Document 1 : Antoine Augustin Cournot (1801-1877) est un mathématicien français qui s'est intéressé
notamment à la formalisation des théories économiques. Mais à coté de ses travaux mathématiques, il a
aussi réalisé une importante œuvre philosophique sur les relations entre le déterminisme physique, la vie, la
liberté et le hasard. Il contribua à donner une définition positive du hasard, au lieu de l’interprétation
laplacienne qui n’envisageait le hasard que comme l'expression de notre ignorance des causes. Le
développement au 20ème siècle des recherches sur le chaos déterministe a confirmé les réflexions de
Cournot sur la nature du hasard. Voici quelques extraits de son Essai sur les fondements de nos
connaissances et sur les caractères de la critique philosophique de 1851.
Une infinité de séries pareilles peuvent coexister dans le temps : elles peuvent se croiser,
de manière qu'un même événement, à la production duquel plusieurs événements ont
concouru, tienne en qualité d'effet à plusieurs séries distinctes de causes génératrices,
ou engendre à son tour plusieurs séries d'effets qui resteront distinctes et parfaitement
séparées à partir du terme initial qui leur est commun. Paragraphe 29
... le bon sens dit qu'il y a des séries solidaires ou qui s'influencent les unes les autres, et
des séries indépendantes, c'est-à-dire qui se développent parallèlement ou
consécutivement, sans avoir les unes sur les autres la moindre influence, ou (ce qui
reviendrait au même pour nous) sans exercer les unes sur les autres une influence qui
puisse se manifester par des effets appréciables. Paragraphe 30
Les phénomènes naturels, enchaînés les uns aux autres, forment un réseau dont toutes
les parties adhèrent entre elles, mais non de la même manière ni au même degré. On
n'en peut comparer le tissu, ni à un système doué d'une rigidité absolue, et qui, pour ainsi
dire, ne serait capable de se mouvoir que tout d'une pièce, ni à un tout dont chaque
partie serait libre de se mouvoir en tous sens avec une indépendance absolue. Ici les
liens de solidarité se relâchent, et il y a plus de carrière au jeu des combinaisons
fortuites : là, au contraire, les liens se resserrent, et l'unité systématique est accusée plus
fortement. Tel on voit le dessin d'une feuille d'arbre parfaitement arrêté quant aux
principales nervures, tandis que, pour les dernières ramifications, et pour l'agglomération
des cellules qui en comblent les intervalles et composent le parenchyme de la feuille, le
jeu fortuit des circonstances accessoires donne lieu à des modifications innombrables et
à des détails qui n'ont plus rien de fixe d'un individu à l'autre. On s'écarte également de la
fidèle interprétation de la nature, et en méconnaissant la coordination systématique dans
les traits fondamentaux où elle se montre distinctement, et en imaginant mal à propos
des liens de coordination et de solidarité là où des séries collatérales, gouvernées
chacune par leurs propres lois depuis leur séparation du tronc commun, n'ont plus entre
elles que des rapprochements accidentels et des adhérences fortuites. Paragraphe 67
Une conséquence de ses réflexions sur le hasard l’amena aussi sur le terrain de
l’histoire, en s’opposant aux tenants du déterminisme historique. En tenant compte du
hasard comme réalité positive, l’histoire n'est plus pensable comme une science ou
comme de nature déterministe, faute de lois, mais pareillement comme n’étant pas le
produit de purs aléas, ce qui rendrait le récit historique impossible, ou chaotique. La
connaissance historique se situe donc à la confluence de trois logiques ; les acteurs
individuels aux existences soumises au hasard, des forces sociologiques, et des
événements eux aussi liés aux hasards des circonstances (naturelles, accidentelles,...).
Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-063 : “Liberté intérieure et Liberté extérieure” - 09/04/1996 - page 5