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Phénoménologie française
et phénoménologie allemande
Deutsche und Franzosische
Phanomenologie
«;)L'Harmattan,
2000
ISBN: 2-7475-0093-4
Eliane ESCOUBAS & Bernhard
W ALDENFELS (Eds/Hrsg)
Phénoménologie
française
et phénoménologie
allemande
Deutsche und Franzosische
Phanomenologie
CAHIERS DE PHILOSOPHIE
DE PARIS XII-VAL DE MARNE
N°4
L 'Hannattan
5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
Dokumente Verlag
Postfach 1340
77603 Offenburg - DEUTSCHLAND
Cet ouvrage
Conseil
est publié
Scientifique
(France)
et
de
avec le soutien
de
la
financier
de
l'Université
Fondation
Paris
Fritz
du
XII
Thyssen
(Allemagne).
Die Veroffentlichung
dies es Werkes wurde unterstützt
vom Conseil Scientifique
(France)
und
(Deu tschland)
von
de l'Université
der
Fritz
de Paris XII
Thyssen
Stiftung
Sommaire/lnhalt
Avant-Propos / Vorwort .........................................
11
I - L'héritage de Husserl et de Heidegger
Das Erbe Husserls und Heideggers
Klaus HELD: Le chemin de Heidegger vers les
« choses mêmes»
.. ... .. . .. . ... .. . .. . .. . .. . .. .. .
Jacques TAMINIAUX : De l'héritage heideggerien
Peter TRAWNY : Die unscheinbare Differenz.
Heideggers Grundlegung einer Ethik der Sprache
Marc RICHIR : Métaphysique et phénoménologie:
Prolégomènes pour une anthropologie
phénoménologique
Alexander SCHNELL: Husserl und Fichte. Überlegungen
zur transzendental-spezifischen Argumentation
im transzendentalen Idealismus
François-David SEBBAH : Une réduction excessive:
où en est la phénoménologie française?
Dominique JANICAUD : Phénoménologie ou
métaphysique?
Entretien de D. JANICAUD avec F. DASTUR
et E. ESCOUBAS
7
17
39
65
103
129
155
175
185
/I - Espace, temps, mémoire
Raum, Zeit, Gediichtnis
Françoise DASTUR : Zur Phanomenologie des Ereignisses :
die Erwartung und das Unerwartete
217
Caroline GROS: Le dialogue Binswanger/Heidegger
et le dégagement des concepts fondamentaux
de la Daseinsanalyse
en psychiatrie.
.. ......................
235
Iris DÂRMANN : Quand la mémoire devient image
de souvenir:
Husserl
et Freud.
.............................
271
Claude ROMANO: Où est passé le passé? De la
possibilité d'une phénoménologie du temps
. .. . . .. .. . 295
Andris BREITLING: Paul Ricoeur et le sens de l'histoire.
327
/II - L'autre - Ethique et politique
Der Andere - Ethik und Politik
Bernhard WALDENFELS : Réponse à l'autre. Eléments
d'une phénoménologie responsive
Pascal DELHOM : Demeure et vulnérabilité
Burkhard LIEBSCH : Politische und ethische
Differenzsensibilitat oder die Sensibilitat der Differenz :
Ethik vs. Politik
Antje KAPUST: Limites du politique
Hans-Dieter GONDEK: Trauma - Über Emmanuel
Levinas.
........................................................
Kate MEYER-DRA WE: Le corps: une machine
à information? Merleau-Pontys Antworten
8
357
375
397
427
443
471
IV - Art, esthétique, langage
Kunst, Asthetik, Sprache
Eliane ESCOUBAS : Beitrage zur Phanomenologie
der Kunst.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 489
Bertrand REVOL : « La toile de Pénélope» ou
le dé-passement de l'esthétique chez Heidegger.
Alexander HAARDT: Sur la présence du futur
dans
les images.
. . . . . . . . . . 503
...............................................
529
Philippe CABESTAN: Image (Bild) et conscience
d'image (Bildbewusstsein) selon Roman Ingarden
553
Georg W. BERTRAM: Dekonstruktion aIs
Phanomenologie der Zeichen
581
Otto POGGELER : Heidegger und Celan
in der franzosischen Diskussion
... .. . .. . .. .. .. . . . . .. .. 609
LES AUTEURS / DIE AUTOREN
9
633
Avant-propos
Le présent volume rassemble les communications du double
Colloque de Phénoménologie française et Phénoménologie
allemande, qui s'est tenu du 3 au 6 juin 1999 à l'Université de
Paris XII-Val de Marne à Créteil et GU2 au 4 décembre 1999 à la
Ruhr-Universitat à Bochum, respectivement sous la direction
d'Eliane Escoubas et de Bernhard Waldenfels. Le but du
Colloque résidait dans l'échange des résultats de recherche et la
mise au point de perspectives communes dans le domaine de la
phénoménologie. Le cadre organisateur était, du côté français, le
« Centre de Phénoménologie» de l'Université de Paris XII et,
du côté allemand, l'Equipe de doctorants (Gratuiertenkolleg) de
«Phénoménologie
et herméneutique» des Universités de
Bochum et Wuppertal. D'où la présence d'un nombre
considérable de jeunes chercheurs dans ce volume.
La première partie de ce volume est consacrée au retour-amont
de la phénoménologie actuelle vers la pensée de Husserl et de
Heidegger, à sa délimitation par rapport à la métaphysique, à la
philosophie transcendantale et à l'anthropologie, ainsi qu'à la
question des possibilités présentes de la phénoménologie. Les
trois autres sections sont centrées autour des axes thématiques
suivants: d'abord, la question du temps et de l'espace, de la
11
mémoire et de l'histoire; ensuite, la pro-vocation d'autrui et ses
conséquences éthiques et politiques; enfin, la signification de la
phénoménologie dans le domaine de l'art et de l'esthétique, du
signe et de l'image et du langage. Dans une mesure importante, la
parole est donnée à des phénoménologues français célèbres tels
que Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Lévinas, Paul Ricoeur et
Jacques Derrida. L'éventail s'étend de la philosophie à la
Daseinsanalyse et à la psychanalyse et s'achève avec les chemins
poétiques frontaliers de Paul Celan. Les contributions de ce
volume témoignent par leur diversité d'un entrelacs chiasmatique
entre les modes de penser français et allemands, sans que soit
pour autant exclue la formation d'idiomes différents.
Un remerciement particulier est dû ici à Alexander Schnell
pour son aide précieuse à la traduction et à la relecture des textes
et à Françoise Lefebvre pour son talent dans la réalisation
technique de l'ouvrage.
Les éditeurs remercient l'Université de Paris XII-Val de Marne
et la Fondation Fritz Thyssen pour le soutien généreux de cette
entreprise qui trouve son achèvement dans la présente
publication.
12
V orwort
Der vorliegende Band geht zurück auf eine Doppeltagung
deutscher und franzosischer Phanomenologen, deren erste Halfte
vom 3.-6. Juni 1999 in Créteil an der Universitat Paris Xli-Val
de Marne und deren zweite Halfte vom 2.-4. Dezember 1999 an
der Ruhr-Universitat zu Bochum unter der jeweiligen Leitung von
Eliane Escoubas und Bernhard Waldenfels veranstaltet wurde.
Ziel
des
Kolloquiums
war
der
Austausch
von
Forschungsergebnissen und die Suche nach gemeinsamen
Forschungsperspektiven im Bereich der Phanomenologie. Der
organisatorische Rahmen: auf franzosischer Seite das Zentrum
für Phanomenologie (Centre de Phénoménologie) der Universitat
Paris XII, auf deutscher Seite das Bochumer- Wuppertaler
Gratuiertenkolleg "Phanomenologie und Hermeneutik" , bringt es
mit sich, dass in dieser Band eine betrachtliche Zahl jüngerer
WissentschaftIer vertreten ist.
lm ersten Teil dieses Bandes geht es vor allem urn den
Rückbezug der Phanomenologie auf das Denken von Edmund
Husserl und Martin Heidegger, urn ihre Abgrenzung von
Metaphysik, alterer Transzendentalphilosophie und Anthropologie sowie schliesslich urn die Frage nach aktuellen
Moglichkeiten der Phanomenologie. ln den drei nachfolgenden
13
Teilen stehen sachliche Fragen im Mittelpunkt : zunachst die
Frage nach Raum und Zeit, Gedachtnis und Geschichte, sodann
die Herausforderung durch den Anderen und deren ethisch und
politische
Folgen,
schliesslich
die
Bedeutung
der
Phanomenologie im Bereich von Kunst und Âsthetik, von
Zeichen, Bildern und Sprache. Hierbei kommen im verstarkten
Masse bekannte franzësische Phanomenologen wie Maurice
Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas, Paul Ricoeur und Jacques
Derrida zu Wort. Der Spannungsbogen reicht von der
Philosophie bis zur Daseins- und Psychoanalyse, und er endet bei
den dichterischen Grenzgangen von Paul Celan. Die Beitrage
dieses Bandes zeugen in ihrer Vielseitigkeit von einer
chiasmatischen Verflechtung deutscher und franzësischer
Denkweisen, ohne dass dadurch die Ausbildung verschiedener
Idiome ausgeschlossen würde.
Die Herausgeber danken der Universitat Paris XII-Val de
Marne und der Fritz Thyssen Stiftung für die grosszügige
Fërderung dieses Unternehmens, das in der vorliegende
Publikation seinen Abschluss findet.
14
L'HÉRITAGE
DE HUSSERL
ET DE HEIDEGGER
DAS ERBE HUSSERLS
UND HEIDEGGERS
Le chemin de Heidegger vers les
«choses mêmes»
Klaus Held
Si l'on
considère
les réflexions
suivantes! selon une
perspective historique - ce qui ne doit pas cacher leur intention
systématique -, alors il y va du rapport de Heidegger à la
phénoménologie. Les analyses de l' œuvre majeure de Heidegger,
Etre et Temps, parue en 1927, reposaient du propre aveu de
Heidegger sur la méthode phénoménologique - même si cette
dernière s'y trouvait modifiée en un sens existentialoontologique. Au cours de son évolution ultérieure, Heidegger
utilisait de moins en moins le concept de phénoménologie, mais il
y revint dans sa période tardive. En 1962, lors d'un séminaire, il
affirmait ainsi avoir, par sa pensée, préservé «la
phénoménologie
dans ce qu'elle a de plus propre »2.
Je voudrais montrer, à l'aide de l'analyse d'un nœud
particulier de problèmes - concernant le rapport entre le monde et
la chose - que le développement de la philosophie de Heidegger
après Etre et Temps peut être lu comme la tentative d'obéir de la
(1) Je remercie Alexander Schnell (Univ. Paris XTI)pour la traduction el:
cet article en français.
(2) Dans le séminaire portant sur l'exposé «Temps et être », dans;
Questions IV, trad. J. Lauxerois et C. Roëls, Paris, 1976, p. 80. Dans la
lettre programmatique sur l'humanisme, Heidegger disait également encore
qu'il devait ses compréhensions offrant la possibilité de nouvelles voies à
« l'aide essentielle de la vue phénoménologique ». Cf. Lettre sur
['humanisme, trad. R. Munier, Paris, 1964, p. 153.
17
KLAUS HELD
façon la plus radicale possible à la maxime originaire, formulée
par Husserl, de la phénoménologie: «aux choses mêmes ». TI
s'avérera toutefois, d'un point de vue systématique, que cette
tentative souffre chez Heidegger d'une imprécision fondamentale.
Cette imprécision consiste dans le fait que Heidegger n'a pas
proprement mis au jour une ambiguïté propre au concept de la
« chose» - qui est le concept porteur de cette maxime -, une
ambiguïté qui se manifeste immédiatement lorsque nous essayons
de retraduire cette notion en grec:
Le grec classique connaissait deux mots, chrêma et pragma,
pour ce qui est appelé "Sache" ou ,,Ding" en allemandet « res»
en latin. Pragma se rapporte à prattein, qui veut dire « agir». Le
comportement humain est un agir dans la mesure où il peut
donner à ses buts une expression linguistique. Pour atteindre ces
buts, l'agir a besoin de moyens appropriés, qui sont cela même
dont il s'occupe, c'est-à-dire les pragmata ou chrémata. Si la
langue grecque établit ici une distinction entre les deux, c'est
parce que les moyens de l'agir sont de deux types. Les moyens
premiers sont les possibilités de l'agir que nous pouvons prendre
en considération lorsque nous nous entretenons avec d'autres
personnes ou que nous nous demandons conseil à nous-mêmes
afin d'atteindre des buts prédonnés. Quand nous délibérons avec
d'autres personnes sur de telles possibilités, celles-ci deviennent
des « affaires» au sens d'objets de négociations. C'est ce que
veut dire le mot pragma.
Pour traiter une affaire, nous avons presque toujours besoin
de choses matérielles appropriées, qui constituent les moyens de
notre agir dans la mesure où nous les utilisons et où nous en
« usons », ce qui se dit en grec chrésthai, - d'où le mot chrêma.
Les chrémata, les choses de l'usage courant, ne sont des moyens
de l'agir qu'en un sens second, parce qu'elles sont au service des
moyens du premier type, c'est-à-dire des pragmata en tant
qu'affaires3. Pourtant, ce sont les chrémata qui, selon la
(3) Le mot français de « chose» montre aussi que les prdgmata sont les
moyens premiers de l'agir. Ce mot ne désigne pas originairement les choses
18
LE CHEMIN DE HEIDEGGER VERS LES « CHOSES MEMES»
considération subjectiviste des choses, présentent le plus
d'intérêt, parce que ce sont des objets perceptibles, matériels, et
que ce sont ces objets qui donnent le plus l'impression que leur
être est indépendant de nos représentations. C'est pourquoi ce
n'est pas un hasard si Heidegger, dans l'analyse
phénoménologique désormais célèbre de l'être-au-monde humain
qui se trouve dans Etre et Temps, part des choses de l'usage
courant et examine en quoi elles sont, pour le Dasein humain,
« maniables» en tant qu'« ustensiles ».
Heidegger critique et révise la détermination husserlienne de
l'expérience originaire des choses comme perception, en
déterminant phénoménologiquement cette expérience comme
commerce avec les ustensiles. Cela est bien connu. Par contre, on
n'a pas à mon avis suffisamment attiré l'attention sur le fait qu'en
dépit de cette critique, Heidegger partage avec Husserl
l'orientation fondamentale par rapport à la chose matérielle. Dans
ses écrits ultérieurs, Heidegger note explicitement que l'être des
choses ne s'épuise pas dans le fait qu'elles sont maniables pour
l'homme en tant qu'ustensiles, et que "Ding", le mot allemand
pour la « chose », a reçu originairement son nom de « thing »,
l'assemblée dans laquelle les Germains traitaient de leurs affaires
communes. Ainsi s'annonce chez lui l'idée que les choses
premières sont, pour l'homme agissant, les pragmata. Cela ne l'a
pas empêché d'expliquer jusqu'à sa période tardive l'être-chose,
qui dépasse le simple être-maniable, au moyen de choses
matérielles telles que le temple, la cruche, le rocher, le pont, etc.
La description heideggérienne des ustensiles est profondément
tributaire de Husserl non seulement à cause de cette orientation
fondamentale par rapport aux chrémata, mais encore à un autre
égard. Ceci devient clair lorsque l'on analyse - de plus près que
cela n'a été le cas jusqu'à aujourd'hui dans les interprétations
d'Etre et Temps - le fait que, au tout début de l'analyse des
de l'usage courant, car il remonte à la causa latine. Une causa est par exemple
un cas (on dit aussi « cause» justement) dans un procès au tribunal, donc
une affaire au sens du mot grec pragma.
19
KLAUS HELD
ustensiles au 9 16 de l'ouvrage et ensuite de nouveau au 9 18, le
concept de l'en-soi ou de l' être-en-soi apparaît - et pourquoi il
apparaît. De façon sous-jacente, ce concept a quelque chose à voir
avec la maxime «aux choses mêmes». Le mot accentué
« mêmes» a un sens polémique: dans la phénoménologie, il
s'agit de thématiser les «choses»
non seulement selon la
manière dont elles se manifestent dans les contenus de notre
conscience et de nos représentations. Elles doivent bien plutôt -
telle est la poussée antipsychologistede Husserl - être mises en
évidence de façon à ce que l'analyse rende justice à
l'indépendance de leur être par rapport à notre activité de
représentation. Or, cette indépendance par rapport à la conscience
s'exprime de la façon la plus prégnante à l'aide du concept d'« en
soi », si on l'entend comme concept opposé à «pour moi» ou
«pour nous ». Les «choses mêmes» - ce sont les choses
dans leur être en soi.
Mais, d'un autre côté, l'analyse phénoménologique a un
caractèretranscendantaldans la mesure où les choses - c'est ce
que dit le concept de « phénoménologie» - sont considérées de
façon conséquenteselon le « comment» de leur apparaître pour
nous, c'est-à-dire selon leur corrélation avec une conscience.
C'est précisément dans le déploiement de la tension entre d'un
côté l'apparition des choses pour nous et de l'autre côté leur être
en soi que consiste la tâche de ce que Husserl a appelé l'analyse
de la corrélation. Dans cette analyse il y va, pour le dire en une
formule, des modes - dans leur multiplicité- de l'apparaître de
l'être en soi.
L'attitude phénoménologique par rapport aux choses occupe
par là une position instable entre deux possibilités avec lesquelles
elle risque aisément d'être confondue. La première possibilité
consiste dans le fait que l'être en soi s'absorbe totalement dans
l'apparaître à la conscience et que l'on n'en retient plus que le
concept-limite d'une chose en soi au sens kantien. L'être se réduit
alors à l'objectivité, à l'être-objet pour le sujet humain. Heidegger
a lu la maxime «aux choses mêmes», à l'instar des premiers
20
LE CHEMIN DE HEIDEGGER VERS LES « CHOSES MEMES»
élèves de Husserl, comme la revendication de respecter à nouveau
l'être en soi et de surmonter par là le subjectivisme de
l'objectivation de l'étant. C'est ce que montre par exemple un
passage dans la Lettre sur l'humanisme où Heidegger parle d'une
« subjectivation qui fait de l'étant un pur objet» et où il dit au
même endroit: « ...ce que quelque chose est dans son être ne
s'épuise pas dans son objectité ».4
Mais il ne faut pas entendre par là que Heidegger retomberait
alors, tout comme les premiers phénoménologues, dans un
réalisme précritique - ce qui correspondrait à la deuxième
possibilité de manquer l'attitude phénoménologique vis-à-vis des
choses. Heidegger reste sur une lignée relevant de la philosophie
transcendantale lorsqu'il considère toute chose dans le comment
de son apparaître subjectif. TI en résulte pour lui la tâche de
montrer comment l'être en soi se manifeste justement dans cet
apparaître. Heidegger écrit sans équivoque dans Etre et Temps
par rapport à l'être-là qui y remplace systématiquement la
conscience husserlienne: «Ce n'est que tant que l'être-là est
(...) qu'il y a l'être. Si l'être-là n'existe pas, alors il n' "est" pas
non plus d"'indépendance" et il n"'est" pas davantage d"'en-
soi" »5. Mais Heideggersait a priori, par opposition aux réalistes
qui se trouvent dans une attitude philosophique antitranscendantale, qu'il ne suffit pas de déterminer l'être-en-soi
comme la négation de l'être-pour-nous;
car cette négation
demeure dépendante - comme toute négation - de ce qu'elle nie;
elle demeure subjectiviste malgré son pathos antisubjectiviste voire en raison de lui.
L'usage de la notion d'« en soi» ne peut garantir, tant qu'elle
n'a que le sens négatif de désigner l'opposé de l'expression
«pour nous» ou «pour moi », l'indépendance de l'être des
choses par rapport à notre activité représentative. Elle ne saurait le
(4) Cf. Lettre sur ['humanisme, p. 129 et p. 131.
(5) Cf. Etre et Temps, trad. Bœhm et de Waelhens, Paris, 1964, p. 256.
Heidegger revient expressément sur ces phrases dans les explications
programmatiques de la Lettre sur ['humanisme.
21
KLAUS HELD
faire qu'à partir du moment où elle nous suggère quelque chose
comme un repos en soi-même des choses - repos en soi-même
qui n'implique nullement qu'elles font face au sujet. J'entends par
le «chemin de Heidegger vers les choses mêmes» l'évolution
qui le conduit à une telle conception, et cette évolution commence
dans Etre et Temps par l'apparition, déjà mentionnée, du concept
d'« en soi» dans le contexte de l'analyse du fait que les
chrémata apparaissent à l'être-là. Puisque la détermination de cet
apparaître en tant que commerce avec les ustensiles est dirigée
contre la détermination husserlienne de ce même apparaître en tant
que perception, on n'apprécierait à sa juste valeur l'introduction
par Heidegger du concept de 1'« en soi» qu'à partir du moment
où on la met en contraste avec la manière dont Husserl explique
l'expérience de l'être en soi.
C'est la conscience d'horizon qui représente la découverte
essentielle de l'analyse husserlienne de la perception: les objets
ne nous apparaissent jamais de façon isolée, mais ils viennent
toujours à notre rencontre dans un réseau de renvois de sens,
dans un « horizon». Grâce aux renvois de sens, les horizons
tiennent à ma disposition les différentes manières possibles dont
je puis, moi, poursuivre chacune de mes perceptions. Tous les
horizons, dans la mesure aussi où ils renvoient à quelque chose
au-delà d'eux, tiennent ensemble dans le rapport de renvois du
monde qui englobe tout - où le «monde»
est compris
phénoménologiquement comme l'horizon universel. Nous avons
toujours une conscience du monde parce que nous sommes en
mesure de franchir tout horizon dans lequel nous nous orientons
actuellement et que 1'« ainsi-de-suite»
de ce mouvement
transcendant ne cesse jamais. Notre «je peux» se déploie
d'abord dans cette mobilité dans l'espace englobant des horizons.
Avec le «je peux », c'est-à-dire le fait que nous disposons de
« potentialités» (Vermoglichkeiten), commence selon Husserl
notre liberté - et la liberté signifie subjectivité. Les potentialités
appartenant à notre conscience d'horizon qui nous permettent de
22
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