Penser autrement

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1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO -- Table ronde thématique: Philosophie, interculturalité et transculturalité
Penser autrement
François Jullien
La philosophie est-elle née en Grèce ? Il semblerait qu’elle serait plutôt née à Rome, de la traduction des
penseurs grecs, traduction qui implique un travail de déracinement de la philosophie par rapport à sa
langue initiale, ainsi qu’une élaboration sémantique. C’est par le passage romain que s’est affirmée
l’universalité de la philosophie. Mais dans cette perspective encore, la philosophie demeure
historialement européenne. Qu’en est-il des autres manifestations de la pensée dans le monde, et
notamment en Orient et Extrême-Orient ? L’exclusion de ce qui est oriental hors du champ de la
philosophie, qu’on repère par exemple chez Hegel (Histoire de la philosophie), est un geste dont la
philosophie contemporaine a du mal à se libérer, soupçonnant ces pensées orientales d’être des
pré-philosophies, i.e. des pensées demeurées dans l’enfance de la philosophie.
Il semble qu’il y ait urgence, aujourd’hui, à ouvrir la philosophie au-delà de ses frontières occidentales,
et à s’affranchir pour cela des rigidités du concept, comme le soulignait Merleau-Ponty dans Signes :
« notre problème philosophique est d’ouvrir le concept sans le détruire ». La transition entre Hegel et
Merleau-Ponty serait assurée par Husserl, qui a introduit la notion de variation anthropologique,
permettant de poser toutes les cultures sur un même plan : toute culture est une variation d’humanité. En
effet, si l’Occident a ouvert le chemin de la vérité comme chemin de la conscience, les philosophies
d’Extrême-Orient, au contraire, ont une conscience de l’immanence qui fait l’économie du concept de
vérité ; ces pensées se sont développées sans passer par la commodité du concept, ni emprunter à la
logique formelle, car elles se défiaient de la toute-puissance du logos pour accéder à l’immanence ; elles
n’ont pas tout misé sur la quête de la Vérité, comme, pour sa part, y a été de plus en plus portée la
philosophie (européenne), se vouant à son projet de connaissance, car elles se refusaient à séparer
l’activité de la pensée d’une nécessaire « transformation de soi ».
Parce qu’elles se situent sur le plan de l’immanence, ces pensées sont-elles condamnées , à n’être que
des pré-philosophies, au statut balbutiant, dans l’enfance de la pensée ? Il faut s’opposer à cette idée, et
sonder la pensée orientale. Tout d’abord, la langue chinoise en elle-même n’est pas réticente au concept.
Les Chinois, en outre, ont connu la possibilité de la philosophie, dans un contexte, analogue à celui de la
Grèce, de circulation des hommes et des idées. Mais la Chine a recouvert la philosophie, pensant que la
dispute philosophique conduisait à la perte de la voie droite du sage ; les pensées de Tchouang-Tseu et
de Mencius font apparaître le refus des procédures impliquées par la philosophie car celles-ci écartent le
penseur de l’immanence. Ce choix s’explique donc par un souci de ne pas morceler le réel dans une
alternative pour-contre, thèse-antithèse ; il y a donc un refus de la logique de la contradiction. La pensée
chinoise, qui a envisagé l’exigence de vérité, ne l’a pas retenue, mais écartée afin de se mettre en phase
avec l’immanence. Alors que la philosophie occidentale a fait le choix de la connaissance, les pensées
d’Extrême-Orient n’ont pas identifié la prise de conscience avec la quête de la vérité ; au contraire, elles
montrent que non seulement la prise de conscience ne se réduit pas à la quête de la vérité, mais encore
que celle-ci constitue un obstacle à celle-là.
La pensée doit engager ce travail de mise en regard de la pensée non-occidentale avec l’histoire de la
philosophie, de mise en regard de la pensée européenne avec son dehors ; faute de quoi, ce dehors risque
d’être enseveli sous les catégories européennes. En effet, l’imprégnation des notions occidentales dévie
la pensée d’Extrême-Orient de sa ligne originale ; la traduction des textes chinois anciens en chinois
moderne est déjà une perversion de la pensée. Aux XIXe et XXe siècles, un semblable travail de
traduction s’est mis en œuvre pour introduire-assimiler les concepts occidentaux en chinois. Depuis lors,
la conceptualisation occidentale tend à enfouir les pensées d’Extrême-Orient, qui relevaient d’une tout
autre expérience ; ainsi on a introduit des distinctions comme celle de subjectif et objectif, des notions
comme celle de monde, etc. Ces innovations ont conduit à une réinterprétation des textes chinois par les
catégories européennes, et donc à un recouvrement de la pensée originale par l’outillage européen. C’est
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pourquoi il y a urgence à accomplir un travail de mise en regard , afin de sauver la lisibilité des pensées
d’Extrême-Orient.
Mais comment des pensées qui se sont développées indépendamment l’une de l’autre peuvent-elles se
regarder ? Il n’y a pas de catégorie capable de prendre d’emblée en charge la différence, pas de catégorie
« mondiale ». Le concept de temps, par exemple, n’a été traduit en chinois qu’à la fin du XIXe ;
auparavant, on trouvait la pensée de quelque chose de l’ordre de la saison, de l’immanence, de
l’occasion, etc. Il faut donc se garder d’une koinè culturelle, prendre en considération un « ailleurs » de
la pensée. Mais se pose alors le problème de la compréhension. La pensée chinoise n’a pas pensé à
penser l’être, Dieu, la liberté, qui sont les questions fondamentales de la philosophie européenne.
Est-ce à dire que la culture chinoise serait ineffable ? Non, mais sa compréhension demande patience et
attention. Il faut se refuser à considérer l’Orient comme l’envers du rationalisme, à chercher secours
dans l’irrationnel : cet usage de l’ «exotisme » est un effet de mode préjudiciable tant à la philosophie
qu’à la pensée extrême-orientale, considérée sous l’angle du mysticisme. Pour qualifier la pensée
extrême-orientale, distinguons deux notions, celle d’« infra-philosophique », et celle de « sousphilosophique » ; la seconde désigne la tendance actuelle à s’opposer à la philosophie sous prétexte de
retour à la sagesse, c’est une philosophie de marché qui fait le jeu de l’opinion. L’infra-philosophique
désigne au contraire ce qui est en amont de la philosophie, le fond d’expérience commune à partir de
laquelle la philosophie a tracé une trajectoire. Or, remonter à l’infra-philosophique contient un enjeu
important pour la philosophie, comme l’a remarqué Michel Foucault (Entretiens au Japon) : celle-ci ne
pouvant plus être construction de systèmes, ne pouvant donc plus se penser dans la logique hégélienne,
elle est appelée à accomplir un travail de remontée hors de ses partis pris.
Il apparaît donc nécessaire de considérer les pensées extra-européennes, qui mettent à l’épreuve la
pensée européenne. Il ne s’agit pas d’adopter une attitude relativiste, mais de mener une réflexion, de
rechercher un éclairage mutuel pour penser ce qui n’a pas été pensé.
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