Leçon de thèse Sorbonne, le 29 novembre 2003. Monsieur le

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Leçon de thèse
Sorbonne, le 29 novembre 2003.
Monsieur le Président, Messieurs les Professeurs,
Je vais aujourd’hui soutenir une thèse sur la rationalité chez Pascal. Avant d’entendre
vos objections, critiques et observations relatives à mon travail, permettez-moi de vous
présenter mes propres réflexions concernant mon texte et de parler de la démarche
intellectuelle qui m’a conduit à écrire une thèse sur la notion de la raison chez Pascal.
1. Le domaine rationnel et le domaine non-rationnel
Ce qui m’a principalement intéressé au cours de mes recherches consacrées à
Pascal, c’est le rapport du domaine de la rationalité et du domaine qui échappe à la
rationalisation. L’étude de ce rapport implique de définir la limite de la rationalité, de
déterminer la nature de la rupture qui sépare les deux domaines l’un de l’autre et de
mettre en lumière comment le domaine non-rationnel influence et alimente la
rationalité humaine.
La philosophie ne peut pas faire l’économie de la mise en question de la
rationalité. A partir du moment la philosophia naquit dans la culture occidentale,
son discours fut opposé aux mythes et fut considéré comme rationnel, production du
logos, de la raison humaine. En examinant la rationalité, la philosophie cherche donc à
définir, voire redéfinir sa propre nature et son propre domaine. Au cours de tels
examens, la philosophie tente nécessairement ses propres limites. A travers l’analyse
de la raison et de la rationalité dans l’œuvre pascalienne, j’ai posé la question de savoir
quelles sont les possibilités et les limites du discours philosophique selon Pascal.
Mon intérêt pour le rapport entre le rationnel et le non-rationnel remonte à mes
études universitaires. Dans un mémoire de maîtrise, que j’ai écrit en Hongrie, à
l’Université de Szeged, j’ai essayé de définir la possibilité d’une pensée hors-
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métaphysique à travers l’examen de la notion de la différence ontologique chez Platon
et Heidegger. Dans ce travail, j’ai examiné comment Heidegger a voulu assurer une
pensée non-philosophique par la destruction de la tradition métaphysique.
Quand je suis venu à Paris un an plus tard, j’avais l’intention de continuer mes
recherches consacrées à l’usage et à la limite de la raison. En même temps, je me suis
tourné vers la philosophie du XVIIe siècle, plus particulièrement vers Pascal. Sa
pensée m’est apparue comme un terrain idéal, puisqu’il critique très fortement la
raison en indiquant ses limites et qu’il forme l’idée de l’ordre du ur au-delà de la
rationalité géométrique. Dans mon premier projet de recherche, j’ai envisagé un travail
sur Pascal considéré comme un critique de la raison. Afin d’approfondir mes
connaissances concernant la pensée du siècle classique j’ai préparé un mémoire de
DEA intitulé « L’ordre et la raison dans la pensée du XVIIe siècle ; Descartes,
Malebranche, Pascal ». L’analyse simultanée des notions d’ordre et de raison m’a
permis de comprendre comment ces auteurs ont défini la portée de l’esprit et comment
ils ont désigné la limite de son usage.
Au cours de ce travail, j’ai fait plusieurs découvertes qui ont fortement
influencé mes recherches ultérieures. La plus considérable a été que ces trois penseurs
avaient considé la rationalité comme quelque chose de fondé sur le non-rationnel.
Chez Descartes, l’évidence est assurée par la véracité divine, chez Malebranche, la
Raison universelle s’identifie au Christ et chez Pascal, bien que l’ordre de l’esprit soit
radicalement séparé de l’ordre du cœur où la certitude de l’existence de Dieu se
produit, il est l’image figurative de l’ordre surnaturel. Par conséquent, j’ai compris
qu’il n’y a pas une opposition aussi radicale que je le croyais entre le domaine
rationnel et le domaine non-rationnel. Au contraire : le non-rationnel s’exprime d’une
certaine manière dans et par la rationalité. J’ai aussi compris qu’afin de pouvoir mettre
en évidence le rapport entre les deux domaines, il fallait focaliser mon attention sur la
raison et la rationalité, car leur limite et leur rapport avec l’au-delà ne peuvent être
élucidés qu’à travers l’examen de la nature et du fonctionnement de la raison humaine.
Suite à ces découvertes, mon rapport à la pensée de Pascal a changé. Au lieu de
voir en lui un critique de la raison humaine, j’ai essayé de comprendre comment la
liaison entre la raison et le non-rationnel est assurée selon lui. Désormais, j’ai mis
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l’accent non plus sur la faiblesse mais sur la force de la raison. J’ai pris comme
hypothèse de travail que la critique adressée à la raison chez Pascal, à laquelle tout le
monde se heurte à la première lecture des Pensées, ne représente pas la vraie opinion
de Pascal sur l’usage et la force éventuelle de la raison. Plus j’ai avancé dans mes
analyses, plus cette hypothèse s’est vérifiée. J’ai donc intitulé ma thèse « La force de
la raison selon Pascal ».
2. La rationalité pascalienne
L’hypothèse que la raison chez Pascal n’est pas considérée comme faible et
qu’il y a un attachement intime entre le rationnel et le non-rationnel m’a conduit à
analyser l’ordre du cœur dans le contexte de la rationalité. La question que je me suis
posé était de savoir pourquoi Pascal nomme ce domaine « ordre », alors que ce terme
sert traditionnellement à représenter la rationalité. Ce choix terminologique suggère
que la rationalité et le domaine surnaturel du cœur ne sont pas opposés. Mais si l’ordre
du ur n’est pas dénué de rationalité, elle est nécessairement différente de la
rationalité de l’ordre de l’esprit. Mes analyses consacrées au troisième ordre m’ont
ainsi conduit à la découverte d’une rationalité non-géométrique.
L’ordre du ur, par lequel cette rationalité s’exprime, se fonde sur un principe
ordonnateur surnaturel que seul le cœur peut connaître par une inspiration surnaturelle.
Dès que le cœur parvient à cette connaissance, la raison se met en œuvre pour
découvrir comment les éléments de l’ordre sont ordonnés par le principe. Pour que
l’ordre du cœur se dévoile, le ur et la raison doivent fonctionner simultanément. Il
s’ensuit que la rationalité de l’ordre de l’esprit et celle de l’ordre du cœur sont
analogues. Dans la première, qui est une rationalité géométrique, le cœur sent les
principes naturels et la raison établit l’ordre à partir de ces vérités indubitables. Dans la
deuxième, c’est également le ur qui sent le principe surnaturel et c’est également la
raison qui reconnaît ou assure l’ordre. La rationalité de l’ordre de l’esprit se fonde sur
une lumière naturelle, la rationalité de l’ordre du cœur est basée sur une lumière
surnaturelle. Il faut souligner encore une fois que sans une intervention surnaturelle le
cœur n’a pas accès au principe de l’ordre du ur et, partant, dans son état naturel,
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l’homme en est radicalement séparé. La rupture entre les deux rationalités s’explique
par la fonction cognitive que ur revêt dans cette pensée. Le cœur est corrompu.
Suite à sa corruption, sa faculté de sentir les principes est limitée. Dans l’ordre de
l’esprit, il n’a pas d’accès à autant de connaissance indubitable que dans l’ordre du
cœur. Mais, étant donné que ni dans l’un, ni dans l’autre, l’homme n’est doté d’un
savoir absolu et immédiat, il a toujours besoin de la raison pour compléter son savoir.
D’où la nécessité de distinguer entre deux rationalités différentes l’une de l’autre.
Le principe surnaturel de l’ordre du cœur est Jésus-Christ. L’intégration de la
personne du Christ, en tant que principe, dans un ordre révèle que chez Pascal aussi, de
même que chez Descartes, Malebranche, Spinoza ou Leibniz, le rationnel repose sur le
non-rationnel. En même temps, Jésus-Christ est non seulement le principe du troisième
ordre, mais aussi le principe de la Rationalité en tant que telle. Autrement dit, comme
Pascal l’affirme, « Jésus-Christ est la raison de tout, et le centre tout tend. Qui le
connaît, connaît la raison de toutes choses » (449). Jésus-Christ, étant la clé de la
connaissance de toutes choses, établit une rationalité dont il est le principe et qui
embrasse les rationalités différentes. Cette rationalité authentique, dont la rationalité
géométrique n’est qu’une partie, ne peut être découverte qu’à partir de l’ordre du
cœur. Dans cet ordre, l’esprit s’approprie une vue spirituelle qui assure la visibilité des
ordres inférieurs, aussi bien que leur relation hiérarchique. Le principe des principes
est donc un principe de hiérarchisation. Il rend possible de contempler les vérités des
différents ordres dans un seul ordre hiérarchique. Par cette hiérarchisation, les trois
ordres et les trois rationalités différentes s’intègrent dans un seul qui représente la
rationalité authentique.
Pascal élabore donc une rationali qui repose sur une lumière surnaturelle et
qui incorpore plusieurs rationalités dans un ordre hiérarchique. Cette rationalité prouve
que Pascal n’est pas hostile à la raison dont la force et le bon usage sont indispensables
à sa découverte. Elle révèle également que la rationalité humaine repose sur le non-
rationnel mais que celui-ci ne devient pas moins inconcevable par cette connexion.
La reconstitution de la rationalité pascalienne a plusieurs conséquences
importantes dont je ne soulignerais ici qu’une seule. A savoir qu’elle permet de lire le
chef-d’œuvre de Pascal comme une philosophie.
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3. Pascal et la philosophie
Montrer que la pensée pascalienne est une philosophie a été l’un de mes
objectifs principaux. Pourtant, dans mon texte, j’ai utilisé très rarement le mot
« philosophique » et je me suis gardé de désigner la pensée pascalienne comme une
« philosophie ». Ma prudence s’explique par le fait que cette question est considérée,
encore aujourd’hui, comme problématique et que je voulais y répondre par le biais de
l’examen de la rationalité.
Sans vouloir m’engager maintenant dans l’analyse du rapport de Pascal avec la
philosophie, je ferai quelques remarques à ce sujet. Pascal fut souvent hostile à la
philosophie. A l’époque, la philosophie signifiait soit la tradition scolastique, soit la
pensée cartésienne ; par conséquent l’hostilité de Pascal exprime en principe qu’il
voulait distinguer sa pensée de ces courants. Cependant, la philosophie a une
signification bien plus large par rapport à ce qu’elle prit au XVIIe siècle et la question
de savoir si Pascal est un philosophe ou non reste ouverte. Bien entendu, afin de
pouvoir juger si la pensée de Pascal est une philosophie ou non, il faut dire ce que c’est
la philosophie. Cependant, rien n’est plus difficile que de définir la philosophie. Je
risque donc de l’identifier à une pensée qui vise à finir une rationalité cohérente et
capable de rendre compte des phénomènes de la réalité dans leur totalité. Si l’on
accepte cette définition, la pensée de Pascal est, sans aucun doute, philosophique. Dans
ma thèse, j’avais l’intention de soutenir le caractère philosophique de la pensée de
Pascal contre deux approches possibles. La première consiste à voir dans les Pensées
une apologie de la religion et à les réduire à un discours rhétorique. Le discours
purement rhétorique se caractérise bien entendu par une rationalité cohérente, mais
comme il ne vise pas à expliquer la réalité de manière rationnelle, il n’est pas
philosophique. La deuxième approche consiste à juger du caractère philosophique de
la pensée pascalienne à partir de la pensée cartésienne et à dire que la critique que
Pascal adresse à Descartes vise également la philosophie. Selon cette opinion, Pascal
quitte le domaine de la philosophie dès qu’il élabore un discours qui est
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