LES PARADOxES DU DéLIRE

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du délire
schreber, wittgenstein et l’esprit schizophrénique
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Pierre-Henri Castel
Extrait du livre de Louis A. Sass :
LES PARADOXES DU DELIRE, SCHREBER; WITTGENSTEIN ET L'ESPRIT SCHIZOPHRENIQUE
Traduit de l'angalis par P.-H. Castel © Les Editionsd'Ithaque 2010.
Titre original
The Paradoxes of Delusion
Wittgenstein, Schreber and the Schizophrenic Mind
Cet ouvrage a été d’abord publié par Cornell University Press,
copyright © 1994 by Cornell University.
La présente édition est une traduction autorisée par l’éditeur original et a été publiée
avec le concours de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet
Philosophie, Histoire et Sociologie de la Médecine mentale (ANR- 08-BLAN-0055).
Couverture
© Patrick Lindsay
ISSN 2104- 6743
isbn 978-2-916120-18-8
Dépôt légal, 1re édition : décembre 2010
© 2010, Les Éditions d’Ithaque
2, rue de Tombouctou, 75018 Paris – www.ithaque-editions.fr
Extrait du livre de Louis A. Sass :
LES PARADOXES DU DELIRE, SCHREBER; WITTGENSTEIN ET L'ESPRIT SCHIZOPHRENIQUE
Traduit de l'angalis par P.-H. Castel © Les Editionsd'Ithaque 2010.
sommaire
Avant-propos du traducteur
7
Préface de l’auteur
15
Introduction
19
I.Un monde vu de l’œil de l’esprit
43
Épreuve de réalité et régression, 43. Traits hors-norme de l’expérience
et du comportement schizophréniques, 47. Les « prétendus délires »
de Schreber, 53. Wittgenstein sur le solipsisme, 64. Schreber comme
solipsiste, 68. Les traits anormaux de la schizophrénie à la lumière du
solipsisme, 73. Le rêveur morbide, 84.
II.Souverain soumis, spectateur regardé
87
L’équivoque du subjectif et de l’objectif, 89. Soi comme tout, soi
comme rien : l’expérience de Schreber, 97. Soi comme tout, soi comme
rien : l’analyse de Wittgenstein, 107. Le péché du philosophe, 113.
De la contradiction, 117. Les dualités de la pensée moderne, 122.
III.Un vaste musée de l’étrange
131
La concrétude fantôme, 133. L’inquiétante particularité, 147.
Archaïsme, modernisme et la question de « l’inquiétant », 166. Une
maladie apollinienne, 171.
Conclusion
173
Bibliographie
189
Index
197
Extrait du livre de Louis A. Sass :
LES PARADOXES DU DELIRE, SCHREBER; WITTGENSTEIN ET L'ESPRIT SCHIZOPHRENIQUE
Traduit de l'angalis par P.-H. Castel © Les Editionsd'Ithaque 2010.
Introduction
S
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il est un lieu commun très largement admis, c’est que la folie consiste
à percevoir des choses qui n’existent pas et à croire des choses qui
ne sont pas vraies. Comme disait Karl Jaspers (qui fut un psychiatre influent avant de devenir philosophe), « depuis des temps immémoriaux, on a considéré le délire comme la caractéristique de base de la
folie. Être fou, c’était délirer1 ». Une telle opinion prévaut sans nul doute
dans la psychiatrie contemporaine, en psychologie clinique et en psychanalyse, où des perturbations de l’« épreuve de réalité », ou son échec,
sont considérées comme un critère définitionnel pour diagnostiquer ce
qu’on appelle état psychotique2. Vu son rôle-charnière dans la théorie
et le diagnostic en psychiatrie, ce signe absolument paradigmatique de
1 . Jaspers, 1963, p. 93.
2 . Sur l’approche descriptive en psychiatrie, voyez par exemple le Manuel diagnostique
et statistique des troubles mentaux, 3e édition révisée, connu sous le nom de DSM III-R. Sont
dits « psychotiques » une « altération importante de l’expérience de la réalité (reality testing) et
[une] création de néo-réalité (new reality) », un état morbide dans lequel « une personne […]
évalue mal la précision de ses perceptions et l’exactitude de ses pensées ; et tire des conclusions
erronées à partir de la réalité extérieure, même quand elle est confrontée à une évidence
contraire » (p. 451). L’« hallucination » est définie par une « perception sensorielle en l’absence
de stimulation externe de l’organe sensoriel concerné » et qui « procure la même sensation
immédiate de réalité qu’une perception réelle » (p. 441). L’« idée délirante (delusion) », définie
brièvement comme une « croyance personnelle erronée fondée sur une induction incorrecte
concernant la réalité extérieure » (p. 443) est le symptôme clé pour caractériser la folie (la
psychose), car, comme l’explique le DSM III-R, « les hallucinations ne témoignent d’un
trouble psychotique que lorsqu’elles sont associées à une forte altération du sens du réel
(reality testing) », autrement dit, quand l’hallucination donne naissance « à l’illusion délirante
(delusion) que la perception est réelle » (p. 444). [Ndt. Les incohérences de la traduction
française ont été conservées.] Pour une définition plus riche du délire, dans le DSM III-R, cf. le
début du chapitre I. La plus récente édition de ce manuel, le DSM IV-TR, de 2000, a maintenu
toutes ces définitions inchangées.
Sur l’approche psychanalytique, cf. l’article important de Frosch, 1975. Otto Kernberg, un
psychanalyste contemporain dont l’influence a été considérable, soutient que la présence ou
l’absence de la capacité à l’épreuve de la réalité constitue un critère de démarcation assez clair
entre états psychotiques et non psychotiques (par exemple, borderline) : « la perte de l’épreuve
de réalité dans un registre quelconque est une indication de fonctionnement psychotique […]
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folie, connu sous le nom d’« épreuve de réalité déficitaire », a, de façon
fort surprenante, reçu bien peu d’attention critique. Eh bien, à mon
avis, ce principe fondamental de la psychiatrie est soit irrémédiablement
trompeur, soit purement et simplement faux, du moins quand on l’applique à beaucoup de patients atteints de la folie la plus grave et la plus
exemplaire : la schizophrénie.
Paul Federn, en 1949, a donné une formulation classique de l’opinion
traditionnelle :
« La base de la santé [mentale] est une reconnaissance correcte et automatique de cette cassure entre les expériences mentales subjectives individuelles dans le monde et la connaissance du statut du monde tel qu’il existe
en fait. La santé mentale est la faculté de répondre aux exigences du monde
et de soi-même en les distinguant clairement. Il est donc évident que dans
la schizophrénie, c’est le moi qui est malade3. »
Selon la manière habituelle de comprendre, sont psychotiques ceux
qui échouent à distinguer adéquatement entre le réel et l’imaginaire,
du fait qu’ils traitent le monde de l’imaginaire comme s’il était réel.
Par exemple, dans le film Je ne t’ai jamais promis un jardin de roses4,
le personnage censé être schizophrène, Deborah, ne cesse d’apercevoir
dans son dos des hommes et des femmes de Neandertal qui hantent le
service où elle est hospitalisée. Bien qu’en réalité ils n’existent pas, pour
la patiente fictive du film, ces Néandertaliens hallucinatoires paraissent
aussi réels et aussi effrayants que possible.
Pareille conception du monde intérieur de la folie est généralement
acceptée tant en psychiatrie et en psychologie que par le grand public.
On suppose que, s’il y a bien des perturbations dans le contenu des
mondes des patients (ce qu’ils croient et perçoivent n’est ni réel ni
logique), la forme de ces mêmes mondes (la « structure globale » ou le
« sentiment d’ensemble », ou la façon dont ils croient ce qu’ils croient)
est pour l’essentiel normale. En fait, on suppose que ces patients
croient au contenu de leur délire – du moins qu’ils veulent y croire – en
donnant à la réalité objective la même acception que celle que les gens
normaux attribuent aux faits de leurs univers effectifs et consensuels.
« Ce que sont, en toute objectivité, les délires et les hallucinations est
il n’y a pas de continuum, aucun glissement progressif de la présence à l’absence de l’épreuve
de réalité » : Kernberg, 1975, p. 182.
3 . Federn, 1952, p. 240-241. Deux articles récents ont effectivement remis en question la
conception normative du délire : Berrios, 1991, et M. Spitzer, 1990.
4 . [Ndt. I Never Promised You a Rose Garden, film d’Anthony Page, de 1977, tiré du roman
éponyme que Joanne Greenberg avait publié sous le pseudonyme de Hannah Green en 1964.]
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Introduction 21
pour lui une vérité inattaquable et un motif adéquat pour agir », écrivait
le surintendant de l’asile de Sonnenstein, en 1900, dans un certificat
argumenté en faveur de l’internement d’office de Daniel Paul Schreber,
le schizophrène paranoïde dont les expériences bizarres sont au centre
de ce livre.
On peut faire remonter les origines de cette conception de la folie, qui
vaut désormais orthodoxie, au milieu du XVIIe siècle, à une époque où le
rationalisme des Lumières commençait à se substituer à la représentation
religieuse du monde propre à la Renaissance. Pendant la Renaissance, la
figure du fou (ou celle de l’idiot, car les deux sont inséparables) suscitait
une ambivalence profonde : le fou était un objet de ridicule mais aussi
de fascination et de respect. Bien qu’il fut, d’un côté, un innocent, ou
un instrument du vice, on imaginait, par ailleurs, qu’il avait accès à une
vérité plus profonde que celle à laquelle avaient accès les gens normaux.
Certes, l’existence même du fou « sage » suggérait celle de son envers :
la folie de la « sagesse », comme de tout ce qui était tenu pour sage par
convention ; aussi le fou pouvait-il offrir un aperçu satirique sur la folie
de la société humaine et un aperçu tragique sur la nature humaine,
comme dans L’Éloge de la folie, d’Érasme, ou dans Le Roi Lear, où la
folie donne à Lear la sagesse dont il était privé quand il était roi5. Michel
Foucault a défendu l’idée que, avec le crépuscule du rationalisme des
Lumières, la possibilité de cette vision alternative, autrement dit de cette
perspective critique sur la raison conventionnelle, finit par disparaître.
À l’« âge classique » (nom que Foucault donne à l’âge de la raison), la
folie finit par être considérée comme une simple déraison, un simple
état d’erreur ou d’échec à raisonner et à percevoir correctement. La folie
fut réduite au silence, et sa prétention à la sagesse fut rejetée, à mesure
qu’on l’envisageait davantage comme un quasi-sommeil auquel faisait
défaut « la conscience de la conscience abusée par le délire », l’attention
à la nature illusoire de ses propres illusions6. La formule contemporaine
d’une épreuve de réalité déficitaire perpétue cette conception, laquelle
5 . Kaiser, 1973.
6 . Foucault cite l’Encyclopédie, 1750-1780 : s’écarter de la raison « avec confiance et dans
la ferme persuasion qu’on la suit, voilà ce me semble ce qu’on appelle être fou », 1972², p. 259.
Descartes entretenait une opinion semblable, car il croyait que la folie, comme le rêve, était
une des multiples formes de l’erreur. Foucault décrit ce point de vue des Lumières comme suit :
« Ceux qui délirent doivent être arrachés à ce quasi-sommeil, rappelés de leur rêve éveillé et
de ses visions à un éveil authentique, où le rêve s’efface devant les images de la perception ».
De ce point de vue, un tel réveil de la folie se produit « dans la conscience même du rêve, dans
la conscience de la conscience hallucinée », car c’est de cet état autoréflexif dont le fou est supposé manquer. Cf. aussi Porter, 1987, p. 187-95.
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envisage folie et aperçu correct des choses (insight) comme aussi
antithétiques que l’erreur et la vérité7.
La schizophrénie est la forme de psychose la plus sévère, mais aussi
celle dont l’histoire coïncide presque parfaitement avec l’histoire de la
psychiatrie ; on l’a appelée, non sans raisons, « le symbole sacré de la
psychiatrie » et « la folie par excellence » de notre temps8. Pourtant, on ne
compte pas les patients dont le délire paraît plutôt ridiculiser la formule
de l’épreuve de réalité déficitaire. Comme l’a bien vu le psychiatre
Eugen Bleuler pendant sa longue carrière à l’hôpital du Burghölzli, en
Suisse, la plupart des schizophrènes n’agissent certainement pas comme
s’ils prenaient leurs idées délirantes pour la réalité :
« Rois et empereurs, papes et rédempteurs s’occupent en grande partie à des
travaux tout à fait banals, pour autant qu’ils ont encore l’énergie d’avoir une
activité. Et ce non seulement dans les asiles, mais même quand leur liberté
est entière. Aucun de nos généraux n’a jamais tenté d’agir conformément
à son imagination9. »
Bien des schizophrènes semblent faire l’expérience que leurs idées
délirantes et leurs hallucinations possèdent une qualité spéciale, ou leur
font un effet particulier, ce qui distingue radicalement ces états de leurs
croyances et perceptions « réelles », ou de la réalité telle que la personne
« normale » l’éprouve. Assurément, ces patients semblent souvent avoir
7 . Le lien entre folie et erreur est implicite en allemand, dans la relation entre les mots
irren (se tromper), Irrtum (erreur, faute) et Irrsinn (aliénation mentale, folie) : Lothane, 1992,
p. 312, n.53. Soit dit en passant, on pourrait être tenté de critiquer pour les mêmes motifs les
applications cognitivistes de l’expression « épreuve de réalité », lesquelles semblent impliquer
une sorte de processus explicite de confirmation d’une représentation ou encore d’une hypothèse portant sur le monde extérieur. Selon la tradition existentialiste-phénoménologique (et
aussi, semble-t-il, selon Wittgenstein dans De la certitude), la réalité est normalement tenue
pour acquise d’une façon bien plus immédiate : on y est tout simplement accordé, et la vérifier
par un test explicite est une manière de faire franchement inhabituelle. Cette distinction n’est
cependant généralement pas faite, ni dans la tradition de la psychiatrie descriptive, ni dans
la psychanalyse, où les « carences de l’épreuve de réalité » peuvent renvoyer à des situations
d’erreur impliquant tantôt des croyances explicites, tantôt des assomptions implicites touchant
la réalité objective. Mais une critique des implications cartésiennes et cognitivistes du concept
d’épreuve de réalité déficitaire, si elle a son intérêt, irait bien au-delà des horizons de ce livre.
8 . Cf. Szasz, 1976 ; Foucault, 1969, p. 387. Adolf Meyer a écrit que « l’histoire de la
dementia præcox est véritablement celle de la psychiatrie en entier » (cité dans Schreber, 1903b,
p. 14). Cf. également Gilman, 1985, p. 225, sur ce fait qu’à la fin du XIXe siècle (le début de
l’ère de la psychiatrie moderne), la dementia præcox était devenue la forme paradigmatique
de folie. Soit dit en passant, le terme dementia præcox fut forgé par Benedict-Augustin Morel
en 1856 et popularisé par le texte d’Emil Kræpelin, publié en 1896. Dans sa monographie si
influente de 1911, Dementia præcox ou le groupe des schizophrénies, Eugen Bleuler affina la
conception que Kræpelin s’était faite de l’entité et la rebaptisa « schizophrénie ».
9 . Bleuler, 1911, p. 185.
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de leur propre condition une perception surprenante, et qui nous laisse
plutôt perplexes. Bleuler décrit un patient souffrant d’hébéphrénie, qui se
moquait de lui-même parce que lui, Seigneur et « Roi de tout l’Univers »,
avait l’habitude de décréter le temps qu’il faisait juste après le thé,
et cependant, il ne savait pas comment sortir de l’hôpital. Le patient se
demandait si « cela n’avait quand même pas l’air bien fantastique10 ».
Parfois, on peut même commencer à soupçonner, en présence de tels
patients, qu’ils sont plus ou moins en train de jouer la comédie – comme
s’ils simulaient juste la folie, à la façon du protagoniste du Henri IV de
Pirandello, en prenant un malin plaisir à contraindre leur entourage
à entrer dans leur petit jeu.
Les définitions admises – le délire comme « croyance incorrecte »,
l’hallucination comme « perception sans objet » – n’ont pas l’air bien
utiles pour caractériser ces schizophrènes-là. Si on les prend au pied
de la lettre, de telles définitions sont souvent fausses ; prises en un sens
plus large, elles indiquent simplement un mystère, lequel nécessite une
recherche et une analyse plus poussées. Mais comment peut-on donc
comprendre cette sorte d’existence si « perplexifiante » ? Est-il seulement
possible pour qui ne serait pas schizophrène de se sentir en empathie
avec cette forme de vie étrange, ou de la comprendre ?
Un connaisseur éminent, Jaspers, ne croyait nullement qu’il soit
possible de comprendre de tels patients de façon empathique, ou
par le raisonnement ; c’est sans aucun doute l’un des plus subtils
observateurs de l’histoire de la psychiatrie moderne. Dans sa
monumentale Psychopathologie générale, Jaspers a décrit les attitudes
des patients schizophréniques envers leurs délires comme enveloppant
une « incorrigibilité schizophrénique spécifique », assez distincte
du dogmatisme normal des fanatiques ou de ce qu’on constate
d’autres types de psychotiques comme les maniaco-dépressifs. Dans
le « délire proprement dit », ainsi que Jaspers qualifie le symptôme
le plus spécifiquement schizophrénique, la croyance est absolument
inébranlable, ou, plutôt, au-delà de toute discussion. « Eh bien, c’est
ainsi, dira le patient. Je n’en doute pas. Je sais que c’est comme ça. »
Et cependant, par un paradoxe apparent, l’attitude du patient visà-vis de ses délires est, pour citer Jaspers, « à l’occasion bizarrement
inconséquente ». « La réalité-pour-lui n’a pas la même signification que
la réalité-normale11. » Typiquement, malgré la certitude qui leur est
10 . Les citations proviennent de Bleuler, 1911, p. 183-185.
11 . Jaspers, 1963, p. 93-107. Jaspers écrit encore, p. 205 : « Il nous faudrait examiner
ce qui, au juste, est incorrigible […]. Avec de tels patients, la persécution ne se présente pas
sous les dehors de l’expérience de gens effectivement persécutés ; pas davantage leur jalousie
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attachée, de telles idées délirantes ne débouchent pas sur l’action, du
moins pas sur la sorte d’action qui aurait paru raisonnable au vu des
prétentions que le patient semble en train d’élever.
Le délire des schizophrènes diffère à cet égard des idées surévaluées
de nombre de patients atteints de troubles de la personnalité graves
(mais non psychotiques), par exemple la personnalité paranoïaque.
Encore que les idées surévaluées de cette sorte ne soient pas maintenues
avec autant de fermeté que les idées délirantes schizophréniques, il est
bien plus vraisemblable qu’elles soient suivies d’action, souvent de façon
bien précise et persistante12. Et, par contraste avec le délire de la plupart des patients souffrant de psychoses affectives, comme la maladie
maniaco-dépressive, les délires des schizophrènes ne sont pas accompagnés d’états émotionnels congruents avec leurs contenus. En cela, parmi
d’autres choses encore, l’expérience délirante schizophrénique contredit
l’idée habituelle d’un déficit de l’épreuve de réalité, avec ce que cette
idée implique, que le patient prendrait pour réelles une perception ou
une croyance objectivement erronées. Ce qui caractérise, semble-t-il, de
tels mondes « délirants » – et ce qui exige une explication –, est en fait
l’étrange tendance de ces patients à accorder une importance énorme
à leurs délires, alors qu’ils nous donnent l’impression, malgré tout, de
vivre ces mêmes délires comme non pertinents ou bien déréels, en un
certain sens.
Un second trait que Jaspers jugeait caractéristique des schizophrénies
est ce qu’il appelait l’« atmosphère délirante » ou l’« humeur » – une
transformation du monde perceptif, presque indescriptible, qui vous
submerge et qui, souvent, précède ou accompagne le développement
des idées délirantes. Dans cet état d’esprit étrange (qui sera discuté en
détail au chapitre III), le monde perceptif semble avoir subi une sorte
de transformation subtile, mais qui a tout envahi : les événements non
familiers et les objets peuvent apparaître comme des copies ou des
répétitions d’eux-mêmes ; des phénomènes de la perception peuvent
sembler prodigieusement spéciaux et profondément significatifs,
mais sans que le patient soit capable d’expliquer pourquoi13. Cet état
spécifique de l’humeur, extrêmement difficile à rendre par des mots,
est évoqué de manière visuelle, semble-t-il, dans les œuvres du peintre
présurréaliste Giorgio de Chirico – ces paysages urbains sans ombres,
comme celle de personnes qui auraient de bonnes raisons de l’être, encore qu’il y ait souvent
ressemblance des comportements. »
12 . DSM III-R, 1987, p. 444 et p. 451. Cf. aussi McKenna, 1984, p. 579 et p. 583, ainsi
que Jaspers, 1963, trad. française p. 120 et p. 124.
13 . Jaspers, 1963, p. 98-104, trad. française p. 90.
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Introduction 25
d’une précision infinie et lourds de signification surnaturelle, aux titres
tels que L’Énigme du jour et Mystère et mélancolie d’une rue14.
Jaspers estimait que des qualités telles que l’« incorrigibilité schizophrénique spéciale » et l’« humeur délirante » étaient des critères cruciaux du délire au sens propre ; en fait, il allait jusqu’à affirmer qu’il
était néanmoins possible de considérer comme un délire une croyance
objectivement vraie, dès lors qu’elle contient ces qualités. Et, insistait-il,
les qualités qui sont en jeu ne peuvent s’expliquer comme le résultat
d’un affaiblissement de l’intelligence ou de la logique, ou encore d’une
conscience simplement confuse ou nébuleuse. Ainsi qu’il l’a démontré,
les délires peuvent survenir, et c’est souvent le cas, sans aucune perturbation formelle de la pensée, ni aucune perte des facultés critiques 15.
Davantage, il soutenait que ces symptômes devaient être distingués de
façon tranchée de l’atmosphère des « idées quasi délirantes » qu’on trouvait dans les psychoses maniaques et dépressives, pour la seule raison
que ces dernières semblent se développer de façon compréhensible sur la
base de l’intensité d’expériences ou d’états émotionnels antérieurs. Bien
sûr, Jaspers pensait que ces qualités du monde délirant des schizophrénies, ainsi que d’autres encore, également spécifiques, rendaient de tels
patients complètement étrangers à nous – et si mystérieux qu’ils doivent
toujours rester essentiellement incompréhensibles, au-delà de l’empathie comme des possibilités d’explication de la psychologie. Donnant
une place centrale à l’« axiome du gouffre », Jaspers allait jusqu’à prétendre que le sentiment même du clinicien, dans l’entretien, qu’il se
heurtait, chez le patient, à une forme de vie absolument énigmatique
était la meilleure façon de diagnostiquer la schizophrénie – un état qui,
peut-on conjecturer, implique une altération totale de la personnalité
entière et du monde vécu, « probablement sur une base physiologique,
dont nous sommes pour l’heure incapable de décrire la nature, pour ne
rien dire de ce que nous pourrions formuler en un concept16 ». Le gros de
14 . Pour des descriptions éloquentes de l’état affectif dans lequel il se trouvait en peignant
les œuvres dont je parle, cf. ses textes recueillis dans Jean, 1980, p. 2-10.
15 . Jaspers, 1963, trad. française p. 94-95. « Il est de la plus haute importance de
s’affranchir du préjugé selon lequel il doit y avoir une intelligence appauvrie à la racine des
délires », écrit Jaspers, trad. anglaise p. 97.
16 . Jaspers, 1963, p.105. En fait, Jaspers considérait que le critère définitionnel du délire
proprement dit ou du délire « primaire » (l’espèce de délire qu’on trouve dans la schizophrénie),
c’était son incompréhensibilité – le fait que, à la différence des croyances normales, d’une idée
surévaluée, ou d’une idée pseudo-délirante, elle défie la compréhension par empathie. Les
autres aspects ou traits qu’il mentionne – tels que l’incorrigibilité et le contenu impossible –
sont fortement caractéristiques d’un véritable délire, mais ils n’en sont pas le critère essentiel.
Voir p.95-98, et Walker, 1991. L’expression « axiome du gouffre » vient de Stierlin, 1974.
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26 les paradoxes du délire
la psychiatrie contemporaine, qui se range au modèle médical, adopte
l’esprit, sinon la lettre de l’approche de Jaspers : traiter la schizophrénie comme un simple épiphénomène d’une dysfonction biologique, ou
d’une déficience, en donnant peu d’importance à la possibilité, et même
de valeur, au fait de chercher une interprétation psychologique ou une
compréhension de l’intérieur du monde expérientiel du schizophrène,
pris en tant qu’individu.
Dans ce livre, je tente d’accomplir ce qui, selon Jaspers, ne peut pas
être accompli : appréhender, de manière à la fois empathique et conceptuelle, quelques-uns des symptômes les plus bizarres et les plus mystérieux de la schizophrénie. Bien que j’illustre mon propos d’exemples
tirés de nombreux cas très différents, je mets au centre de l’argument
un schizophrène paranoïde privilégié, le fameux Daniel Paul Schreber.
Si la schizophrénie est la forme prototypique de la folie, Schreber en est
le fou prototypique. Ce qui lui donne ce poids exceptionnel vient de son
autobiographie, les Mémoires d’un névropathe (Denkwürdigkeiten eines
Nervenkranken, dans l’original allemand)17.
Les Mémoires de Schreber, qualifié par Elias Canetti de « document
le plus important, de très loin », de la littérature psychiatrique18, ont
fait de leur auteur le patient peut-être le plus célèbre de l’histoire de la
psychiatrie, et celui dont l’influence s’est le plus fait sentir. Bien qu’on
lise rarement son livre, qui contient pour ainsi dire tous les symptômes
classiques à la fois de la schizophrénie et de la paranoïa, il a joué un rôle
majeur dans la genèse des conceptions modernes de la schizophrénie,
de la paranoïa et de la psychose en général. Son impact sur la doctrine
psychanalytique a été décisif, puisqu’il a fourni le matériel de l’unique
étude de cas que Freud ait jamais écrite sur un patient psychotique,
les fameuses « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa
(dementia paranoides) », de 191119. Les Mémoires de Schreber sont
Une autre formulation à succès de l’idée que le meilleur critère de la schizophrénie, c’est le
sentiment de distance que suscitent de tels patients, se trouve chez Rümke, 1941 (trad. anglaise
de J. Neeleman). Pour une version psychanalytique de cette thèse, voir Ping-Nie Pao, 1979,
p.13-19.
17 . Notez que Schreber se décrit lui-même comme atteint de Nervenkrankenheit (maladie
de nerfs) et non de Geisteskrankenheit (psychose ou maladie mentale) ; cf. Schreber, 1903a,
p. 219, p. 319, et Lothane, 1992, p. 399. Une traduction plus exacte du titre de Schreber
serait Mémorables pensées d’un malade nerveux ; cf. Lothane, 1992, p. 1-2.
18 . Canetti, 1976, p. 45. Comme remarquent les traducteurs en anglais des Mémoires,
« Schreber est maintenant le patient le plus fréquemment cité en psychiatrie » ; il est mentionné
dans presque tous les manuels (Schreber, 1903b, p. 8, p. 11).
19 . Si l’on en croit Frederick C. Redlich, « on peut faire remonter à l’ingénieuse discussion
par Freud du cas Schreber la plupart des propositions psychologiques concernant la
schizophrénie », Redlich, 1952, cité in Schreber, 1903b, p. 11.
Extrait du livre de Louis A. Sass :
LES PARADOXES DU DELIRE, SCHREBER; WITTGENSTEIN ET L'ESPRIT SCHIZOPHRENIQUE
Traduit de l'angalis par P.-H. Castel © Les Editionsd'Ithaque 2010.
Introduction 27
aussi au centre du principal travail de Lacan20 sur les psychoses, son
séminaire des années 1955-1956. De plus, les psychiatres – y compris
Eugen Bleuler, Karl Jaspers, Carl-Gustav Jung – qui ont développé
notre conception moderne de la schizophrénie et de la dementia præcox
(terme ancien pour schizophrénie ; dementia paranoides est l’équivalent
de notre schizophrénie paranoïde) étudièrent eux aussi le compte
rendu de Schreber, en en tirant des exemples cruciaux de symptômes
schizophréniques classiques, pour les inclure dans leurs textes fondateurs
de la psychiatrie descriptive21. Et l’on continue de mentionner Schreber
dans la psychiatrie contemporaine comme un cas paradigmatique du
diagnostic de schizophrénie22.
20 . Lacan, 1955-1956. [Ndt. Ajout pour l’édition française.]
21 . Cf., par exemple, Bleuler, 1911, ou Jaspers, 1913, où Jaspers présente Schreber comme
l’illustration patente de l’incompréhensibilité schizophrénique ; également Jung, 1960. Cf. aussi
Schreber, 1903b, p. 8-11. Soit dit en passant, dementia paranoides était le terme de Kræpelin
pour la dementia præcox du type paranoïde ; cf. Lothane, 1992, p. 328.
22 . Par exemple les très officiels Cas cliniques du DSM III-R, dans lesquels fut attribué
à Schreber le diagnostic de « schizophrénie, type indifférencié, chronique » (les symptômes
paranoïdes et catatoniques sont notés, mais on ne les juge pas suffisamment consistants ni
dominants pour justifier l’inclusion de Schreber dans le sous-type schizophrénie paranoïde
ou catatonique) : Spitzer, Gibbon, Skodol, Williams & First, 1989, p. 472-474. Cf. aussi
Gottesman, 1991, p. 59, p. 261, qui présente Schreber comme un exemple pour illustrer la
schizophrénie parmi plusieurs autres.
Bien que la plupart des spécialistes d’hier et d’aujourd’hui aient jugé que Schreber était
schizophrène (en fait, comme un cas paradigmatique de la maladie, encore que ce soit un
cas de schizophrénie « à éclosion tardive » – on en a le tableau dans Harris & Jeste, 1988),
le diagnostic a néanmoins été parfois mis en question, ces dernières années, par des psychiatres
qui pensent qu’on devrait plutôt considérer que Schreber était atteint d’un trouble affectif
majeur. Alan A. Lipton, par exemple, soutient que dans les termes du DSM III, la catégorie
de dépression majeure avec délire non congruent à l’humeur lui convient mieux (encore
reconnaît-il que le diagnostic de trouble schizo-affectif pourrait aussi convenir – autrement dit,
un trouble associant des traits schizophréniques et affectifs ; cf. Lipton, 1984). Lothane, 1992,
p. 432, défend un argument similaire.
Dans une réplique convaincante, Kenneth S. Kendler et Robert L. Spitzer réfutent la
façon dont Lipton comprend à la fois le DSM III et Schreber, en montrant clairement que
la maladie – du moins telle qu’elle se manifesta après 1893 (i.e. dans la période décrite dans
les Mémoires) – est un cas clair de schizophrénie, avec « détérioration du fonctionnement ;
hallucinations auditives nettes ; délire bizarre grandiose paranoïaque et somatique ;
hallucinations de voix faisant la conversation ; insertion de pensées ; sentiments et actions
imposés ; passivité et somatique [ces derniers éléments étant des symptômes « de premier
rang » de la schizophrénie selon Schneider] ; épisodes catatonique ; et d’autres comportements
bizarres sans « preuve manifeste d’un syndrome affectif complet » : Kendler & Spitzer, 1985.
Souvenons-nous que Spitzer était l’un des principaux rédacteurs du DSM III, et que les critères
du DSM III pour la schizophrénie sont parmi les plus étroits jamais proposés parmi tous les
systèmes diagnostiques.
Dans une autre analyse utile, en se servant des « Critères de recherche diagnostique », Karl
G. Kœlher soutient que, si le long deuxième accès de la maladie de Schreber (neuf années
d’hospitalisation, de 1893 à 1902) avait commencé sur un mode surtout affectif, les traits
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28 les paradoxes du délire
Schreber était un homme extrêmement intelligent, à l’esprit rigoureux,
qui s’éleva au rang de juge à la cour d’appel de Dresde, en 1893.
Il souffrit de plusieurs décompensations schizophréniques paranoïdes,
au cours desquelles il exhiba à peu près toute la panoplie des signes et
des symptômes psychotiques classiques, dans toute leur bizarrerie, leur
« incongruité » et leur archaïsme apparent. Parfois, par exemple, il lui
arrivait d’être incontinent, et, de temps à autre, il se laissait aller à des
hurlements, ou à un rire bruyant et incompréhensible ; il portait des
bijoux bon marché ou d’autres accessoires féminins, ou restait immobile,
rigide, pendant des heures, marmonnant des phrases et faisant des
grimaces au soleil23. De temps en temps, il lui arrivait de prononcer des
énoncés indéchiffrables, insistant, par exemple, sur le fait qu’une « perte
de rayons » venait de se produire, ou que le docteur « émettait des rayons
sans y prendre garde24 ». Mais chez Schreber les symptômes les plus
spectaculaires comprenaient des idées délirantes sophistiquées – ses
« prétendus délires », ainsi qu’il les qualifiait –, qu’il développe dans
ses Mémoires. C’est là qu’il prétend avoir été transformé en femme,
par exemple, et qu’il décrit un véritable cosmos privé de « nerfs », de
« rayons », d’« âmes » et de « dieux » en interaction constante les uns avec
les autres ou avec lui-même. Ces « questions surnaturelles, écrit-il, sont
le sujet le plus difficile auquel se soit jamais exercé l’esprit humain ».
« Je ne puis bien sûr pas compter qu’on me comprenne pleinement
parce que je m’occupe de choses qui ne peuvent être exprimées en
langage humain. » Ces questions qui « dépassent la compréhension
humaine » – celle de Schreber comme celle de ses lecteurs – ne peuvent
schizophréniques se sont rapidement développés pour déboucher sur un syndrome chronique
de schizophrénie paranoïde : Kœlher, 1981. Les Mémoires de Schreber, et donc mon analyse
dans ce livre, sont entièrement consacrées à la deuxième phase.
Pour les buts que poursuit mon argumentation, ces controverses diagnostiques passent plus
ou moins à côté de l’essentiel. Les désaccords proviennent en grande partie des différentes
manières de conceptualiser le diagnostic. Lipton, par exemple, tend à préférer une perspective
longitudinale qui se concentre sur la marche de la maladie, en excluant peu ou prou les
symptômes comme ils se présentaient dans le moment : Lipton, 1984, p. 1238. Bien que
je ne croie pas qu’il existe une et une seule définition correcte de la schizophrénie, j’utilise
dans ce livre le terme de façon à mettre d’abord l’accent sur le tableau symptomatique. En
partant de ce point de vue, du moins, on ne peut pas vraiment contester que Schreber ait
exhibé les symptômes psychologiques qui ont été largement et traditionnellement associés à la
schizophrénie. Ceux qui pensent que Schreber mérite un diagnostic différent n’ont pas besoin
de réfuter mon interprétation phénoménologique sur ces bases ; il leur suffit simplement de
penser que cette interprétation s’applique non pas tant à la schizophrénie en soi, mais à des
illustrations particulières de ce qu’on pourrait appeler des symptômes quasi schizophréniques
ou schizophréniformes.
23 . Schreber, 1903a, p. 21n.
24 . Schreber, 1903a, p. 302.
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Introduction 29
s’exprimer, dit-il, qu’« en images et en métaphores », et elles sont
cependant d’une importance sans égale : Schreber prétend qu’il lui
a été donné « une pénétration plus profonde que tous les autres êtres
humains », et que son livre est à compter « parmi les œuvres les plus
intéressantes qui aient jamais été écrites de mémoire d’homme» 25 .
Dans ce qui suit, je soutiens que Schreber, quelle que soit la haute
valeur qu’il leur attribue, ne vivait généralement pas ses délires comme
littéralement vrais, mais comme ayant plutôt une certaine qualité
« subjective » – autrement dit, ils étaient en un sens le produit de
sa propre conscience, et ils n’avaient pas le bénéfice d’une existence
indépendante et objective (ce que laisse croire la formule du déficit de
l’épreuve de réalité). Son mode d’expérience n’est pas sans rappeler,
et de façon frappante, la doctrine philosophique du solipsisme, selon
laquelle la réalité dans son entier, y compris le monde extérieur et
autrui, n’est rien qu’une représentation qui apparaît à un Soi individuel
et unique, à savoir : le Soi du philosophe qui tient cette doctrine pour
vraie (prétendant, par exemple, que seules ses propres sensations et ses
propres perceptions sont réelles). Quantité de détails, de raffinements
et de contradictions du monde délirant de Schreber, qui semblent
incohérents avec la formule de l’épreuve de réalité déficitaire, peuvent se
comprendre à la lumière du solipsisme, du moins si nous acceptons et si
nous poursuivons avec soin l’analyse de cette position philosophique que
nous offrent les derniers écrits de Ludwig Wittgenstein. Le solipsisme
fut un souci récurrent, peut-être même obsessionnel, de la façon de
philosopher de Wittgenstein – ou, pour le dire avec plus d’exactitude,
d’antiphilosopher (comme quelques autres philosophes modernes,
il était enclin, en effet, à se considérer comme quelqu’un qui rejetait
la tradition même de la philosophie)26 ; et ses spéculations sur le sujet,
toutes formulées qu’elles soient en aphorismes difficiles, ainsi qu’elles se
présentent au premier regard, peuvent fournir un moyen de comprendre
la logique interne des mondes étranges de quantité de schizophrènes.
Wittgenstein est resté célèbre pour avoir comparé une grande part de
la philosophie traditionnelle et sa tendance irrépressible à la spéculation
25 . Schreber, 1903a, p. 333-334, et respectivement p. 19, p. 197, p. 156, p. 322.
26 . Dans ses conférences du début des années 1930, Wittgenstein insiste sur l’importance
de reconnaître que, bien qu’on pourrait avoir envie de désigner sa façon de penser comme une
forme de philosophie, ce qu’il faisait n’était pas la même chose que, disons, Platon ou Berkeley.
Il affirme que son travail constituait une « nouvelle discipline » (parfois, il l’appelle « philosophie
moderne »), destinée à remplacer la philosophie telle qu’on la concevait autrefois ; ce n’était
pas juste une autre étape dans un développement continu de la philosophie, mais « un nœud »
dans le « développement de la pensée humaine » : Wittgenstein, 1930-1933, p. 116, p. 138.
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