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LE NATURALISTE CANADIEN, VOL. 126 No 1 HIVER 2002
FORESTERIE
Figure 1. Schéma de l’hybridation naturelle introgressive entre l’épinette noire et l’épinette rouge
Hybridation naturelle introgressive
1) Épinette noire × épinette rouge Hybrides
2) Hybride × épinette noire ou épinette rouge individus issus d'introgression
formes possibles d’un gène ou du matériel génétique pour
une position précise sur un chromosome (ex. : les trois allèles
[A, O, B] du groupe sanguin chez l’humain), ii) le pourcen-
tage de positions précises sur les chromosomes qui présen-
tent des formes variables, iii) la fréquence des formes pour
les positions précises présentant de la variation (ex. : 68%
de O dans la population Suisse, Mourant et al., 1976) et
iv) le pourcentage d’individus qui possèdent plus d’une
forme pour une même position; ils s’agit donc des individus
dits hétérozygotes qui ont reçu de leurs parents des formes
différentes (ex. : % de AO, BO et AB dans une population
humaine).
La diversité génétique de l’épinette noire est considé-
rée semblable à celle des autres espèces d’arbres allogames
(e.g. Desponts et Simon, 1987 ; Isabel et al., 1995). La différen-
ciation entre les populations est faible, ce qui est également
similaire aux autres espèces conifériennes (e.g. Despont et
Simon, 1987 ; Isabel et al., 1995). Cette situation peut s’ex-
pliquer par un flux génique important entre les populations,
qui est favorisé par la fertilisation croisée et le transport du
pollen par les vents sur de grande distances. D’autre part,
la diversité génétique de l’épinette rouge semble appauvrie
(Ho = 8 %, Eckert, 1989 ; Ho = 7,5 %, Hawley and DeHayes,
1994) (Ho = hétérozygotie observée) comparativement aux
autres espèces conifériennes vivant en sympatrie avec elle,
tels l’épinette noire (Ho = 30 %, Desponts et Simon, 1987;
Isabel et al., 1995), l’épinette blanche (Ho = 30,6 %, Furnier
et al., 1991), le pin blanc (Ho = 17,6 %, Beaulieu and Simon,
1994 ; Ho = 21,5%, Rajora et al., 1998), la pruche du Canada
(Ho = 31 %, Zabinski, 1992) et le sapin baumier (Ho = 25 %,
Neale and Adams, 1985). L’étude des fréquences de plusieurs
centaines de marqueurs moléculaires a également révélé une
plus forte tendance à l’homozygotie chez l’épinette rouge,
comparativement à l’épinette noire (Perron et al., 1995).
Hybridation naturelle
L’hybridation naturelle introgressive (voir la figure 1)
entre l’épinette noire et l’épinette rouge semble être la règle
dans la région sympatrique; cela suggère une grande proxi-
mité phylogénétique et une faible isolation reproductive
entre les deux espèces (Perron and Bousquet, 1997). En effet,
à l’aide de marqueurs moléculaires mis ou point spécifique-
ment pour l’une ou l’autre des deux espèces (Perron et al.,
1995), l’étude des populations sympatriques de la vallée du
Saint-Laurent a révélé une proportion d’individus hybri-
des ou issus d’introgression (croisement des hybrides avec
l’un ou l’autre des parents, voir la figure 1) proche de 50 %,
en moyenne, dans les populations sympatriques. De plus,
les marqueurs ont permis de démontrer que l’hybridation
naturelle introgressive est présente dans l’ensemble de la
région selon des taux variables d’un peuplement à l’autre
(20 % à 86 %). Cette situation contraste fortement avec les
faibles taux d’hybridation naturelle introgressive remarqués
dans les régions allopatriques de la forêt boréale pour l’épi-
nette noire, et au sud de l’État de New York pour l’épinette
rouge (Perron and Bousquet, 1997). La zone hybride qué-
bécoise est donc apparue vaste avec une structure d’espèces
variable d’une population à l’autre en termes de proportions
d’épinette noire, d’épinette rouge, d’hybrides ou d’individus
issus d’introgression. Certaines populations étaient même
composées principalement d’individus hybrides ou issus
d’introgression naturelle.
Ces résultats ont donc clarifié une situation confuse
puisque la littérature rapportait des résultats contradictoires
quant à l’importance de l’hybridation naturelle introgres-
sive entre les deux espèces dans la zone sympatrique de
chevauchement des aires de répartition. Ces résultats contra-
dictoires résultent vraisemblablement de divergences d’in-
terprétation des différences morphologiques entre les deux
espèces et leurs hybrides présumés (e.g. Morgenstern and
Farrar, 1964 ; Gordon, 1976). De fait, une étude de validation
de la valeur discriminante des caractères morphologiques
pour discerner les deux espèces de leurs hybrides ou des indi-
vidus issus d’introgression présumée a révélé que ces critères
portent, de façon importante, à classer incorrectement une
grande proportion d’individus hybrides ou issus d’intro-
gression soumis à l’analyse (Perron and Bousquet, 1997).
Selon le concept d’espèce biologique, une espèce
est constituée d’un ensemble de populations et d’individus
pouvant se reproduire entre eux (Mayr, 1942, 1969). Il en
découle que tout taxon (unité taxonomique quelconque
telle qu’écotype, variété, sous-espèce, espèce) pouvant pro-
duire des F2 (descendants de deuxième génération) viables
et fertiles ou des individus issus d’introgression fait partie de
la même espèce biologique (Barton and Hewitt, 1989). Selon
ce principe, l’épinette rouge et l’épinette noire devraient
constituer deux taxons de la même espèce. Cependant, l’ex-
ception suivante est importante : bien qu’il y ait présence
d’échange génétique plus ou moins important, les taxons qui
restent écologiquement ou morphologiquement distincts