son sens doit ˆetre cherce en elle.
Nous pouvons dire qu’elle existe dans et par elle-mˆeme, «autoengendr´ee »,
pour reprendre une expression de Yeats.
Mˆeme lorsqu’il est clair que les œuvres disent quelque chose, nous sen- Exprimer quelque
chose, c’est tenter de
le rendre manifeste
dans un medium :
une œuvre pictu-
rale, une po´esie,
un roman, un film,
etc.(J’exprime aussi
mes sentiments sur
mon visage)
tons que nous ne pourrions rendre pleinement cette chose sous une autre
forme. Dans ce cas, nous avons du mal `a distinguer de fa¸con pr´ecise entre le
medium et le «message »; nous comprenons imm´ediatement que le medium
dans lequel les œuvres apparaissent fait inegralement partie de ce «mes-
sage ».
Il suit de ce qui pr´ec`ede que les r`egles productives ne peuvent ˆetre
connues `a l’avance. Certes, le grand artiste poss`ede toujours une grande habi-
let´e technique, une virtuosit´e mˆeme. C’est incontestablement une condition
n´ecessaire, mais elle est loin d’ˆetre suffisante. En effet, cette technique ac- Les œuvres ne sont
pas des produits
«er´egl´es ». Ce sont
des produits inten-
tionnels ; r´ealis´es, en
cons´equence, selon
des r`egles.
quise, au terme de longs efforts, aupr`es de grands maˆıtres, n’est pas d’embl´ee
adapt´ee `a la vision singuli`ere de ce dernier. Pour exprimer cette vision, pour
lui donner un corps concret, pour la d´eposer sur une toile, par exemple, il
lui faut inventer, au fur et `a mesure du processus de production, les moyens
techniques, les proc´ed´es ad´equats.
Il ne sait jamais s’il y parviendra, ce qui fait de la cr´eation artistique une
authentique aventure.
Les deux distinctions expos´
ees renvoient, bien entendu, l’une
`
a l’autre.
Ces quelques notes rapides avaient pour but d’´
eclairer un
peu ce mode d’exp´
erience auquel se r´
ef`
ere le terme d’esth´
etique.
Elles n’ont pas pour vocation d’ˆ
etre le substitut du cours.
Il conviendra de relire vos propres notes, d’y r´
efl´
echir en pre-
nant appui sur ce qui pr´
ec`
ede, et, ´
eventuellement, d’en r´
e´
ecrire
une partie.
Il serait opportun, ´
egalement, de vous constituer un petit
«corpus »de r´
ef´
erences personnelles, afin de pouvoir d´
evelop-
per certaines de vos analyses `
a partir d’exemples.
1 / 5 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !