20 LES PARADOXES DU DÉLIRE
folie, connu sous le nom d’« épreuve de réalité déficitaire », a, de façon
fort surprenante, reçu bien peu d’attention critique. Eh bien, à mon
avis, ce principe fondamental de la psychiatrie est soit irrémédiablement
trompeur, soit purement et simplement faux, du moins quand on l’ap-
plique à beaucoup de patients atteints de la folie la plus grave et la plus
exemplaire : la schizophrénie.
Paul Federn, en 1949, a donné une formulation classique de l’opinion
traditionnelle :
« La base de la santé [mentale] est une reconnaissance correcte et auto-
matique de cette cassure entre les expériences mentales subjectives indivi-
duelles dans le monde et la connaissance du statut du monde tel qu’il existe
en fait. La santé mentale est la faculté de répondre aux exigences du monde
et de soi-même en les distinguant clairement. Il est donc évident que dans
la schizophrénie, c’est le moi qui est malade3. »
Selon la manière habituelle de comprendre, sont psychotiques ceux
qui échouent à distinguer adéquatement entre le réel et l’imaginaire,
du fait qu’ils traitent le monde de l’imaginaire comme s’il était réel.
Par exemple, dans le film Je ne t’ai jamais promis un jardin de roses4,
le personnage censé être schizophrène, Deborah, ne cesse d’apercevoir
dans son dos des hommes et des femmes de Neandertal qui hantent le
service où elle est hospitalisée. Bien qu’en réalité ils n’existent pas, pour
la patiente fictive du film, ces Néandertaliens hallucinatoires paraissent
aussi réels et aussi effrayants que possible.
Pareille conception du monde intérieur de la folie est généralement
acceptée tant en psychiatrie et en psychologie que par le grand public.
On suppose que, s’il y a bien des perturbations dans le contenu des
mondes des patients (ce qu’ils croient et perçoivent n’est ni réel ni
logique), la forme de ces mêmes mondes (la « structure globale » ou le
« sentiment d’ensemble », ou la façon dont ils croient ce qu’ils croient)
est pour l’essentiel normale. En fait, on suppose que ces patients
croient au contenu de leur délire – du moins qu’ils veulent y croire – en
donnant à la réalité objective la même acception que celle que les gens
normaux attribuent aux faits de leurs univers effectifs et consensuels.
« Ce que sont, en toute objectivité, les délires et les hallucinations est
il n’y a pas de continuum, aucun glissement progressif de la présence à l’absence de l’épreuve
de réalité » : kernberg, 1975, p. 182.
3 . Federn, 1952, p. 240-241. Deux articles récents ont effectivement remis en question la
conception normative du délire : berrios, 1991, et M. sPitzer, 1990.
4 . [Ndt. I Never Promised You a Rose Garden, film d’Anthony Page, de 1977, tiré du roman
éponyme que Joanne Greenberg avait publié sous le pseudonyme de Hannah Green en 1964.]
Extrait du livre de Louis A. Sass :
LES PARADOXES DU DELIRE, SCHREBER; WITTGENSTEIN ET L'ESPRIT SCHIZOPHRENIQUE
Traduit de l'angalis par P.-H. Castel © Les Editionsd'Ithaque 2010.