51(1), 2004, 45–58
Paul-Andre
´TURCOTTE
La sociologie des religions et la condition de
minoritaire dans le champ religieux
Les minorite
´s cognitives que sont la secte, le nouveau mouvement religieux et
l’ordre religieux, constituent des organisations sociales qui affirment publique-
ment la diffe
´rence d’ordre symbolique. Par voie de conse
´quence, ces organisa-
tions auto-de
´finissent leurs frontie
`res, et ainsi font montre d’une capacite
´
d’autore
´gulation des relations internes et avec les instances de re
´solution des
conflits dans la socie
´te
´globale. Le traitement a
`leur sujet dans Social Compass
tient avant tout de l’analyse empirique. Il connaıˆt une e
´clipse en dents de scie,
des anne
´es 1970 aux anne
´es 1990 et ce, en lien, semble-t-il, avec le de
´bat sur
la se
´cularisation comme recul social des institutions religieuses. La discussion
a refait surface, ces dernie
`res anne
´es, sur des points de me
´thode et de the
´orie,
dans la tension entre sociologie d’implication et sociologie distancie
´e.
Mots-cle
´s: histoire de la pense
´e sociologique .interdisciplinarite
´.me
´thode des
sciences sociales .minorite
´cognitive (the
´orie) .nouveaux mouvements reli-
gieux .observation participante .ordres religieux .sectes
The cognitive minorities that are the sect, the new religious movement and the
religious order, constitute social organizations that publicly affirm the difference
which is of a symbolic nature. In consequence, the organizations self-define their
frontiers, and hence demonstrate the capacity for self-regulation of their
internal relations and the instances of conflict resolution in society at large.
Social Compass has studied the subject, above all through an analytic analysis.
It went through its most intense period from the 1970s to the 1990s, linked, it
would seem, to the debate on secularization as a social withdrawal on the
part of religious institutions. The debate has rekindled, in recent years on
points of method and theory, in the tension between a sociology of implication
and a distanced sociology.
Key words: cognitive minority (theory) .history of sociological thought .inter-
disciplinarity .method .new religious movements .participant observation .reli-
gious orders .sects
Le sujet propose
´peut s’entendre de plusieurs fac¸ ons. Par exemple, le socio-
logue des religions ne connaıˆ t-il pas l’expe
´rience du minoritaire a
`plus d’un
titre? Cette expe
´rience ne devient-elle pas singularise
´e quand l’appartenance
DOI: 10.1177/0037768604040789
www.sagepublications.com &2004 Social Compass
social
compass
co
at PENNSYLVANIA STATE UNIV on February 20, 2016scp.sagepub.comDownloaded from
rele
`ve d’une minorite
´cognitive, religieuse ou autre? Bien plus, porter l’exa-
men analytique sur des groupements ou re
´seaux religieux qualifie
´s de mineurs
socialement parlant n’e
´quivaut-il pas a
`se mettre dans la frange de la pro-
duction des sciences sociales, y compris celle sur le phe
´nome
`ne religieux?
Ces questions, et d’autres, sont au moins sous-jacentes au propos qui suit.
Je n’entends donc pas restreindre la pre
´sentation au seul repe
´rage the
´matique
et a
`sa quantification. Il me paraıˆ t tout aussi important d’aborder le traite-
ment the
´orique ou empirique des minorite
´s cognitives religieuses, de meˆ me
que le positionnement de l’analyste a
`leur endroit, notamment s’il appartient
a
`un groupement de ce type. Sur ce point, les de
´placements sur un demi-sie
`cle
nous plongent au cœur de certaines discussions en sociologie des religions,
d’hier a
`aujourd’hui, et bien au-dela
`des frontie
`res de Social Compass.
Le repe
´rage the
´matique
De 1960 a
`2001, quelque 110 articles se rapportent aux groupements religieux
minoritaires que sont les ordres religieux, les sectes, et les nouveaux mouve-
ments a
`finalite
´spirituelle. Certains opineront que c’est relativement peu,
compte tenu du de
´ploiement de ces formations socio-religieuses par leurs
multiples activite
´s dans la socie
´te
´. D’autres seront d’avis que la part accorde
´e
a
`ces formations est quantitativement importante, sinon trop, vu le caracte
`re
marginal de la production a
`leur sujet. A cet argument s’ajoute le constat de
la grande diversite
´des the
`mes aborde
´s dans un pe
´riodique dont l’un des
objectifs est de rendre compte du phe
´nome
`ne religieux a
`travers ce monde,
sans ne
´gliger les figures d’une meˆ me religion. Par ailleurs, les sectes, floris-
santes sur le continent africain, n’ont pu trouver une expression dans la
revue que re
´cemment.
Sur la meˆ me pe
´riode, 11 livraisons sont consacre
´es entie
`rement, ou prin-
cipalement aux groupements ou mouvements religieux, et quatre autres com-
prennent trois articles a
`leur sujet. En comple
´ment, nous comptons 20 articles
hors ces nume
´ros the
´matiques. La production, globalement prise, re
´unit des
de
´veloppements sur des aspects interrelie
´s et recourt a
`la comparaison entre
les diffe
´rents types de groupement, entre les re
´gions du monde ou entre les
religions. La concentration the
´matique ne signifie pas la focalisation the
´ori-
que ou empirique, mais bien plutoˆ t la tentative de saisir la complexite
´.
Quant a
`la distribution, la secte et le nouveau mouvement religieux vien-
nent en teˆ te, avec respectivement 30 et 28 articles, ce qui fait 58 en tout;
suit l’ordre religieux avec 27 articles; trois autres traitent du groupement
religieux en ge
´ne
´ral. Le traitement est le plus souvent celui de l’analyse
empirique, soit respectivement 29, 27, 21 et 3 articles. L’angle d’approche
prioritairement the
´orique est a
`l’unite
´pour la secte ou le nouveau mouve-
ment religieux, et au nombre de six en ce qui a trait a
`l’ordre religieux. En
outre, des points se rapportant a
`ces minorite
´s sont plus ou moins e
´labore
´s
dans les rapports de la production sociologique, the
´orique notamment, sur
telle pe
´riode ou dans telle aire ge
´ographique, dans les re
´flexions critiques
sur la fabrication du discours sociologique et ses liens avec ceux d’autres dis-
46 Social Compass 51(1)
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ciplines ou perspectives. Les contributions dans ce sens se chiffrent a
`22, outre
des allusions ou e
´vocations e
´parses dans nombre d’articles.
Sur un volet connexe, la re
´partition entre les anne
´es diverge selon qu’il
s’agit de l’ordre religieux, de la secte ou du nouveau mouvement religieux.
Pour ce qui est de l’ordre religieux, les articles sont nombreux et divers, de
1960 a
`1971; il faut attendre 2001 pour qu’il refasse l’objet d’une livraison;
entre-temps, deux seuls auteurs avaient aborde
´le sujet directement. Quant
a
`la secte ou au nouveau groupement religieux, les e
´clipses d’une production
en dents de scie comprennent les anne
´es 1971–1976, 1979–1982, 1985–1989.
La reprise d’apre
`s 1990 se distingue de celle des anne
´es 1960 par le fait que le
traitement est objectivement cible
´:sionnemeˆ le plus les diffe
´rents types, on
e
´vite de centrer sur une seule aire ge
´ographique.
La production refle
`te celle de chercheurs, de groupes ou centres de
recherche. Elle se fait l’e
´cho des de
´placements the
´oriques ou des inte
´reˆ ts de
la connaissance analytique, essentiellement dans les Ame
´riques et en Europe.
La re
´daction s’est refuse
´ea
`la concentration sur un courant de pense
´eoua
`la
circonscription ge
´ographique. Le re
´sultat e
´ditorial peut donner l’impression
d’un e
´parpillement sans ligne directrice. Le reproche n’est probablement
pas sans quelque fondement; il pointe la conse
´quence d’une politique re
´dac-
tionnelle ouverte et non ferme
´e. L’orientation est grandement redevable a
`la
participation active du comite
´de re
´daction et a
`la prise en compte par la
direction de sa composition internationale, avec ce que cela comporte de
de
´senclavement et de brassage des ide
´es, de correction et de re
´orientation
de la politique e
´ditoriale.
De l’e
´clipse a
`la discussion
En ce qui concerne la discussion, qui se fait parfois vive dans certains milieux,
elle est grandement escamote
´e des anne
´es 1970 a
`la fin des anne
´es 1980.
L’observation vaut spe
´cialement pour l’ordre religieux. C’est d’e
´clipse the
´-
matique qu’il s’agit, relativement certes, mais ne
´anmoins significativement.
Le fait n’est probablement pas sans lien avec le de
´bat sur la se
´cularisation
et son questionnement quant a
`l’effacement public de la religion organise
´e,
en particulier dans la forme institutionnelle de type-Eglise au sein de la
sphe
`re chre
´tienne. Il se pourrait qu’aient joue
´e
´galement les incidences des
travaux de la Confe
´rence Internationale de Sociologie des Religions.
1
Dans les anne
´es 1990, les positionnements se partagent clairement.
D’un coˆ te
´, le discours porte essentiellement sur la de
´sinstitutionnalisation
des figures historiques de type-Eglise et son corollaire, la disse
´mination du
croire. De l’autre, le pluralisme religieux est avance
´au premier plan, quitte
a
`prendre en compte le remodelage des institutions religieuses dans les
rapports de la religion organise
´e avec l’espace public. De toutes parts,
rares sont ceux qui continuent de soutenir le retrait de
´cisif de la religion
des socie
´te
´sou` triomphent la rationalite
´moderne aux de
´pens de la tradition,
l’autonomisation du se
´culier par rapport au religieux, l’individuation de
l’acteur social, croyant ou non, et le recul de la re
´fe
´rence religieuse institu-
tionnelle explicite aupre
`s de ce dernier. Il s’agit de changement, sinon de
Turcotte: La sociologie des religions et la condition de minoritaire 47
at PENNSYLVANIA STATE UNIV on February 20, 2016scp.sagepub.comDownloaded from
mutation, sur fond de se
´cularisation et, tout a
`la fois, de re
´ordonnancement
institutionnel et symbolique des re
´fe
´rences en jeu dans les rapports entre
religion et socie
´te
´, entre acteurs et organisations socioreligieuses. Conse
´-
quemment, les proble
´matiques hier dominantes sont reprises a
`nouveaux
frais, ou elles sont l’objet de critiques serre
´es avant de proce
´der a
`des
reproble
´matisations.
Sur les minorite
´s religieuses comme sur les autres sujets, les livraisons de
Social Compass nous livrent des discussions a
`chaud, tel dans les anne
´es
1960 et, a posteriori, surtout apre
`s 1990. Entre les deux poˆ les, les relations
des e
´laborations the
´oriques ou localise
´es fournissent des signalements.
C’est le temps de la confrontation sur l’objet et la me
´thode de la sociologie
des religions, avec la pre
´occupation de cultiver la position d’exte
´riorite
´
dans l’e
´tude des questions religieuses. Ces questions, quelles qu’elles soient,
doivent eˆ tre saisies comme une re
´alite
´exte
´rieure a
`l’analyste: elles ne
sauraient le concerner de quelque fac¸ on. Bref, la me
´thode ne garantit pas,
a
`elle seule, l’objectivation.
Suivant cette position, l’e
´tude des minorite
´s religieuses est suspecte, du fait
du caracte
`re spirituellement engage
´qu’elle implique. En effet, ces minorite
´s
comptent dans leurs rangs des individus qui s’adonnent a
`la sociologie de
leur groupement d’appartenance. Ils ne sauraient faire preuve d’objectivite
´,
pas plus d’ailleurs que les sympathisants qui s’adonnent a
`l’analyse de ces
sujets de
´nue
´s de quelque apport possible pour la connaissance sociologique.
Le spectre du de
´bat entre sociologie religieuse, une sociologie d’implication,
et sociologie des religions, une sociologie de la prise de distance, continue
de hanter des esprits et ce, au moment ou` les tenants de la se
´cularisation
s’interrogeaient sur la pertinence cognitive de la sociologie du phe
´nome
`ne
religieux. Ce dernier n’est-il pas susceptible de disparition de l’espace public
et organisationnel?
Tous n’abondaient pas dans ce sens dans le champ des sciences sociales.
La confrontation des points de vue oppose
´s ne manquait pas de s’exercer.
Des voix discordantes s’e
´levaient pour faire valoir que la de
´monopolisation
institutionnelle de la religion entraıˆ nait la diversite
´des expressions et la
ne
´cessite
´de revisiter les proble
´matiques en cours. Dans les milieux confes-
sionnels, comme dans certaines institutions universitaires, la recherche se
poursuivait, jouissant d’une reconnaissance sociale variable. Globalement,
la re
´daction de Social Compass a su faire e
´tat, directement ou indirectement,
des diffe
´rents lieux de production, qu’ils soient confessionnels ou non, et de la
diversite
´des perspectives, depuis le fonctionnalisme institutionnel jusqu’a
`
l’analyse radicale des fondements et raisons d’eˆ tre.
Du coˆ te
´de la me
´thode, plus d’un article meˆ le les donne
´es re
´sultant de l’ap-
proche quantitative et les descriptions de source qualitative. Ces dernie
`res
paraissent nettement dominantes, qu’elles explorent une question ou qu’elles
en poussent l’examen jusque dans les coins et recoins. Dans ce cas, plus
d’un auteur n’he
´site pas a
`puiser dans les sondages, le plus souvent aux
fins d’e
´toffer son argumentation. Plus rares sont les rapports d’enqueˆ tes
mene
´es en bonne et due forme, contrairement a
`ce qu’on trouve, par exemple,
dans le Journal for the Scientific Study of Religion,ou` la politique de la revue
se traduit jusque dans la pre
´sentation de l’article. De part et d’autre, excep-
48 Social Compass 51(1)
at PENNSYLVANIA STATE UNIV on February 20, 2016scp.sagepub.comDownloaded from
tionnelles sont les contributions faisant e
´tat de discussions proprement
e
´piste
´mologiques ou me
´thodologiques. Plus fre
´quentes sont les observations
de cet ordre, soient-elles rapides, dans le traitement the
´matique, en particu-
lier en ce qui a trait a
`des e
´le
´ments relatifs a
`la secte et au nouveau mouve-
ment religieux. Ainsi, l’auteur rend compte de la fabrication de son
argumentation et de l’articulation de cette dernie
`re. Ceci dit, il y aurait
matie
`re pour des de
´veloppements plus e
´labore
´s, voire pour des nume
´ros con-
sacre
´sa
`la discussion me
´thodologique en rapport avec la the
´orisation et la
construction de l’analyse.
Pour ce qui est de l’ordre religieux, l’article de Giancarlo Rocca (Social
Compass 48 [2], juin 2001: 279–297) constitue un exemple de rapport sur
une discussion e
´tale
´e des anne
´es 1960 aux anne
´es 1990. Il s’agit de points
de the
´orie et de me
´thode autour de la fabrication du Dizionario degli istituti
di perfezione. Les positions exprime
´es rele
`vent de la the
´ologie, du droit cano-
nique, de la psychologie et de la sociologie. Cette dernie
`re occupe une place
de premier plan, en interaction avec les autres perspectives. Les principales
contributions proviennent des sociologues ou psychosociologues que sont
Raymond Hostie, Silvano Burgalassi, Thomas M. Gannon et, surtout,
Jean Se
´guy, sans oublier les interventions ponctuelles, de Enzo Pace ou
P. Tufari notamment. Des e
´le
´ments de the
´orie inte
´ressent les autres types
de minorite
´religieuse comme, par example, l’asce
`se et la le
´gitimation de
l’autorite
´. A la lecture, nous suivons la trace des de
´bats qui ont cours aussi
bien dans les milieux de confessionnalite
´catholique, romains ou autres,
que dans les milieux universitaires non confessionnels. Les e
´changes e
´pisto-
laires avec la direction du Dizionario rendent compte du dialogue sur un
meˆ me objet, entre des pense
´es aux horizons combien diffe
´rents.
2
Les e
´changes e
´voque
´s n’he
´sitent pas a
`serrer l’argumentation et a
`de
´bus-
quer les pre
´suppose
´s cognitifs de la position autre, tout en reconnaissant la
perspective de l’interlocuteur. Il en va de plus en plus ainsi au fil des anne
´es
et avec l’abord de points ou` la divergence se fait plus marque
´e. Il ressort
de l’ensemble que la connaissance empirique et the
´orique de l’objet et de
ses variations historiques enrichit grandement l’interaction cognitive.
Chacun sait ce dont il parle, et ce savoir est large. De plus, les interlocuteurs
admettent les limites de leur perspective, tout comme ils acceptent l’apport de
l’autre dans la saisie d’un proble
`me. Cela n’empeˆ che pas les uns et les autres
de de
´fendre une position propre et d’en arriver, tout a
`la fois, a
`un consensus
sur des points pre
´cis, sans nier la diffe
´rence des points de vue. Il n’y a surtout
pas l’intention d’en imposer envers et contre tout. Le de
´bat se situe propre-
ment au niveau de la science, avec l’objectif de la faire avancer a
`petits pas,
de de
´passer les frontie
`res de sa propre connaissance. Nous savons trop
bien qu’il n’en est pas toujours ainsi,
3
mais aussi que le cas signale
´n’a rien
d’exceptionnel.
Des e
´le
´ments similaires se trouvent au sujet des sectes ou des nouveaux
mouvements religieux, mais ils sont habituellement moins explicites et
globalement plus e
´clate
´s. Un examen comparatif de la production de Social
Compass avec celle d’autres pe
´riodiques de sciences sociales des religions
sur la meˆ me pe
´riode apporterait un e
´clairage supple
´mentaire sur les discus-
sions, qu’elles soient de fond au ponctuelles. Ces pe
´riodiques pourraient
Turcotte: La sociologie des religions et la condition de minoritaire 49
at PENNSYLVANIA STATE UNIV on February 20, 2016scp.sagepub.comDownloaded from
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