Bernard SIONNEAU Professeur Senior à Kedge Business School, Habilité à Diriger des Recherches en Science Politique, Docteur en Sciences de Gestion, Docteur en Études Nord-Américaines. (2012) La construction du conservatisme moderne aux États-Unis Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/ Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite. L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 3 Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Bernard Sionneau La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. Paris : L’Harmattan, 2012, 225 pp. Collection “Pouvoirs comparés”. L’auteur nous a accordé le 25 mai 2014 son autorisation de diffuser électroniquement ce livre, en accès libre et gratuit à tous, dans Les Classiques des sciences sociales, conjointement avec l’autorisation du directeur de la collection “Pouvoirs comparés chez L’Harmattan, le professeur Michel Bergès”. Courriels : Bernard Sionneau: [email protected] Michel Bergès : [email protected] Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 31 mai 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) Bernard SIONNEAU Professeur Senior à Kedge Business School, Habilité à Diriger des Recherches en Science Politique, Docteur en Sciences de Gestion, Docteur en Études Nord-Américaines. La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. Paris : L’Harmattan, 2012, 225 pp. Collection “Pouvoirs comparés”. 4 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 5 Table des matières Quatrième de couverture Préface par le Pr. James Ceaser, de l'Université de Virginie (USA) [7] Foreword [13] Première partie. La genèse du conservatisme moderne [17] 1. Aux origines modernes de la « vieille droite » conservatrice américaine [18] 2. « Ancienne Droite » isolationniste vs. « Nouvelle Droite » interventionniste [30] 3. Barry Goldwater et la conquête conservatrice du Parti républicain [44] Deuxième partie Les réseaux de la seconde « nouvelle droite » [73] 4. Contre-culture, Néoconservatisme et Nouvelle Droite bis [74] 5. L'appui de la science économique anti-keynésienne [89] 6. Le Manifeste de Lewis F. Powell Jr [101] 7. Les réseaux d'affaires forgent un nouveau "consensus antilibéral" [111] Troisième Partie Fondations et boîtes à idées de la « révolution conservatrice » [123] 8. Les Fondations de la galaxie conservatrice américaine [123] The Lynde and Harry Bradley Foundation [124] Les fondations de la famille Koch [126] Les fondations de la famille Olin [128] Les fondations de la famille Scaife [130] La fondation Adolph Coors [132] La fondation Smith-Richardson [134] Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 9. Les « boîtes À idées » du conservatisme américain [138] American Enterprise Institute (AEI) [139] The Heritage Foundation [144] The Hoover Institution on War, Revolution and Peace [153] Cato Institute [158] The Center for Strategic and International Studies (CSIS) [164] Quatrième Partie La FABRICATION DU « MYTHE » RONALD REAGAN [173] 10. Activisme, populisme, religion et lutte contre l'inflation : les ingrédients d'une première victoire conservatrice [173] 11. Une présidence pragmatique bien en-deçà des attentes de ses soutiens conservateurs [184] 12. Une entreprise de béatification laïque ex-post [194] Notes et orientations bibliographiques [202] [Les notes en fin de livre ont été converties en notes de bas de page. JMT,] 6 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) [2] POUVOIRS COMPARÉS Collection fondée et dirigée par Michel Bergès Professeur de Science politique Nathalie BLANC-NOËL (sous la direction de) La Baltique. Une nouvelle région en Europe David CUMIN et Jean-Paul JOUBERT Le Japon, puissance nucléaire? Dmitri Georges Lavroff (sous la direction de) La République décentralisée Michel Louis MARTIN (sous la direction de) Les Militaires et le recours à la force armée. Faucons, colombes? Constanze VILLAR Le Discours diplomatique Gérard DUSSOUY Les Théories géopolitiques. Traité de Relations internationales (I) Les Théories de l’interétatique. Traité de Relations internationales (II) Les Théories de la mondialité. Traité de Relations internationales (III) André YINDA YINDA (Préface de Pierre MANENT) L’Art d’ordonner le monde. Usages de Machiavel Dominique D’ANTIN de VAILLAC L’Invention des Landes. L’État français et les territoires Michel BERGÈS (sous la direction de) Penser les Relations internationales Joseane Lucia SILVA « L’anthropophagisme » dans l’identité culturelle brésilienne Arnaud MARTIN (sous la direction de) La Mémoire et le pardon. Les commissions de la vérité et de la réconciliation en Amérique latine Hourya BENTHOUHAMI et Christophe MIQUEU (sous la direction de) Conflit et démocratie. Quel nouvel espace public ? 7 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 8 La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. QUATRIÈME DE COUVERTURE Retour à la table des matières Après l'élection à la présidence des États-Unis de Ronald Reagan, puis celle à deux reprises, de Georges W. Bush, on s'est beaucoup interrogé sur l'influence des réseaux "conservateurs" ou "néoconservateurs" dans la politique américaine. Quels liens ont-ils avec le Parti républicain ? Pourquoi et comment sont-ils parvenus à y occuper une place prépondérante ? La thèse défendue dans cet ouvrage préfacé par le Professeur James Ceaser, de l'Université de Virginie, éminent connaisseur des institutions américaines, est que, malgré une étiquette commune, ce conservatisme-là n'a jamais connu d'unité théorique. Il se révèle plutôt comme une coalition de groupes disparates (traditionnalistes, libertariens, conservateurs religieux, néoconservateurs), promouvant des principes différents, voire contradictoires, au-delà de ce qui a pu les rassembler épisodiquement. Ils se sont d'ailleurs montrés plus à l'aise dans leur opposition à la Gauche que lorsqu'ils tenaient en main les rennes du pouvoir, face au pragmatisme d'un président de leur camp comme Ronald Reagan. Autre point essentiel : ils ont créé une infrastructure institutionnelle complexe qu'il s'agit de décortiquer. Animés par de grandes familles philanthropiques issues du monde des affaires et par des fondations nouvelles, de nombreux "think thanks" ont été dynamisés, non sans hostilité de la part de l'establishment intellectuel souvent proche du Parti démocrate. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 9 Il s'agit ici, en termes de science politique, de révéler la mise en action des réseaux impliqués, en tenant compte des idéologies, des stratégies et des jeux d'influence qu'ils véhiculent dans les allées du pouvoir. Bernard Sionneau est professeur Sénior-HDR à BEM (Bordeaux École de management) et chercheur associé au Groupe de Recherche sur la Sécurité et la Gouvernance de l'Université Toulouse 1 Capitale. Il a publié diverses études sur l'économie et les pratiques managériales que les conservateurs américains ont engagées comme sur les politiques de sécurité de l'administration Georges W. Bush, dont : "Légitimating Corporate Global Irresponsability : Origins, Contexts and Vectors of the Market Modem Newspeak" (Journal of Global Responsability, Vol. 1, Iss : 2, 2010) et "Réseaux conservateurs et nouvelle doctrine américaine de sécurité" (Annuaire français de Relations internationales, 2003). Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 10 [7] La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. PRÉFACE par James Ceaser Professeur de Science politique à l'Université de Virginie (USA) Traduction par Michel Dusclaud, Ingénieur d'étude au CNRS, Centre Roland Mousnier, UMR 8596 Retour à la table des matières Quiconque veut comprendre les origines et le développement du mouvement conservateur américain se doit de lire l'ouvrage de Bernard Sionneau intitulé La Construction du Conservatisme Moderne aux États-Unis. En seulement 231 pages, Sionneau livre, de façon remarquable, un exposé très complet sur les courants intellectuels qui ont conduit à la création et à la transformation du mouvement conservateur, tout en décrivant les efforts réalisés pour le doter d'une infrastructure organisationnelle impressionnante faite de fondations et de think tanks. L'auteur explore tous ces thèmes sur une période couvrant la naissance du mouvement conservateur à partir d'une minorité marginalisée de personnalités à la fin de la seconde guerre mondiale, jusqu'à l'avènement d'une force politique qui devient majoritaire au sein de la nation américaine. Son étude se termine, de façon tout à fait pertinente, par un débat sur le rôle joué par Ronald Reagan, qui reste le personnage le plus emblématique du mouvement conservateur après l'avoir conduit à sa première victoire électorale d'ampleur. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 11 L'ouvrage de Bernard Sionneau révèle l'une des facettes les plus importantes, bien que trop souvent mal comprise, du mouvement conservateur. Sous un label commun, le conservatisme américain n'a jamais connu d'unité théorique. Il a plutôt été une coalition d'éléments disparates [8] générant des principes différents quand ils n'étaient pas ouvertement contradictoires. Deux facteurs expliquent la façon dont ces éléments ont pu se rassembler : un rejet commun de la Gauche américaine et la créativité de certains intellectuels et activistes politiques pour forger une ligne commune. Malgré ces initiatives, les périodes d'unité réelle ont été brèves et les relations entre les différentes composantes du mouvement se sont révélées souvent chaotiques. Les Conservateurs sont parfois apparus davantage soudés lorsqu'ils étaient dans l'opposition, combattant la Gauche, que lorsqu'ils tenaient les rênes du pouvoir. Bernard Sionneau identifie deux phases dans la construction d'une véritable coalition conservatrice : la première couvre les années 1950 et le début des années 1960. Connue sous la dénomination de « fusionnisme », elle s'efforce de réunir les deux principales composantes du conservatisme, à savoir : le libertarianisme (ou libéralisme économique) exaltant le libre marché et le culte de l'individualisme avec le traditionalisme tout entier tourné vers le primat de la communauté et la promotion des valeurs bibliques et de la vertu classique. Le « fusionnisme » parvient à ses fins en jouant sur l'anticommunisme. Cette posture conduit nombre de libertariens et de traditionnalistes à rompre avec le conservatisme à l'ancienne tourné, en outre, vers l'isolationnisme et la construction d'une « forteresse Amérique ». Le nouveau conservatisme s'affirme alors internationaliste, mais dans une déclinaison particulière qui met l'accent sur la nation américaine et ses alliances et n'accorde aucune confiance aux Nations unies. Traditionnalistes et libertariens se rassemblent, en outre, autour d'une opposition partagée à la croissance de l'État Providence qui, selon eux, menace non seulement l'économie de marché, mais également les pouvoirs et les traditions des communautés locales. Au cours de sa première phase d'existence, le conservatisme ne réunit qu'une minorité de supporters à l'intérieur du parti Républicain. Les Conservateurs affichent de profondes réserves par rapport aux présidents Eisenhower et Nixon qui sont plus proches du centre- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 12 gauche du parti. Il existe, à cette époque, de violentes confrontations entre [9] conservateurs pour savoir s'il faut rester dans le parti Républicain en s'efforçant de l'influencer de l'intérieur, ou s'il est préférable d'en sortir pour former un nouveau parti indépendant. La question est en partie tranchée en 1964 avec la nomination de Barry Goldwater comme le candidat conservateur choisi lors des primaires pour représenter le parti Républicain à l'élection présidentielle. Mais la défaite cuisante de ce dernier face à Lyndon Johnson est aussi un signal adressé aux conservateurs : le jour de leur triomphe national n'est pas encore venu. Il est temps d'opérer une retraite tactique. La deuxième phase du conservatisme moderne, dans le récit de Bernard Sionneau, se déroule au cours des années 1970. À cette époque, l'émergence de deux éléments constitue une véritable opportunité pour le renouveau et le renforcement du mouvement conservateur. L'un est le réveil d'électeurs qui basculent dans l'activisme religieux pour protester contre la sécularisation de la culture et la forte augmentation des avortements suite à une décision de la Cour Suprême des États-Unis (Roe v. Wade en 1973). Cette vague de protestataires religieux fournit aux conservateurs une réserve significative de votants qui lui manquait jusqu'alors. L'autre, est l'avènement du « néoconservatisme ». Les néoconservateurs sont un groupe d'intellectuels, tous démocrates à l'origine, qui éprouvent des désaccords profonds avec les orientations prises par leur formation politique d'origine. Pour certains d'entre eux, le problème principal est celui des programmes se référant à la « Grande Société » de Lyndon Johnson dont ils estiment que la plupart ont eu des effets aussi imprévisibles que désastreux ; pour d'autres, c'est plutôt l'influence de la Nouvelle Gauche qui propage un mélange de néo isolationnisme, d'antimilitarisme et même d'anti-américanisme. Ce faisant, malgré la décision de certains de ces néoconservateurs de rester démocrates afin de remettre leur parti en phase avec ses fondements, nombre d'entre eux choisissent de couper le cordon pour soutenir le Républicain Ronald Reagan en 1980. Cette situation contribue par là même à transformer l'équilibre du pouvoir intellectuel aux États-Unis, certains de ses esprits les plus brillants rejoignant le mouvement conservateur. Le résultat de ces transformations est l'avènement d'un mouvement conservateur plus vaste que ce qui avait existé [10] une décennie au- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 13 paravant. Quatre groupes en forment l'ossature : des traditionnalistes, des libertariens (ceux que les Européens appellent « libéraux » et qu'ils associent à l'ultralibéralisme économique), des conservateurs religieux et des néoconservateurs. Avec cette base élargie se pose assez rapidement le problème de la gestion d'une coalition dont l'hétérogénéité est encore plus importante qu'auparavant. Est-ce que cette nouvelle créature à quatre têtes va pouvoir générer une sensibilité commune ? C'est ici l'une des contributions majeures de l'ouvrage de Bernard Sionneau que de n'avoir pas limité son propos à l'exposé des courants intellectuels du conservatisme américain. Son récit consacre en effet un chapitre entier à un autre épisode essentiel : la création d'une véritable infrastructure intellectuelle au service de la cause conservatrice. Lors de cette phase, philanthropes conservateurs issus du monde des affaires et intellectuels joignent leurs forces pour créer de nouvelles fondations et think tanks. L'objectif est de se lancer dans la bataille des idées et devenir ainsi un contrepoids réel à l'establishment libéral (de gauche aux États-Unis) qui a jusqu'alors occupé le devant de la scène. Les nouvelles institutions mettent leurs ressources au service du financement de la recherche, attribuent crédits et bourses à des chercheurs et des étudiants et soutiennent les travaux d'experts dans la propagation de leurs idées et analyses lors des grands débats de politiques publiques. Sans le développement de cet impressionnant édifice organisationnel, il est vraisemblable que le mouvement conservateur ne serait jamais parvenu à consolider ses gains ni à étendre son influence. Même si la plupart des structures créées soutiennent telle ou telle forme de conservatisme, elles s'accordent, à certains moments, sur la nécessité de promouvoir la pollinisation des idées et la circulation des hommes au sein de leurs réseaux. Ronald Reagan reste le leader politique qui, en 1980, parvient à rassembler les quatre composantes d'un mouvement conservateur élargi. Sa victoire porte le conservatisme au cœur du parti Républicain et en fait l'idéologie ou le référentiel politique dominant dans le public américain, laminant les idées progressistes portées par les [11] Républicains ou les Démocrates « libéraux » (de gauche aux États-Unis). Reagan réussit ainsi le tour de force d'équilibrer les apports de chaque courant conservateur, intégrant à ses propos des aspects de leurs revendications, afin d'apaiser ou de satisfaire leurs attentes. Bernard Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 14 Sionneau rappelle toutefois, de façon pertinente, que Ronald Reagan provoque souvent l'ire de ses différents courants de supporters ; il lui est en effet impossible de satisfaire toutes leurs revendications conflictuelles ; le réalisme politique l'incite, en outre, à prendre des libertés avec les dogmes conservateurs. Ce faisant, l'image de Reagan s'avère correspondre assez peu à celle du conservateur « pur » portée par les espoirs ou les attentes de ses supporters. Malgré cela, Ronald Reagan acquiert une telle stature politique que son image devient une référence et le reste encore à l'heure actuelle. Ces adversaires de gauche feront tout pour ternir cette image alors que, dans le même temps, les conservateurs se sentiront obligés de se rassembler pour soutenir son héritage et sa mémoire, n'hésitant pas, comme le fait remarquer Bernard Sionneau, à gommer leurs déceptions le concernant. La Construction du Conservatisme Moderne aux États-Unis aborde, en profondeur, l'avènement et l'expansion de ce mouvement en Amérique. L'ensemble est un exemple sur la meilleure façon d'utiliser l'histoire politique, institutionnelle et intellectuelle pour y parvenir. [12] Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 15 [13] La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. FOREWORD By James W. Ceasser Professeur of Politics at the University of Virginia (USA) Retour à la table des matières Anyone wishing to understand the origins and development of American conservatism can do no better than to read Bernard Sionneau's La Construction du Conservatisme Moderne aux États-Unis. In a space of less than 231 pages, Sionneau provides a remarkably full account of both the intellectual currents that led to the founding and transformation of the conservative movement, and the efforts that went into building an impressive institutional infrastructure of foundations and think tanks. Sionneau explores these topics in the course of a narrative that traces the growth of the conservative movement from a tiny and marginalized minority at the end of World War II to a political force that commanded the majority of the nation as a whole. His study culminates, fittingly, in a discussion of the conservative's most celebrated figure, Ronald Reagan, who led the movement to victory in 1980. Sionneau's book reveals one of the most important, yet least understood features of the conservative movement. Despite the common label, conservatism in America has never comprised a theoretical unity. It has instead been a coalition of disparate elements holding different and some-times contradictory first principles. Two factors explain Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 16 how these elements have been able to coalesce : a shared opposition to the American Left and the creative efforts of certain intellectuals and politicians to forge common ground. Even so, the periods of real unity have been brief and the relations among the different components have often proven unstable. Conservatives have sometimes held together better when they have been in the opposition, fighting the Left, thon when they have held the reins of power. [14] Sionneau identifies two phases in the construction of a workable conservative coalition. The first took place during the 1950s and early 1960s. Known as « fusionism », it sought to bring together the two dominant conservative strands of the day : libertarianism (or economic liberalism), which praised the market and began its reasoning from the individual actor, and traditionalism, which promoted the old values of biblical religion and classical virtue, and which often took its bearings from the community. Fusionism discovered common ground by stressing a robust anti-communism. This position led most libertarians and traditionalists to reject definitively an older form of conservatism, prominent before the War, that favored isolationism and the building of a « fortress America. » The new conservatism was internationalist, though in a way that emphasized the role of the American nation and its alliances, not the United Nations. Traditionalists and libertarians also found agreement in their opposition to a growing welfare state, which threatened both a market economy and the powers and traditions of local communities. Conservatism in this phase began as a minority within the Republican Party. Conservatives had reservations about both Eisenhower and Nixon, who were closer to the center-left of the Party. It was a matter of intense dispute among conservatives whether to stay in the Republican Party, trying to influence it from the inside, or go their own way and form a separate party. The issue was temporarily resolved in 1964 in favor of allegiance, when conservatives took over the party and nominated Barry Goldwater. But Goldwater's subsequent defeat in a landslide to Lyndon Johnson made clear, even to conservatives, that the day of conservative national majority lay somewhere in the future. It was time for a tactical retreat. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 17 The second phase of modem conservatism, in Sionneau's account, was launched in the 1970s. It depended on the emergence of two new elements that offered an opportunity for the expansion and strengthening of the conservative movement. One was a reawakening of religious-minded [15] voters, who began to mobilize for political activity as a result of their concern over the over the growing secularization of the culture and the dramatic increase in abortions following the Supreme Court decision of Roe v. Wade in 1973. This religions movement supplied conservatism with a mass base that it previously lacked. The other development was the rise of neo-conservatism. Neoconservatives consisted of a group of intellectuals, all Democrats at the outset, who grew increasingly disenchanted with the direction of their party in the 1960s. For some thinkers, the problem was Lyndon Johnson's Great Society programs, many of which proved to hsve harmful unintended consequences ; for other thinkers, it was the influence of the New Lefl, which preached a mix of neo-isolationism, anti-militarism, and even anti-Americanism. Although some neoconservatives remained Democrats, hoping to restore the Party to its old roots, many cut the knot and by 1980 supported Ronald Reagan. This shift helped to change the intellectual balance of power in America, brin-ging some of the nation's best and brightest into the conservative movement. The result of these developments was a much broader conservative movement thon had existed a decade earlier. It consisted now of four elements : traditionalists, economic liberals (in the European sense), religious conservatives, and neo-conservatives. With this breadth came the problem of trying to manage an even more diverse coalition. Could this new creature with four heads manage to develop one heart ? It is one of the great strengths of Bernard Sionneau's book that he does not limit his account exclusively to currents of intellectual thought. In explaining the growth of conservatism, he devotes a full chapter to another critical aspect of the story : the creation of a conservative intellectual infrastructure. Conservative philanthropists teamed with intellectuals to create new foundations and think tanks to help engage the battle of ideas and to provide a counter-weight to the liberal establishment, which until then dominated [16] the scene. These institutions sponsored research, provided grants to scholars and Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 18 students, and supported policy experts in the dissemination of ideas and information. Without the development of this large and impressive institutional edifice, it is unlikely that the conservative movement would have been able to consolidate its gains and sustain its influence. Many of these institutions support one kind of conservatism, but in some cases they have sought directly to promote a cross-fertilization of ideas and people. Ronald Reagan was the political leader who in 1980 built the coalition among all four elements of the expanded conservative movement. His victory brought conservatism to the center of the Republican Party and made it the largest single ideology or viewpoint within the American public, surpassing liberalism. Reagan performed a balancing act among the coalition's different elements, embracing aspects of the agenda of each and seeking to appease or satisfy their concerns by his rhetoric. Sionneau's interesting account of the Reagan presidency shows, however, that Reagan often left each element dissatisfied. It was impossible to meet all of their conflicting demands, and the exigencies of governing sometimes led Reagan to deviate from conservative dogma. Reagan was less of a "pure" conservative than many in the movement hoped for or expected. Yet Reagan became so important a political figure that his image became valuable property, which remains the case even today. Those on the Left have sought desperately to tear that image down, while conservatives have felt compelled to rally to his support, even at the price, Sionneau observes, of concealing some of their own disappointments. La Construction du Conservatisme Moderne aux États-Unis provides deep insights into the rise of American conservatism. It is an example of intellectual, institutional, and political history at its finest. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) [17] La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. Première partie LA GENÈSE DU CONSERVATISME MODERNE Retour à la table des matières 19 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 20 Après l'élection, puis la réélection du républicain Georges W. Bush à la présidence des États-Unis (2001-2009), de nombreux commentateurs évoquèrent l'influence de réseaux « conservateurs » ou « néoconservateurs » pour expliquer l'orientation des priorités de son administration, tant au niveau de la politique intérieure que des affaires étrangères 1. Parmi ces priorités, étaient généralement citées : une diplomatie unilatérale appuyée par le recours préventif à la force ; la volonté de privatiser la sécurité sociale et l'éducation publique ; la décision de limiter au profit du monde des affaires, les contraintes réglementaires dans tous les domaines (droit du travail, sécurité, environnement) ; l'engagement à rendre illégaux l'avortement ou le mariage homosexuel ; l'ambition d'institutionnaliser les initiatives sociales portées par les groupes religieux. Si l'agenda précité inscrivait la présidence Bush (Jr.) à « droite » de l'échiquier politique américain, les idées et arguments qui le fondaient empruntaient à de nombreux courants dont les tenants, même s'ils partageaient la même hostilité pour le « libéralisme » (associé à la « gauche » aux États-Unis) ne s'accordaient pas nécessairement sur le contenu de cet agenda, quand ils ne le critiquaient pas férocement. [18] Plusieurs questions s'imposent alors à l'observateur : Comment expliquer, dans nombre de publications, la présentation indifférenciée de ces courants antagonistes et de leurs thèses sous le label « conservateur » ? Avant d'aborder ce sujet, d'autres interrogations s'imposent toutefois dans l'ordre des priorités : Qui sont en fait ces « conservateurs » et « néo-conservateurs » dont il est si souvent fait référence dans la vie politique américaine ? Quels sont leurs liens avec le parti 1 Bernard Sionneau est professeur Senior-HDR à BEM (Bordeaux École de Management) et Chercheur au Groupe de Recherche sur la Sécurité et la Gouvernance de l'Université Toulouse 1 Capitole. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 21 Républicain ? Pourquoi et comment sont-ils parvenus à y occuper une place prépondérante ? Quelle est l'origine historique de leurs idées et propositions ? Dans quelles circonstances et comment ces dernières ont-elles pu porter Ronald Reagan à la présidence des États-Unis (1981-1989), et faire de lui le premier président « Républicain conservateur » de la deuxième moitié du XXe siècle ? C'est en s'efforçant de répondre à ces questions que s'organisera la contribution dont le développement suit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 22 [18] Première partie : LA GENÈSE DU CONSERVATISME MODERNE 1 Aux origines modernes de la « vieille droite » conservatrice américaine Retour à la table des matières Les fondements politiques modernes de la droite américaine conservatrice sont à chercher dans une opposition, largement partagée parmi ses supporters (mais pas par tous, comme nous allons l'expliquer), aux réformes « libérales 2 » contenues dans le New Deal (19331938). Engagées par le président démocrate Franklin D. Roosevelt (1933-1945) leur objectif premier était de corriger la crise économique et sociale issue de la grande dépression (1929). 3 Cette crise, 2 3 Aux États-Unis, le qualificatif « libéral » signifie « plutôt de gauche ». Le terme « New Deal » (« nouvelle donne ») fut prononcé pour la première fois par Franklin D. Roosevelt en 1932, lors d'un discours dans lequel il acceptait l'investiture du parti démocrate pour être son candidat à l'élection présidentielle. Ayant remporté la victoire, son équipe traduisit la « nouvelle donne » par un ensemble d'institutions et de réformes à vocation économique et sociale. Dans ce dernier domaine, tout particulièrement, furent adoptées plusieurs législations clés : le National Labour Relations Act connu en- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 23 qu'un président républicain, Herbert C. Hoover (1929-1933) n'avait su anticiper, exposa, entre autres, les faiblesses de l'économie du « trickle down » favorisée par son administration, ainsi que le manque de souplesse de ses politiques publiques 4. Elle fit perdre au parti Républicain sa réputation et la présidence, tout en plaçant à la tête de l'Exécutif un Président qui représentait ce [19] que certains intellectuels et hommes politiques rejetaient. Nouvellement élu, Roosevelt jeta en effet les bases d'un « État Providence à l'américaine » qui augmentait la taille de l'État fédéral, tout en introduisant le keynésianisme dans l'économie. La décision, quelques années plus tard, d'engager les États-Unis dans le deuxième conflit mondial, ne fit que renforcer la détermination de ses adversaires. Nombre de personnalités du monde politique, mais aussi des journalistes et des intellectuels qui jugeaient dangereux ces choix pour la survie de la République, formèrent alors une coalition d'opposants. Qualifiée, par les historiens contemporains, d'« ancienne droite » (Old Right) par rapport à une « nouvelle droite » (New Right) qui allait lui succéder (cf. infra), cette coalition connut son apogée entre le milieu des années 1930 et le début des années 1950. Elle rassembla tous ceux qui, aux États-Unis, étaient inquiets de la croissance et de la concentration du pouvoir administratif entre les 4 core sous le nom de Wagner Act (1935) qui donnait aux employés le droit de former des syndicats et d'engager des négociations collectives avec leurs employeurs ; le Social Security Act (1935) qui mit sur pied un système fédéral de retraite et demandait à chaque État de concevoir une assurance chômage ; le Fair Labour Standards Act (1938) qui fixait un seuil maximal horaire pour la semaine de travail et un salaire minimum pour certaines catégories de personnels et abolissait également le travail des enfants, etc. C'est Andrew W. Mellon, qui, ayant servi dans les administrations de trois présidents Républicains notamment comme Secretary of the Treasury de Herbert Hoover, fut à l'origine de ce que ses critiques ont appelé « la théorie du trickle down ». Mellon dont la dynastie familiale régnait sur la banque, l'industrie et le pétrole, était persuadé que seuls les milieux d'affaires savaient ce qui était bon pour l'Amérique et que les hommes politiques devaient suivre leurs conseils. Il s'attacha ainsi à démanteler l'édifice fiscal mis en place par le président démocrate Woodrow Wilson, partant du principe que des impôts élevés sur les revenus importants étaient une aberration. Selon lui, ce type de mesure dissuadait les riches de réinvestir leurs capitaux et s'opposait à la croissance économique, pénalisant ainsi tous les Américains. Porté au pinacle par le dynamisme économique des années vingt, il vit sa popularité ruinée par la grande dépression. Hoover lui trouva une porte de sortie comme ambassadeur à Londres. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 24 mains de l'Exécutif Fédéral et se montraient désireux de combattre ce qu'ils considéraient être une « dérive », aussi bien dans le domaine de la politique intérieure que dans celui de la politique étrangère. Quels étaient les fondements intellectuels des tenants de la « vieille droite ? ». Ces derniers appelaient de leurs vœux un retour aux grands principes de la tradition politique républicaine (Republicanism) incarnés dans des textes comme la Déclaration d'Indépendance et la Constitution. Ils entendaient que soit assuré le respect des mécanismes de séparation des pouvoirs, la vitalité des contre-pouvoirs, la décentralisation, et par-dessus tout, le respect de la liberté et de l'autonomie des individus. Plusieurs grands auteurs, hommes d'État, philosophes ou économistes, figuraient, entre autres, dans leur panthéon, dont les Britanniques John Locke et John Stuart Mill, l'américain Thomas Jefferson. C'est en fonction de ces références qu'ils articulèrent leur conception de la politique dans les termes suivants : soit l'Amérique demeurait un pays de gouvernement limité, de liberté et d'initiatives individuelles ; soit elle choisissait de [20] se soumettre à un Exécutif aux pouvoirs illimités, désireux d'engager sa politique intérieure sur la voie du « collectivisme » et sa politique étrangère sur celle de l'« impérialisme ». L'alternative ainsi formulée par les tenants de la « Vieille Droite » fut donc celle de la « République » contre « l'Empire », de l’« individualisme » contre le « pouvoir centralisé » que ce soit au sein du gouvernement ou d'entreprises géantes 5. Au début du XXe siècle, la défense de ces principes avait déjà conduit certains intellectuels de renom (H. L. Mencken, Albert Jay Nock) à dénoncer dans des publications comme Freeman ou American Mercury, les options politiques prises par Théodore Roosevelt 6, Woodrow Wilson ou 5 6 Sheldon Richman, "New Deal Nemesis : The Old Right Jeffersonians", The Independent Review, Volume I, Number 2, Fall 1996. Théodore Roosevelt, 26e président des États-Unis (1901-1909) devint gouverneur de l'État de New York en 1898. Bien que Républicain, il se prononça, à ce poste, en faveur d'un gouvernement centralisé et interventionniste, en faveur de la réglementation du travail des femmes et des enfants, des taxes sur les entreprises de services d'utilité publique (électricité, eau, etc.) et sur les compagnies d'assurances. Les idées progressistes de Roosevelt ne le rendirent pas populaires auprès d'une partie de la droite Républicaine. Ses responsables décidèrent de l'éloigner de la présidence en lui confiant la vice- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 25 A. Mitchell Palmer 7, qu'ils qualifiaient d'« ennemis de la liberté ». Elle les avait également incités à s'attaquer à la Prohibition et la cen- 7 présidence. Mais leur plan se retourna contre eux lorsque, en 1901, le président William McKinley fut assassiné et que Roosevelt fut obligé de le remplacer. Le « progressisme » de Roosevelt se traduisit par une volonté de donner aux Américains ce qu'il appela un « Square Deal », c'est-à-dire une « proposition honnête » incarnée dans une société juste et équitable. Il s'efforça d'accroître le pouvoir réglementaire du gouvernement fédéral et persuada le Congrès de voter des lois qui renforcèrent la capacité d'intervention de la Insterstate Commerce Commission et créèrent un nouveau Département of Labor and Commerce. Sous sa présidence, le gouvernement fédéral engagea plus d'une quarantaine d'actions en justice contre les monopoles. En sus de ces décisions, Thédore Roosevelt eut également en 1906 un rôle crucial dans le vote des Pure Food and Drug Act et du Méat Inspection Act. Très soucieux de sauvegarder l'environnement, il encouragea aussi le vote du Newlands Reclamation Act dans le but de construire des barrages pour irriguer les petites exploitations agricoles et mit de vastes étendues de terres sous la protection du gouvernement fédéral, in Eleanor Roosevelt National Historic Site, Hyde Park, New York. Les États-Unis ont connu deux « peurs rouges » (Red Scare) dans leur histoire. La première eut lieu entre 1919 et 1921 et la seconde, plus connue, car liée au MacCarthysme, entre 1950 et 1954. La première « peur rouge » fit suite à la révolution populaire organisée en Russie en 1917 contre le Tsar Nicolas II et à la prise du pouvoir, dans ce pays, par les Bolcheviques. À partir de juin 1919, une série d'attentats à la bombe en fut le déclencheur aux États-Unis, organisés contre les domiciles de responsables officiels dans plusieurs grandes villes. À l'époque, la presse attribua ces attaques à des groupes bolcheviques ou à des opposants à l'entrée en guerre de leur pays dans le premier conflit mondial. Mais les grèves organisées, la même année, dans les secteurs de l'acier et du charbon, eurent pour effet d'orienter les soupçons vers les organisations socialistes et leurs membres. Le résultat fut une demande formulée au gouvernement par la presse, ainsi que par les groupes les plus nationalistes, de mettre un terme à la propagation de ce qu'ils interprétaient comme une tentative de « révolution bolchevique » sur le territoire américain. Le procureur général de l'époque, A. Mitchel Palmer qui entendait profiter de ces incidents pour se construire un destin politique, demanda au Congrès des fonds spéciaux pour y mettre un terme. Il les obtint, ainsi que la possibilité de déporter les éléments étrangers les plus radicaux. Mais l'épisode prit rapidement fin lorsque des officiels de haut rang au ministère de la justice ou du travail, qui ne partageaient ni l'analyse des nationalistes ni celle de Palmer, décidèrent d'interrompre poursuites et déportations. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 26 sure 8, deux expressions d'un puritanisme dont ils refusaient l'ambition du code moral de déterminer les conduites individuelles. Une précision, de nature sémantique, doit toutefois être faite sur les qualificatifs utilisés pour désigner le courant dont les membres ont été associés à la « veille droite ». Les supporters d'une opposition systématique au New Deal de F.D.R. furent qualifiés de « conservateurs » et placés « à droite » sur l'échiquier politique américain. Or, historiquement aux États-Unis, les conservateurs qui les avaient précédés, c'est-à-dire, ceux du XIXe siècle, avaient été porteurs d'idées différentes 9. Ces derniers appelaient en effet à résister aux principales tendances de la société occidentale moderne telles que le capitalisme industriel, la démocratie politique et la culture individualiste, jugées par eux contraires à la préservation d'un ordre social communal, aristocratique et agrarien. Les tenants de la « vieille droite » du début du XXe siècle défendirent, eux, d'autres idées, mais furent tout de même qualifiés de « conservateurs » et classés « à droite ». Leurs engagements paraissaient en effet à l'époque défendre le statu quo, contre les politiques d'un Franklin D. Roosevelt jugées quant à elles « progressistes » car porteuses d'un idéal « égalitariste » par l'intermédiaire d'un État interventionniste. Pour les [21] 8 9 L'acronyme GOP pour « Grand Old Party » désigne le Parti Républicain depuis 1874 ou 1875 selon les interprétations. À cette époque, certains commentateurs précisent que GOP faisait référence au « Gallant Old Party ». L'éléphant en est le symbole, attribué par certains à l'imagination du dessinateur humoristique Thomas Nast qui, dans un numéro de Harper's Weekly de 1 874 aurait représenté le Parti Démocrate sous la forme d'un âne essayant d'effrayer l'éléphant républicain, in « What does 'GOP' stand for ? », CBSNEWS. Corn, New York, Dec. 3, 2002. Jonathan M. Kolkey parle de « WASP Inquisition » pour désigner cette période qu'il situe entre 1914 et 1925. Elle se caractérisa, selon lui, par la volonté de protéger et de préserver la culture traditionnelle et la morale américaines contre les « nouvelles idées » apparues aux environs de la première guerre mondiale, dans les milieux des arts (danse, théâtre, littérature, cinéma, musique et mode féminine) mais aussi dans toute la société (contraception, économie, éducation, politique, psychologie, religion, science et droits des femmes). Il précise également que, dans le but de défendre le mode de vie américain traditionnel, cette « WASP Inquisition » fit pression sur l'État Fédéral et les États pour voter des lois contre l'alcool, les drogues, la pornographie et l'« esclavage blanc », in, The New Right, 1960-1968, With Epilogue, 1969-1980, University Press of America, Washington, DC, 1983, p. 18. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 27 membres de l'ensemble qualifié de « vieille droite », une telle interprétation s'avérait totalement erronée, expliquant leur réticence, sinon leur refus, de se voir qualifier de « conservateurs ». C'étaient, expliquaient-ils, non pas leurs positions, mais celles du New Deal et les politiques associées qui étaient « conservatrices », car elles défendaient un statu quo favorable aux intérêts des dirigeants de grandes entreprises (en particulier ceux des industriels et financiers de la côte Est). Cet éclairage est important, dans la mesure où il permet alors d'expliquer pourquoi, dans les rangs de la « vieille droite », furent associés des individus de tendance plutôt « libérale » comme Norman Thomas ou Robert La Follette 10. De fait, la « veille droite » regroupait des personnalités dont les prises de position étaient fort diverses : « Des isolationnistes « progressistes » (les Sénateurs William Borah et John T. Flynn), des Républicains isolationnistes (Robert Taft), des libertariens iconoclastes considérés « radicaux de gauche » dans les années vingt (H. L Mencken et Albert Jay Nock tous deux écrivains et éditorialistes), des parlementaires démocrates conservateurs (le Sénateur Bennett Champ Clark du Missouri, Patrick McCarran du Nevada, David I. Walsh du Massachussets), des révisionnistes de la première guerre mondiale avec un passé social démocrate (Harry Elmer Barnes), de simples opposants à la politique étrangère de Roosevelt (Charles A. Beard), un trio féminin d'auteurs attachés à défendre l'individualisme (Ayn Rond 11, Rose Wilder Lane, Isabel Pater son), un 10 11 Jérôme L. Himmelstein, To the Right : The Transformation of American Conservatism, South End Press, Boston, 1990. Robert La Follette Jr. fut élu le 29 septembre 1925 au Sénat où il occupa le siège laissé vacant par la mort de son père. Membre de l'aile progressive du Parti Républicain, il rétablit en mai 1934 le « Parti Progressiste » (Progressive Party) avec l'aide de son frère Philip La Follette, Gouverneur du Wisconsin. Bien que réservé à l'égard du rythme des réformes associées au New Deal, il soutint Franklin D. Roosevelt lors des élections présidentielles de 1936 et 1940. En 1946, Joseph McCarthy fit campagne pour tenter d'obtenir le poste de Sénateur occupé par La Follette. Il se fit photographier en tenue d'aviateur de combat et prétendit avoir accompli 32 missions de guerre, alors que dans la réalité, il n'avait occupé qu'un poste dans les bureaux et n'avait effectué que des vols d'exercice. Au cours de sa campagne, McCarthy dénonça La Follette pour n'avoir pas participé à la guerre, alors que ce dernier avait déjà 46 ans lors de l'attaque de Pearl Harbor et était de fait trop âgé pour s'engager. McCarthy lui reprocha également de s'être enrichi pendant les hostilités alors que lui-même se battait, une accusation qui fit beaucoup Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 28 groupe d'économistes et de journalistes partisans du libre-marché (Frank Chodorov, Garet Garett, Léonard Read, F.A. Harper) et d'autres encore qui défiaient toute classification 12. » Certains partisans de la « veille droite » s'opposèrent ainsi à Franklin D. Roosevelt dès le départ, alors que d'autres votèrent pour lui contre Herbert Hoover en 1932 et le soutinrent même dans les premières années du New Deal. Toutefois, leur adhésion à un ensemble de principes fondamentaux contribua progressivement à les rassembler dans une opposition commune, autour de ce qui était davantage [22] un « état d'esprit » qu'une « philosophie » rigoureuse. Parmi ces principes, on trouvait plus particulièrement leur attachement viscéral à défendre un individualisme sans concession qu'ils opposaient à ce qu'ils considéraient, avec le New Deal et les engagements internationaux de Roosevelt, comme une entreprise de « collectivisation » dans le pays et de « dictature » à l'étranger. Car leur épouvantait commun, c'était le « pouvoir » au service d'un establishment industriel et financier et son corollaire, une bureaucratie tentaculaire et toute puissante, dont ils jugeaient que la croissance et la concentration entre quelques mains, anéantiraient toute forme d'autonomie individuelle. Et le rejet de ce « pouvoir coopté » était particulièrement marqué dans le domaine de la politique étrangère, expliquant ainsi l'aversion des tenants de la « vieille droite » pour la diplomatie secrète et ses intrigues associées à la politique des États européens, les engagements étrangers et les risques de dérives impérialistes, l'utilisation de ces instruments par une présidence non comptable, selon eux, de ses décisions, et qui illustrait, dans les faits, le triomphe de l'« État Exécutif » (Executive State). Malgré l'émergence de la « veille droite » comme groupe d'opposition décidé à faire échec aux politiques de Franklin D. Roosevelt, ses tenants ne parvinrent pas à imposer leurs idées dans la société améri- 12 de tort à la campagne de La Follette. Dans la réalité, les seuls investissements que La Follette avait réalisés concernait une station de Radio, mais le mal avait été fait. La Follette perdit les élections au profit de MacCarthy, et très affecté par les fausses accusations portées contre lui, se retira de la politique. Quelques années plus tard, en février 1953, il met tait fin à ses jours, in « Robert La Follette Jr. », http://www.spartacus.schoolnet.co.uk. Cf. François Flahaut, « Ayn Rand, Romancière fétiche de la droite américaine », Le Monde Diplomatique, août 2008, p. 21. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 29 caine ni à faire du Parti Républicain une plate-forme privilégiée pour les exprimer. Des obstacles de nature économique, politique et sociale en furent, pour l'essentiel, à l'origine. Tout d'abord, les politiques libérales du New Deal obtinrent des résultats significatifs. Le redémarrage économique qui suivit dans les années 1930 (malgré la récession économique de 1937 et 1940, ne permit pas aux tenants de la « vieille droite » et aux conservateurs (au sens large du terme) d'apporter la contradiction sur les fondements des réformes mises en place. Les dépenses militaires effectuées par le gouvernement au cours du deuxième conflit mondial autorisèrent même les supporters de l'administration Roosevelt à affirmer que l'action publique pouvait être un [23] bon stimulant pour la croissance économique. L'ensemble eut pour effet de contribuer à créer, dans l'Amérique de l'après-guerre, un consensus général favorable à la ligne tracée par le gouvernement. Connu sous les appellations de « consensus libéral » (« liberal consensus ») ou encore « libéralisme de la guerre froide » (cold war liberalism) 13, il posa un réel problème aux tenants de la « vieille droite » dont les propositions de restauration des libertés de la vieille république, de gouvernement strictement limité à la défense des droits à la propriété privée, ou d'abolition du New Deal et de l'État Providence, apparurent alors en décalage avec les besoins et les attentes de la population américaine. Un autre élément contribua à affaiblir la droite de l'époque : ce fut l'hétérogénéité sociale et idéologique existant entre les hommes qui se réclamaient de ses principes. Certains tenants de la « vieille droite » identifiés plus tard comme « libertariens », se rassemblèrent autour d'une croyance partagée : la menace que faisait peser un État toujours plus envahissant sur la liberté, l'entreprise privée et l'individualisme. Ils furent fortement inspirés par des économistes autrichiens comme Ludwig von Mises et Friedrich A. Hayek (cf. infra), puis, plus tard, par celles d'un certain nombre d'intellectuels tels Félix Morley, rédacteur en chef et président d'université, les journalistes John Chamberlain et William Henry Chamberlin, l'homme d'affaires et fondateur de la Foundation for Economie Education, Léonard Read, le pasteur Unitarien membre de la Foundation for Economie Education, Edmund Opitz, l'ex13 Sheldon Richman, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 30 communiste essayiste Frank S. Meyer (cf. infra), le rédacteur en chef et l'activiste politique Stanton Evans (cf. infra), et l'historien Stephen J. Tonsor 14. Si donc les tenants « libertariens » de la « vieille droite » choisirent de se poser avant tout comme des défenseurs sans concession de la liberté individuelle face à ce qu'ils considéraient être l'« État Léviathan » et son corollaire, l'invasion publique de la vie privée, d'autres hommes de droite inscrivirent leur filiation intellectuelle dans un courant [24] plutôt « traditionaliste ». Fortement marqués par la montée du totalitarisme dans les années trente, la violence du second conflit mondial, le développement d'une société de masse laïque qu'ils jugeaient privée de repères, ils aspiraient, sans s'opposer systématiquement à l'action publique et l'État, à un retour, pour l'Amérique, au respect des principes éthiques fondamentaux contenus dans la religion, les traditions et la propriété privée 15 tout en rejetant le « relativisme » véhiculé par les mouvements de gauche, porteur, selon eux, de destruction pour l'Occident. Ces « traditionalistes » puisèrent leur inspiration, pour l'essentiel, dans trois courants d'idées 16 : le premier, focalisait sa réflexion sur l'orthodoxie chrétienne et plus particulièrement sur les leçons associées à la notion de « péché originel », avec pour principaux tenants, le sociologue Will Herberg, le philosophe Frederick Wilhelmsen, le professeur d'histoire et de littérature française Thomas Molnar et le juriste L. Brent Bozell (cf. infra). Un second courant traditionaliste se prononçait, par l'intermédiaire de ses supporters, en faveur d'un retour à la philosophie classique et insistait sur le respect du droit, de la vertu et du devoir, comptant dans ses rangs des spécialistes de Science Politique parmi lesquels Willmoore Kendall, John Hallowell, Eric Voegelin, Donald Atwell Zoll, Walter Berns et Harry V. Jaffa, mais aussi le professeur d'anglais Richard M. Weaver (cf. infra) et le philosophe 14 15 16 Jérôme L. Himmelstein, To the Right : The Transformation of American Conservatism, Boston, South End Press, 1990. Melvin J. Thorne, « American Conservative Thought since World War II : The Core Ideas », in Bernard K. Johnpoll, Series Editor, Contributions in Political Science, Number 251, New York, Greenwood Press, 1990, pp. 1112. Robert Heineman, « Conservatism in the U.S. : 1976 to the Present », Choice, May 1997. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 31 Eliseo Vivas. Le dernier courant se réclamait du conservatisme européen et plus particulièrement des écrits de l'homme d'État et théoricien politique britannique Edmund Burke (1729-1797). Parmi les auteurs les plus connus, on trouvait l'historien et essayiste Russell Kirk, le poète et historien Peter Viereck, les politistes Francis Wilson et George F. Will (qui, pour ce dernier, devint un éditorialiste de renom) et le sociologue Robert Nisbet. Avec l'existence de ces courants intellectuels, la droite américaine convergea et divergea sur les points suivants 17 : « libertariens » et « traditionalistes » se rassemblaient dans leur rejet assez largement partagé de l'interventionnisme [25] économique des gouvernements, de l'« État-Providence » et leur admiration pour les institutions que représentaient « la propriété privée » et la « libre entreprise ». Toutefois, les deux courants s'opposaient, lorsque les « libertariens » affirmaient un individualisme sans concession et postulaient qu'il n'existait qu'une seule forme de liberté, en l'occurrence, la liberté individuelle 18. À ce credo, les « traditionalistes » répondaient alors par leur choix du primat de la communauté (héritage de Burke), la nécessité de contraintes morales pour encadrer l'action des individus et par leur disposition à accepter l'irruption de l'action publique dans l'arène sociale. À cette hétérogénéité idéologique, s'ajouta une hétérogénéité sociale qui allait nuire à la cohésion politique de la droite. Dans l'Amérique de cette époque, les membres de l’« Eastern Establishment » dominaient en effet la scène politique. Héritiers des veilles dynasties industrielles et bancaires, ils avaient en commun d'avoir fait leurs études dans les universités de l'« Ivy League » (Harvard, Yale, etc.) et d'appartenir à des clubs prestigieux et fermés. Ils constituaient, en outre, une véritable aristocratie financière dont la fortune personnelle (à l'instar des Aldrich-Rockefeller, principaux actionnaires de la Chase Manhattan Bank), alimentait les caisses du parti Républicain et leur permettait de présider aux destinées des candi- 17 18 Melvin J. Thorne, op. cit. Randall E. Auxier, « Straussianism Descendant ? The Historicist Renewal », Humanitas, Volume IX, n°. 2, 1996. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 32 dats désireux de faire une carrière politique nationale 19. Ces « faiseurs de rois » comptaient, parmi les personnalités les plus connues, l'avocat Herbert Brownell, J.-R., le diplomate John Foster Dulles, le sénateur du Massachusetts, Henry Cabot Lodge. Leurs idées étaient relayées par d'influentes publications de la côte Est comme le New York Herald Tribune, le New York Times et Time Magazine. Malgré cette position privilégiée, à la fin des années 1940 et au cours de la décennie suivante, des hommes d'affaires et des politiciens issus du Sud et de l'Ouest des États-Unis se mirent à contester l'autorité de ces élites. Industriels texans du pétrole et dirigeants d'entreprises, [26] les « rebelles » avaient, pour nombre d'entre eux, fait fortune lors du boom industriel de l'après-guerre et aspiraient à exercer davantage d'influence à l'échelon national. L'expansion démographique et le dynamisme économique de leurs États les confortaient dans cette revendication. Appuyés par des personnalités du « middle-west » qui ne se sentaient pas représentées dans le Parti Républicain, ils formèrent une coalition qui préfigurait « un nouveau mouvement populiste » 20. Les origines géographiques, intellectuelles et sociales définissant les groupes formant la droite expliquèrent ainsi leur difficulté à exister ensemble, politiquement, dans un parti comme le Parti Républicain. Elle se traduisit par la définition et la poursuite d'objectifs politiques très différents. Fidèles à la tradition « progressiste 21 » de l'ancien président Théodore Roosevelt (lointain cousin républicain du démocrate F.D.R), de nombreuses personnalités de l'establishment de la côte Est défendaient 19 20 21 Précisons toutefois que le courant libertarien se divise lui-même en deux branches : d'un côté, un courant libertarien « anarchiste » qui affirme que tout gouvernement est illégitime. On y trouve des économistes (dits encore « anarcho-capitalistes ») comme David Friedman, le fils de Milton, qui reproche à son père et à Hayek de n'être pas assez radicaux dans leur rejet de l'État. De l'autre, un courant qualifié de « minarchiste », qui estime que le gouvernement doit se limiter à la protection des individus, mener une politique de défense et faire respecter les contrats. Les premiers, pensent ainsi que les activités acceptées par les seconds pour le gouvernement sont trop étendues et devraient être accomplies par des services privés, in Dictionnaire de la Pensée Politique : Hommes et Idées, Hatier, 1989, pp. 458-459. Mary C. Brennan, Turning Right in the Sixties : The Conservative Capture of the GOP, The University of North Carolina Press, 1995. Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 33 ainsi des programmes économiques et sociaux proches de ceux du New Deal (Républicains « libéraux »). Ils se prononçaient également en faveur du maintien et de l'élargissement de l'engagement économique des États-Unis dans le monde. L'explication qu'ils donnaient de ces choix, jugés inacceptable par les tenants de la « veille droite », étaient qu'ils permettraient d'atténuer les conflits sociaux, de promouvoir la stabilité et la prospérité économique du pays et (pour le Parti Républicain) de revenir au pouvoir. Craignant pour leur part, depuis la première « grande peur rouge » (Red Scare), l'expansion du communisme par l'intermédiaire de l'« État social » sur le territoire américain, les tenants de la « veille droite » n'entendirent pas valider ces options « libérales » (de gauche aux États-Unis) ni les laisser envahir les programmes d'une formation politique. À l'intérieur du Parti Républicain, ils se battirent pour défendre l'initiative individuelle contre les programmes d'aide sociale, pour le retour à un contrôle local des questions comme l'école, les impôts et les relations raciales. Sur le terrain de la politique étrangère, des divergences [27] apparurent toutefois entre ces « ultras ». Alors que certains, condamnant ce qu'ils appelaient le « globalisme » des politiques portées par l'axe Wilson-Roosevelt, étaient partisans d'une diplomatie isolationniste calquée sur le modèle de la « forteresse Amérique », d'autres, ayant des intérêts en Asie (affaires ou missions religieuses), prônaient l'engagement des États-Unis dans cette partie du monde. Malgré ces désaccords, les « purs et durs » se retrouvèrent sur deux questions : leur volonté de contrer les conservateurs de la côte Est, favorables à l'intégration de l'Europe dans les intérêts économiques et de sécurité vitaux des États-Unis ; leur détermination à s'opposer à la domination « libérale » (« progressiste », « de gauche ») du Parti Républicain. 22 Concernant le dernier point précisément, les représentants de la vieille droite la plus nationaliste tentèrent par deux fois d'imposer, au sein du GOP 23, leur contrôle sur la formation politique, en soutenant Robert A. Taft, Sénateur de l'Ohio. En 1948 et 1952, ils proposèrent sa nomination à l'investiture du parti républicain pour la présidentielle. Mais à chaque fois, ils se heurtèrent à de puissants opposants chez les 22 23 cf. note n° 6. cf. note n° 7. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 34 républicains modérés. Ces derniers lui préférèrent en effet Dwight D. Eisenhower et parvinrent à imposer leur choix, un élément qui constitua un facteur de ressentiment et de dissension durable au sein du GOP. Une figure émergea donc, plus particulièrement, dans la lutte menée par la « vieille droite » contre la politique étrangère de l'administration Roosevelt. Son évocation est tout particulièrement importante dans la mesure où elle permet d'expliquer, au début du vingt et unième siècle, le désaveu, par des personnalités se réclamant de l'héritage de la « vieille droite », des politiques étrangères et de sécurité adoptées, quelques soixante années plus tard, par l'administration d'un président « conservateur » George W. Bush. Cette figure historique est celle du Sénateur Robert Taft de l'Ohio, élu pour la première fois au Congrès, en 1938. À l'époque, Taft estimait que l'engagement américain dans la seconde guerre mondiale, allait entraîner les États-Unis [28] sur la voie de « l'impérialisme ». Sa croyance dans les vertus d'un gouvernement modeste l'empêchait de souscrire à la vision d'un rôle de gardien de la paix planétaire, ou pire, de « proconsul », pour les États-Unis. Mais ses efforts, ainsi que ceux de parlementaires d'accord pour s'opposer à l'entrée en guerre du pays, se révélèrent vains. Malgré la formation, en septembre 1940, d'un « America First Committee » 24 à l'extérieur du Congrès qui comptaient de nombreux sénateurs comme membres ou conseillers (Gerald Nye, Robert La Follete Jr., Henry Shipstead, etc.), l'attaque japonaise de Pearl Harbor et la déclaration de guerre américaine mirent un terme aux tentatives de Taft et à celles des isolationnistes, de rallier à leurs thèses le Congrès et l'opinion. A l'intérieur même du parti Républicain, la bataille entre « partisans d'une position étrangère modeste pour les États-Unis » et « internationalistes », ne faisait que commencer. Avec elle, s'amorçait également une lutte pour 24 L'acronyme GOP pour « Grand Old Party » désigne le Parti Républicain depuis 1874 ou 1875 selon les interprétations. À cette époque, certains commentateurs précisent que GOP faisait référence au « Gallant Old Party ». L'éléphant en est le symbole, attribué par certains à l'imagination du dessinateur humoristique Thomas Nast qui, dans un numéro de Harper's Weekly de 1 874 aurait représenté le Parti Démocrate sous la forme d'un âne essayant d'effrayer l'éléphant républicain, in « What does 'GOP' stand for ? », CBSNEWS. corn, New York, Dec. 3, 2002. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 35 le contrôle de cette formation politique, qui allait contribuer à sa transformation ultérieure. Elle opposa ceux qui, comme Taft, dénonçaient les prétentions de l'alliance anglo-américaine à diriger le monde, à ceux qui, comme Wendell Wilkie, Henry Luce, Dorothy Thomson et l’establishment de la côte Est, étaient partisans d'une implication internationale des États-Unis. Elle révéla, au sein même de la droite américaine, l'existence d'une véritable « fracture intellectuelle et sociale ». Dans le contexte de l'après-guerre, Taft récidiva. Il afficha alors une position qui bien que qualifiée d'« isolationniste » ne l'était pas vraiment, comparée à celle d'autres tenants de la « vieille droite ». Dans sa défiance à l'égard de la doctrine Truman et du Plan Marshall, son rejet de l'Alliance Atlantique, la position de Robert Taft ressemblait en effet davantage à une extension de la doctrine Monroe à l'Europe de l'Ouest 25 qu'à une volonté d'isoler l'Amérique des affaires du monde. Cette particularité s'appliquait également à l'Asie. Ayant passé trois ans de sa jeunesse (1900-1903) aux Philippines dont son père 26 avait été gouverneur, Robert Taft déplorait la perte de la Chine, tombée [29] aux mains des communistes en 1949, se réjouissait de l'intervention américaine en Corée, et s'affichait comme un ardent défenseur de Douglas MacArthur lorsque le président Harry Truman décida, en 1951, de retirer au général le commandement des forces armées engagées dans le conflit 27. Malgré ces divergences de vue avec les isolationnistes de la « veille droite », Taft fut considéré par ces derniers comme le candidat le mieux placé pour représenter le Parti Républi25 26 27 Formé par l'aviateur Charles Lindbergh et les hommes politiques de gauche Burton Wheeler et Norman Thomas, « America First Committee » devint très vite le groupe le plus isolationniste des États-Unis. Ses membres articulaient leurs revendications autour de quatre grands points : « les États-Unis doivent ériger une défense imprenable pour protéger leur territoire ; aucune puissance étrangère ni aucun groupe de pays ne peuvent espérer vaincre une Amérique prête à se défendre ; la démocratie américaine ne peut être préservée qu'en se tenant à l'écart de la guerre en Europe ; quant à la perspective d'une aide de la part des États-Unis, même si elle ne se traduit pas par une implication directe dans les hostilités, elle risque d'affaiblir la défense nationale et d'impliquer l'Amérique dans une guerre à l'étranger », in http://www.spartacus.schoolnet.co.uk. Sheldon Richman, op. cit. William Howard Taft. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 36 cain lors de l'élection présidentielle de 1952 et contrer par là même l'influence exercée par l'establishment de la côte Est. La droite nationaliste appréciait particulièrement son appel à une réduction du gouvernement pléthorique (big government), une diminution du budget de la défense, la suppression de la conscription en temps de paix, le tout présenté comme autant de moyens pour éviter une militarisation de la vie américaine et le déclin concomitant des libertés civiles. Nonobstant ce soutien, l'espoir de voir Taft emporter la nomination pour représenter le parti Républicain lors de l'élection présidentielle ne vit pas le jour. Car les descendants des vieilles dynasties industrielles associée à la « droite libérale », les « faiseurs de rois » du GOP ne partageaient pas les vues de ce parlementaire de l'Ohio qui entendait mettre un terme à l'aide étrangère apportée par les États-Unis et pensait que l'Europe devait payer davantage pour sa propre défense. Et leur rejet de Taft, qui s'était déjà vu préférer Thomas Dewey en 1948, se traduisit par la nomination de Dwight Eisenhower, le candidat soutenu par les instances du Parti Républicain et qui, bien que nouveau venu en politique, bénéficia du prestige gagné au cours de ses campagnes militaires en Europe. Taft, qui aspirait à être « M. Républican », devait mourir en juillet 1953, laissant la droite américaine partagée en deux grands courants : les « libertariens » représentants de la « vieille droite » individualiste, nationaliste et isolationniste et les « conservateurs traditionalistes » dont une fraction très active allait constituer le pivot d'une « nouvelle droite interventionniste ». Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 37 [30] Première partie : LA GENÈSE DU CONSERVATISME MODERNE 2 « Ancienne Droite » Isolationniste vs. « Nouvelle Droite » Interventionniste Retour à la table des matières La guerre froide et la peur d'un conflit nucléaire, générèrent des peurs profondes aux États-Unis et dans le reste du monde occidental. Ces éléments eurent ainsi un impact majeur dans la restructuration de la droite et l'émergence d'un mouvement conservateur aux États-Unis. Le contexte international prit la forme d'un refroidissement subit entre des alliés de la veille (puissances occidentales et URSS), auparavant unis contre le totalitarisme nazi. En mars 1946, Winston Churchill prononça son fameux discours sur le « rideau de fer » à Fulton (Missouri). Dans les années qui suivirent, plusieurs sources de tension graves telles le blocus soviétique de Berlin, l'invasion russe de la Tchécoslovaquie, puis une tentative d'insurrection communiste en Grèce, firent craindre la menace d'un conflit armé entre l'URSS et les pays de l'Ouest. En 1947, sous la pression de la droite, le président Truman instaura un serment d'allégeance (Loyalty Oath) pour tous les employés de l'administration fédérale. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 38 La menace de subversion communiste intérieure était donc, à l'époque, prise très au sérieux. Le Parti Communiste américain, s'il n'avait plus la taille qui avait été la sienne au cours de la Grande Dépression, demeurait néanmoins très actif dans les syndicats et d'autres organisations de gauche. C'est dans ce contexte, qu'une commission de la Chambre des Représentants (House Committee on Un-American Activities - HUAC), créée à l'origine en 1938 sur une base temporaire pour enquêter sur la propagande anti-américaine aux États-Unis, fut réactivée. Devenue permanente (« standing Committee ») à partir de janvier 1945, elle commença en 1947 à organiser des auditions de témoins à Hollywood pour y débusquer les espions communistes. Richard Nixon, alors membre républicain du Congrès (élu de Californie pour la première fois) faisait partie de cette commission. Avec Karl Mundt, un autre parlementaire, il fut d'ailleurs à l'origine d'une proposition de [31] loi dont l'objectif était d'interdire le Parti Communiste aux États-Unis. À la même époque, J. Parnell Thomas, le président de la HUAC, demanda au ministère de la justice de poursuivre les responsables communistes sur le territoire américain. Il fondait cette réclamation sur les auditions organisées par sa commission à propos d'un texte de loi visant à bannir le parti communiste du pays et durant lesquelles il avait eu, affirmait-il, les preuves qu'il existait bien « une cinquième colonne » aux États-Unis 28. » Au cours de l'année 1948, deux affaires d'espionnage apportèrent aux anti-communistes les arguments dont ils avaient besoin pour étayer leurs thèses. La première affaire impliqua Alger Hiss, alors président du Carnegie Endowment for International Peace. Il fut accusé par Whittaker Chambers (né Jay Vivian Chambers), un ancien espion communiste devenu éditorialiste au Time, d'avoir fourni des informations au bénéfice de l'URSS 29. Lors d'une audition, organisée le 3 août 1948 devant la HUAC, Chambers affirma avoir rencontré Hiss, alors que ce dernier appartenait à un groupe clandestin du Parti Communiste et qu'il était employé, dans le même temps, par le Département d'État. L'autre affaire mit sur la sellette Harry D. White, premier Executive 28 29 Jonathan M. Kolkey, op. cit., p. 16. Robert G. Whalen, « Hiss and Chambers : Strange Story of Two Men », New York Times, Sunday, December 12, 1 948. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 39 Director du FMI (1946-1947) dont la santé fragile l'avait obligé à quitter ses fonctions. Au cours de ses révélations, Chambers affirma que White était un contact communiste souterrain. Sommé de comparaître le 13 août 1948, devant la HUAC, White eut ensuite à répondre aux accusations d'espionnage pour le compte de l'URSS, portées à son encontre par Elisabeth Bentley, une ancienne espionne repentie. Au cours de son témoignage, Harry White demanda l'autorisation de se reposer, en raison de problèmes cardiaques. Mais les membres de la HUAC lui refusèrent ce droit. Il devait mourir trois jours plus tard. En novembre 1948, soit trois mois après le décès de White, Whittaker Chambers apportait au gouvernement des documents compromettants qui, selon ses dires, lui auraient été remis par White. Les affaires Hiss et White firent l'effet d'un coup de tonnerre aux États-Unis. [32] De fait, les deux hommes n'étaient pas d'obscurs fonctionnaires. Entré au gouvernement en 1933 à un poste mineur, Alger Hiss avait rejoint le Département d'État, trois ans plus tard, pour y occuper des fonctions importantes, lors des plus grandes conférences internationales. Il avait ainsi été Advisor à Yalta, Executive Secretary de la Conférence de Dumbarton Oaks et Secretary General of United Nations Charter Conference 30. Quant à Harry White, il avait été l'un des deux architectes, avec le Britannique John Maynard Keynes, du système économique international de l'après-guerre. Les auditions de Hiss et White, organisées par la HUAC, prirent place dans le contexte d'une l'élection très disputée entre le président démocrate Truman et le Gouverneur républicain de New York, Thomas E. Dewey L'association de Hiss avec la Conférence de Yalta et les Nations Unies faisait de lui une cible privilégiée pour les adversaires de Truman 31. Il en était de même 30 31 C'est en 1925 que Chambers adhéra au Parti Communiste. Il déclara, lors des auditions devant la HUAC avoir participé à des activités clandestines à son bénéfice dans les années (rente, puis affirma avoir quitté cette formation en 1938. Il entra à Time Magazine en 1939 et reçut à titre posthume la Medal of Freedon Award que lui décerna le président Reagan. Chambers consigna l'histoire de ses activités au sein de la nébuleuse communiste, dans un ouvrage intitulé Witness. Ce livre, présenté comme un témoignage « de l'intérieur », eut une très grande influence sur William F. Buckley, notamment dans la présentation que son auteur faisait de la lutte « apocalyptique » entre communisme et liberté à laquelle l'humanité était, selon ses dires, confrontée. Robert G. Whalen, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 40 pour White, l'un des principaux acteurs de la Conférence de Bretton Woods et de ses prolongements institutionnels (FMI et BIRD). Car pour les conservateurs de la « droite dure », toute forme de coopération avec les puissances communistes et tout projet d'organisation internationale ou d'agence associée (ONU, FMI et Banque Mondiale) représentaient une forme d'internationalisation des idées de gauche incarnées aux États-Unis dans le New Deal. Harry White décédé, l'opposition conservatrice à un libéralisme associé à Truman concentra ses attaques sur Alger Hiss. La condamnation de ce dernier à quatre années de prison, fit ainsi apparaître un clivage profond aux États-Unis. Les « libéraux » qui croyaient à son innocence et à la manipulation des débats et des preuves accumulées contre lui, défendirent Hiss, en qui ils reconnaissaient un membre et un acteur de la génération du New Deal. Les « Conservateurs » quand à eux proclamèrent partout sa culpabilité et se rangèrent du côté de Chambers et de son champion au Congrès, Richard Nixon. D'autres affaires et leurs suites contribuèrent à exacerber les passions mais à rendre aussi les clivages moins tranchés. En 1949, onze [33] dirigeants du Parti Communiste américain furent jugés et condamnés, en vertu du nouveau « Smith Act » qui rendait illégales la défense ou la pédagogie du reversement par la force du gouvernement des ÉtatsUnis. Un an après, soit en 1950, le Sénateur Pat McCarran créait le Senate Internal Subcommittee on Security et commençait lui aussi à organiser des auditions de témoins pour débusquer les communistes. À la même époque, Joseph McCarthy devenait une célébrité au Sénat 32 en déclarant à plusieurs reprises qu'il détenait les preuves d'une infiltration du gouvernement américain par les communistes. Il commença dès lors à organiser ses propres auditions d'enquête, par l'intermédiaire d'un Permanent Subcommittee on Investigations. L'année 1950 offrit d'autres perspectives propres à déchaîner les passions. Ce fut, notamment l'annonce d'une nouvelle affaire d'espionnage. Elle impliquait les époux Rosenberg, accusés d'avoir transmis aux Soviétiques des informations confidentielles sur le programme nucléaire des États-Unis. De nombreux intellectuels « libéraux » se mobilisèrent autour de la défense des Rosenberg, tout comme il 32 « The Alger Hiss Story : Search for the Truth », http://www.http.com/homepages.nyu.edu/~thl5/intro.html. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 41 l'avait fait pour Alger Hiss. Mais d'autres « libéraux », d'anciens Trotskistes connus sous l'appellation d'« intellectuels New Yorkais », ne firent pas cause commune. Pour eux, ils ne faisaient aucun doute que les Soviétiques étaient derrière ces différentes affaires d'espionnage, par l'intermédiaire du Parti Communiste américain 33. Cet épisode fut particulièrement marquant. Il laissait en effet apparaître les prémisses de ce qui allait devenir, au cours des années soixante-dix, le « nouveau conservatisme » (neoconservatism), un courant puissant à l'intérieur du mouvement conservateur, issu d'une greffe (alors et encore rejetée par les héritiers spirituels de l'« ancienne droite ») : celle de la « gauche ex-révolutionnaire et antisoviétique » (cf. infra). Dans un contexte domestique dominé par la « peur rouge » et la chasse aux sorcières, la droite américaine peinait à s'affirmer à la fois sur le plan politique et intellectuel. À l'époque, en effet, le critique littéraire Lionel Trilling faisait, [34] dans la préface de l'un de ses ouvrages (The Liberal Imagination, 1950) la remarque suivante : « le libéralisme n'est pas seulement la tradition intellectuelle dominante ; c'est également l'unique tradition intellectuelle en Amérique 34. » Admettant toutefois que des ferments conservateurs ou réactionnaires existaient ici et là, il précisait que le conservatisme ne semblait savoir s'exprimer qu'au travers « de signes mentaux empreints d'irritabilité qui pouvaient passer pour des idées 35. » Paradoxalement, ce qui pouvait apparaître, hors contexte, comme une apologie du libéralisme, était formulé par Trilling, lui-même « libéral », comme une critique de ses dérives. Elle s'adressait en particulier aux intellectuels qui, se disant « libéraux », défendaient sans états d'âme le totalitarisme stalinien et ne jugeaient les œuvres littéraires qu'à l'aune de ses canons 36. Regrettant peut-être l'existence d'un véritable contre-pouvoir intellec33 34 35 36 Quatre ans plus tard, en décembre 1954, le Sénat condamnait publiquement McCarthy, mettant un terme à sa carrière politique. « A Short History of The New York Intellectuals : The Most Interesting Place in The Soviet Union », Arguing The World, PBS Online. Lee Edwards (Distinguished Fellow, Heritage foundation), « Russell Kirk and the Conservative Movement », Essay presented at the concluding talk at the Intercollegiate Studies Institute (ISI) Graduate Fellows Retreat, "Culture and Tradition : Russell Kirk's The Conservative Mind Today", Piety Hill, Mecosta, Michigan, June 7, 2003. Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 42 tuel, Trilling rappelait aux « libéraux staliniens » que « le libéralisme était... une posture politique qui affirmait la valeur de l'existence individuelle dans toute sa diversité, sa complexité et sa difficulté 37 ». Jusqu'alors, en effet, et contrairement aux « libéraux » réunis autour du New Deal, les « conservateurs » ne s'étaient pas perçus, ni fait percevoir, comme un groupe susceptible de défendre leurs idées sous la même bannière. Un ouvrage allait donner au mouvement intellectuel conservateur une identité et une respectabilité, dans un contexte qui, aux ÉtatsUnis, restait dominé par les idées de gauche. Écrit par Russell Kirk, un jeune intellectuel de 35 ans alors inconnu, The Conservative Mind (1953), infléchit la perception que le public américain et les conservateurs, eux-mêmes, avaient du conservatisme. Avec « The Conservative Mind », Russel Kirk entreprit de prouver que le conservatisme américain était intellectuellement respectable. Offrant à ses lecteurs un panorama de 150 années d'histoire politique et intellectuelle associée à des conservateurs illustres (Burke, Disraeli, Hawthorne, etc.), il expliqua que le conservatisme américain moderne puisait ses racines et ses grands principes (il en dénombrait alors six 38) [35] dans une tradition de qualité. En bref, les conservateurs n'étaient pas des penseurs et des auteurs de seconde catégorie. Et leurs idées ne pouvaient être assimilées ou réduites aux seules diatribes anti-communistes d'un Joseph McCarthy au Sénat. À sa sortie, l'ouvrage de Kirk fit l'objet de critiques favorables dans la presse et eut ainsi deux conséquences notables sur le mouvement conservateur : il associa, tout d'abord, le label « conservateur » à une tradition politique pourvue de véritables fondements intellectuels ; il fit, ensuite, du qualificatif éponyme le nom officiel d'un mouvement, permettant alors à grand nombre des supporters de ses différents courants (« conservateurs libéraux », « Républicains Jeffersoniens », etc.) de s'en réclamer ouvertement. Aux efforts de Kirk pour légitimer le mouvement conservateur, s'ajoutèrent ceux d'une presse qui voulait unifier les différents courants de pensée conservateurs autour de deux thèmes fédérateurs : l'« anti-libéralisme » et l'« anti-communisme ». La National Review et 37 38 Nathan Glick, « The Last Great Critic », The Atlantic Monthly, July 2000. Cité in Nathan Glick, ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 43 les personnalités qui animèrent ses colonnes, eurent, dans ce domaine, un rôle particulièrement important. C'est en 1955 que William F. Buckley Jr. et William S. Schlamm créèrent le titre, s'entourant de personnalités parmi lesquelles on comptait, entre autres, James Burnham, Russell Kirk, Frank Meyer et Whittaker Chambers (l'homme de « l'affaire Alger Hiss »). Deux éléments les réunissaient : une opposition sans concession au libéralisme et leur anti-communisme virulent qui allait en faire de véritables « croisés de la guerre froide ». De fait, Buckley justifiait leur combat autour du credo suivant : « la force la plus évidente d'utopie satanique portée par notre siècle est le communisme 39 ». Nombre de ceux qui allaient devenir ses plus proches collaborateurs avaient pourtant été d'anciens marxistes. C'était par exemple, le cas de Whittaker Chambers, ancien espion à la solde de l'URSS, celui également de William Schlamm ancien communiste autrichien, celui de Frank Meyer qui 39 Kirk estimait que l'essence du conservatisme était contenue dans six principes de base : « Une intention divine est à l'œuvre dans les règles encadrant sociétés et consciences ; la vie, dans la tradition, est remplie de variété et de mystère, alors que la plupart des systèmes « radicaux » sont caractérisés par une uniformité étroite ; la société civilisée nécessite des ordres et des classes, la seule égalité étant l'égalité morale ; la propriété et la liberté sont indissociables ; l'homme doit contrôler ses appétits, sachant qu'il est gouverné davantage par ses émotions que par la raison ; le changement et la réforme ne sont pas identiques, la société doit donc évoluer doucement ». Vingt et un ans après avoir énoncé ces grands principes dans The Conservative Mind, Kirk publiait un autre ouvrage, important pour comprendre l'imaginaire conservateur. Dans The Roots of American Order, il s'efforçait de présenter les croyances et les institutions qui nourrissait la République américaine. Pour ce faire, il avait recours à l'évocation de cinq cités historiques et hautement symboliques. Il expliquait ainsi que les premières racines de l'ordre américain avaient été plantées à Jérusalem ; elles étaient contenues dans l'idée, portée par le Hébreux, d'une existence guidée par la morale sous le regard de Dieu. Ces origines de l'ordre américain avaient ensuite été raffermies à Athènes, grâce à la conscience philosophique et politique des Grecs. Rome les avait également nourries combinant expérience de la loi et des affaires sociales. A tous ces legs, s'était rajouté celui des Chrétiens, et en particulier les devoirs et les espoirs de l'homme sauvé du péché, sans oublier les coutumes, connaissances et valeurs du Moyen Age. Enfin, c'est à Londres et Philadelphie, dans les expériences politiques conduites par ces villes dans les domaines du droit et de la liberté, que ces racines ou origines, s'étaient enrichies, in Lee Edwards, ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 44 avait rejoint le Parti Communiste au début des années 1920, ou enfin celui de James [36] Burnham qui avait été un proche de Léon Trotski et du socialiste américain Sidney Hook, ainsi que l'un des principaux porte-parole de la branche trotskiste du mouvement communiste international 40. Mais leur rejet du Stalinisme, surtout à partir des purges organisées à l'intérieur du Parti Communiste de l'Union Soviétique en 1936 et du Pacte Germano-Soviétique de 1939, conduisit ces hommes à rejoindre le camp de la droite conservatrice aux États-Unis. Burnham et Meyer, réunis par leurs origines sociales aisées et leur passage à Oxford, jouèrent ainsi un rôle de premier plan au sein de National Review, malgré les différends intellectuels qui les opposaient souvent 41. La contribution principale de Frank Meyer fut l'idée de « fusion » (fusionism) entre courant « libertarien » tout entier tourné vers la protection de la liberté individuelle et du libre-marché (indissociables), et courant « traditionaliste » défini autour d'un socle judéo-chrétien de croyance dans « l'ordre » et « la vertu ». Dans une série d'essais, regroupés plus tard dans deux grands titres intitulés In Defense of Freedom : A Conservative Credo (1962) et What is Conservatism ? (1964), il entreprit de démontrer que la liberté individuelle s'épanouissait au mieux dans une société équilibrée, un élément qui expliquait l'aversion des deux courants pour le totalitarisme. Meyer, pour autant, ayant fait le saut du Marxisme au Conservatisme, s'affichait plutôt comme un « libertarien », car il se méfiait du penchant des traditionalistes à vouloir imposer aux individus, par État et société interposés, leur conception du « Bien » et du « Vrai ». Mais il était prêt à mettre ses convictions personnelles à l'arrière-plan, pour donner au mouvement conservateur les moyens de gagner la guerre froide et de prouver par là même que le système américain était le seul à pouvoir marier « liberté » et « vertu ». Afin, peut-être, de rassurer les deux principaux 40 41 Cité in Enrico Peppe, "Frank Meyer : In Défense of Freedom, a Conservative Credo", IC's Top 25 Philosophical and Ideological Conservative Books, 12 October 2003, Intellectual Conservative.com, http://www.intellectualconservative.com/article2751.html. cf. Daniel Kelly, James Burnham and the Struggle for the World : A Life, Intercollegiate Studies Institute, May 2002 ; Kevin J. Smant, Principles and Hérésies : Frank S. Meyer and the Shaping of the American Conservative Movement, Intercollegiate Studies Institute, May 2002. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 45 courants dont il entendait démontrer la fusion, Meyer avouait avoir eu pour influence intellectuelle, du côté libertarien, The Road to Serfdom (1944), l'ouvrage de Hayek et, du côté traditionaliste, Ideas Have ConsEquences (1948), celui de Weaver. [37] Malgré ces références, les réactions d'opposition au « fusionnisme » furent vives dans les deux camps. Le « libertarien » Murray Rothbard affirma ainsi que le « fusionisme » n'existait pas et qu'il n'était qu'une tentative conceptuelle fallacieuse pour réunir des traditions différentes dans le mouvement conservateur. Le propos était confirmé par le « traditionaliste » L. Brent Bozell. Ce dernier faisait en effet remarquer que la liberté n'était pas la finalité première des individus en quête d'une vertu qui se comprenait avant tout comme le respect de la nature humaine et de l'ordre divin des choses 42. James Burnham, quant à lui, devint une sorte de mentor pour un William Buckley plus jeune, qui disait de lui : « II est la principale influence intellectuelle de National Review ». 43 De fait, les idées de Burnham sur le monde et la puissance soviétique marquèrent durablement la revue. Après avoir démissionné en 1940 du Socialist Workers Party et mis un terme à son implication dans le mouvement communiste international, Burnham se transforma en stratège de la guerre froide. Écrivant, en 1944, une analyse des objectifs soviétiques pour le compte de l’Office of Strategic Services (ancêtre de la CIA), il poursuivit sur sa lancée, en proposant de substituer à « l'endiguement » (Containment), qu'il critiquait pour son côté défensif, une stratégie de « Libération » (Liberation), seul moyen, selon lui, de saper la puissance soviétique 44. Dans trois ouvrages écrits entre 1947 et 1952, The Struggle for the World (1947), The Coming Defeat of Communism (1950) et Containment or Liberation ? (1952), et dans une cen42 43 44 William Buckley comparait leur relation à la "guerre de cent ans". Meyer, auteur d'une chronique régulière intitulée « Principles and Hérésies », était plutôt un doctrinaire. Burnham, à l'inverse, n'hésitait pas à approuver des personnalités ou des initiatives qui faisaient littéralement « bondir » Meyer, accordant par exemple son admiration au Républicain Libéral Nelson Rockefeller ou son soutien au programme social Medicare, in Joshua Muravchik, "Renegades", Book Reviews, American Enterprise Institute for Public Policy Research, Tuesday, October 1, 2002. Enrico Peppe, op. cit. Cité in Joshua Muravchik, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 46 taine d'articles produits sur une période de vingt cinq ans pour National Review, Burnham développa le thème sans relâche, critiquant l'endiguement selon une perspective idéologique de droite 45. Dans ses analyses, la guerre froide était un conflit systé-mique dont l'issue ne pouvait qu'être la défaite ou la transformation de l'un ou l'autre des deux camps. Comme il le disait lui-même : « la troisième guerre mondiale avait commencé 46 ». Afin de remporter la victoire, Burnham suggérait aux dirigeants américains de combiner plusieurs éléments : l'offensive idéologique, l'aide aux groupes dissidents, l'utilisation de la puissance économique et technologique, le recours à la guerre psychologique - [38] tous moyens, selon lui, de maintenir l'URSS dans une position défensive. Il fut d'ailleurs l'un des fondateurs du Congress for Cultural Freedom (CCF) 47 une organisation réunissant des anti-staliniens de droite et de gauche (comme Irving Kristol ou Daniel Bell, les futurs pères du néo-conservatisme), financée en secret par la CIA 48, dont l'objectif était de fournir une alternative intellectuelle aux opérations de propagande en faveur de la « paix » et de l'« amitié », contrôlées par les communistes. Malgré des positions très engagées, Burnham se voulait lucide sur les capacités de 45 46 47 48 Francis P. Sempa, "The First Cold Warrior", American Diplomacy, Volume V, n° 4, Fall 2000. En 1983, le président Ronald Reagan remit à James Burnham la « Presidential Medal of Freedom » qui est la plus haute distinction civile accordée aux États-Unis. On se souvient surtout, en général, de James Burnham comme l'auteur, en 1941, de l'ouvrage intitulé « The Managerial Révolution : What Is Happening In The World ». Cette étude, souvent citée en Science Politique, théorise l'émergence d'une nouvelle classe, les « managers », appelés à remplacer la règle des capitalistes et des communistes. Mais ce qui est moins connu, c'est que l'ouvrage marquait aussi la première tentative de Burnham en direction de la Géopolitique. Dans son propos, celui-ci divisait en effet le monde en trois centres de contrôle : Amérique, Europe, Asie, choisis en fonction de la concentration d'industries de pointe. Et il en attribuait le futur leadership aux États-Unis, à l'Allemagne et au Japon. Cité in Mary C. Brennan, op. cit. Les soutiens et intervenants présents à la conférence inaugurale du CCF, étaient Bertrand Russell, John Dewey, Benedetto Croce, Karl Jaspers, Jacques Maritain, Herbert Read, A. J. Ayer, Ignazio Silone, Sidney Hook, Arthur M. Schlesinger et, bien sûr, James Burnham, in Roger Kimball, "The Power of James Burnham", The New Criterion, Vol. 21, N° 1, September 2002. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 47 la superpuissance communiste. Il accusa ainsi les conservateurs américains ou les observateurs occidentaux (surtout après Spoutnik), de surestimer l'avance technologique et militaire soviétique et d'être les proies de la désinformation orchestrée par Moscou. À l'intérieur, ses convictions le conduisirent à dénoncer les adversaires de Joseph McCarthy (à être « un anti-anti-McCarthystes » selon ses propres mots 49) et à soutenir les enquêtes du Congrès sur le communisme aux États-Unis. Car il tenait pour vrais les témoignages, faits par des excommunistes repentis (Whittaker Chambers, Elizabeth Bentley, etc.), sur l'existence de réseaux d'espionnage soviétiques en Amérique. Ignorer la pénétration communiste du gouvernement et de la société américaine était, selon lui, proprement suicidaire. Ce thème fit l'objet de nombreux développements de sa part, non seulement dans les colonnes de National Review, mais également dans celles de The Freeman, un autre journal d'opinion de droite et dans un ouvrage intitulé The Web of Subversion (1954) qu'il écrivit avec son épouse. Il en profita aussi pour mettre son talent de journaliste au service d'attaques en règles contre ceux ou celles qu'il identifiait comme les « icônes » du libéralisme d'alors : Eleanor Roosevelt, Harry Truman, George Kennan 50, J. Robert Oppenheimer et Linus Pauling, etc. Grâce aux efforts déployés sans relâche par William Buckley Jr., Frank Meyer, James Burnham et tous les collaborateurs de National Review, celle-ci devint très vite le point de ralliement d'une « nouvelle droite » (New Right), décidée à en finir avec l'isolationnisme de l'« ancienne droite » (Old Right). Pour les instigateurs de ce courant aspirant à la rénovation, et dont la plupart avaient été d'anciens [39] communistes, la priorité des priorités politiques était de débarrasser la planète d'une URSS qui avait trahi leurs espoirs. Afin d'y parvenir, il fallait tout d'abord créer une communauté de vision autour du thème et lui donner les moyens de se transformer en outil de pouvoir et d'influence. Ce fut la tâche à laquelle ils se consacrèrent, non seulement dans les colonnes de publications conservatrices, mais également à travers la constitution d'un réseau d'institutions destinées à relayer leurs opinions dans toute la société américaine. 49 50 cf. sur ce point, Frances S. Saunders, Who paid the Piper : The CIA and the Cultural War, Granta Books, London, 1 999. Roger Kimball, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 48 La délimitation des camps fut ainsi l'une des premières entreprises dans laquelle s'engagèrent Buckley et ses partisans. Il s'agissait en effet de faire de leurs positions sur l'Union Soviétique, la ligne directrice de la « nouvelle droite », et de savoir de façon précise qui y adhérait et qui la refusait. Ce faisant, la vision binaire « ami/ennemi » qui était aussi le prisme de la guerre froide, permettait de renvoyer dans le camp des « traîtres » ou des « naïfs » ceux qui contestaient la ligne adoptée. L'offensive, qui signalait également la rupture « nouvelle droite » « ancienne droite », fut engagée au cours de la première moitié des années cinquante. Elle eut lieu au cours de l'année 1954, dans les colonnes de la revue The Freeman, à l'occasion de débats engagés entre « libertariens » non interventionnistes et « conservateurs » interventionnistes. William Buckley Jr. ouvrit le feu. Dans un article intitulé « A Dilemma of Conservatives » (août 1954), il reprit la problématique de son mentor, Burnham, sur l'opposition « Endiguement (containment) » « Libération (liberation) ». Il s'en servit alors pour distinguer les conservateurs de la première voie (containment conservatives) et les conservateurs de la seconde (liberation conservatives), soulignant par là même le désaccord profond qui divisait la droite sur l'Union Soviétique et sur la politique que les États-Unis devaient adopter à son égard 51. Il prédisait déjà une rupture avec l'« ancienne droite » sur ces 51 D'après Roger Kimball, George F. Kennan aurait pourtant recommandé Burnham pour le poste de directeur de la Political and Psychological Warfare Division du Office of Policy Coordination, un service semi-autonome et très secret, qui dépendait de la CIA. Burnham, alors enseignant à NYU aurait alors pris un congé pour « effectuer des travaux de recherche » comme l'expliquait l'Université et serait parti à Washington, ibid. Un ouvrage très documenté, écrit par Peter Grose (ancien Executive Director de Foreign Affairs et aujourd'hui Fellow à la Kennedy School of Government de Harvard) à partir d'archives déclassifiées récemment aux États-Unis et en Russie, attribue d'ailleurs à Kennan la volonté d'avoir, dans les années cinquante, tenté de rendre opérationnel le concept de « Counterpressure », version de la guerre politique et psychologique destinée à déstabiliser l'ensemble soviétique par l'intermédiaire de l'Office of Policy Coordination. L'une de ces opérations impliquait des intellectuels américains et européens dans le cadre d'une structure intitulée « Congress of Cultural freedom ». Autour de l'élection de 1952, « Counterpressure » aurait reçu une nouvelle appellation de la part des conservateurs, celle de « Rollback », cf. Peter Grose, Opération Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 49 sujets, tout en s'efforçant de faire apparaître le bien fondé de ses choix. Buckley expliquait, en effet, que pour vaincre l'URSS, il fallait [40] d'une certaine façon l'« imiter », même si cela signifiait adopter des politiques contraires à la tradition américaine. Cela nécessitait donc, affirmait-il, et à l'instar de ce que faisaient les Soviétiques, de mobiliser toutes les ressources afin d'y parvenir, dont la conscription, des impôts plus élevés et des services publics à la mesure de l'effort 52. Et il voyait dans cette option temporaire, qui préparait l'affrontement armé avec la Russie, un moindre mal, car elle permettrait, selon lui, d'en finir rapidement avec le communisme soviétique. Buckley ajoutait qu'elle était, en tout cas, préférable à l'installation des États-Unis dans un état perpétuel de mobilisation, motivé par l'acceptation d'un statu quo avec le camp adverse. La fin justifiait donc les moyens. L'argument fit évidemment réagir les « libertariens », dont Frank Chodorov, le rédacteur en chef de Freeman. Dans un article du même numéro (« Reds Are Natives »), complété par un propos sur la question dans le suivant (« The return of 1940 »), il expliqua que le communisme était avant tout une idée, et, qu'en tant que telle, elle était résistante à toute tentative d'annihilation par la force armée. Il affirma également, sur la base d'une observation du deuxième conflit mondial, que la guerre entraînait dans son sillage, une augmentation de la dette publique, des impôts, de la bureaucratie et une perte d'indépendance individuelle. Elle provoquait ainsi une croissance de la puissance des États, qui se faisait au détriment de la liberté, car, une fois acquise, leur soif inextinguible de pouvoir, empêchait les dirigeants de ces mêmes États, d'y renoncer. Une autre guerre, écrivait Chodorov, signifierait la disparition, pour les citoyens américains, de leurs droits fondamentaux. Ceux qui voulaient les obliger à s'y engager, avaient « le complexe du dictateur ». Sous le prétexte de se débarrasser d'un Léviathan, ils proposaient d'en créer un autre. Les dés étaient donc pipés. Dans les deux cas de figure, les Américains se retrouvaient sous la férule d'un régime autoritaire. Il suffisait, ajoutait Chodorov, d'observer la politique, menée à l'étranger par le très actif Secrétaire d'État, 52 Rollback : America's Secret War Behind the Iron Curtain, Houghton-Mifflin company, 2000. Sheldon Richman, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 50 [41] John Foster Dulles, mélange d'impérialisme, de corruption et de manipulation, pour s'en convaincre. La controverse se poursuivit. Elle mit, cette fois ci aux prises, dans les numéros de Freeman de septembre et novembre 1954, l'excommuniste William Schlamm, ancien conseiller du patron de Presse Henri Luce (Time, Life) et l'un des futurs fondateurs de National Review, avec, une fois de plus, Chodorov. Dans sa réponse (« But It Is Not 1940 »), Schlamm assimila les positions défendues par Frank Chodorov, à une forme de « légèreté sans nuances » 53, et entreprit de réfuter ses arguments en quelques points : les communistes, affirmait-il, étaient tout à fait décidés à conquérir le monde ; il n'était pas possible de les faire changer d'avis là dessus. Une fois qu'ils auraient ajouté à leurs ressources, les capacités industrielles immenses de l'Europe de l'Ouest, le potentiel humain et les ressources naturelles de l'Asie, il deviendrait impossible de résister à un « monopole communiste mondial de la puissance militaire ». 54 Les États-Unis, « désarmés », ne pourraient l'emporter. Si l'isolationnisme était une position qui pouvait se défendre en 1940, ce n'était plus le cas en 1954. Aussi, Schlamm assurait-il préférer « perdre temporairement, quelques parcelles de liberté, au profit de la possibilité qui s'offrait encore, d'éviter pour les siècles à venir, une perte totale de liberté 55 ». Frank Chodorov lui opposa le point de vue de la « vieille droite », dans deux contributions intitulées « The New Imperialism » et « A War to Communize America ». Il y réaffirma plusieurs éléments : la menace communiste était avant tout idéologique ; il fallait donc répondre à ses provocations avec de meilleures idées et se battre ainsi pour la défense de « la propriété privée » et de « la liberté ». Se détourner de ces valeurs essentielles, pour accroître le pouvoir de l'État, de même que se préparer à la guerre, représentaient, selon lui, les meilleurs moyens de « communiser » les États-Unis, et cela, quelle que soit l'issue du conflit. Le recours aux armes n'était donc pas la [42] bonne solution. Un meilleur choix serait de limiter les intérêts de 53 54 55 Joseph Stromberg, "Anti-War Heroes", paper delivered at "The History of Liberty", a Mises Institute Conférence in Auburn, Alabama, January 2000. Cité in Sheldon Richman, op. cit. Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 51 sécurité américains à l'hémisphère occidental ; il forcerait les Soviétiques, au cas où ils décideraient de passer à l'attaque, à faire un effort démesuré pour maintenir leurs capacités logistiques. Quant à l'Europe, « le sort de ses habitants serait peu enviable s'ils devaient tomber aux mains des Soviétiques ; mais il ne serait pas pire que si nous les précipitions dans une guerre où leurs foyers seraient transformés en champ de bataille 56 ». Le débat prit fin en 1955, une année qui marqua aussi la chute de la « vieille droite » et le triomphe des positions de la « nouvelle droite ». La dernière tentative pour faire entendre la voix de la « vieille droite » fut, une fois de plus, redevable à Frank Chodorov. Celui-ci, dans un texte de septembre 1955 intitulé « An Editorial Problem » écrivit : « Nous sommes bien sûr, opposés au communisme, mais pas davantage que nous sommes opposés au fascisme, au socialisme ou à tout forme d'autoritarisme. Nous sommes cependant également en faveur de quelque chose - et cette chose s'appelle 'liberté'. Parfois, lorsque je lis ces textes anti-communistes, un soupçon, peu généreux, se forme dans mon esprit : est-ce que leurs auteurs combattent pour la liberté ou simplement contre le communisme ? 57 ». Malgré le rappel de cette question de fond, la position de la « nouvelle droite » interventionniste finit par l'emporter. Dans une lettre adressée à Freeman, William Buckley réaffirma son soutien à la position de Schlamm. Il fit observer que, si la servitude et la guerre étaient des horizons probables, elles n'en ouvraient pas moins des perspectives ultérieures de lutte contre l'État. Ces choix temporaires étaient donc, selon lui, préférables à ceux défendus par un Eisenhower ou un Chodorov, car, eux, écrivaitil, ne laissaient au peuple américain aucune chance de combattre la tyrannie soviétique. Buckley faisait donc siennes les thèses de Schlamm et se rangeait, comme il le soulignait « à son corps défendant, parmi les partisans d'un affrontement soigneusement préparé, qui sont prêts à entrer en guerre pour déjouer les ambitions communistes 58 ». 56 57 58 Ibid. Ibid. Cité in Charles H. Hamilton, « The Freeman : The Early Years », Published in The Freeman, "Ideas on Liberty", December 1 984. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 52 [43] Au cours de ces années, les voix de la « vieille droite » devinrent de plus en plus ténues. Les grands ténors disparurent progressivement du paysage intellectuel ou politique : William Borah décédait en 1940, suivi par Albert Jay Nock en 1945, Robert Taft en 1953 et H. L. Mencken en 1956. Quant à Howard Buffet, Sénateur du Nebraska et l'un des managers de la campagne de Taft, il fit savoir, en 1952, qu'il ne se représenterait pas. Les libertariens perdaient, en outre, leurs relais dans la presse. Chodorov démissionna de Freeman en 1955, à la suite de nombreux différends qui l'opposaient à Léonard Read, l'un des membres du directoire de la publication. À la même époque, les tenants de la « nouvelle droite » créèrent donc leur propre titre. Buckley, qui avait essayé d'acquérir Freeman mais n'avait pu y parvenir, démarra National Review avec ses collègues, pour la plupart, d'anciens communistes ou trotskistes, comme précisé auparavant (Willmoore Kendall, Whittaker Chambers, James Burnham, William Schlamm, Max Eastman, Morrie Ryskind, Freda Utley, Ralph de Toledano et Eugène Lyons 59). De façon inattendue, le nom de Chodorov apparut dans la liste des contributeurs permanents de la nouvelle publication. Seul représentant de la vieille droite isolationniste, l'importance qu'il avait eue sur la formation de Buckley et le fait qu'ensemble, ils avaient créé la Intercollegiate Society of Individualists (ISI) 60, pouvaient expliquer le phénomène. Toutefois, Chodorov n'eut aucune influence sur la ligne éditoriale de National Review et ses idées devinrent de plus en plus marginales chez les conservateurs de la nouvelle droite. On peut donc dire que c'est à partir du milieu des années 1950 que « vieille droite » et « nouvelle droite » consommèrent leur séparation. C'est également au cours de ces années là que le terme « libertarien » fut de plus en plus utilisé, pour qualifier le référentiel idéologique, de ceux qui entendaient assumer l'héritage de la « vieille droite », tout en 59 60 Cité in Sheldon Richman, op. cit. cf. John B. Judis, William Buckley, J.-R. : Patron Saint of the Conservatives, Simon and Schuster, New York, 1988. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 53 prenant leurs distances par rapport à deux pôles du spectre politique américain : les « libéraux » républicains ou démocrates favorables à l'héritage Rooseveltien du New [44] Deal ; les tenants conservateurs de la « nouvelle droite » républicaine dont l'anti-communisme militant laissait entrevoir le spectre de l’« Executive State » liberticide (selon les « libertariens). Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 54 [44] Première partie : LA GENÈSE DU CONSERVATISME MODERNE 3 Barry Goldwater et la conquête conservatrice du Parti Républicain Retour à la table des matières Le président Eisenhower, porté par les « républicains libéraux », ne tarda pas à irriter les « conservateurs de la nouvelle droite ». Un élément y contribua tout particulièrement : Ike Eisenhower n'était pas disposé à démanteler les programmes associés au New Deal de Roosevelt et au Fair Deal de Truman. Il semblait vouloir tirer les États-Unis vers une forme de « Républicanisme moderne » (modern Republicanism), dont le programme social s'inscrivait au centre de l'échiquier politique américain 61. Pour les conservateurs, ces choix 61 « Intercollegiate Society of Individualists (ISI) » fut, selon Aaron Steelman (ancien chercheur au Cato Insitute), la première tentative faite pour organiser, de façon intensive la défense du libre-marché dans le cursus des étudiants dès leurs premières années universitaires. Son objectif était d'être un antidote efficace aux enseignements proposés par le « Intercollegiate Society of Socialists » en répandant aussi largement que possible les idées de l'économie classique auprès déjeunes qui, un jour, contribueraient, pour Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 55 étaient inacceptables, dans la mesure où ils les considéraient équivalents à des choix « de gauche ». Le problème, pour eux, était donc de trouver un candidat capable de concilier théorie et pratique et de faire ainsi du « fusionnisme » (association des courants « traditionalistes » et « libertariens »), un principe actif des politiques publiques. Leur choix se porta alors sur Barry Goldwater, un jeune sénateur de l'Arizona qui était aussi l'un des supporters de Joseph McCarthy, donc un fervent anti-communiste. Mais Goldwater avait pour, eux, d'autres qualités : dès son entrée au Sénat, il s'était aligné sur les positions de la faction Taft du Parti Républicain, et n'avait pas hésité à critiquer sévèrement les politiques fiscales d'Eisenhower. Les ayant publiquement déclarées incompatibles avec les idéaux Républicains, il avait été propulsé sur le devant de la scène médiatique et avait réussi à provoquer l'ire de la présidence 62. Il n'en fallait pas plus pour que les conservateurs de la nouvelle droite, unis depuis le milieu des années cinquante par la voix de National Review, s'intéressent à lui. [45] Plusieurs événements jouèrent, en outre, en leur faveur au cours de la décennie. En Corée, malgré la supériorité aérienne et navale manifeste des États-Unis, le gouvernement américain ne semblait pas décidé, de l'avis conservateur, à vouloir remporter une victoire militaire sur l'ennemi communiste (en laissant, par exemple, les bombardiers de l'Air Force opérer en territoire chinois). Or la situation coïncidait avec la décision, par le président Harry Truman, de relever de ses fonctions le Général Douglas MacArthur, commandant en chef des forces armées dans la zone et un héros de la nouvelle droite conservatrice (il préconisait, entre autres, l'utilisation de l'arme atomique pour mettre fin au conflit). Dans les années qui suivirent, une crise de confiance toucha, en outre, les États-Unis. Elle était issue de la conjonction de plusieurs éléments, parmi lesquels on pouvait citer : une économie en récession, des avancées communistes illustrées par le lancement so- 62 nombre d'entre eux, à « faire » l'opinion. C'est dans cet esprit qu'ISI distribua gratuitement des ouvrages et des essais sur le libre-marché, finança des conférenciers et organisa des clubs de discussion sur le sujet. Au début des années 1960, selon Steelman, 40 000 étudiants avaient participé à ses programmes, in « Frank Chodorov : Champion of Liberty ». Jay D. Hatz, "The Impact of The Draft Goldwater Committee on the Republican Party", Continuity : A Journal of History, Fall 2000. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 56 viétique de Spoutnik I en 1957 ou encore, la révolution cubaine de 1959. Cette dernière crise, laissait en effet entrevoir l'installation d'une « menace rouge » (Red Menace), dans l'arrière-cour même des ÉtatsUnis. Les événements, dans le monde, semblaient donc échapper au contrôle de la superpuissance. En sus des tensions avec les Soviétiques au sujet de Berlin ou à propos de l'avion espion américain abattu au dessus du territoire de l'URSS 63, en sus des interrogations sur l'avenir de Formose (l'actuelle Taiwan) par rapport aux ambitions de la Chine Communiste, le public américain découvrait chaque jour de nouveaux foyers de radicalisme et de nationalisme peu favorables à leur pays, que ce soit en Afrique (Congo Belge), au Moyen-Orient (Égypte 64, Irak et Liban) ou en Amérique du Sud (Pérou, Venezuela). L'ensemble de ces éléments, sur lesquels venait se greffer le début d'un net ralentissement de l'économie américaine, provoqua une chute de la popularité d'Eisenhower. En avril 1958, le président n'enregistrait plus que 49% de satisfaits dans les sondages. Ses adversaires politiques estimèrent alors que le moment était propice pour tenter d'imposer leurs idées et leur programme dans le parti Républicain. 63 64 Lyman Davis Hunt, The Dual Paths of a Political Movement : Convergence and Divergence in Contemporary Conservative Public Address, A Dissertation, Submitted to the Graduate Faculty of Louisiana State University and Agricultural and Mechanical Collège in partial fulfilment for the requirements for the degree of Doctor of Philosophy in The Department of Communication Studies, December 2003, p. 54. L'affaire fit d'autant plus de bruit que le président Eisenhower se préparait à rencontrer Khrouchtchev à Paris, avec le premier ministre britannique Harold Macmillan, le Chancelier allemand Konrad Adenauer et le Général de Gaulle. Dans un premier temps, Eisenhower nia les faits. Puis, lorsque les Soviétiques exhibèrent le pilote américain et son appareil, le président américain fut bien obligé de les reconnaître. La session parisienne avec les Soviétiques eut bien lieu, mais après une première rencontre particulièrement tendue, elle fut ajournée. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 57 [46] Les conservateurs, comme il a déjà été mentionné, étaient en profond désaccord avec les choix de l'équipe présidentielle. Au plan intérieur, ils étaient exaspérés par la politique « libérale » d'Eisenhower et, à l'étranger, lui reprochaient un internationalisme proche de celui pratiqué par Roosevelt et Truman. Ils n'appréciaient pas, en particulier, le hiatus existant entre les déclarations du candidat Eisenhower qui promettait de « libérer les nations opprimées » ou les déclarations martiales du Secrétaire d'État John Foster Dulles sur la « diplomatie du bord de l'abîme » (« brinkmansip »), les « représailles massives » (« massive retaliation ») et ce qu'ils percevaient comme de l'immobilisme, de la part de l'équipe Eisenhower, face à la reprise en main brutale de la Hongrie et de la Pologne orchestrée par Moscou 65. Les conservateurs n'appréciaient pas davantage le discours d'Eisenhower sur la nécessité de limiter la course aux armements, ses tentatives pour entamer des négociations avec les Soviétiques, ou son appel à augmenter l'aide étrangère pour les pays en développement. Après le lancement réussi par les Soviétiques du satellite Spoutnik I en 1957, Républicains et Démocrates conservateurs s'unirent d'ailleurs derrière les conclusions de la commission Gaither (Gaither Committee) sur un prétendu « retard américain en matière de missiles » (« missile gap ») et exigèrent du président qu'il prenne les mesures appropriées pour y mettre un terme 66. Dans leurs revendications, les conservateurs refusaient toutefois de voir une contradiction sur le fond, apparue lors de l'élaboration du budget pour l'année 1957. En effet, avant même que ce budget puisse être présenté au Congrès, des fuites avaient eu lieu, qui laissaient apparaître un déficit conséquent. Déjà exaspérés par le refus d'Eisenhower de mettre un terme aux programmes du New Deal, les parlementaires conservateurs montèrent alors au créneau. William Knowland, 65 66 Bien que l'Égypte appartienne au continent africain, son implication dans les affaires du Moyen-Orient nous conduit naturellement à l'intégrer dans cet ensemble géopolitique. Mary C. Brennan, Turning Right in the Sixties : The Conservative Capture of the Gop, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1995, pp. 2223. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 58 le leader de la minorité républicaine du Sénat réclama une coupe de trois milliards de dollars. Quant au Sénateur de l'Arizona, Barry Goldwater - dans ce qui devait être sa première critique publique de l'administration [47] Eisenhower - il évoqua un « budget abominablement élevé », en désaccord complet avec les promesses faites au cours de la campagne électorale de 1956 67. En parlant de la sorte, les conservateurs évitaient toutefois de répondre à une question délicate qui pouvait être formulée de la façon suivante : comment réduire les dépenses publiques de façon significative, tout en augmentant, de façon aussi significative, les dépenses de défense ? Tailler dans les budgets sociaux pour réapproprier les sommes dégagées vers des budgets militaires en expansion, ne contribuerait pas à réduire le déficit public. Eisenhower qui, sur le fond, était désireux d'équilibrer le budget américain et se méfiait des ambitions du « complexe militaro-industriel », se trouvait ainsi limité, dans ses desseins, par la forte augmentation des crédits militaires exigée par ses adversaires politiques (Républicains ou Démocrates conservateurs). Les responsables du mouvement conservateur, désireux de mettre un terme au « Républicanisme moderne » d'un Eisenhower, entreprirent donc de préparer une candidature Goldwater. L'enjeu était d'emporter la nomination aux primaires et de représenter le Parti Républicain aux élections présidentielles de 1960. En décembre 1959, Barry Goldwater rencontra ainsi L. Brent Bozell, le beau-frère de William Buckley, pour approuver le contenu d'un ouvrage qui se présentait comme un véritable manifeste conservateur et serait publié sous la signature de l'homme politique. Dans les faits, c'était Clarence Manion, le doyen de la Faculté de droit de Notre Dame, qui en avait eu l'idée. Intitulé « The Conscience of a Conservative », il fut écrit par Bozell, à partir des discours qu'il avait lui-même rédigés pour Goldwater. L'ouvrage, qui présentait les idées du Sénateur sur différents sujets (éducation, sécurité sociale, etc.) 68 fut publié en 1960. Il devint un best-seller national et fit connaître Goldwater à des millions d'Américains. Le texte était une opposition sans concession au New Deal et au « Welfarism », un appel à rejeter les années Eisenhower, 67 68 cf. Bernard Sionneau, « Réseaux Conservateurs et Nouvelle Doctrine Américaine de Sécurité », Annuaire Français de Relations Internationales, vol. IV, Éditions Bruylant, Bruxelles, 2003, p. 501. Mary C. Brennan, op. cit., p. 23. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 59 présentées comme une période de compromis et de coexistence [48] intolérable. Il invitait également les États-Unis à s'engager dans une croisade idéologique « anti-libérale » et « anti-communiste ». Son auteur fusionnait, en fait, de façon très habile, les trois principaux thèmes du conservatisme : « traditionalisme, courant libertarien et anticommunisme » 69. À partir de cette époque, Barry Goldwater devint le candidat officiel des conservateurs de la nouvelle droite pour la Convention Nationale Républicaine (Republican National Convention). Pour autant, très rapidement, il devint évident qu'il n'avait aucune chance d'emporter la nomination face à deux autres poids lourds du Parti Républicain : le Vice-président Richard Nixon et le gouverneur Républicain libéral de New York, Nelson A. Rockefeller. Au début des années 1960 en effet, Nelson Rockefeller apparaissait comme le candidat le mieux placé pour remporter l'investiture du Parti Républicain aux élections de 1964. Il possédait toutes les conditions requises de la part de l'establishment de la côte Est : « il était riche, internationaliste et libéral » 70. Les Républicains conservateurs, quant à eux, étaient fermement décidés à ce que cela ne se produise pas. Si en effet, ils rejetaient tout ce que Rockefeller représentait, ils n'en appréciaient pas pour autant Nixon. Bien que ce dernier ait été un farouche anticommuniste et participé à la chute de Alger Hiss (cf. supra), les conservateurs voyaient Nixon comme un homme dévoré d'ambition qui avait auparavant aidé Eisenhower à précipiter la défaite de Taft avec les Républicains libéraux de la côte Est. En outre, en sa qualité de viceprésident, il avait soutenu certains aspects phares du « républicanisme moderne » (modern Republicanism) d'Eisenhower, parmi lesquels l'expansion de la sécurité sociale ou de l'aide étrangère américaine. Les grands titres de la presse conservatrice comme Human Events ou National Review s'interrogeaient d'ailleurs ouvertement, dans leurs colonnes, sur la sincérité de Nixon par rapport aux idéaux conservateurs 71. L. Brent Bozell, le beau-frère de William Buckley, conseillait même aux conservateurs de cesser définitivement [49] d'attendre de 69 70 71 Jay D. Hartz, op. cit. Lyman Davis Hunt, op. cit., p. 55. Jay D. Hartz, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 60 Nixon qu'il se décide enfin à afficher ouvertement ses convictions conservatrices. Les événements qui suivirent ne contribuèrent pas à changer cette image. Pour être le candidat du parti Républicain aux présidentielles de 1960 et emporter le vote des délégués modérés et libéraux du parti, Nixon choisit de pactiser avec Rockefeller. Le 22 juillet 1960, juste avant l'ouverture de la convention nationale du G.O.P, les deux hommes se rencontrèrent au domicile New Yorkais de Rockefeller. Là, ce dernier promit à Nixon son appui inconditionnel, s'il acceptait de faire évoluer son programme politique vers la gauche du Parti. Richard Nixon ayant accepté la proposition, les conservateurs de la nouvelle droite dénoncèrent l'accord auquel, par dérision, ils donnèrent le nom de « Fifth Avenue Compact ». Barry Goldwater le qualifia quant à lui, de « reddition » et de « Munich du Parti Républicain » 72. Lors de la convention nationale de cette formation, il finit toutefois, par retirer sa candidature, laissant aux « conservateurs » l'impression d'avoir, une fois de plus, été manipulés par les « libéraux » du parti. Le choix fait par Nixon, concernant le Vice-président qu'il emmenait avec lui dans la bataille à l'élection présidentielle contre les démocrates, confirma leur analyse. Il s'agissait en effet de Henry Cabot Lodge Jr., l'un des principaux « faiseurs de rois » de l'establishment libéral du Parti Républicain. Aux élections de novembre 1960, Richard Nixon fut battu de très peu par le démocrate John F. Kennedy. Le résultat des votes convainquit les Républicains de la possibilité de voir un homme de leur camp remporter les prochaines présidentielles. Elle motiva également les conservateurs du Parti à prendre conscience d'une réalité : s'ils voulaient imposer Goldwater aux prochaines primaires, il fallait qu'ils manœuvrent de façon plus habile. Les stratégies qu'ils déployèrent, dès lors, pour y parvenir, furent essentielles. Elles contribuèrent à structurer les réseaux activistes conservateurs et leur permirent de noyauter le Parti Républicain. [50] Déjà, en septembre 1960, un groupe déjeunes conservateurs Républicains avait décidé qu'il était temps de passer à l'action. Leur pre72 Mary C. Brennan, op. cit., p. 28. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 61 mier travail fut de mettre au point une véritable charte du conservatisme qui leur servirait de référence. Ils le firent au cours d'une réunion organisée à Sharon (Connecticut), dans la propriété familiale des Buckley (Great Elm) où ils purent également rencontrer plusieurs de leurs célèbres aînés dont, bien sûr, William F. Buckley, J.-R., Frank Meyer, Marvin Liebman et L. Brent Bozell 73. Le document de synthèse qu'ils produisirent fut intitulé « Sharon Statement ». Véritable profession de foi conservatrice (« We, as young conservatives, believe... ») le texte affirmait l'attachement de ses auteurs à la protection du libre-arbitre accordé « par le créateur » à chaque individu, au lien indéfectible unissant liberté politique et liberté économique, à la supériorité de la constitution américaine et du marché. Le rôle des États-Unis à l'étranger était abordé dans les derniers points. Deux idées, particulièrement chères à la « nouvelle droite interventionniste », y étaient mentionnées : la première identifiait les forces du communisme international comme la plus grande menace pour les libertés fondamentales défendues par l'Amérique ; la seconde insistait sur le fait que, dans cette configuration, les États-Unis devraient s'efforcer de vaincre cette menace plutôt que d'accepter de vivre avec 74. Le « Sharon Statement », dont le contenu associait anticommunisme et volonté de fusionner « traditionalisme » et « libertarianisme », portait à l'évidence l'empreinte intellectuelle des aînés de la National Review 75. Il allait devenir le document fondateur d'un mouvement de jeunesse conservateur, le Young Americans for Freedom (YAF) dont les principaux leaders (William Rusher, Marvin Liebman et Stanton Evans) furent particulièrement actifs dans la bataille pour obtenir l'investiture de Barry Goldwater comme candidat républicain à la présidentielle de 1964. Le candidat que les supporters de la « nouvelle droite » voulaient porter à la présidence était donc Barry Goldwater, [51] et ils comptaient bien que celui-ci se déclarerait comme tel. En juin 1961, lime faisait sa couverture sur le sénateur de l'Arizona et précisait dans ses 73 74 75 Jonathan M. Kolkay, op. cit., p. 30. John A. Andrew III, The Other Side ofthe Sixties : Young Americans for Freedom and the Rise of Conservative Politics, Rutgers University Press, New Brunswick, NJ. 1997, p. 56. "The Sharon Statement", in Statement of Principles, American Conservative Union, http://www.conservative.org/about-acu. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 62 colonnes qu'il était « le personnage politique le plus populaire à droite de Jack Kennedy... Aucun Républicain n'est aussi demandé ». 76 Goldwater était d'ailleurs fréquemment présenté par ses supporters comme l'héritier naturel de l'ancien sénateur de l'Ohio Robert Taft, toujours une référence politique associée à la « vieille droite ». Comme Taft, Barry Goldwater avait une croyance profonde dans le droit des individus au contrôle de leurs revenus, de leurs propriétés et de leurs destinées. Goldwater partageait également les craintes de Taft sur l'expansion du gouvernement fédéral et pensait, tout comme lui, que la plupart des problèmes pouvait trouver une solution satisfaisante à l'échelon de chaque État ou au niveau local. Pour autant, en matière d'idées sur la politique intérieure, la ressemblance entre les deux hommes s'arrêtait là. Après la seconde guerre mondiale, la position de Taft avait évolué sur certaines questions. Faisant de la promotion de « l'égalité des chances » (equal opportunity) un objectif politique supérieur à toute autre considération idéologique, il avait voté des textes de lois favorisant l'intervention de l'État dans des domaines comme l'éducation ou le logement social 77. Ces options n'étaient pas celles d'un Barry Goldwater dont l'objectif premier demeurait l'opposition à la croissance du gouvernement fédéral. Mais les différences entre les deux « héros » de la droite conservatrice étaient encore plus vives dans le domaine de la politique étrangère. Comme précisé auparavant (cf. supra), Taft insistait tout particulièrement pour que les États-Unis limitent leurs engagements dans le monde. Et contrairement au sentiment largement partagé de l'époque, il faisait de la Chine Communis76 77 L'historien George Nash identifie trois éléments clés du conservatisme de l'après guerre qui, selon lui, furent repris dans le « Sharon Statement » : le premier était la perspective « libertarienne » opposée à l'expansion de l'État associé au socialisme, une perspective qui érigeait en modèle l'entreprise privée et l'individualisme ; le second était le « traditionalisme » contenu dans les écrits d'auteurs comme Richard Weaver, Russell Kirk et d'autres, qui appelait à un retour vers les valeurs traditionnelles dans les domaines de la religion, de l'éthique et des valeurs morales ; le dernier élément était un engagement inconditionnel à lutter contre le communisme, issu des écrits de James Burnham, Frank Meyer et Whittaker Chambers, in John A. Andrew III, The Other Side of the Sixties : Young Americans for Freedom and the Rise of Conservative Politics, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey and London, 1997, p. 60. Jay D. Hartz, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 63 te, et non pas de l'URSS, la principale menace pour la sécurité du pays. Or Goldwater ne partageait pas du tout ces analyses. Pour lui, il ne faisait aucun doute que les États-Unis et l'URSS étaient engagés dans une lutte à mort pour le contrôle du leadership mondial. [52] Aussi se prononçait-il sur la nécessité d'engager les forces américaines partout où les Soviétiques tenteraient de s'imposer. L'Amérique, affirmait-il, était la seule nation capable de contrer la « menace rouge ». Son devoir était donc de protéger la civilisation et si nécessaire, de conclure des alliances militaires lointaines pour y parvenir. Une politique étrangère aussi interventionniste n'aurait pas été acceptable pour un Robert Taft. C'est autour de ces idées que Barry Goldwater conquit progressivement les cercles conservateurs du parti républicain. Bâtissant sur le legs de Taft, sans directement épouser ses choix, il en devint le candidat plébiscité. Les conservateurs appréciaient en Goldwater un politicien engagé, porteur d'un discours qui fusionnait les choix « libertariens » (défense de la liberté individuelle), « traditionalistes » (nécessité d'un ordre spirituel et moral) et « anticommunistes » (non reconnaissance américaine des pays communistes, utilisation éventuelle de l'arme nucléaire pour libérer les nations opprimées). Et dans l'électorat, les thèmes qu'il défendait, trouvaient un écho favorable, tout particulièrement, auprès de la classe moyenne. Nombre de citoyens voyaient en effet en lui, un recours, à plusieurs niveaux : un champion, tout d'abord, des petits et moyens entrepreneurs contre les contrôles pléthoriques et tatillons du gouvernement fédéral ; un recours, ensuite, pour des parents inquiets de la direction prise par l'éducation de leurs enfants ; un rempart, enfin, contre l'expansion domestique et mondiale de l'idéologie communiste 78. Des facteurs structurels concomitants avaient contribué à faire connaître ses idées : le développement d'une véritable communauté intellectuelle conservatrice, celui également, d'une presse dont les grands titres (National Review, Human Events, etc.) étaient prêts à en relayer les arguments, et, pour finir, la mise sur pied de réseaux organisés, proches des électeurs ou militants de base. Trois hommes, qui avaient déjà organisé la prise de contrôle conservatrice de la National Young Republican Federation (NYRF) 78 Mary C. Brennan, op. cit., p. 32. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 64 au cours des années 1950, jouèrent un [53] rôle particulièrement important dans l'organisation des réseaux de soutien à une candidature Goldwater. Il s'agissait de William Rusher, déjà cité pour ses liens avec Buckley, son rôle dans la « conférence de Sharon » et la création de YAF, F. Clifton White, un spécialiste de l'organisation politique locale auparavant chargé de promouvoir le « ticket » Nixon/Lodge et John M. Ashbrook, ancien président de la NYRF et membre du Congrès. White, Rusher et Ashbrook, qui disposaient d'importants fichiers établis durant leur période à la NYRF, comprirent que ceux-ci pouvaient leur être utiles. White avait en effet une thèse : si un soutien populaire commençait à se dessiner en faveur de Goldwater, il fallait parvenir à l'encadrer pour le rendre efficace. Car les Républicains libéraux, avec leur argent et leurs réseaux demeuraient puissants. De fait, l'objectif était de s'assurer que des conservateurs seraient choisis en nombre comme délégués à la convention républicaine nationale de 1964. Pour y parvenir, White proposa de reconstituer le type d'organisation qu'il avait mise au point chez les jeunes Républicains. L'idée était d'en faire un axe de direction et de formation à l'intention des groupes locaux de Républicains conservateurs. Pour White et ses amis, l'enjeu était là : faire campagne à la base (grassroots campaigning) ; conquérir des supporters et un électorat à cette échelle - celle du comté (county level) et des circonscriptions électorales locales (precinct level) - un élément que l'establishment Républicain libéral ne maîtrisait pas. Ce type d'organisation présentait, en outre, deux avantages : il était peu gourmand en hommes et en moyens financiers ; il était discret, car dans sa dimension très locale, il échappait à l'attention de l'establishment républicain libéral de la côte Est (qui, ne réalisant pas son importance à l'époque, s'en désintéressait). Entre octobre 1961 et décembre 1962, une trentaine de Républicains conservateurs décidèrent donc de structurer leur groupe en « comité de soutien à la candidature Goldwater » (Draft Goldwater Committee) 79. Il restait toutefois à approcher ce dernier pour obtenir son accord. [54] Clifton White rencontra Barry Goldwater en janvier 1963 pour lui faire part des intentions du comité à son égard. À la grande surprise de White, Goldwater lui apprit qu'il ne comptait pas se 79 Mary C. Brennan, op. cit., p. 38. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 65 présenter comme candidat à l'investiture. Echaudé par son aventure précédente (présidentielle de 1960), il estimait, une fois de plus, ne pas avoir de chances de l'emporter et voulait sauvegarder ses chances au Sénat. Ce refus ne devait pas décourager les membres du Draft Goldwater Committee. Leurs responsables décidèrent qu'ils poursuivraient, malgré tout. L'effort se porta plus particulièrement sur la création d'une multitude de clubs locaux de soutiens à la candidature. Cette recrudescence d'activité et le fait que Goldwater progressait dans la presse et les sondages ne manquèrent pas de faire réagir les responsables de campagne de Rockefeller. Ceux-ci dénoncèrent alors « l'extrémisme sans principe de la droite radicale » et l'activisme de ses groupes militants. Afin de consolider leurs positions dans l'électorat qu'ils comptaient fidéliser, les troupes de White, Rusher et Ashbrook entreprirent de créer dans chaque État des comités viables de soutien à Barry Goldwater. Le talent d'organisateur de White fit merveille et demeura une source d'inspiration ultérieure pour les Conservateurs. Ce dernier choisit en effet de rédiger un manuel à l'attention des présidents des groupes Républicains conservateurs pour chaque État. Intitulé « Target : Nomination 1964 », il était associé à un autre exemplaire, conçu, lui, pour les responsables locaux. Véritable « vade-mecum » de l'ingénierie politique locale, plusieurs grands points y étaient abordés : les objectifs du « Draft Golwater Committee » ; les instructions pour mettre sur pied un comité à l'échelle d'un État ; la façon de lever des fonds et de s'adresser aux médias ; l'organisation des activités locales et la mise en route des clubs locaux de soutien. Les manuels contenaient également des emplois du temps détaillant de façon très précise les périodes auxquelles les organisations devaient accomplir les tâches précitées. La création de ces outils eut un résultat : elle permit aux conservateurs de conquérir un [55] électorat nouveau 80. Car pour imposer leur candidat à la convention nationale du Parti Républicain, mais également lors des élections présidentielles, White et ses amis savaient qu'il fallait trouver de nouveaux appuis dans les États du Sud. Une catégorie de la population, en particulier, qui leur était déjà favorable dans le Middle West, le Nord et l'Ouest, devait être incitée à rejoindre leurs rangs. Il s'agissait, comme dans ces États, déjeunes pro80 Jay D. Hartz, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 66 fessionnels peuplant les nouvelles banlieues apparues, pendant la guerre, dans le Sud et le Sud-Ouest des États-Unis avec le développement des entreprises de la défense et à la suite du boom industriel qui avait suivi. Ces populations, parvenues à un certain niveau d'aisance économique, mêlaient natifs et Yankees « transplantés ». Leurs membres étaient hostiles aux programmes sociaux et votaient en général Républicain. Le tout était maintenant que leurs résidents votent « Conservateur ». Installés à New York dans le désormais célèbre (du moins pour l'historiographie conservatrice) « bureau 3505 » (Suite 3505), White, Rusher et Asbrook conçurent alors leur non moins célèbre « stratégie sudiste » (Southern Strategy). Comme ils tentèrent de l'expliquer ultérieurement, l'objectif affiché n'était pas (ce qu'affirmaient leurs détracteurs), de rallier à leur cause les opposants démocrates à l'égalité raciale entre noirs et blancs (ce qui fut tout de même fait) des États du Sud. Il était, tout comme dans les États de l'Ouest, du Nord et du Middle West, de fidéliser à la cause conservatrice, et dans le Parti Républicain, un nouvel électorat qui se reconnaîtrait dans les valeurs et les politiques que Goldwater défendait. C'est ce qui fut bientôt fait, en même temps que l'apport du soutien financier de ses partisans. En novembre 1963, Barry Goldwater était prêt à se déclarer candidat pour représenter le parti républicain lors des prochaines élections présidentielles. Mais un événement majeur faillit l'en dissuader définitivement. Il s'agissait de l'assassinat du président John F. Kennedy. Quand il apprit la nouvelle, Goldwater déclara à ses proches qu'il ne [56] comptait plus se présenter. De fait, le président Kennedy étant l'un de ses amis, Goldwater voyait un duel politique avec un homme de son envergure comme une opportunité sans égale. Elle lui aurait permis de faire connaître au peuple américain, à l'occasion d'un débat de haute teneur, le conservatisme, sous son meilleur jour. Avec Johnson qui, en sa qualité de Vice-président, devenait le nouveau Président des États-Unis, la situation se présentait de façon tout à fait différente. Pour Goldwater, le débat politique sur l'opposition conservatisme/libéralisme du New Deal, n'aurait ni l'impact, ni la dimension philosophique, qu'il aurait pu avoir avec un John Kennedy. Car il avait appris à connaître Lyndon B. Johnson au Sénat, alors que celui-ci était le chef de la majorité démocrate à la fin des années cinquante. Et il avait une piètre opinion de lui. Goldwater n'hésitait pas, en effet, à le Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 67 décrire comme un « tricheur », un « hyprocrite », quelqu'un qui ne reculerait devant rien pour se maintenir au pouvoir, quelqu'un qui transformerait l'affrontement politique en campagne de calomnies 81. Une fois le choc du meurtre de Kennedy absorbé, Goldwater, sur la base des sondages et des pressions de son entourage direct, comprit qu'il était toujours le mieux placé pour représenter le parti Républicain. Il décida donc d'être officiellement candidat en décembre 1963. L'événement eut cependant des suites qui ne furent pas celles espérées par les hommes du « Draft Goldwater Committee ». Estimant que ces derniers cherchaient à l'utiliser à des fins politiques qui n'étaient pas forcément les siennes, Goldwater choisit de les écarter de la gestion de sa campagne 82. Il installa alors à leur place et aux commandes de la campagne officielle (Goldwater for President Committee) un groupe de proches importés de son État d'origine. Désignés sous le sobriquet de « mafia de l’Arizona » (the Arizona Mafia), les membres de ce groupe cumulaient les handicaps. Parmi les principaux, on pouvait citer le choix de sa direction : Denison Kitchel, un avocat de Phoenix ne voulait tout d'abord pas de cette responsabilité, car il était conscient de ses lacunes en matière de connaissance [57] nationale du milieu politique ; quant à son second, Richard Kleindienst, c'était un politicien de l'Arizona dont la seule expérience à l'extérieur de son État avait été de faire partie de la délégation officielle à la convention nationale républicaine de 1960. Le résultat de cette configuration fut le suivant : les membres de la « mafia de l'Arizona » ne possédaient ni l'influence, ni les contacts, ni les compétences organisationnelles ou les réseaux d'un Clifton White et de ses amis. Un autre problème vint, en outre, se greffer sur le précédent. Il s'agissait de l'addition, à la campagne, d'une personnalité dont la présence était loin de faire l'unanimité. Bill Baroody, un ancien démocrate et le président du think-tank conservateur American Enterprise Institute, avait été intégré à la campagne Goldwater, pour lui apporter une caution intellectuelle. Amenant avec lui l'expertise de chercheurs parmi les- 81 82 William A. Rusher, "Voice in the Wilderness", Books on NRO Weekend, April 21-22, 2001. Gilman Barndollar, "Martyr to The Cause : The Goldwater Campaign of 1 964", The Concord Review, Inc, 1998, p. 144. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 68 quels l'économiste Milton Friedman 83, il devint vite évident que Baroody n'entendait partager son rôle avec personne. En septembre 1963, un incident en avait apporté la preuve. Barry Goldwater, Kitchell et Baroody s'étaient réunis avec William F. Buckley et L. Brent Bozell (l'auteur réel de The Conscience of a Conservative, signé par Goldwater - cf. supra) pour évoquer la question des contributions de campagne. À l'issue de cette rencontre, Goldwater leur avait fait savoir qu'il reprendrait contact avec eux. Mais cela ne devait jamais se produire. Deux jours après, le New York limes, renseigné par un « mystérieux informateur », s'empara de l'affaire. Le journal présentait la réunion comme un « meeting secret », au cours duquel Goldwater avait refusé, à des « forces de droite », l'accès à sa campagne. Cette fuite, que Goldwater et Kitchell attribuèrent plus tard à Baroody, eut des conséquences particulièrement négatives. Buckley et Bozell, nommément cités dans l'article, se sentirent profondément humiliés. Ils s'éloignèrent de la campagne de Goldwater et lui retirèrent tout soutien formel 84. Avec leur départ, Goldwater perdait l'appui de National Review, un organe de presse national, mais également l'expérience de stratèges républicains conservateurs [58] confirmés, ainsi que leur contribution financière. Ajouté à la perte du réseau YAF animé par des professionnels de l'activisme politique tels que Clifton White, William Rusher, Marvin Liebman et Stanton Evans, la campagne Goldwater pour les primaires républicaines et les élections nationales était mal engagée. D'autres éléments jouèrent contre Barry Goldwater. Ils étaient liés à sa propre personnalité, à la façon dont les médias allaient présenter ses prises de position sur différents sujets, mais aussi aux attaques des Républicains libéraux. Malgré ces éléments, très négatifs pour leur 83 84 William A. Rusher, op. cit. Milton Friedman rapporte qu'il avait fait partie de « American Enterprise Institute » depuis sa création, alors que le think tank était encore connu sous l'appellation de « American Enterprise Association ». Baroody y avait été à l'origine de la formation d'un groupe de conseillers scientifiques (board of académie advisors) qui supervisaient les publications de cet organisme. Et c'est à l'occasion d'un dîner organisé par Baroody que ce dernier demanda à Friedman d'être le conseiller économique de la campagne de Goldwater, in Brian Doherty, « Best of both Worlds », Interview with Milton Friedman, Reasononline, 6 juin 1995. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 69 impact sur sa candidature, d'autres facteurs, liés à la campagne organisée par ses supporters, contribuèrent néanmoins à faire basculer le GOP dans le camp conservateur. Goldwater cultivait, tout d'abord, un style abrupt et n'hésitait pas à faire des déclarations impromptues. Interrogé sur les armes nucléaires, il affirma trouver normal que le commandant en chef des forces de l'OTAN puisse en faire usage à discrétion. Si, depuis Eisenhower, cette position était admise dans les milieux officiels, elle n'avait jamais été formulée publiquement. Goldwater commit l'erreur de penser qu'elle relevait de l'ordre des vérités communes. Cette faute de jugement devait le poursuivre pendant tout le reste de sa campagne. Il apparut, en effet, au public comme un va-t-en guerre peu soucieux du caractère particulier des armes nucléaires. Pour les Américains dont le pays avait été, en 1962, au seuil de l'apocalypse lors de la crise des missiles de Cuba, ce type de discours ne passait pas. Les supporters républicains de Nelson Rockefeller ajoutèrent, ensuite, leur propre touche à l'entreprise de déconstruction du candidat Goldwater. Sur la base de déclarations, faites par ce dernier à des journalistes concernant la Sécurité Sociale et dans les quelles il se prononçait en faveur d'une adhésion strictement volontaire, ses adversaires politiques républicains parvinrent à faire passer l'idée qu'il voulait détruire le système. Cette stratégie coûta la primaire du New Hampshire à Goldwater et le convainquit qu'il était urgent de faire appel [59] à un homme comme Clifton White pour co-diriger sa campagne avec Kleindienst. La décision se révéla très vite payante puisque White, grâce à l'activation de ses réseaux locaux, parvint à convaincre les Républicains de plusieurs États (Oklahoma, North Carolina, Kansas, Tennessee), de voter pour envoyer des délégués favorables à Goldwater à la convention nationale du Parti. Tirant les leçons de la façon dont ces victoires avaient été acquises dans le Sud, Goldwater comprit qu'il était essentiel de s'appuyer sur des formations capables de conquérir l'électorat à la base (grass-roots movements) pour gagner de grands États comme la Californie. C'est ce qui fut fait, en enrôlant de nouveau dans la campagne officielle, les « Young Republicans », les « Young Americans for Freedom » (YAF) de Rusher, Liebman et Evans, les rescapés du « Draft Goldwater Committee » de White, Rusher et Ashbrook et des membres de la John Birch Society, une organisation très contestée de la droite radicale, dont les membres affirmaient qu'Eisenhower, Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 70 mais aussi le gouvernement des États-Unis, étaient à la solde des communistes (cf. infra). Près de 8 000 personnes, appartenant aux organisations précitées, s'engagèrent ainsi dans une gigantesque opération de démarchage à domicile, quartiers par quartiers, avec, pour résultat - et cela, malgré les déclarations publiques de Goldwater sur une possible solution nucléaire pour interrompre les livraisons d'armes aux troupes communistes du Nord Viêt Nam - la victoire des conservateurs aux primaires de Californie 85. Mais une autre victoire avait été remportée par les conservateurs, celle-là, sur le plan du financement de leur courant politique. Lors de sa campagne, le président démocrate, J.-F. Kennedy avait su, en effet, capter les faveurs financière d'une partie importante de la communauté des affaires, au bénéfice de son parti, et au détriment de la fraction libérale du GOP. Dès le début de son mandat, il s'était présenté comme un conservateur sur le plan fiscal et n'avait cessé de répéter que le gouvernement et le monde des affaires [60] étaient des « alliés nécessaires » 86. Il avait donc introduit une série de programmes favorables aux entrepreneurs : un plan de crédit d'impôts, une application limitée des lois anti-trusts, une législation favorable à l'expansion du commerce, etc. Il avait également voulu rassurer le patronat en nommant des Républicains à la tête du Trésor (Douglas Dillon) et de la Défense (Robert McNamara). Ainsi, malgré l'adoption par Kennedy, d'une approche plus Keynésienne de l'économie que son prédécesseur Républicain, il avait réussi à conquérir à sa cause une partie significative de la communauté des affaires. Un autre élément jouait en la faveur du nouveau président. Les Républicains libéraux comme Rockefeller ne s'opposaient pas vraiment à la plupart des principales mesures contenues dans la plateforme démocrate des années soixante qui faisait l'objet d'un large consensus dans la société américaine (« consensus libéral ») : soutien aux programmes sociaux, aux syndicats, aux droits des minorités, impôt progressif sur les revenus, etc. De façon paradoxale, cette situation était favorable aux Républicains conservateurs et défavorable aux Républicains libéraux. Alors que ces derniers, trop proches des thèses du camp Kennedy, voyaient une partie de leurs soutiens financiers issus du monde des affaires, se 85 86 Gilman Barndollar, op. cit., p. 149. Gilman Barndollar, op. cit., p. 151. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 71 reporter sur les Démocrates, les Républicains conservateurs qui, eux, rejetaient ces thèses sans compromis, bénéficièrent de l'apport des contributions provenant de deux types de sources : les industries en croissance de l'Ouest, du Middle West et du Sud des États-Unis ; les dons des militants conservateurs de la base, mobilisés par les réseaux d'activistes (YAF, Draft Goldwater Committee, etc.) contre ce « consensus libéral » Ces éléments, peu visibles à l'époque, contribuèrent pourtant à une transformation décisive dans la structure du pouvoir au sein du GOP. En créant une organisation financière alternative, les Républicains conservateurs s'affranchissaient de la tutelle des réseaux de soutien libéraux républicains. Très critiques des manœuvres politiques orchestrées par l'équipe Kennedy en direction du monde des affaires, ces mêmes manœuvres permirent néanmoins [61] aux conservateurs de faire progresser leur cause de façon décisive à l'intérieur du GOP. Malgré ces avancées très significatives pour la cause conservatrice, plusieurs éléments se conjuguèrent pour ôter à Goldwater toute chance de l'emporter contre Johnson, lors des présidentielles. Tout d'abord, lorsque la Convention Nationale Républicaine s'ouvrit au Cow Palace de San Francisco, le 16 juillet 1964, la tension qui régnait entre Goldwater et les libéraux du parti était à son comble. Les trois principaux leaders de cette faction, à savoir les gouverneurs Rockefeller, Romney et Scranton, avaient décidé d'unir leurs forces, pour tenter, une dernière fois, de le déstabiliser. Ils firent alors circuler, parmi les délégués, une publication qui attaquait Goldwater sur plusieurs questions : celle, tout d'abord, des armes nucléaires, dont ils l'accusaient de préconiser l'emploi de façon irresponsable ; celles, ensuite, de l'holocauste ou du respect des droits civiques entre blancs et noirs - thèmes sur lesquels il lui était reproché le manque de clarté de ses prises de position. Même si le procédé fut insuffisant pour empêcher Goldwater de remporter l'investiture, l'utilisation de ces questions brûlantes par ses ennemis politiques, eut des effets particulièrement négatifs sur l'issue finale des élections. Le comportement même de Goldwater ne contribua pas à en dissiper l'impact. Devant un parterre de délégués et de journalistes, le tout retransmis à la télévision, celui-ci prononça un discours d'investiture qui, s'il déclencha l'enthousiasme de ses supporters, ne manqua pas, dans le même temps, de provoquer l'inquiétude de millions d'Américains. Dans ce discours, il affirmait, entre autre, Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 72 que dans la version du Républicanisme portée par les conservateurs, « l'extrémisme au service de la défense de la liberté n'est pas un vice et que la modération dans la quête de la justice ne constitue pas une vertu 87 ». La suite de la campagne présidentielle fut l'occasion, pour les adversaires politiques de Goldwater (Démocrates et Républicains libéraux), d'exploiter cette phrase. Ils s'efforcèrent donc de démontrer que « l'extrémisme » prôné par ce dernier constituait un danger [62] pour le pays. Plusieurs éléments furent plus particulièrement utilisés pour y parvenir : l'un concernait les rapports des conservateurs républicains avec la John Birch Society ; l'autre était en rapport avec les positions de Goldwater sur l'utilisation de l'arme nucléaire ; un dernier point portait sur la question des droits civiques. Concernant le premier point plus particulièrement, la situation était particulièrement délicate à gérer. L'influence de la John Birch Society (JBS) 88 et de Robert Welch, son chef de file, étaient bien réelles et se faisaient sentir sur tout le territoire des États-Unis. Cette association fondée en décembre 1958 par Welch, et dont le premier chapitre avait vu le jour un an plus tard, entendait promouvoir des idées dans lesquelles se retrouvait un nombre important de conservateurs qui soutenaient Goldwater. La JBS, en accord complet avec les analyses du Sénateur Joseph McCarty, appelait à débusquer et combattre la subversion communiste, aux États-Unis, sous toutes ses formes. « Collectivisme » et « Étatisme » étaient présentés par les dirigeants de l'association comme autant de vecteurs, utilisés par les forces « libérales » (Démocrates ou Républicaines) soutenant le New Deal pour installer durablement le communisme dans le pays. Or, martelaient les responsables de la JBS, le communisme était en contradiction complète avec les idées politiques, économiques et religieuses contenues dans les textes fondateurs de la République américaine. Il en était de même concernant l'« Internationalisme » défendu par les « Républicains li87 88 Mary C. Brennan, op. cit., pp. 45-46. Barry M. Goldwater, With No Apologies, William Morrow and Co, New York, 1979, pp. 189-190. Jay D. Hatz, précise que la formule fut construite à partir d'une phrase d'un livre de Thomas Paine (Rights of Man) dont les mots exacts étaient les suivants : "A thing moderately good is not so good as it ought to be. Modération in temper is always a virtue ; but modération in principle is always a vice", in "The Impact of The Draft Goldwater Committee on the Republican Party", Continuity : A Journal of History, Fall 2000. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 73 béraux » rassemblés au sein du Council on Foreign Relations ou du Bilderberg Group 89. Les supporters de la JBS y voyaient un complot contre la République américaine, destiné à installer un gouvernement mondial sous l'autorité d'organisations supranationales, contrôlées par une oligarchie d'hommes d'affaires et de politiciens. D'autres points, défendus par la JBS, séduisaient également un nombre important de conservateurs. Il s'agissait de l'abolition de tout idée de progressivité de l'impôt sur le revenu, de l'annulation des lois sur la sécurité sociale, de la fin du transport [63] scolaire à des fins d'intégration, du retrait de l'Amérique de l'organisation des Nations unies, de la sortie du traité qui prévoyait le retour du Canal à l'État de Panama 90. Les idées de 89 90 L'organe de presse de la JBS explique l'origine de l'appellation retenue pour désigner l'organisation, de la façon suivante : « Le 9 décembre 1958, Robert Welch réunissait à Indianapolis 11 « patriotes » pour leur présenter, pendant deux jours, les objectifs de l'association qu'il entendait créer. Il leur expliqua également qu'il avait choisi de lui donner le nom de « John Birch », en souvenir d'un jeune missionnaire Baptiste américain qui avait trouvé la mort en Chine, aux mains des communistes ». Pour Welch, Birch était l'archétype même du héros américain : « [...] Il avait fait plus que tout autre individu pour gagner notre guerre et celle que menaient les Chinois contre les Japonais. Alors qu'il était encore un missionnaire civil, il avait secouru plusieurs des aviateurs du Colonel Doolittle qui avaient posé leurs appareils derrière les lignes ennemies en Chine. Six mois après la déclaration de guerre entre le Japon et les États-Unis, Birch intégra les rangs de la 14 th Air Force du Général Claire Chennault et devint « les yeux et les oreilles » des célèbres 'Flying Tigers'en Chine. A partir du moment où la guerre contre le Japon prit fin et que les Communistes Chinois ne furent plus obligés de prétendre qu'ils combattaient avec Chiang Kai-Shek, ils assassinèrent brutalement le Capitaine John Birch, en raison de la résistance farouche qu'il aurait été capable d'organiser contre eux. C'est à partir de cet exemple que fut conçue la John Birch Society, une organisation qui lutterait contre le collectivisme et le communisme », in Jane H. Ingraham, « An Invitation to Liberty », The New American, December 13, 1993. Le Bilderberg Group (du nom d'un hôtel dont le propriétaire était le Prince Bernhard des Pays-Bas, lui-même premier Chairman du Bilderberg Group) fut créé par Joseph Retinger, un Américain d'origine polonaise, dont la carrière l'avait conduit à rencontrer des dirigeants politiques et militaires de haut rang, un peu partout dans le monde. Retinger était porteur d'un projet qui, pour les militants ultranationalistes de la JBS était tout particulièrement irrecevable : de fait, même si son but affiché était d'unir les nations occidentales (Canada, Europe et États-Unis) dans une collaboration étroite pour lutter contre l'expansion du communisme, ce que Welch et ses militants reje- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 74 Robert Welch, le fondateur de la JBS avaient, très tôt, été consignées dans un ouvrage remis à tout nouveau membre (« The Blue Book of the John Birch Society »). Il y était particulièrement question de la « conspiration communiste » aux plus hauts niveaux de l'État 91, un thème récurrent de l'association. Ayant, au début des années 1950, accusé, dans une publication intitulée « May God Forgive Us » (1951) les présidents Démocrates Roosevelt et Truman, ainsi que les Secrétaires d'État Acheson et Marshall d'avoir abandonné la Chine et l'Europe de l'Est aux dirigeants communistes, quelques années plus tard, Welch s'en prit, dans « The Politician 92 », au Président Républicain Eisenhower et à John F. Dulles, également dénoncés pour leur « participation active à la conspiration communiste ». 91 92 taient, c'est qu'il envisageait d'y parvenir en s'appuyant sur des organisations supranationales dont le contrôle reviendrait à une sorte d'« oligarchie » multinationale, représentative de puissants intérêts politiques et financiers cachés. L'existence officielle du groupe fut rapportée, entre autres, par le Sénateur Jacob Javits invité à participer à l'une de ses réunions organisée les 20, 21 et 22 mars 1964 à Williamsburg en Virginie, et consignée dans les archives du Congrès, cf. Congressional Record, Volume 110, Part 6, April 11, 1964, pp. 7684-7685. Cf. aussi sur le sujet, John Pomian (editor), Joseph Retinger, Memoirs of an Emminence Grise, The Sussex University Press, Sussex, 1 972. On pourra consulter également d'autres archives officielles sur une Bilderberg Conférence, in U. S Council on Foreign Economie Policy Office of the Chairman (Joseph M. Dodge and Clarence B. Randall) Records, 1954-1961, Dodge Series, Bilderberg Conférence, Garmisch, Sept. 23-25, 1 955 (notes on most major world issues - atomic weapons and energy, disarmament, China, USSR, Germany), Dwight D. Eisenhower Library, Abilene, Kansas. A consulter encore, Bilderberg Group, Philip E. Mosely Collection, 1922-1972, 1984, Record Series Number : 15/35/51, University of Illinois Archives Holdings. Un article note, enfin, la proximité de David Mitrany, l'un des pères du « fonctionnalisme » (construction d'ensembles régionaux fonctionnels destinés à dépasser la rivalité belligène des États pour construire un monde de paix), avec Paul Rykens, Président du Conseil d'Administration de la firme Unilever, et l'un des pères fondateurs du Bilderberg Group. Entre 1944 et 1960, Mitrany fut l'« advisor » d'Unilever, in Gerhard Michael Ambrosi, « Keynes and Mitrany as Instigators of European Governance », University of Trier, January 2004, pp. 11-12. « John Birch Society », The Columbia Encyclopedia, Columbia University Press, Sixth Edition, 2000. Jane H. Ingraham, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 75 Malgré ces prises de positions extrêmes, la JBS fut, pendant cette période, une force politique que les dirigeants conservateurs ne pouvaient ignorer. Son organisation et les moyens dont elle disposait, expliquaient, en partie, cette situation. Elle était en effet animée par des permanents à plein temps et pouvait compter sur des membres particulièrement actifs lorsqu'il s'agissait de voter, de mobiliser et de former les militants de base, d'organiser des pétitions, d'envoyer du courrier aux hommes politiques ou de manifester. En mars 1961, selon Welch, l'association comptait 28 personnes au siège et environ 30 « Major Coordinators » sur le terrain qui étaient des salariés et dont les frais étaient pris en charge par la JBS. Une centaine de « Section Leaders », répartis sur tout le territoire, travaillaient sur la base du volontariat et complétaient le dispositif. Fin 1961, les estimations faisaient état de troupes dont les effectifs (le nombre était tenu secret) oscillaient entre 60 000 et 100 000 personnes 93. Au cours de la période, les thèses de la conspiration communiste soutenues par la JBS, étaient d'ailleurs partagées et propagées par d'autres groupes. [64] Ce fut, entre autres le cas de la « Christian Anti-communism Crusade » du Dr Fred Schwartz en Californie. Auteur d'un ouvrage intitulé « You Can Trust the Communists (to be Communists) » qui s'était vendu à plus d'un million d'exemplaires, Schwartz expliquait, dans l'une des lettres à ses adhérents, que les communistes encourageaient « l'avortement, la pornographie, l'homosexualité, les maladies vénériennes et la criminalité à grande échelle comme autant de moyens pour saper la fibre morale de l'Amérique et s'emparer du pouvoir » 94. Le thème de « l'assaut des forces communistes athées contre l'Amérique », compta ainsi parmi les principaux thèmes utilisés pour mobiliser les milieux conservateurs dans un soutien à la campagne de Barry Goldwater aux présidentielles de 1964. 93 94 À l'origine, l'ouvrage n'était qu'une lettre d'information écrite par Welch pour ses proches, dans le but de leur révéler le contenu de ses recherches sur la carrière d'Eisenhower. Cette lettre fut rendue publique à partir de 1960. « John Birch Society », The Public Eye, Web Site of Political Research Associates. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 76 Trois ouvrages, plus particulièrement, illustrèrent les idées de cet électorat favorable à Goldwater, et expliquèrent, en retour, la méfiance du grand public à l'égard de ce dernier. Le premier, qui fut également le plus connu, s'intitulait « A Choice, Not an Echo ». Écrit par Phyllis Schlafly, il faisait état d'une conspiration, où le Parti Républicain était contrôlé par une élite d'intellectuels dominée par des membres du groupe Bilderberg. Schlafly, dont le mari avait été, à l'échelon local, l'un des conférenciers de l'organisation du Dr Schwartz, ajoutait que les politiques envisagées par l'élite réunie au sein du Bilderberg, visaient à faciliter l'installation du communisme (par « libéralisme » interposé) à l'échelle de la planète. Le titre de son livre devint l'un des slogans de la campagne Goldwater 95. Un autre ouvrage, toujours écrit par Schlafly, mais cette fois en collaboration avec le contre-amiral Chester Ward, reprit le thème de la conspiration communiste et de ses appuis volontaires et involontaires aux États-Unis. Taillé, lui aussi, sur mesure pour la campagne Goldwater, « The Gravediggers » apportait, avec la contribution de Chester Ward, membre influent du American Security Council et conférencier au Foreign Policy Research Institute, la [65] dimension de l'expertise sur un certain nombre de questions de défense. Il y était plus particulièrement question de la façon dont la stratégie et la tactique militaire américaines avaient été conçues pour faciliter l'expansion du communisme à l'échelle de la planète. Un dernier livre, écrit par John Stormer, complétait cette série. Il s'agissait de « None Dare Call it Treason », qui soulignait le rôle joué par des élites installées au cœur du pouvoir dans le but de préparer l'invasion communiste 96. Vendu à plus de 7 millions d'exemplaires, ce qui à l'époque en faisait un best-seller, l'ouvrage expliquait la façon dont la « conspiration socialo communiste » avait réduit l'Amérique en esclavage. On y apprenait, entre autres, comment les forces de la « décadence » à l'œuvre dans les écoles, la presse et même dans les églises, avaient poussé les Américains à accepter de céder du terrain à l'ennemi communiste depuis 20 ans. 95 96 Ibid. « John Birch Society », The Public Eye, Web Site of Political Research Associates. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 77 À l'époque de l'élection présidentielle de 1964, environ deux tiers des membres de la John Birch Society soutenaient Barry Goldwater et de nombreux militants de l'association avaient été des délégués à la convention nationale Républicaine, la même année. Les groupes susmentionnés ajoutaient leurs voix et l'ensemble formait un corpus d'idées et de revendications assez représentatif de l'état d'esprit des conservateurs de la base. Concernant plus particulièrement la JBS, les conservateurs appréciaient, notamment, l'insistance de Robert Welch, son chef de file, à voir, dans la politique suivie par Eisenhower, ou dans le mouvement pour le respect de l'égalité des droits civiques entre blancs et noirs, les résultats d'un « complot communiste » dont l'objectif était de compromettre les libertés américaines fondamentales. Au tout début des années soixante, des leaders du mouvement conservateur comme William Buckley, Marvin Liebman ou Clarence Manion, avaient d'ailleurs soutenu l'association de Welch. Barry Goldwater, lui-même, s'était montré réticent à la stigmatiser, expliquant que si des « lunatiques » s'en réclamaient, elle comptait également, [66] parmi ses membres, des conservateurs très fidèles et tout à fait sains d'esprit 97. Très rapidement, pourtant, Buckley, Russell Kirk et Goldwater comprirent qu'il leur fallait prendre leurs distances avec la JBS, faute de quoi les conservateurs seraient automatiquement associés, dans l'esprit du public américain, à de dangereux extrémistes. Buckley et Kirk étaient plutôt d'accord pour désavouer la John Birch Society. Goldwater, lui, ne pouvait se résoudre à condamner cette association de façon claire et nette. Les trois hommes choisirent donc la voie du compromis. Par l'intermédiaire des titres de presse qu'ils contrôlaient, ils attaqueraient Welch plutôt que son organisation. Par là même, ils espéraient pouvoir rejeter toute accusation d'« extrémisme » portée à leur encontre, tout en conservant le support électoral des membres de la John Birch Society. En 1962, les pages éditorales de National Review furent consacrées à cet exercice délicat. Sous le titre « The Question of Robert Welch » les colonnes de la revue fustigèrent le caractère excessif, dans la forme et le contenu, du leadership de Welch. Dans le 97 À la fin des années 1980, Stormer mit à jour son ouvrage et substitua à l'ennemi communiste « l'humanisme laïque », comme nouvelle menace pour les États-Unis. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 78 même temps, elles tendaient la main aux militants de la John Birch Society, reconnaissant leur dévouement sans relâche à la cause conservatrice et leur patriotisme sans faille 98. Après la parution du texte, la revue et Buckley reçurent en retour un courrier abondant de lecteurs mécontents. Ces derniers leur reprochaient de s'en prendre à des « compagnons de route » et allaient même jusqu'à mettre en doute les convictions conservatrices des auteurs et leurs intentions réelles. Est-ce que Welch était un obstacle sur la voie du contrôle de la droite ? Pour nombre de conservateurs, le seul extrémisme qui constituait un véritable danger en Amérique était « l'extrémisme de gauche ». Les militants de la JBS choisirent donc de continuer d'apporter leur appui à Goldwater et ne se privèrent pas de le faire savoir. Le projet de Buckley et de ses amis, qui avait pour ambition de souligner la différence entre « extrémistes de droite » et « conservateurs modérés », n'eut donc pas l'effet électoral, immédiatement escompté. [99] À ce problème, s'en ajouta un autre, déjà évoqué. Il avait pour objet le comportement de Goldwater durant la campagne pour les présidentielles. Sa façon de faire des déclarations abruptes sur l'utilisation des armes nucléaires (« dans les toilettes pour hommes du Kremlin » ou « pour défolier les jungles du Viêt-Nam ») fit du tort à son image de marque. Goldwater, en tenant des propos aussi extrêmes sur la question, donnait l'impression qu'il pouvait être un soutien indirect de l'organisation de Welch. Ses adversaires démocrates jouèrent alors à fond sur les thèmes de « l'extrémisme » et de « l'irresponsabilité ». Bill Moyers, l'un des chargés de campagne de Lyndon B. Johnson, fit réaliser deux films publicitaires qui présentaient Goldwater comme un « maniaque de la bombe ». Mettant en scène la jeunesse et la nature, sur fond d'apocalypse nucléaire, leur effet fut particulièrement dévastateur dans le grand public américain. Un dernier point coûta très cher à Barry Goldwater. Ce fut son opposition au Civil Rights Act. Cette prise de position pouvait d'ailleurs sembler paradoxale, au vu des décisions qu'il avait pu prendre précédemment, sur le terrain de la politique locale. De fait, Goldwater ne se privait pas de rappeler que dans son État de l'Arizona, il avait oeuvé activement pour abolir la ségrégation dans les lieux publics de restauration rapide, mais aussi dans les 98 Lyman Davis Hunt, op. cit., p. 58. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 79 rangs de la Garde Nationale 99. Toutefois, en conservateur convaincu, il estimait que le Civil Rights Act ne faisait que renforcer l'État Fédéral et violait la Constitution ; il empiétait, insistait-il, sur les prérogatives des États américains, dans le traitement d'un problème (la ségrégation) qui devait être réglé à leur échelle. Cette explication, qui motiva sa décision de voter « contre », fit de Goldwater le seul Sénateur Républicain dans cette situation. Ses ennemis politiques, déjà mobilisés sur le thème de « l'extrémisme » du candidat conservateur par rapport à l'utilisation des armes nucléaires, bondirent sur cette nouvelle occasion. Ils firent alors de la volonté de mobiliser dans le Sud un électoral raciste et ségrégationniste, l'explication principale du vote Goldwater contre le Civil Rights Act. Cette « stratégie [68] sudiste » (« Southern Strategy ») présentée comme un outil du combat politique, acheva de convaincre nombre d'électeurs américains du biais « extrémiste » associé à sa candidature. Les résultats du scrutin confirmèrent cette perception. Le 4 novembre 1964, l'Amérique apprenait la défaite sans appel de Barry Goldwater. Six États seulement, sur les cinquante, lui avaient accordé leur confiance. Il n'avait emporté la victoire en Arizona que d'une très courte majorité et recueillait les voix des électeurs de cinq États du Sud (Alabama, Georgia, Louisiana, Mississipi, South Carolina), particulièrement opposés à l'égalité des droits civiques entre blancs et noirs. Cette issue, a priori défavorable pour l'image de marque des Républicains Conservateurs, eut néanmoins, à long terme, des conséquences électorales plutôt bénéfiques pour le courant conservateur du GOP. De façon évidente, Goldwater avait perdu la totalité du vote noir. Or, à une époque, ce vote se répartissait de façon assez équitable entre Républicains et Démocrates. Il avait également perdu les voix d'une partie importante de l'élec-torat blanc, favorable au mouvement des droits civiques. Mais ces voix provenaient essentiellement des États du Nord-est, une zone que les stratèges conservateurs avaient renoncé à conquérir, l'ayant identifiée, en début de campagne, comme un bastion des forces « libérales ». Ce que Goldwater avait gagné, en revanche, c'était ce que ces adversaires lui avaient reproché d'avoir voulu s'assurer de façon tacticienne, en votant contre le Civil Rights Act : le 99 Lyman Davis Hunt, op. cit., p. 58. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 80 vote des blancs du Sud qui, tout particulièrement dans la catégorie des faibles revenus (« poor whites »), étaient totalement opposés à la mise en œuvre de cette législation. Le résultat se traduisit ainsi, dans les faits, par l'intégration, dans le parti de Lincoln et de l'émancipation des noirs, d'une catégorie d'électeurs racistes et ségrégationnistes. Il signifia, également, une victoire politique pour le camp Républicain qui avait réussi à mettre un terme à l'emprise des Démocrates sur les États du Sud. D'autres gains significatifs furent enregistrés par les Conservateurs Républicains à l'issue de l'élection présidentielle. [69] Avant la désignation de Goldwater comme candidat officiel du parti républicain à la présidentielle, il n'existait pas de véritable lien entre « le monde des idées conservatrices et celui de la politique conservatrice 100. » Si les éditoriaux de la National Review étaient parvenus à créer, à droite, une sorte de compromis entre les positions « anti-communistes », « traditionalistes » et « libertariennes », leurs principaux auteurs ne semblaient pas avoir les moyens d'en imposer les contenus dans le débat politique national. De la même façon, mais à l'inverse, si F. Clifton White avait réussi à organiser les conservateurs dans l'arène politique, il lui manquait un corps de doctrine associé à un candidat qui permettrait d'installer les idées conservatives dans le parti Républicain. Les mots utilisés par L. Brent Bozell pour le compte de Barry Goldwater dans « The Conscience of a Conservative », changèrent la donne. Ils fournirent aux conservateurs le contenu qui manquait pour légitimer leur entreprise. Concernant leur traduction dans l'arène politique, William Rusher eut, quant à lui, un rôle déterminant. Jouant sur sa double casquette d'éditeur au sein de la « National Review » et d'organisateur du « Draft Goldwater Committee », il fut l'un des principaux conduits par lesquels se réalisa l'union des idées et de l'action conservatrices 101. Une autre avancée déterminante associée à la candidature fut réalisée par l'intermédiaire du « Draft Goldwater Committee ». Si l'action de ses membres fut essentielle pour installer les conservateurs à des postes clés du parti républicain, elle eut, à long terme, des conséquen100 101 Gilman Barndollar, op. cit., p. 154. i Jay D. Hatz, "The Impact of The Draft Goldwater Committee on the Republican Party", Continuity : A Journal of History, Fall 2000. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 81 ces politiques encore plus importantes. De fait, les « listes Goldwater », établies au cours du processus électoral, permirent d'installer le conservatisme dans la durée. Ces listes, composées à partir des « Draft Goldwater Petitions » et des « Citizens for GoldwaterMiller », contenaient les noms et adresses de milliers de gens prêts à donner du temps et de l'argent pour faire avancer la cause conservatrice. Elles avaient fait la preuve de leur efficacité en faisant de la campagne de 1964 la première à être financée essentiellement [70] par les « gens de la base » (Goldwater avait reçu des contributions de la part de 2 millions d'Américains alors que seulement 40 000 personnes avaient donné au parti républicain en 1960 102). Ces « listes Goldwater » furent alors utilisées pour créer les organisations à même de favoriser la diffusion d'idées et l'activisme politique conservateurs, parmi lesquelles le think tank Héritage Foundation (cf. infra) et la non moins célèbre American Conservative Union (ACU) 103. Cette dernière, capable de solliciter directement par la poste ses sympathisants, eut ainsi la possibilité, grâce à des dons de 50 et 100 dollars, de devenir un lieu de rassemblement des conservateurs à l'extérieur du parti républicain. Le phénomène eut toutefois des conséquences encore plus importantes. Il contribua en effet à transformer les méthodes de financement des formations politiques aux États-Unis. Jusqu'alors, les candidats des deux partis dépendaient essentiellement de grands donateurs et des officiels de leur bord pour alimenter leurs campagnes. Désormais, ils allaient pouvoir solliciter directement leurs sympathisants et lever des fonds hors du contrôle de leurs partis 104. 102 103 Ibid. John A. Andrew III, The Other Side ofthe Sixties : Young Americans for Freedom and the Rise of Conservative Politics, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey and London, 1997, p. 210. 104 Avant même la présidentielle de 1964, Robert Bauman, l'un des principaux dirigeants de « Young Americans for Freedom (YAF) », s'était prononcé en faveur de la création d'une entité conservatrice d'accueil pour les aînés issus de la YAF. Si YAF avait été formée en 1960 comme organisation de soutien en dehors des réseaux politiques établis, « American Conservative Union (ACU) » en serait l'extension logique, le trait d'union avec l'establishment conservateur. L'idée avait déjà été formulée deux ans auparavant, par Marvin Liebman, Frank Meyer et L. Brent Bozell. Et le samedi suivant l'élection de 1964, Bauman rencontra à Manhattan William F. Buckley Jr. et un petit groupe d'activistes, pour créer cette organisation conservatrice qu'ils décidè- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 82 Aussi, lorsqu'ils firent le bilan général de ce que leurs ennemis politiques appelaient une « déroute », les responsables conservateurs comprirent qu'ils avaient à leur actif plusieurs éléments qui pourraient faire de leur mouvement un acteur clé du parti républicain et du paysage politique américain. En sus des avancées précédemment citées, les conservateurs avaient tout d'abord réussi à faire pencher le parti Républicain à droite, en obtenant l'investiture pour leur candidat. Ensuite, ils étaient parvenus à rendre légitimes les idées conservatrices (sur la nécessaire réforme de la sécurité sociale, les coupes sombres dans les subventions gouvernementales, l'extension des privatisations, la morale dans le gouvernement et la lutte contre le communisme) et à créer l'amorce des organisations et des réseaux qui allaient constituer les forces vives des batailles politiques à venir. Enfin, les conservateurs avaient trouvé, en la personne [71] de l'ex-démocrate Ronald Reagan, un digne successeur de Barry Goldwater et le nouveau porte-parole de la cause conservatrice. De fait, alors que la campagne électorale de 1964 tirait rent d'appeler « American Conservative Union (ACU) ». Sa déclaration de principes débutait par les mots suivants : « American Conservative Union tient pour vrai que tous les hommes ont été pourvus par leur Créateur de droits inaliénables. À l'encontre d'un monde qui se débat dans l'anarchie politique, nous recommandons l'adoption d'un ordre moral transcendent grâce auquel il sera possible déjuger sans hésitation toutes les institutions humaines conçues dans toutes les sociétés. » Conçue selon le modèle de sa rivale, Americans for Drmocratic Union (ADU), American Conservative Union se vit attribuer quatre objectifs : mobiliser et consolider les ressources intellectuelles du mouvement conservateur ; fournir du contenu et des lignes directrices pour les organisations, les publications et les leaders politiques conservateurs ; influencer l'opinion américaine pour l'amener à accepter les idées conservatrices en matière d'économie et de gouvernement ; stimuler et diriger l'action citoyenne en matière de problèmes économiques et sociaux, de législation, de politiques publiques, la mobiliser pour soutenir les conservateurs candidats à des postes de responsabilité publique. Le premier bureau de ACU compta parmi ses dirigeants plusieurs parlementaires parmi lesquels Donald Bruce, élu républicain de l'Indiana et John Ashbrook de l'Ohio, ainsi que des personnalités du mouvement conservateur comme Robert Bauman, Frank Meyer, L. Brent Bozell, Peter O'Donnell, Lammot Copeland Jr, William Rusher et William F. Buckley Jr. John A. Andrew III, The Other Side of the Sixties : Young Americans for Freedom and the Rise of Conservative Politics, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey and London, 1997, p. 213. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 83 à sa fin, Goldwater avait demandé à Ronald Reagan, un ami de longue date, de faire, pour son compte, un discours à la télévision nationale. Intitulée « A time for Choosing », l'allocution, prononcée le 27 octobre, avait été réalisée à partir de remarques très hostile à rencontre du « contrôle de l'économie par le gouvernement » et du « caractère immoral et discriminatoire de l'impôt progressif » faites par Reagan lorsqu'il travaillait comme porte-parole occasionnel de l'entreprise General Electric entre 1954 et 1962. Le contenu du message, organisé autour de la notion de « choix moral » (« choix entre le communisme et la liberté, l'intervention du gouvernement et l'économie de marché sans entraves, etc... ») était connu des personnalités de la droite conservatrice comme Henri Salvatori, l'un des personnages les plus influents en Californie qui avait eu l'occasion de l'entendre à plusieurs reprises 105. La façon dont Reagan s'exprimait joua en sa faveur. C'était en effet un orateur consommé, et son expérience d'acteur de cinéma, combiné à sa capacité à se présenter comme un homme de conviction désintéressé, réussit à lui conférer l'image de « monsieur tout le monde ». Donc Ronald Reagan, l'ex-démocrate venu tardivement au Parti Républicain (1962) 106, avait toutes les qualités de Goldwater, notamment au niveau des idées, sans être assimilé à un extrémiste. Avec lui, les activistes du mouvement, comprirent qu'ils avaient trouvé leur héraut. [72] 105 Jay D. Hatz, "The Impact of The Draft Goldwater Committee on the Republican Party", Continuity : A Journal of History, Fall 2000. 106 Lyman Davis Hunt, op. cit., p. 62. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 84 [73] La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. Deuxième partie Les réseaux de la seconde « nouvelle droite » Retour à la table des matières Les conservateurs bénéficièrent de l'évolution du contexte domestique et international de la fin des années 1960 et du début des années 1970 pour s'installer de façon durable dans le paysage politique américain. Alors même que l'intelligentsia de cette époque était largement dominée par les idées « libérales » (« de gauche aux EU ») et donc peu réceptive à leur agenda, c'est précisément cette situation qui fut à l'origine de leurs succès. Plusieurs éléments y contribuèrent : la guerre du Viêt Nam et les récits, dans les médias, de soldats américains qui se retournaient contre leurs officiers sur le terrain, le scandale du Watergate, les manifestations étudiantes et noires pour les droit civiques ou les émeutes raciales dans les plus grandes villes, la « contre-culture » portée par le mouvement hippy entraînant dans son sillage drogue, remise en cause Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 85 de la famille et de la société de consommation, mais aussi la « nouvelle gauche » radicale sur les campus et sa contestation du capitalisme, furent autant de sources d'inquiétudes pour de nombreux américains qui estimaient non seulement que l'infrastructure institutionnelle des États-Unis (ses lois, coutumes, valeurs, cellules de base, etc.) paraissait sombrer dans le chaos et l'anarchie, mais encore, que leurs croyances et idées n'étaient plus représentés par leurs parlementaires à Washington. En conséquence, la plateforme antigouvernementale des [74] conservateurs devint plus attractive, apparaissant comme un rempart face à ce qui était largement perçu comme une « menace de déstabilisation révolutionnaire ». Comme l'écrivit Lewis H. Lapham, « [...] dans les esprits des chefs d'entreprise qui déambulaient au milieu des séquoias de Bohemian Grove 107 en juillet 1968, la peur était réelle et palpable 108. » 107 "Ronald Wilson Reagan, 40th President of the United States", http://millercenter.org/president/reagan. 108 L'emplacement, dans la région de San Francisco (Monte Rio, Ca.), d'un club conservateur très élitiste (Bohemian Club), peu connu du grand public, dont les sessions, ouvertes et clôturées par des « rites païens » sont interdites à la presse. Il réunit chaque année en été les homes et les entreprises les plus influents des États-Unis et de la planète, cf. Peter M. Philips, A Relative Advantage : Sociology of the San Francisco Bohemian Club, Doctoral Dissertation in Sociology, University of California at Davis, 1994. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 86 [74] Deuxième partie : LES RÉSEAUX DE LA SECONDE «NOUVELLE DROITE» 4 Contre-culture, Néoconservatisme et Nouvelle Droite bis Retour à la table des matières De fait, au cours de cette période, les Républicains conservateurs reçurent le soutien de plusieurs groupes d'intérêts particulièrement actifs et influents. Deux d'entre eux, une partie du monde des affaires et des associations religieuses chrétiennes, semblaient être des alliés « naturels », dans la mesure où les idées radicales de gauche sapaient leur assise. Mais le troisième ensemble, quant à lui, surprit au départ plus d'un observateur. De fait, ses principaux chefs de file, des intellectuels de renom, avaient jusqu'alors appartenu au camp « libéral » et voté « démocrate ». Quelles raisons avaient pu les pousser à devenir de « nouveaux conservateurs » (« néo-conservateurs ? ») Au début des années 1960, une nouvelle génération d'étudiants radicaux envahit progressivement les campus américains. Ils constituèrent une « Nouvelle Gauche » (« New Left ») dont la naissance officielle coïncida avec un événement : la réunion, en 1962 à Port Huron (Michigan), d'un groupe d'étudiants partageant les mêmes idées politiques et appartenant à une organisation connue sous le nom de « Stu- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 87 dents for a Democratic Society (SDS) ». Au cours du week-end qui les rassembla à Port Huron, l'un des leaders, Tom Hayden, rédigea une déclaration qui appelait à la création d'une véritable « démocratie participative aux États-Unis. » Réclamant le pouvoir politique pour le « citoyen moyen », le document s'insurgeait contre « l'establishment libéral » à la tête du pays, accusé de s'être installé [75] dans la complaisance 109. Contrairement à ce que les étudiants radicaux espéraient au départ, leurs aînés parmi les intellectuels libéraux les plus en vue, refusèrent de soutenir leur action. La raison principale en fut que les sympathisants de la « nouvelle gauche » rejetaient l'anti-communisme. Or, pour des intellectuels de renom comme Daniel Bell, Nathan Glazer ou Irving Kistol, le fait qu'ils militaient depuis toujours dans la gauche américaine ne les avaient pas empêchés, depuis les procès Hiss et Ronsenberg dans les années 1940 et 1950 (cf. supra), de tenter de convaincre leurs collègues libéraux que l'espionnage soviétique était bien réel, et de proclamer haut et fort que le communisme soviétique avait accouché d'un monstre et que sa propagation par tous les moyens figuraient parmi les principaux dangers menaçant les États-Unis. Ce faisant, même si, au plus fort de l'ère McCarthy, des personnalités comme Kristol et Glazer, alors éditeurs du magazine Commentary, avaient pu écrire des articles contre le Sénateur et son comité d'investigation, ils ne s'étaient pas privés non plus de critiquer ceux qui s'opposaient aux anti-communistes, ni de participer à des organisations, comme le Congress for Cultural Freedom (CCF), pilotées par la CIA pour contrer l'expansion du communisme dans le monde. Le contexte géopolitique des années 1960 allait les conforter dans leurs analyses et précipiter la rupture avec les étudiants radicaux. Bien que McCarthy ait disparu du paysage politique, ces mêmes étudiants, pour avoir grandi en entendant les diatribes du Sénateur dans les média, étaient, pour nombre d'entre eux, farouchement décidés à s'opposer à l'anticommunisme. Or, à l'époque, les relations entre l'URSS et les États-Unis restaient dominées par la logique de la guerre froide. Au moment où le « manifeste de Port Huron » était écrit, Kennedy affrontait Khrouchtchev au sujet de la crise des missiles de 109 Lewis H. Lapham, "Tentacles of Rage : The Republican Propaganda Mill, A Brief History", Harpers Magazine, v. 309, n° 1852, September 1 st 2004. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 88 Cuba. Ailleurs dans le monde, au Sud Viêt Nam, les États-Unis commençaient à envoyer leurs premiers conseillers pour apporter une aide au régime qui luttait contre le voisin communiste. L'escalade de la guerre en [76] Asie du Sud Est et l'organisation d'une marche de protestation contre le conflit à Washington en 1965 fit passer la « Nouvelle Gauche » de petite formation politique à un mouvement national étudiant. Progressivement, l'agitation sur les campus animée par les radicaux et la contestation de toute autorité, provoquèrent une réaction de rejet de la part de certaines des figures du mouvement intellectuel libéral, opposées à la « politisation de l'université ». Le magazine Commentary, dont le rédacteur en chef était Norman Podhoretz publia un article de Nathan Glazer critiquant le « Free Speech Movement. » Quelque temps plus tard, Irving Kristol et Daniel Bell fondèrent The Public Interest (1965) qui sortit très vite un numéro entier sur la révolte étudiante, suivis d'autres articles évoquant la nécessité de protéger l'université contre toute tentative de politisation qui mettrait en danger la liberté d'esprit. En retour, dans de grandes universités, les sympathisants de la « Nouvelle Gauche » se mirent à critiquer les intellectuels de l'« establishment libéral », accusés être aveugles aux problèmes politiques et culturels de l'Amérique. L'évolution des événements précipita les différents protagonistes (intellectuels « libéraux » étudiants radicaux ») dans une opposition respective de plus en plus marquée. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, la Nouvelle Gauche, qui ambitionnait de construire un mouvement uni et pacifique fit place à un mouvement sujet à la violence, aux dissensions internes et enclin à pratiquer un prosélytisme marxiste extrémiste. Le mouvement contribua également à transformer le paysage politique américain. Dans son combat contre l'« establishment libéral », la Nouvelle Gauche poussa le parti démocrate plus à gauche, avec pour résultat la nomination du radical McGovern comme son candidat à la présidentielle de 1972 et sa défaite massive face à Nixon. Le phénomène encouragea des personnalités de l'intelligentsia libérale comme Irving Kristol, déjà très critique à l'égard des programmes sociaux du président démocrate Lyndon B. Johnson (« Great Society ») à voter Nixon et, à la fin des années 1970, à être détenteur [77] d'une carte au Parti Républicain. Il fit alors parti d'un groupe d'intellectuels libéraux qui évolua vers la droite et qui associa entre autres, Jeanne Kirkpatrick, Norman Podhoretz et Hilton Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 89 Kramer. Dans les années 1980, ces intellectuels furent à l'origine d'une nouvelle génération de magazines comme « The National Interest » ou « The New Criterion » et participèrent à la revitalisation du conservatisme américain. Les « nouveaux conservateurs » (neoconservatives) étaient nés. Quelques précisions supplémentaires sont toutefois nécessaires pour comprendre la formation de ce courant bien particulier et son inscription progressive dans la mouvance et les réseaux conservateurs. Le courant « néoconservateur » s'imposa donc progressivement dans le paysage politique des années 1960 aux États-Unis, en réaction aux excès de la « nouvelle gauche » (New Left) et aux échecs politiques du « libéralisme démocrate » qui lui était lié. Le « néoconservatisme », comme le socialiste américain Michael Harrington appela cette force politique, regroupa des anciens alliés politiques de gauche, des gens qui, à l'origine, n'étaient absolument pas associés au camp « conservateur ». Ses chefs de file (Irving Kristol et sa femme Gertrude Himmelfarb, Norman Podhoretz et son épouse Midge Decter, Daniel Patrick Moynihan, Nathan Glazer et Daniel Bell 110) comptaient avant tout des intellectuels, des spécialistes des sciences sociales. Parmi eux, certains avaient été Trotskistes 111 ; d'autres en raison de leurs origines juives militaient activement avec les fractions américaines sionistes les plus engagées au côté du Likoud ; tous étaient des supporters traditionnels de l'héritage du New Deal dans le Parti Démocrate, se présentaient comme des « libéraux Rooseveltiens » et jugeaient sévèrement le Parti Républicain, accusé par eux d'être antiintellectuel, raciste et trop ancré dans l'héritage WASP. Ces intellectuels libéraux ne pouvaient donc pas être des adversaires de l'ÉtatProvidence. Ils affichaient plutôt leur volonté de le faire évoluer, pensant que le parti démocrate était le mieux placé pour défendre l'idéal 110 « A Short History of the New York Intellectuals : The Most Interesting Place in the Soviet Union », Arguing the World, PBS Online. 111 Nathan Glazer, tout en restant un démocrate, évolua également vers la droite, mais moins facilement que Kristol. On lui attribua l'étiquette de « conservateur » en grande partie à cause de ses conflits avec la Nouvelle Gauche et en raison de ses critiques sur les politiques sociales libérales. Bell quant à lui, fut également qualifié de « néoconservateur », mais ne se reconnaissait pas forcément dans ce groupe. Il se déclarait « socialiste en économie, libéral en politique et conservateur concernant la culture ». Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 90 d'un capitalisme anti-communiste et socialement [78] responsable. Toutefois, les événements qui, au cours des années 1960 et 1970 secouèrent le pays, contribuèrent à transformer ce jugement. Confrontés à la progression des idées révolutionnaires de gauche comme « la redistribution de la richesse et des revenus », ainsi qu'à l'action militante violente sur les campus universitaires et dans les programmes sociaux liés à la « Great Society » de l'administration Johnson (en particulier le « Community Action Program »), les intellectuels néoconservateurs commencèrent à prendre leur distance avec le parti démocrate et les tendances dominantes du libéralisme de l'époque. Un rapport, écrit en 1965 par Daniel Patrick Moynihan, alors Assistant Secretary at the U.S. Department of Labor, exprima les préoccupations de ce groupe vis-à-vis des mesures contenues dans le projet de « Grande Société » de Lyndon B. Johnson. Ce projet constituait, selon son auteur, l'illustration parfaite d'une expansion incontrôlée de l'État-Providence, favorisée par les dérives de certains programmes pour les minorités. Intitulé « The Negro Family : The case for National Action » et s'appuyant sur les statistiques du Bureau of Labor et sur plusieurs enquêtes, le rapport Moynihan voyait, entre autres, dans le poids historique de l'esclavage et « l’écheveau des pathologies » (tangle of pathology) de la famille noire (matriarcat, alcoolisme, drogue, divorce, échec scolaire, naissances illégitimes, filles-mères, etc.), les cause de plusieurs éléments : l'implosion de la cellule familiale afro-américaine, la forte progression des bénéficiaires de l'aide sociale dans cette communauté, l'expansion de la pauvreté et le taux élevé de chômage parmi ses membres. Pour permettre aux afro-américains de bénéficier, en toute égalité des droits et devoirs associés à la citoyenneté américaine, Moynihan assignait alors comme tâche prioritaire aux programmes fédéraux de contribuer à la restructuration et la stabilité de la famille noire (en particulier en permettant à l'homme noir de regagner son rôle de « chef de famille »). Cette interprétation, qui ne débouchait pas sur des propositions concrètes visant à éradiquer la discrimination au niveau de [79] l'emploi, ou à créer un revenu familial annuel garanti pour lutter contre la pauvreté, attira l'attention des conservateurs mais provoqua l'ire des milieux de la nouvelle gauche qui l'assimilèrent à un texte « raciste » voire « sexiste ». D'autres éléments contribuèrent à éloigner les intellectuels libéraux du parti démocrate. Le choix, fait par les leaders de cette formation politique, de Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 91 soutenir Gorge McGovern comme candidat à la Présidence fut « la goutte d'eau qui fit déborder le vase 112 ». McGovern était en effet le symbole de tout ce que ces intellectuels néo-conservateurs rejetaient, notamment, de la guerre livrée par les extrémistes aux valeurs américaines ; il s'opposait en outre à l'intervention américaine au Viêt Nam, n'hésitait pas à contourner les syndicats et la base démocrate pour soutenir les militants de la gauche radicale et attaquait le grand patronat américain. Pour toutes ces raisons, les néo-conservateurs décidèrent, en nombre, de voter Nixon à la présidentielle de 1972 tout en gardant encore leurs distances vis à vis du Parti Républicain. Malgré l'intérêt qu'il suscitait chez eux pour ses prises de positions anti-communistes, le président et son parti ne leur paraissaient pas porteur d'un véritable projet alternatif pour l'Amérique, les propositions républicaines consistant principalement en appels à démanteler l'État Providence et à libérer le capitalisme de ses entraves tout en ignorant « la crise culturelle » qui, pour les néoconservateurs, était le problème numéro un aux États-Unis. Ces derniers se constituèrent donc, dans un premier temps, en force de proposition et de conseil auprès des instances républicaines. Et au milieu des années 1970, ils commencèrent à diffuser leurs recommandations dans les milieux politiques et universitaires proches du GOP (Grand Old Party 113). Ils s'affichèrent ainsi comme de farouches opposants au communisme soviétique assimilé par eux à un « totalitarisme global » (une position conforme, pour Bell et Kris112 Après des désaccords politiques de plus en plus fréquents avec Kristol, Bell quitta d'ailleurs The Public Interest même si lui et Kristol restèrent amis. En fait, Bell demeura ce qu'il avait été pendant des années : un centriste libéral, critique du radicalisme des années 1960 et de la Grande Société, d'un côté et des attaques conservatrices sur l'État fédéral et de leur croyance dans une politique sociale minimaliste in « A Short History of the New York Intellectuals : The Most Interesting Place in The Soviet Union », op. cit. 113 Dans la rubrique qui lui est consacrée « Fom Memoirs of a Trotskyist », Irving Kristol explique ainsi qu'il ne regrette rien sur cet épisode de sa vie. [...] Etre un jeune radical n'était pas simplement une partie de mon expérience lors de mon premier cycle universitaire, cela représentait en fait pratiquement la totalité de cette expérience. [...] Il ne nous serait pas venu à l'idée de dénoncer quoi que ce soit, ou qui que ce soit, comme 'élitiste'. L'élite, c'était nous, les quelques bienheureux choisis par l'histoire pour guider nos frères humains vers une forme de rédemption laïque... ». Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 92 tol, à leur engagement dans le CCF des années 1950 114), prirent fait et cause en faveur de la guerre froide, de l'intervention américaine au Viêt Nam, et proclamèrent leur soutien au capitalisme et aux valeurs morales qui le [80] sous-tendaient contre les assauts révolutionnaires de la nouvelle gauche. Mais ils continuèrent de se démarquer des conservateurs traditionnels, en affirmant l'importance du rôle joué par le gouvernement en matière de sécurité sociale pour les plus âgés et les chômeurs 115. Si donc les néoconservateurs se déclaraient convaincus du rôle essentiel joué par la grande entreprise dans l'élévation du niveau de vie des Américains et dans la liberté dont ils bénéficiaient chez eux, ils considéraient toutefois avec une condescendance teintée de mépris, l'anti-étatisme conservateur et « la foi aveugle en la libre entreprise qui faisait partie des certitudes portées par la National Review 116 ». Une partie du credo conservateur classique, contenu dans la philosophie libertarienne de personnages comme Friedrich Hayek ou Miton Friedman ne plaisait pas aux néo-conservateurs et cela, pour les raisons suivantes. Tout d'abord, ce « credo » ne correspondait pas à leur interprétation de ce que « la culture » devait être. Alors que pour Friedman et Hayek, la liberté politique et économique était l'objectif ultime de toute culture, pour Kristol, la nature humaine était en quête d'autre chose que de « liberté ». Et ce « quelque chose d'autre », c'était une direction morale 117. En appelant à laisser les questions d'éthiques privées au seul jugement de l'individu, Kristol et Bell reprochaient aux libertariens de rendre le capitalisme vulnérable à l'anarchie morale et de miner les traditions qui, à l'origine, avaient donné à la société américaine des fondations solides. À l'inverse, les deux hommes estimaient que le capitalisme devait se détourner des valeurs contenues 114 Grant Havers & Mark Wexler, op. cit. C'est une autre appellation que les Américains utilisent pour désigner le Parti Républicain, cf. note n° 20. 116 cf. la note n° 45. 117 Cf. Grant Havers & Mark Wexler, « Is U.S. Neoconservatism Dead ? », 9 septembre 2002. Selon ces auteurs, à l'origine, Irving Kristol ne manquait pas de souligner qu'il n'existait aucune contradiction entre le conservatisme et l'État Providence. Il rappelait en effet que c'était un conservateur, Otton von Bismarck, qui avait inventé ce dernier, afin de contrer les ambitions politiques des socialistes de l'Allemagne des années 1 880. 115 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 93 dans l'hédonisme individualiste et la liberté irresponsable, pour embrasser de nouveau, et sans réserve, les valeurs protestantes traditionnelles de « labeur acharné », de « sacrifice », et de « renoncement personnel ». Une préoccupation pour la survie de la culture américaine judéo-chrétienne et des valeurs qui lui étaient liées réunirent ainsi les différents groupes néo-conservateurs et leur permirent de s'associer aux revendications des groupes « traditionalistes » et « religieux » conservateurs, contre les thèses des libertariens. [81] Irving Kristol témoigna d'ailleurs par écrit de son accord avec les grands thèmes défendus par les conservateurs : « la peine capitale », « le traitement médical de la criminalité », « la prière à l'école », « l'absurdité de la permissivité sexuelle », « l'utopie d'un idéal qui croyait en la possibilité de voir un monde sans guerre » et « la futilité de penser qu'il était possible d'effacer la guerre dans le monde pour que puisse partout régner la démocratie » 118. D'autres éléments comme « l'anticommunisme », et plus particulièrement « l'anti-soviétisme », permirent aux néo-conservateurs de faire la jonction avec le mouvement conservateur. Pour les pères fondateurs du groupe (Kristol, Podhoretz), le thème participait d'ailleurs d'une croyance profonde : celle en fonction de laquelle un peuple a toujours besoin d'un ennemi à affronter. Ils partageaient, sur ce point précis, les idées du philosophe Léo Strauss dont les écrits faisaient référence dans les cercles conservateurs (mais aussi celles de l'un de ses prédécesseurs et enseignants, Cari Schmitt 119) et selon lesquelles seule la croyance dans un ennemi mortel pouvait unifier un peuple et donner un sens à un régime politique. Ces idées incitèrent les néoconservateurs à critiquer vivement certains discours libéraux qu'ils jugeaient « irréalistes » lorsqu'ils appelaient les hommes à se débarrasser de la notion d'« ennemi » pour préparer l'avènement d'un monde pacifique, et lorsqu'ils encourageaient l'Amérique à faire des concessions à l'Union Soviétique à travers la politique de détente et les négociations sur la limitation des armes nucléaires. Les « néoconservateurs » furent ainsi partie prenante de la « Coalition pour une Majorité Démocrate » (Coalition for a Democratic Majority), formée en 1972 par des partisans d'une ligne dure anti-soviétique au Sénat 118 119 Irving Kristol, « American Conservatism : 1945-1995 ». Cf. Grant Havers & Mark Wexler, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 94 conduite par Henry « Scoop » Jackson. Composée de « démocrates conservateurs » pour lesquels le communisme, plus particulièrement dans sa version soviétique, symbolisait un mal absolu que les ÉtatsUnis avaient un devoir moral d'éradiquer pour répandre la démocratie partout dans le monde, [82] ses membres défendirent l'idée d'une nécessaire suprématie militaire de l'Amérique justifiée par la supériorité morale de ses valeurs et de son système économique et participèrent à la diffusion du concept de « paix par la force » 120 dans les milieux conservateurs. Cette coalition fut appuyée par un ensemble d'associations ultraconservatrices (American Security Council, Committee on the Present Danger II, Coalition for Peace Through Strength, etc. 121) qui appelaient le gouvernement américain à renoncer, de façon unilatérale, à tous les traités sur la limitation et le contrôle des armements, et à se doter des moyens militaires les plus sophistiqués pour mettre en échec ce que leurs membres percevaient comme une tentative de domination mondiale de la part de l'URSS. C'est dans ce contexte que les membres de la Coalition pour une majorité démocrate, dont certains comptaient parmi les chefs de file du courant « néo-conservateur » (Irving Kristol, Jean Kirkpatrick, Norman Podhoretz, etc.) décidèrent de lutter pour remettre l'interventionnisme à l'ordre du jour de la politique étrangère américaine et d'apporter un soutien sans faille à l'État d'Israël et aux factions dures du Likoud présentés comme « l'avant garde » de la lutte contre l'URSS au Moyen-Orient et de la sauvegarde des valeurs judéochrétiennes dans cette partie du monde. Ils s'engagèrent donc progressivement, aux côtés de ceux des Républicains conservateurs qui partageaient les mêmes idées 122 dans une croisade pour « sauver la politique étrangère américaine ». Mobilisant leurs revues (Commentary, The National Interest et The Public Interest), ils jetèrent toutes leurs forces dans cette entreprise, en s'appuyant sur une croyance commu- 120 121 Irving Kristol, op. cit. Havers & Wexler s'appuient ici sur les travaux de Shadia B. Drury, Léo Strauss and the American Right, St Martin's Press, New York, 1999. Cf. Carl Schmitt, The Concept of the Political, translated and with an introduction by George Schwab, The University of Chicago Press, Chicago, 1996. 122 Cf. Bernard Sionneau, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 95 ne : les mots et les idées comptent ; leur utilisation a des conséquences et il faut donc les considérer de façon sérieuse 123. Ayant eu, au départ, un mépris assez marqué pour les contenus de la revue conservatrice National Review (« une revue agressive, qui manquait de retenue et de discernement dans ses jugements », [...] « vulgaire dans sa polémique anti-libérale » et [...] « dont le ton général qui [83] évoquait celui des étudiants de première année, était anti-intellectuel 124 »), les néo-conservateurs comme Kristol comprirent bien vite que, si les idées complexes et bien formulées agréaient les intellectuels, « les idées simples, associées à la passion et à l'organisation pouvaient également avoir des conséquences 125 » et à une échelle qui dépassait les murs de l'université. De fait, National Review, malgré ses lacunes, faisait partie d'un ensemble plus large qui avait créé non seulement des institutions capables de former et d'entraîner de jeunes conservateurs, mais avait également obtenu des résultats politiques concrets comme la nomination de Barry Goldwater en tant que candidat officiel du parti républicain en 1964 et la découverte d'un successeur crédible en la personne de Ronald Reagan (cf. supra). S'inscrivant ainsi progressivement dans les organisations et réseaux de la droite conservatrice, les néo-conservateurs furent amenés à jouer un rôle central dans la reformulation (à la fois moins agressive, plus fine et donc plus « vendeuse » auprès d'un plus large public) et la définition des programmes de nombreux « think-tanks » et fondations de la droite conservatrice, permettant à ces derniers de se débarrasser progressivement du label « extrémiste » qui leur était associé et de conquérir la respectabilité qui leur manquait (notamment dans les milieux intellectuels et dirigeants) pour tenter de gagner, contre les libéraux, « la guerre des idées ». En sus d'un soutien sans faille à une conception musclée et interventionniste de la politique étrangère et de la doctrine de sécurité des États-Unis, l'influence tacticienne des néo-conservateurs se fit sentir dans deux autres domaines : tout d'abord, la redéfinition du rôle social 123 124 Ibid. II est à préciser que de nombreux Républicains conservateurs étaient plutôt isolationnistes et hostiles à des budgets militaires en expansion, synonymes de dépenses publiques en hausse. 125 John Ehrman, The Rise of Neoconservatism : Intellectuals and Foreign Affairs, 1945-1994, Yale University Press, 1995. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 96 du gouvernement ; ensuite, la lutte contre la « crise culturelle » qui, selon eux, mettait en péril l'assise de la société américaine 126. Concernant le premier thème, les néo-conservateurs conseillèrent aux conservateurs de modérer leur discours sur le « laisser-faire » en économie, emprunté aux libertariens. Leur explication était qu'il fallait jouer sur les nuances : insister sur le fait que les programmes sociaux de [84] l'État-Providence restaient indispensables pour les catégories de la population les plus vulnérables (personnes âgées et chômeurs) ; mais affirmer ensuite que ces programmes étaient des mesures exceptionnelles et qu'ils ne constituaient en rien un dû auquel chaque Américain avait droit ; se montrer enfin intransigeant sur le fait qu'ils ne devaient en aucun cas bénéficier à des catégories politiques et sociales en révolte contre les institutions du pays. Permettant de justifier en finesse la refonte de l'État-Providence, le discours permit ensuite aux conservateurs de développer une stratégie marketing, dont la simplicité du message ne le cédait qu'à son efficacité. À partir des travaux informés des néo-conservateurs sur les dérives de certains programmes, ils purent créer un stéréotype (qu'utiliserait le futur candidat Reagan 127), utile pour les stigmatiser et marquer les esprits : celui de la « Welfare Queen », femme de couleur socialement déviante (mère célibataire de moins de vingt ans, droguée, abonnée aux petits boulots et aux programmes sociaux). Avec ce stéréotype les activistes conservateurs firent un coup de maître. Ils permirent, comme le firent remarquer leurs détracteurs, de détourner l'attention du public des multiples facteurs institutionnels, économiques et structurels à l'origine des comportements asociaux et de la pauvreté, pour expliquer l'origine de la plupart des problèmes sociaux par l'existence de programmes publics d'aide 128. Des travaux d'enquête très approfondis complétèrent cet argumentaire implicite et habile en faveur d'un « Étatmodeste ». Révélant, outre la question des programmes sociaux, le gaspillage et l'inefficacité des programmes de réglementation publique de l'industrie dans les domaines de l'environnement, de la santé et de la sécurité sur le lieu de travail, ils furent assortis de propositions alternatives. S'inscrivant contre l'expansion du secteur public et l'inter126 127 Irving Kristol, op. cit. Ibid. 128 Tom Barry, « Glossary of the right-wing sectors in U.S. foreign policy », Foreign Policy in Focus, November 4, 2002. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 97 vention de l'État dans la vie des affaires, ces travaux contribuèrent à la popularité des néo-conservateurs auprès du grand patronat et recueillirent l'assentiment du parti Républicain. Malgré ces succès, les néoconservateurs n'en oublièrent pas pour [85] autant leur préoccupation majeure, qui était la « crise culturelle » dans laquelle, selon eux, l'Amérique se débattait. Sur cette question, ils invitèrent donc le GOP à développer un discours sur le retour aux valeurs traditionnelles américaines, ce qui fut fait à la fin des années 1970. Les Républicains suivirent alors le conseil en s'alliant avec la droite chrétienne (Christian Right). Au cours des années 1970, de très nombreux Américains qui votaient « démocrates », eurent le sentiment de voir leur parti et d'autres institutions de référence comme l'école et, l'université, la justice 129, les médias, ou même les églises chrétiennes, envahies par les idées que véhiculait une forme de libéralisme militant et laïque. Découvrant l'influence de la « contre-culture » sur leur progéniture à travers la banalisation de la drogue, de la contraception, de l'avortement 130, de l'homosexualité, de la vie en communauté ainsi que la perte de leur autorité - toutes tendances qui leur semblaient menacer directement la cellule familiale traditionnelle et par là même les fondements de la société - ils décidèrent de réagir sur le plan religieux et de s'organiser politiquement 131. 129 130 Lors de sa campagne pour la présidentielle de 1976. Lucy A. Williams, Décades of Distortion : The Right's 30-Year Assault on Welfare, A Report From Political Research Associates, 1997. 131 Plusieurs décisions de justice, rendues parEarl Warren au cours des années 1950 et 1960, furent à l'origine de la colère des conservateurs toutes tendances confondues) qui y voyaient une « dérive libérale ». Ancien gouverneur républicain de Californie (1942-1953), réélu à deux reprises, Warren avait été nommé comme 14e « Chief Justice of the United States » par le président Eisenhower en 1953. Parmi les arrêts qu'il rendit et qui enflammèrent les milieux conservateurs, on trouve : « Brown v. Board of Education » (1954) qui déclarait inconstitutionnelle la pratique de la ségrégation raciale à l'école ; « Engle v. Vitale » (1962) qui affirmait la séparation de l'Eglise et de l'État et jugeait que la prière à l'école n'était pas conforme à la constitution ; « Escobedo v. Illinois » (1964) qui précisait que chaque citoyen avait le droit d'être défendu par un avocat lorsqu'une enquête commençait à s'orienter vers un suspect ; « Miranda v. Arizona » (1966) qui statuait sur le Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 98 Les « chrétiens conservateurs » américains, déçus par les courants politiques traditionnels et leurs églises, se tournèrent ainsi progressivement vers des formes d'évangélisme plus exigeantes et parfois plus radicales. Plusieurs d'entre elles, furent ainsi inspirées par Francis A. Schaeffer, pasteur presbytérien américain, fondateur en 1955 de la communauté de l’« Abri » en Suisse et auteur d'ouvrages qui eurent un retentissement certain dans les milieux chrétiens nord-américains (« A Christian Manifesto » ou « How Should We Then live ? The Rise and Decline of Western Thought and Culture », etc.). Schaeffer, qui avait été le premier pasteur ordonné au sein de la Bible Presbyterian Church, une congrégation conservatrice issue d'un schisme avec la Presbyterian Church of America, appelait en effet les chrétiens à vivre leur foi dans tous les domaines (dont celui de la politique) et opposer s'il le fallait la désobéissance civile pour contrer la progression d'une forme [86] d'« humanisme laïque » dans la vie courante qui mettait le progrès humain au centre de l'existence mais négligeait Dieu et les principes fondamentaux de la morale biblique. Cette approche de la religion était issue d'une interprétation bien particulière (« Dominion Theology 132 ») de la Bible selon laquelle Dieu, ayant fait de l'homme le dépositaire de la Terre (Ancien Testament), puis accordé plus particulièrement cette responsabilité aux Chrétiens (Nouveau Testament), il attendait de ceux-ci qu'ils fassent respecter ses commandements dans le monde. Pour plusieurs activistes religieux aux États-Unis comme le télévangéliste Pat Robertson (fondateur en 1989 de la « Christian Coalition »), mais aussi pour le Révérend Jerry Falwell de Lynchburg, Viriginie, ainsi que pour Tim La Haye et John W. Whitehead, la traduction du message était claire : elle signifiait qu'il était du devoir des Chrétiens de reprendre les rênes d'une société laïque envahie par le péché 133. Robertson, dans un courrier pour lever des fonds auprès de ses fidèles n'écrivaient-ils pas : « les féministes encouragent les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes 134. » fait que les citoyens devaient être informés de leurs droits avant d'être interrogés. 132 Notamment le fameux arrêt « Roe v. Wade » de la Cour Suprême, rendu en 1973, qui protégeait le droit à l'avortement. 133 Irving Kristol, op. cit. 134 Sara Diamond, « Dominion Theology », ZMagazine, February 1995. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 99 D'autres activistes religieux, appartenant à une dénomination presbytérienne très minoritaire dans les cercles théologiques protestants ne se contentèrent pas d'envoyer des courriers enflammés à leurs fidèles. S'inscrivant dans une mouvance dite « Recontructioniste » (« Recontructionism ») qui affirmait que les lois de la société laïque étaient toujours secondaires par rapport aux lois de la Bible, ils n'hésitèrent pas à mener des actions violentes contre les groupes (homosexuels, etc.) et les choix (avortement, etc.) qui n'étaient pas, selon eux, conformes à ces lois. Tandis que la perspective « Dominioniste » gagnait du terrain chez les chrétiens conservateurs et que le nombre de personnes qui se disaient « Born again Christians » ne cessait d'augmenter, les activistes politiques et religieux entrevirent l'intérêt qu'il pouvait y avoir à associer ces groupes « fondamentalistes » à l'idéologie et au mouvement conservateurs. [87] Cette entreprise se concrétisa en 1979, lorsque Robert Billings, le fondateur de la « National Christian Action Coalition », invita à se réunir des personnalités qui partageaient les mêmes idées : Jerry Falwell, une star montante du « télévangélisme », ainsi que les activistes conservateurs Paul Weyrich, Howard Phillips, Richard Viguerie et Ed McAteer 135. Billings, ancien missionnaire et fondateur en 1971 de Hyles-Anderson School, un établissement d'enseignement religieux, avait déjà pris part à la vie politique comme candidat Républicain malheureux à la Chambre des Représentants en 1976. Inquiet des projets de l'administration Carter évoquant la possibilité de retirer aux écoles religieuses le statut qui les exemptait d'impôt, il décida, en 1978, de prendre la route avec son épouse pour prêcher à travers les États-Unis contre « l'humanisme sans Dieu » qui, selon lui, « dominait la vie américaine 136 ». C'est au cours de ce périple qu'il rencontra les personnalités susmentionnées, lesquelles se déclarèrent impressionnées par son action (il affirmait avoir été à l'origine de la création de quelques 400 écoles religieuses) et décidèrent de former avec lui une « Majorité Morale » (« Moral Majority »). 135 Chip Berlet, "Mapping the Right", The Public Eye, Political Research Associates. 136 Lewis H. Lapham, "Tentacles of Rage : The Republican Propaganda Mill, A Brief History", op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 100 La stratégie politique des fondateurs du nouvel ensemble était claire : il s'agissait d'obliger le Parti Républicain à se prononcer clairement contre « l'avortement », dans le but de détacher du Parti Démocrate, le bloc important de votants formé par les électeurs socialement conservateurs 137. La création de la « Majorité Morale » eut, toutefois, des incidences qui allèrent bien au-delà de cet objectif. Elle permit notamment de rapprocher « chrétiens conservateurs » et « militants néoconservateurs », dont les troupes partageaient des préoccupations communes. Par exemple, la critique émise par les néo-conservateurs sur le dévoiement et l'aspect moralement corrupteur des programmes sociaux, reçut un accueil très favorable de la part des chrétiens conservateurs, tout comme le plaidoyer des premiers en faveur de la famille traditionnelle et de la sauvegarde des valeurs américaines. Ce furent d'ailleurs ces thèmes, proches d'une interprétation fondamentaliste protestante de [88] la Bible propagée dans des millions de foyers américains par l'intermédiaire de pasteurs « télévangélistes », qui incitèrent les chrétiens conservateurs à s'engager dans la lutte contre « l'État Providence », bien davantage que les diatribes des « conservateurs fusionnistes » (autour de « National Review ») contre l'« Étatisme » et son corollaire, le gaspillage de l'argent des contribuables 138. Toutefois, la greffe entre ces différentes entités ne s'opéra pas sans heurts. En effet, si les chrétiens désenchantés par le parti démocrate n'avaient, en raison de leurs croyances, pas de problème majeur pour communiquer avec les membres des composantes « néo » ou « traditionalistes » du mouvement conservateur dans la mesure où ils partageaient les mêmes phobies, ennemis et références (la Bible), il n'en était pas de même avec les « libertariens ». Ceux-ci, particulièrement actifs dans les milieux économiques, étaient opposés à tout encadrement moral de la liberté individuelle et n'avaient pas l'intention d'appuyer les revendications des premiers dans les domaines des mœurs ou de la religion. Malgré ces tensions déjà très perceptibles, les chrétiens déçus par le Parti Démocrate, trouvèrent dans la « Majorité Morale » le point d'ancrage nécessaire pour faire connaître leurs idées et 137 « Robert Billings, Religious Activist and Moral Majority Co-Founder », The New York Times, Thursday, June 1, 1995. 138 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 101 l'assurance que leurs revendications ne seraient pas négligées au sein du mouvement conservateur. La « seconde nouvelle droite » (pour la distinguer de la « première nouvelle droite » du milieu des années 1950 associée au « fusionnisme » de Frank Meyer et sa diffusion par l'intermédiaire de la « National Review de William Buckley, Jr.) qui émergea donc au début des années 1970, fut à l'origine de changements très importants qui allaient permettre aux conservateurs de reprendre l'avantage dans le parti Républicain. Cette « nouvelle droite bis », si elle était une sorte de remise en forme de la coalition de « libertariens », « traditionalistes » et « anti-communistes », qui avaient assuré à Barry Goldwater d'être le candidat du parti Républicain en 1964, se différenciait toutefois de son ancêtre par les caractéristiques suivantes : elle intégrait un secteur [89] évangélique politisé (la droite chrétienne), des Démocrates désenchantés par la plateforme de leur parti, et la forte influence, particulièrement sur les questions de politique étrangère, des « néoconservateurs » 139. Un dernier point venait également différencier cette « nouvelle droite bis » de la précédente : l'élaboration, depuis près de 30 ans d'un corps de doctrine en science économique, destiné à conférer aux thèses « libertariennes » le statut de paradigme dominant en Économie, et grâce auquel il allait être possible de justifier « scientifiquement » une remise en cause des politiques keynésiennes de l'ÉtatProvidence et le « consensus libéral » (cf. supra) qui les portait. Dans la mesure où, dans un contexte (tant interne qu'externe) très particulier, le phénomène réussit à modifier la façon dont l'Économie et les affaires avaient été pensées et pratiquées depuis la seconde guerre mondiale aux États-Unis, il est important d'y consacrer un développement. 139 Chip Berlet, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 102 [89] Deuxième partie : LES RÉSEAUX DE LA SECONDE «NOUVELLE DROITE» 5 L'appui de la science économique anti-keynésienne Retour à la table des matières La deuxième moitié des années soixante constitua, aux États-Unis, un tournant économique majeur : le taux de profit des entreprises industrielles chuta, pris en tenaille entre la stagnation des gains de productivité et la hausse des charges salariales et patronales. À cette crise du système industriel, vint s'ajouter d'autres crises qui lui étaient plus ou moins liées : l'inflation progressa de façon spectaculaire, la situation de l'emploi se dégrada, le système monétaire international se délita sous la crise profonde du dollar et le premier choc pétrolier contribua à la récession de 1973-1975, même s'il n'en était pas la cause unique. La décennie soixante-dix consacra ainsi le renouveau incontestable d'une vision de l'économie qui rejetait l'intervention de l'État et prônait, au nom du respect de « l'ordre naturel des choses », le « laisserfaire, laissez-passer 140 ». En effet, la morosité ambiante paraissait [90] démontrer l'échec des politiques keynésiennes : la coexistence de taux d'inflation et de taux de chômage de plus en plus élevés infirmait 140 Irving Kristol, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 103 les certitudes associées à la courbe de Phillips 141 et remettait en cause l'efficacité, sinon la pertinence même, des programmes sociaux, présentés par les conservateurs comme des programmes d'assistance favorisant une « culture de la dépendance » et dissuadant le retour à l'emploi. Ce faisant, la crise, à laquelle était associée le concept de « stagflation » (faible croissance et forte inflation) eut des conséquences importantes à plusieurs niveaux : déjà déçus, à la même époque, par le Watergate et la fin sans gloire de la guerre du Viêt Nam, elle augmenta la méfiance des classes moyennes à l'égard de l'État et du gouvernement américains, incapables, semblait-il, de juguler une inflation des prix et des impôts (dont les taxes foncières) que la stagnation de leurs revenus ne permettait pas d'absorber. La crise permit également aux conservateurs de reprendre l'avantage, en remettant au goût du jour les travaux d'économistes justifiant les analyses politiques que leur mouvement faisait, depuis les années cinquante, sur la base d'idées simples : l'État intervenait trop dans l'économie, coûtait trop cher et n'accordait pas assez de liberté aux entreprises et aux individus. Face à ce problème, les explications et solutions conservatrices apparurent élémentaires, indolores et surtout extrêmement attractives, car elles promettaient « tout » sans que le contribuable ait à verser le moindre centime et même « mieux », car elle lui faisait miroiter la possibilité d'être plus « libre » et de gagner « plus d'argent ». De fait, affirmaient les conservateurs, si la paralysie de l'État - exprimée par des réglementations complexes, des programmes publics coûteux et inefficaces, des hausses d'impôts - était source d'un formidable gaspillage d'argent public et d'énergie, il suffisait, pour y mettre un terme et libérer ainsi les initiatives individuelles ou entrepreneuriales, de simplifier, voire d'abolir les réglementations paralysantes, de réduire les impôts, de tailler dans les budgets sociaux ainsi que dans les effectifs des fonctionnaires « sur-payés » et « sur-protégés. ». [91] Ces solutions « miracles », furent, de plus, soutenues et justifiées par une pléiade d'économistes dont les écrits allaient être le plus souvent couronnés par la reconnaissance de la communauté scientifique internationale, sous la forme d'un « prix d'Économie, décerné par la Banque 141 Tom Barry, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 104 de Suède, en mémoire d'Alfred Nobel » (Bank of Sweden Prize in Economic Sciences in Memory of Alfred Nobel). Ce fut le cas de Friedrich À. Hayek, dont les idées et les travaux récompensés tardivement en 1974 par ce prix (qu'il dût partager avec le Suédois Gunnar Myrdal), furent présentés (parfois malgré lui 142) par la droite conservatrice américaine (plus particulièrement par le courant « libertarien ») comme « prophétiques » par rapport au contexte initial dans lequel elles avaient été élaborées et incontournables par rapport à la justification de son discours sur le « moins d'État » et le « plus de marché » dans le contexte de crise des années 1970 (Friedman avouera que, selon lui, Hayek avait été l'avocat le plus influent de la cause libertarienne 143). Déjà en mars 1944, c'est-à-dire en pleine seconde guerre mondiale et dans « The road to Serfdom », un ouvrage écrit au Royaume-Uni, Hayek s'était fermement élevé contre l'intervention de l'État dans l'économie (tout en lui reconnaissant un rôle pour voter et faire respecter les lois protégeant la propriété privée, les contrats et assurer le bon fonctionnement du libre-marché ou pour assurer le règlement de questions sociales qui échappaient au marché 144) : les démocraties, 142 Cette phrase est attribuée au français Vincent de Gournay (1712-1759) intendant du Roi Louis XV et supporter fervent de la libéralisation du commerce, de l'industrie, de l'abolition des règles et des monopoles en économie (avec François Quesnay et l'école des "Physiocrâtes"). 143 A. W Phillips (1914-1975) a enseigné l'économie à la London School of Economics. Il publia en 1958 un article dans la revue Economica, sous le titre suivant : « La relation entre le chômage et le taux de croissance des salaires nominaux au Royaume-Uni : 1867-1957 ». On a pris l'habitude d'assimiler la courbe de Phillips à une relation inflation-chômage et de résumer ainsi le dilemme auquel se trouvent confrontées les politiques keynésiennes : pour réduire le chômage, il faut tolérer plus d'inflation ; la lutte contre l'inflation se paie par une augmentation du chômage. Mais dans les années soixantedix, en période de « stagflation », la relation change de forme : inflation et chômage progressent de concert. 144 F. A. Hayek, par exemple, refusa de se voir qualifier de « conservateur ». Quelques lignes d'un texte écrit en 1960 suffisent à en expliquer la raison, mais également pourquoi les « libertariens » tentèrent de le récupérer dans leur panthéon : « On peut dire en général que le conservateur ne voit aucune objection à la coercition ou au pouvoir arbitraire, aussi longtemps qu 'ils sont utilisés pour ce qu 'il estime être les bonnes raisons. Il pense que si le gouvernement se trouve entre des mains décentes, il n'y a aucune raison Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 105 affirmait-il, risquaient de connaître le même sort que l'Allemagne nazie, car leurs élites (hommes politiques et intellectuels) croyaient que l'État pouvait organiser la planification centralisée des économies. Hayek précisait alors que cette solution, pratiquée par les régimes socialistes, constituait le plus sûr chemin vers le totalitarisme. De fait, selon lui, lorsque une forme de planification (plus ou moins modérée, voire à mi-chemin entre socialisme et capitalisme) prenait le pas sur les choix individuels dans les domaines économiques et sociaux, lorsque donc, le choix de quelques uns suffisait à décider de l'allocation [92] des ressources pour tout un pays, il s'ensuivait non seulement des risques de mauvais calcul économique, mais également des risques de dérive fasciste, engendrés par la concentration du pouvoir dans les mains d'une minorité et donc la menace de servitude (« serfdom ») pour le plus grand nombre 145. Quittant l'Angleterre où, à l'époque, les idées de Keynes l'emportaient largement sur les siennes dans les cercles de l'establishment 146, Hayek émigra alors aux États-Unis, pays où son combat contre le socialisme reçut l'attention des milieux pour lesquels il s'apparentait à une lutte contre la progression du communisme. « The road to Serfdom » fut d'abord refusé par de nombreux éditeurs, mais grâce à l'influence d'Aaron Director, le beau frère de l'économiste Milton Friedman, l'ouvrage fut publié finalement par les Presses de l'Université de Chicago 147. Déclenchant une polémique dans les média, le livre fut pour qu'il soit trop restreint par des règles rigides. [...] Comme le socialiste, il est moins concerné par la question de savoir comment le pouvoir du gouvernement devrait être limité, que de savoir qui l'exerce ; et comme le socialiste, il se considère investi de l'autorité requise pour imposer ses valeurs à autrui. », in « Why I am not a Conservative », in The Constitution of Liberty, The University of Chicago Press, Chicago, 1960 - Institut Hayek). 145 "Milton Friedman reminisces about his career as an economist and his lifetime 'avocation' as a spokesman for freedom", Interviewed by Brian Doherty, ReasonOnline, 95/06. 146 Joël Spring, Education and The Rise of The Global Economy, Mahwah, NJ, Lawrence Erlbaum Associates, 1998, p. 123. Les « libertariens » purs et durs reprochèrent plus tard à Hayek d'avoir admis que l'État et le gouvernement pouvaient être utiles. 147 Pour un résumé des principales idées de F. A. Hayek, cf. Bernard Sionneau, « Legitimating Corporate Global Irresponsibility : Contexts, Origins and Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 106 ensuite condensé par Max Eastman pour le compte de Reader's Digest qui, par l'intermédiaire du American Book of the Month, en assura ainsi la diffusion populaire du contenu à plus d'un million d'exemplaires, ce qui contribua par là même à en faire un best-seller 148. General Motors en fit également réaliser une version en dessin animé 149. Suite à un succès populaire (largement ignoré par les cercles dirigeants américains) qui devait lui aliéner de nombreux collègues économistes (dans la mesure où les idées professées allaient à contrecourant et l'apparentaient davantage à un « propagandiste » qu'à un scientifique), des conservateurs se mobilisèrent pour financer les initiatives et travaux du spécialiste autrichien de droit et de sciences sociales 150. L'un d'entre eux, Harold Luhnow, président du William Volker Fund, un fond d'investissement créé par un self-made man grossiste en meubles de Kansas City, fut particulièrement impliqué. Ayant lu l'ouvrage d'Hayek, et totalement acquis aux thèses de l'auteur, Luhnow joua un rôle clé dans leur diffusion : il accepta en effet de payer le poste de Professeur de Sciences Sociales et Morales de Hayek à l'Université de Chicago (qui s'y refusait) tout au [93] long des années cinquante et jusqu'à son départ en retraite de cette institution en 1962 151 ; il finança également le lancement, décidé par Hayek, de la Société du Mont Pèlerin (près de Vevey sur le lac Léman). Sur l'invitation de ce dernier, en effet, trente six chercheurs, pour la plupart des économistes, quelques historiens et philosophes, furent conviés, en avril 1947, à « discuter de l'état et de l'avenir du « libéra- 148 149 150 151 Vectors of the Market Modem Newspeak », Journal of Global Responsiblity, n° 2, Fall 2010. Histoire des Pensées économiques : Les contemporains, Sirey, Paris, 198, p. 294. Jean-Louis Perrault, « Genèse de la Bête : ou tout ce qu'il faut savoir avant de lire l'économie et que vous n'apprendrez pas dans le 'Mankiw'in « Les nouveaux enjeux économiques internationaux : acteurs et stratégies », Conférence tenue à l'Institut Supérieur Européen de Gestion, Paris, 20 mai 2003. Neil Mclnnes, « The road not taken : Hayek's slippery slope to serfdom economist and author Friedrich Hayek », The National Interest, Spring 1998. John Blundell « The road to serfdom : Reflections and Contemporary Assessments », Speech to the Héritage Foundation at the 27th Annual Resource Bank Meeting », 13 May 2004. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 107 lisme 152 » (ici, en son sens « européen », à savoir, ce qui plus tard aux États-Unis signifierait, sous l'étiquette « libertarianism » un « gouvernement minimal et fortement décentralisé »). Parmi les personnalités présentes à la première réunion, figuraient, entre autres, l'économiste Ludwig von Mises, fondateur avec Hayek du Cercle de Vienne 153 et leur collègue Fritz Machlup, la Foundation for Economic Education (FEE) créée en 1946 et représentée par son fondateur Léonard Read (ancien general manager de la Los Angeles Chamber of Commerce) mais aussi l'économiste F. A. Harper et le journaliste Henry Hazlitt du New York Times 154, l'économiste Walter Eucken délégué par l'école de Fribourg, le philosophe Karl Popper, les français Bertrand de Jouvenel et Maurice Allais, Lionel Robbins de la London School of Economics. La délégation de l'université de Chicago était la plus nombreuse avec les économistes Frank Knight, Milton Friedman, George Stigler et Aaron Director 155. Après une dizaine de jours de débats souvent houleux autour de thèmes très variés (« Free Enterprise or Competitive Order », « The Future of Germany », « Liberalism and Christianity », etc.), le groupe produisit, le 10 avril 1947, une « déclaration de principes », dont la formulation avait deux objectifs : réunir les chercheurs présents, souvent divisés sur des questions de théorie et de politique économique 156, autour de grands principes communs ; 152 153 154 155 156 Hayek obtint en effet le titre de Docteur en droit en 1921, puis en 1925 celui de Docteur en sciences sociales. John Blundell (Président, Institute of Economie Affairs), "Waging the War of Ideas : Why there are no shortcuts", Atlas Economic Research Foundation, January 1990. Mont Pèlerin Society, « Short History and Statement of Aims », https://www.montpelerin.org/montpelerin/mpsAbout.html. Le Cercle de Vienne fut fondé par les deux hommes en 1924. Il s'agissait principalement d'un réseau de réflexion où vinrent débattre d'éminents économistes autrichiens comme Haberler, Machlup et Morgenstern, in Histoire des Pensées Économiques, op. cit., p. 292. Henry Hazlitt, "The early history of FEE", The Freeman (a publication of the Foundation for Economie Freedom), Vol. 34, N° 3, March 1 984. Hazlitt rappelait que Léonard Read avait défini 14 objectifs pour guider les activités de FEE : (1) l'assistance financière à des chercheurs ; (2) des études spécifiques sur des problèmes économiques ou politiques contemporains ; (3) des opuscules fournissant des solutions à des centaines de problèmes économiques ; (4) des tracts pour la distribution de masse ; (5) un journal (initiative réalisée en 1954 quand FEE devient propriétaire de Freeman) ; (6) des ou- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 108 provoquer une prise de conscience dans les milieux dirigeants du monde libre. « Les valeurs centrales de la civilisation sont en danger » pouvait on lire dans la première phrase. Une explication suivait, qui en attribuait la cause principale à « un déclin [94] dans la croyance en la propriété privée et le libre marché ; car sans la puissance et la capacité d'initiative que peuvent diffuser ces institutions, il est difficile d'imaginer une société dans laquelle la liberté peut être réellement préservée 157. » À partir de cette époque, le ton fut donné. Malgré les fortes dissensions qui divisèrent, dès le départ, les chercheurs impliqués dans la Société du Mont Pèlerin (mais qui échappaient pour la plupart au grand public), les conservateurs, encore mal organisés et très minoritaires aux États-Unis (cf. supra), comprirent néanmoins, sur la base des « articles de foi » autour desquels s'accordaient les personnalités de la « Société », qu'ils pourraient désormais justifier leur rejet de l'« État-Providence » et leur apologie du « libre-marché », en sollicitant les noms, les écrits, et les avis d'éminents spécialistes qui partageaient leurs croyances de base. Mais la Société du Mont Pèlerin fut une autre source d'inspiration. Hayek avait précisé en effet, dans son discours d'introduction de la première réunion, que l'idée de réunir un tel groupe lui était venue à partir d'une observation : trop d'individus, qui partageaient les mêmes préoccupations et opinions, restaient isolés les uns des autres ; obligés d'exposer et de défendre constamment leurs idées face à des publics souvent peu réceptifs ou ouvertement vrages : résumé, publication, distribution de grandes œuvres classiques (Wealth of Nations, Federalist Papers, etc.) ainsi que la promotion et la publication de manuels satisfaisant aux critères d'évaluation libertariens, ; (8) un club accueillant « l'essai du mois » ; (9) un programme de radio à l'échelle du pays ; (10) l'organisation et le conseil, partout aux États-Unis, de groupes d'études non ouvertement affiliés politiquement ; (11) l'analyse des tendances collectivistes, de telle sorte que toute nouvelle proposition interventionniste puisse être examinée et réfutée avant dêtre adoptée ; (12) un institut de formation ; (13) la possibilité pour les étudiants des premières années de l'enseignement supérieur, ainsi que pour des enseignants potentiels d'accepter des postes de courte durée dans l'industrie afin de se familiariser avec les problèmes réels de production ; (14) une études des méthodes permettant de financer et d'organiser ces activités. 157 Mont Pèlerin Society, Inventory of the General Meeting Files (1947-1998), Liberal Archief v.z.w, 2005. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 109 hostiles, ils n'avaient que rarement l'occasion d'avoir des échanges plus poussés sur leurs thèmes de prédilection avec des personnes partageant les mêmes convictions et idéaux 158. La Société du Mont Pèlerin fut donc créée pour pallier ce problème et constitua l'amorce d'un puissant réseau intellectuel destiné à gagner, à l'échelle internationale, « la guerre des idées ». Il s'agirait de réunir, de façon régulière (chaque année), des chercheurs, des hommes politiques, en bref tous ceux qui, parmi les intellectuels ou les personnalités impliquées dans les cercles de la prise de décision, militaient pour que reste allumée la flamme du « libéralisme classique », et active la pensée du « libre marché », alors que, partout dans le monde, menaçaient les spectres du socialisme et de l'État centralisateur et planificateur. Si, au départ, Hayek avait précisé que la [95] Société devait être avant tout une communauté de pensée dont les membres, unis par un même rejet du collectivisme, ne s'engageraient pas dans des activités de relations publiques ou de propagande, très vite cependant, certains d'entre eux n'hésitèrent pas à mettre leur argent, leur talent ou leur passion au service de la diffusion de leurs idées. On vit ainsi, au fil des ans, des présidents ou des membres éminents de la Société intégrer les rangs de centres d'études militants (« think tanks ») conservateurs ou libertariens (cf. infra), quand ils ne les créaient pas ou n'en assuraient la présidence. Pour des raisons déjà citées, mais qui seront approfondies plus loin, il fallut tout de même attendre plusieurs décennies avant de voir, dans le milieu des affaires, les supporters de la cause conservatrice, en réaction au contexte particulier des années 1970 (contre-culture, crise économique, Watergate, recul des États-Unis dans le monde), émuler les expériences des pionniers et jeter toutes leurs forces financières dans la « guerre contre les idées socialistes ». Quelques uns ouvrirent la voie, plus particulièrement dans le registre « libertarien », favorisé par la Société du Mont Pèlerin : l'Américain du Middle-West, Harold Luhnow (neveu de William Volker et président de William Volker & Company), mit très tôt (dès la fin des années quarante), une partie des ressources du Volker Fund qu'il présidait, au service de cet objectif (cf. supra) et de ses déclinaisons 158 Cf. les précisions faites sur le sujet par Jean-Louis Perrault, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 110 concrètes 159 : soutenir financièrement les chercheurs de premier plan qui ne pouvaient obtenir de postes dans des universités dominées par la pensée keynésienne ; leur permettre de se rencontrer et de publier leurs travaux (Constitution of Liberty de Hayek, Capitalism and Freedom de Friedman, Man, Economy and State de Rothbard, etc.) ; identifier les jeunes talents (talent scouting) acquis à l'idéal d'une société libre et leur donner les moyens de se qualifier pour apporter leur contribution à ce chantier ; financer les institutions de recherche et de formation comme Foundation for Economic Education (FEE), une pionnière en son genre (1946), ou comme Institute for [96] Humane Studies, fondé à partir de 1961 par F. A Harper (ancien de FEE) pour prendre la suite du Volker Fund arrivé en fin de mandat), ainsi que les collections (Humane Studies Series, etc.) qui diffuseraient, dans toutes les bibliothèques des collèges et universités d'Amérique du Nord (par l'intermédiaire, entre autres de la National Book Foundation) le corpus de connaissances associés aux idées et propositions libertariennes en matière d'économie, de droit et de société ; la création d'institutions complémentaires ou le soutien à celles qui existaient déjà, tels Intercollegiate Society of Individualists (ISI) 160 fondée par William Buckley et Frank Chodorov (qui deviendrait plus tard Intercollegiate Studies Institute) ou FEE et sa publication The Freeman, acquise à partir de 1954. Le milliardaire britannique, Antony Fisher, suivit la voie ouverte par Harold Luhnow. Malgré des revers de fortune, celui-ci s'impliqua en effet personnellement, dans la création et la gestion de très nombreux « think tanks » en Angleterre, Amérique du Nord, et dans le reste du monde. Grand admirateur de Hayek qu'il rencontra à la London School of Economics en 1945 et dont il aurait découvert « The Road to Serfdom » grâce à l'édition condensée du Readers' Digest, Fisher, au cours de cette rencontre initiale, lui demanda comment un homme d'affaires riche pouvait contribuer à éviter que son pays et la civilisation occidentale ne basculent dans la dérive étatique que son livre décrivait. La réponse le surprit. Fisher, qui pensait à la politique, reçut de Hayek la réponse suivante : « Si vous voulez faire quelque chose pour votre pays, ne faites surtout pas de politique ; les hommes politi159 160 Mont Pèlerin Society, « Short History and Statement of Aims », op. cit. Greg Kaza, « The Mont Pèlerin Society's 50 th Anniversary », The Freeman, June 1997. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 111 ques ont toujours un train de retard par rapport à l'opinion publique ; et l'opinion publique elle, est toujours à la remorque des idées véhiculés par les intellectuels ; Aussi, essayez plutôt de changer l'opinion des intellectuels [des enseignants et des auteurs 161]. Ce qui est un processus qui demande entre 20 et 30 ans 162. » Antony Fisher, qui devint membre de la Société du Mont Pèlerin, retint la leçon et se mit, dès lors, à la tâche. Il commença par créer l’Institute of Economic [97] Affairs (IEA) à Londres en 1955 et fut aussi impliqué en tant que conseil, avec l'activiste conservateur américain Paul Weyrich, dans l'établissement de la fameuse Heritage Foundation installée à Washington D.C en 1973 et dont le premier président fut, en 1974, Edwin J. Feulner (également futur président de la Société du Mont Pèlerin de 1996 à 1998). Fisher co-dirigea aussi le Fraser Institute au Canada, participa, en 1977, avec l'avocat américain William Casey (qui devint plus tard le patron de la CIA sous Reagan), à la mise sur pied du International Center for Economic Policy Studies (ICEPS) à New York (dont le conseil d'administration comptait dans ses rangs Irving Kristol et Edwin Feulner 163), rebaptisé plus tard Manhattan Institute, ainsi qu'à celle du Pacific Institute for Public Policy, en 1979, à San Francisco. Dans la deuxième moitié des années 1970, le consensus autour des solutions keynésiennes associées à l'État-Providence qui, jusqu'ici, avait dominé le débat d'idées et les politiques publiques dans les pays riches, commença, en Grande Bretagne et aux États-Unis, à se fissurer sérieusement, au profit de discours et solutions privilégiant le marché. Si, à l'époque, inflation, chômage, stagnation des salaires et une révolte plus ou moins ouverte contre les impôts, étaient pour beaucoup dans cette situation, des personnages politiques d'envergure reconnurent néanmoins à Antony Fisher et à IEA d'avoir joué un rôle important dans ces transformations. Ainsi, lorsqu'elle prit ses fonctions de premier ministre au cours de l'été 1979, Margaret Thatcher lui fit parvenir ces mots : « Vous avez créé l'atmosphère qui a rendu possible 161 John Blundell, "Waging the War of Ideas : Why there are no shortcuts", op. cit. 162 Cf. la note n° 57. 163 Ajout fait à partir du témoignage de John Blundell, « The road to serfdom : Reflections and Contemporary Assessments », op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 112 notre victoire 164. » Quelques années plus tard, à l'occasion d'un discours sur le 30e anniversaire d'IEA, la « dame de fer » ajoutait : « Puis-je dire à quel point nous sommes reconnaissants à ceux qui se sont joints à votre grande aventure. Ils étaient une poignée, mais ils avaient raison, et ils ont sauvé la Grande Bretagne 165. » Aux alentours de 1984, l'homme d'affaires britannique supervisait ainsi de nombreuses institutions du type de IEA dans le monde, et, afin de coordonner leurs activités autour [98] des thèmes centraux identifiés par la Société du Mont Pèlerin, créait, en 1987, Atlas Economic Research Foundation. Il décida ensuite, en accord avec F. A. Harper, un autre membre de la Société du Mont Pèlerin qui avait fondé l’Institute for Humane Studies (IHS) en 1961, d'unir les forces de ces deux entités - l'objectif étant de mettre en place une structure centralisée permettant de piloter un nombre croissant de « think tanks » totalement consacrés à la défense du « libre-marché » contre les interventions de l'État. Ces initiatives, en direction de la formation intellectuelle des élites, furent complétées par celles d'autres membres de la Société du Mont Pèlerin, dont plusieurs Présidents furent d'éminents économistes, souvent formés, ou en poste, à l'Université de Chicago. Ce fut, entre autres, le cas de Milton Friedman et de Garry Becker, touts les deux professeurs à Chicago, présidents de la Société du Mont Pèlerin, le premier de 1970 à 1972, le second de 1990 à 1992, récipiendaires du Prix d'Economie en mémoire d'Alfred Nobel (en 1976 pour Friedman et 1992 pour Becker), intégrés en tant que Senior Research Fellow à la très conservatrice Hoover Institution on War, Revolution and Peace 166 (cf. infra). Outre Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, célèbres pour leur hostilité à l'intervention publique en économie (à des degrés divers 167) et leur attachement au respect des droits des individus en politique (motivant leur critique du socialisme et de la planification centralisée), ou un Milton Friedman, chef de file de l'école dite « monétariste », et dont les propositions sur les changes flottants et la dérégulation du transport allaient inspirer des présidents américains, d'autres 164 Charles (Chuck) H. Brunie, "Hamilton Award Acceptance Speech", Manhattan Institute, 2003. 165 "Introduction of Charles H. Brunie by Roger Hertog", ibid. 166 John Blundell, op. cit. 167 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 113 économistes eurent également une influence notoire sur l'évolution de la pensée anti-keynésienne et sa traduction dans l'économie réelle. Dans ce domaine, les enseignants chercheurs de l'université de Chicago se taillèrent la part du lion : George Stigler, prix en mémoire d'Alfred Nobel en 1982, membre de la première heure de la Société du Mont Pèlerin et président de celle-ci (1976-1978) entreprit de démontrer que la [99] réglementation des affaires par le gouvernement était nocive, car elle contribuait, selon ses conclusions, en assurant la collusion entre les intérêts des groupes de pression et l'appareil bureaucratique, à léser les consommateurs et à renforcer les monopoles ; Ronald Coase, prix en mémoire d'Alfred Nobel en 1991, soutint, lui, la thèse en fonction de laquelle taxes et subventions étaient inutiles en économie, si les agents touchés par des coûts imprévus (externalités), ou à l'origine de ces coûts, pouvaient être mis en présence et en situation de négocier directement leur niveau. L'école du Public Choice, emmenée par James Buchanan (Prix en mémoire d'Alfred Nobel en 1986 et président de la Société du Mont Pèlerin de 1984 à 1986) et Gordon Tullock, postula, avec les travaux de ses chercheurs, que l'État était au centre d'un véritable marché, le « marché politique » enjeu pour les intérêts d'agents individuels et maximisateurs, réfutant, par là même, sa présentation comme agent unique, instrument d'une rationalité supérieure aux mécanismes du marché. D'autres auteurs enfin comme Théodore Schultz (prix en mémoire d'Alfred Nobel en 1979) et Garry Becker (dont le prix en mémoire d'Alfred Nobel et la présidence de la Société du Mont Pèlerin ont déjà été mentionnés) accordèrent tous deux une place centrale à ce qu'ils appelaient le « capital humain » (stock individuel de capacités intellectuelles ou professionnelles), le premier dans ses travaux sur le développement économique des pays, le second, pour aborder, sous un angle strictement économique, les consommations usuelles mais également les valeurs personnelles déterminant les comportements individuels (amour, altruisme, etc.). Un dernier courant, auquel on donna le courant d'« économie de l'offre » (Supply Side Economics), réunit des chercheurs qui, n'appartenant pas à l'école de Chicago, ajoutèrent néanmoins leurs voix aux précédentes pour dénoncer l'État-Providence et stigmatiser les impasses des solutions keynésiennes visant à soutenir « la demande ». En réaction à ce qu'ils percevaient comme des obstacles structurels à la Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 114 croissance économique, George Gilder (auteur [100] en 1981 de « Wealth and Poverty 168 »), Athur Laffer, Jude Wanniski (auteur de « The Way the World Works » en 1978 169) et Victor Canto, préconisèrent en effet de rendre à « l'offre », c'est-à-dire aux entreprises et à leur activité productive, la fonction de stimulation de la croissance, étouffée, selon eux, par des réglementations et des impôts excessifs. Ils apportèrent ainsi une caution scientifique à la révolte antiimpôts, déclenchée à la fin des années 1970 en Californie à partir d'un refus d'une fiscalité locale jugée excessive. Laffer, Gilder, Canto et Wannisky (le créateur du terme « Supply Side Economics ») furent ainsi à l'origine d'une formidable offensive intellectuelle. Elle eut d'autant plus d'impact qu'elle se situa dans un contexte particulièrement porteur. Les Républicains conservateurs et leur nouveau héraut, Ronald Reagan, n'avaient en effet de cesse de clamer qu'ils effaceraient le passif enregistré par les États-Unis, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières : le recul économique tout d'abord, accentué par deux chocs pétroliers (1973 et 1979) et l'existence de la stagflation ; le recul diplomatique ensuite, illustré par le retrait sans gloire des troupes américaines du Vietnam, la chute du Chah d'Iran et les otages américains de Téhéran, l'invasion soviétique de l'Afghanistan, la progression de régimes marxistes en Afrique australe et en Amérique Centrale. Le message des « théoriciens de l'offre » correspondait ainsi à une forte « demande » : il apportait des solutions aux problèmes économiques de l'Amérique. Et ces solutions étaient d'autant plus satisfaisantes qu'elles apparaissaient simples et attractives et que les valeurs qui les sous-tendaient, appartenaient à une période mythique de l'histoire des États-Unis. 168 169 cf. Hoover Institution, "Fellows : Index by Name", http://www.hoover.org/. Le camp des « libertariens purs et durs » incarné par Ludwig von Mises et son disciple, l'Américain Murray Rothbard, ne tolérait absolument aucune forme d'intervention de l'État dans l'économie de marché. Selon l'historien conservateur John L. Kelley, Murray Rothbard, chargé d'évaluer le manuscript de The Constitution of Liberty écrit par Hayek, se serait prononcé contre tout financement de sa publication par le Volker Fund, dans la mesure où, selon lui, « il accordait un rôle substantiel au gouvernement », in « Bringing the Market Back In », Navigator Magazine, volume III, number 9, october 2000 (Navigator Magazine est devenu depuis avril/mai 2005, The New Individualist). Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 115 La « révolution conservatrice » américaine des années 1980 et son leader charismatique (Ronald Reagan), puisèrent en effet dans la conquête de l'Ouest leur source d'inspiration. Exaltant l'époque et ses mythes, ils choisirent pour modèles les go getters, ces pionniers du dix-neuvième siècle qui, à une époque d'État minimum (symbolisé par les villes de l'Ouest) et grâce à leur esprit d'entreprise, conquirent l'espace américain et firent reculer la frontière sauvage [101] (wilderness) jusqu'aux limites du Pacifique. La révolution conservatrice américaine remit à l'ordre du jour les grands thèmes représentatifs de la conquête de l'Ouest : « l'esprit pratique, le goût du risque et de l'innovation » (incarnés dans les années 1970 et 1980 par les informaticiens de Californie montant les premiers ordinateurs personnels dans leurs garages) ; l'individualisme, qui s'exprimait dans le culte de la liberté et de la réussite individuelles, mais aussi dans l'État minimum ; et pour finir, « la sélection naturelle » (darwinisme et puritanisme dont on retrouvait l'idée dans le concept de manifest destiny 170, justification antérieure à une expansion de la politique étrangère des États-Unis et justification morale au refus de programmes sociaux corrupteurs (« Pour grimper dans l'échelle sociale, les pauvres doivent d'abord travailler avec plus d'acharnement que les classes supérieures... l'aiguillon de la pauvreté est la chose la plus nécessaire à la réussite des pauvres » écrira Georges Gilder 171). Contenus dans la philosophie politique véhiculée par les milieux conservateurs, néo-conservateurs et libertariens, mais également dans les discours des économistes de Chicago et de « l'offre », ces thèmes permirent aux Républicains conservateurs de conquérir les urnes. 170 Gilder put écrire son ouvrage grâce à une bourse de la fondation Smith Richardson obtenue par l'intermédiaire du Manhattan Institute, in Eric Alterman, « The Right Books and Big Ideas », The Nation, November 22, 1999. 171 Selon Wanniski, c'est Irving Kristol qui convainquit la fondation Smith Richardson de lui accorder 40 000 dollars pour écrire son livre dont 10 000 dollars furent versés à American Enterprise Institute qui assura la logistique, in ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 116 [101] Deuxième partie : LES RÉSEAUX DE LA SECONDE «NOUVELLE DROITE» 6 LE MANIFESTE DE LEWIS F. POWELL Jr. Retour à la table des matières Le Parti Républicain des années 1970 trouva ainsi, dans les thèmes véhiculés par des chercheurs bien décidés à gagner « la guerre des idées », le moyen de justifier scientifiquement, mais aussi idéologiquement, tant à l'intérieur des frontières qu'à l'extérieur, une « révolution conservatrice » dont le libellé finit d'ailleurs, dans son volet économique, par s'identifier au nom de son leader et futur Président (Reaganomics). Le retour aux sources se fit donc en s'appuyant sur les mythes fondateurs de l'espace politique et culturel nord-américain, mais aussi en jouant sur la crise domestique profonde traversée par les États-Unis. [102] Les conservateurs, organisés en réseaux étroitement maillés par des activistes particulièrement actifs, allaient pouvoir exploiter cette situation privilégiée, notamment grâce aux moyens financiers mis à leur disposition, sur le très long terme, par une partie du monde des affaires. Confrontés, en effet, par les mouvements de gauche, à une remise en cause du capitalisme, des représentants des milieux écono- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 117 miques décidèrent, toute tendance politique confondue, qu'il était temps d'organiser une riposte à la mesure du danger perçu. L'un des premiers à le faire fut Lewis F. Powell Jr, un avocat Démocrate 172 éminent de Richmond, membre du conseil d'administrations de onze entreprises. Son intervention fut si déterminante dans l'organisation de nombre de firmes en réseaux de soutien à la cause conservatrice (et tellement révélatrice de la perception que leurs responsables avaient de la gravité de la situation domestique), qu'il importe d'en livrer ici le détail. Le 23 août 1971, Lewis Powell, qui, deux mois plus tard, devait être nommé par le président Nixon « Associate Justice » à la Cour Surpême, rédigea un manifeste « confidentiel » de 5 000 mots à l'attention de son ami Eugène Sydnor, alors directeur du « Education Committee » de la « United States Chamber of Commerce ». Intitulé "Confidential Memorandum : Attack on the American Free Enterprise System 173", le propos était résolument alarmiste. Trois thèmes étaient abordés : les « dimensions », « les sources » et « le ton » bien particuliers de « l'attaque ». Concernant les deux premiers thèmes, on pouvait lire, en introduction : « Aucune personne sensée peut aujourd'hui mettre en doute le fait que le système économique américain subit une attaque d'envergure. Ses manifestations diffèrent en intensité, mais aussi dans les techniques employées et le niveau de visibilité ». Le sentiment d'une menace à prendre particulièrement au sérieux, était illustré par l'analy172 C'est le journaliste J. O'Sullivan qui crée l'expression de « Destinée Manifeste » en 1 845. Le concept est fondamental dans l'édification des États-Unis. Comme l'explique M. C Pauwels : « les Américains sont convaincus d'être le peuple élu de Dieu, à qui échoit la mission de répandre un certain idéal et une certaine civilisation à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières américaines. L Amérique étant une expérience unique, exceptionnelle, un véritable laboratoire du progrès créé de toutes pièces, le modèle ainsi obtenu est perçu comme le meilleur au monde et les Américains ont le devoir moral d'en faire bénéficier le reste de la planète. Telle est leur « destinée manifeste ». Liberté et démocratie doivent donc être étendues et préservées à travers le monde ; telle est la mission de l'Oncle Sam, celle qui justifie le choix du peuple américain par Dieu »., in M.C. Pauwels, Civilisation Américaine, Paris, Hachette, 1994, p. 37. 173 Cité dans : René Passet, Une Economie de Rêve, Paris, Calman-Lévy, 1995, p. 69. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 118 se qui suivait : « Les motifs de notre préoccupation sont inédits dans l'histoire de l'Amérique. Nous n'avons pas affaire à des attaques sporadiques ou [103] isolées de la part de quelques extrémistes ou même d'une minorité de cadres socialistes. Non, l'assaut contre notre système de libre entreprise est massif et poursuivi de façon systématique. Il ne cesse de prendre de l'ampleur ». Powell passait alors à l'indentification des auteurs de ces attaques : « Sans surprise, des communistes, des partisans de la nouvelle gauche et des révolutionnaires prêts à détruire notre système politique et économique. » Toutefois, des éléments nouveaux l'inquiétaient particulièrement. Ce n'était pas le fait que les perturbateurs fussent plus nombreux, disposassent de ressources financières plus conséquentes ou fussent de mieux en mieux acceptés dans la société américaine, car, dans la réalité, écrivait Powell, ils demeuraient toujours minoritaires. Le phénomène alarmant, selon lui, était lié à plusieurs observations. Tout d'abord, ces « minoritaires » trouvaient des relais, en la personne d'autres « minoritaires », installés dans des lieux institutionnels qui étaient autant de piliers essentiels de la société américaine : campus universitaires, églises, médias, revues intellectuelles, milieux des arts et des sciences, monde politique. Ensuite, leurs représentants étaient, dans ces lieux, ceux qui écrivaient et savaient s'exprimer le mieux, et ceux qui étaient les plus prolifiques dans leurs déclarations écrites et orales. Enfin, la plupart des médias, et en particulier, la télévision, leur accordait volontairement une couverture unique, participant ainsi au formatage de la pensée, des attitudes, et des émotions de la population. Il y avait pourtant pire. Powell dénonçait en effet ce qu'il appelait « l'un des paradoxes les plus étonnants de notre époque », à savoir « le degré auquel le système de la libre entreprise tolère de se voir détruire, lorsqu'il ne participe pas lui-même à sa propre destruction ». Il rappelait alors au monde des affaires, quelques vérités qui lui paraissaient essentielles : « les campus desquels émane la révolte sont soutenus financièrement (i) par les recettes d'impôts en provenance des entreprises américaines et (ii) par des contributions accordées par des fonds d'investissement [104] créés et contrôlés par le monde des affaires. De plus, les conseils d'administration des universités sont en majorité composés d'hommes et de femmes aux commandes de l'économie. Et la plupart des médias, parmi lesquels les systèmes na- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 119 tionaux de télévision, appartiennent à des entreprises privées qui théoriquement les contrôlent. Le sort de ces réseaux est donc directement lié au niveau de profit réalisé par ces entreprises et le système économique dont elles sont issues ». Le dernier thème du « Powell Memorandum », intitulé « Tone of the Attack », illustrait, à l'aide d'exemples précis, la gravité des assauts sur le système capitaliste. Plusieurs points étaient passés en revue, puis des solutions formulées pour y remédier. Le premier point consistait à citer un avocat américain, présenté comme l'un des juristes les plus admirés par les étudiants américains, dont les paroles confirmaient la gravité de la situation sur les campus : « Vous devez apprendre à vous battre dans les rues, à vous révolter, à utiliser des armes de poing. Nous apprendrons à faire tout ce que craignent les représentants de la classe possédante ». Venait ensuite une description des actes de violence commis par les révolutionnaires de la nouvelle gauche à l'encontre d'établissements bancaires (piliers du système capitaliste), qui illustraient, par là même, la réalité du propos précédent : « Depuis février 1970, des agences de la Bank of America ont été la cible d'attentats à 39 reprises, 22 fois à l'aide d'explosifs et 17 fois avec des coktails molotovs ou par des pyromanes ». Powell finissait d'enfoncer le clou, en citant un passage d'un éditorial du magazine Newsweek, commis par le journaliste Stewart Alsop, en mai 1970, sous le titre : « Yale and the Deadly Danger ». Ce dernier écrivait : « Yale, comme le reste des universités d'élite du pays est en train de diplômer des quantités de jeunes éléments brillants qui sont des adeptes de 'la politique du désespoir'. Ces jeunes méprisent le système politique et économique des États-Unis... Leurs esprits semblent totalement hermétiques. Ils existent, non pas en mobilisant les [105] ressorts d'un argumentaire rationnel, mais à travers des slogans tout faits ». Quelques références universitaires suivaient, destinées à confirmer la forme particulière du mal à traiter. Un professeur britannique, rappelait Lewis Powell, avait été invité par l'Université Rockford pour faire une série d'interventions sur le thème suivant : « The Ideological War against Western Society ». Il y avait expliqué la gravité de la menace que représentait, selon lui, la guerre idéologique menée par des membres de la communauté intellectuelle contre le système de la libre entreprise et les valeurs des sociétés occidentales. Ces propos, précisait Powell, avaient été confirmés par le Dr Milton Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 120 Friedman de l'Université de Chicago qui, dans une introduction à l'une des interventions de l'enseignant britannique, avait déclaré : « Il est tout à fait clair que les fondements mêmes de notre société libre font l'objet d'une attaque d'envergure - non pas par des communistes ou d'autres conspirateurs, mais par des individus égarés qui se singent les uns les autres et servent, sans le vouloir, des intérêts qu'ils refuseraient de promouvoir intentionnellement s'ils avaient conscience de leur véritable nature ». Venaient, à la suite de ces exemples, l'énoncé d'un ensemble de solutions destinées à organiser le monde des affaires contre cette offensive. Pour reprendre le contrôle de la situation, Lewis Powell proposait de s'appuyer sur des organisations comme la Chambre Nationale de Commerce. Comme il l'écrivait, « le rôle de la Chambre nationale de Commerce est vital ». « Celle-ci occupe une position stratégique, possède une bonne réputation, et une base de soutien large. Également, et c'est là un atout qui n'a pas de prix, il existe des centaines de Chambres de Commerce locales qui peuvent jouer un rôle d'appui efficace ». En termes de priorités, Powell attribuait à la Chambre une mission essentielle : celle de contrer l'hostilité au monde des affaires, émanant des campus. Il proposait donc un véritable programme pour y parvenir. Étaient ainsi énumérés les domaines qui devaient être réinvestis pour faire pencher la balance en sa faveur. [106] Parmi ces domaines, le premier concernait le recrutement d'enseignants prestigieux qui, dans le domaine des sciences sociales, ne serait pas hostile au système. Ensuite, venait le choix de conférenciers et d'orateurs qui, autant dans les cercles académiques qu'à l'extérieur, seraient capable de véhiculer le message en faveur du système. Un « bureau permanent » leur donnerait, ainsi qu'aux représentants des plus grandes entreprises, l'appui nécessaire pour diffuser leurs idées. En sus de ces moyens, le corps constitué d'enseignants aurait pour tâche de passer en revue les manuels utilisés par les étudiants en sciences sociales (particulièrement en économie, science politique et sociologie), l'objectif étant de corriger ce que Powell considérait comme « un biais défavorable à l’encontre du monde des affaires ». Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 121 Autre point considéré par Powell, « les écoles supérieures de commerce ». Celui-ci estimait en effet que la Chambre devait cultiver des liens particulièrement étroits avec les écoles les plus influentes et peut-être proposer des enseignements en rapport avec les questions soulevées dans le mémorandum. Si le programme concernait l'enseignement supérieur, il n'oubliait pas malgré tout le secondaire. Un effort devait donc être consenti au niveau des lycées, et mis en œuvre en fonction de la spécificité de ces établissements, dont pourraient peutêtre s'occuper les chambres de commerce locales sous la direction et le contrôle de la Chambre nationale. Un autre point abordé, concernait plus particulièrement le grand public. Alors que la transformation des élites était vue comme un effort à long terme, la conquête du grand public était présentée par Powell comme une priorité essentielle de court terme. Plusieurs pistes étaient évoquées qui passaient par la surveillance constante du contenu des médias de masse, le dépôt de plaintes lorsque ce contenu était jugé tendancieux et une exigence pour que le temps d'antenne obtenu pour défendre le monde des affaires soit aussi important que celui accordé à ses détracteurs. Tous les médias devaient donc être mobilisés pour reconquérir le [107] public américain : revues académiques, ouvrages, publicité. Le monde politique n'était pas non plus oublié. Powell, qui estimait à l'époque que les hommes d'affaires avaient perdu toute influence par rapport à lui, écrivait : « le pouvoir politique est nécessaire ; un tel pouvoir doit être assidûment cultivé ; à l'occasion il ne faut pas hésiter à l'utiliser de façon agressive et déterminée, sans embarras, et en tout cas sans la gêne qui a été si caractéristique du monde des affaires. » Autre domaine que Powell ciblait comme stratégique : celui des tribunaux et de la sphère judiciaire. En tant que juriste, connaissant la nature particulière du système constitutionnel américain et observant que Cour Suprême pouvait se révéler particulièrement active, Powell estimait que la sphère judiciaire pouvait être « l'instrument le plus important pour précipiter des changements politiques, économiques et sociaux. » Ce faisant, il recommandait à la Chambre de Commerce d'engager une équipe de juristes particulièrement compétents, des juristes reconnus à l'échelon national, qui, lorsque l'occasion se présen- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 122 terait, seraient autorisés à intervenir pour défendre les intérêts de ses membres. Dernière « clientèle » que Powell entendait mobiliser derrière la défense du monde des affaires : les actionnaires. Pas les plus « gros », mais les quelques vingt millions d'actionnaires modestes qu'il importerait de transformer en votants pour soutenir à la fois « un programme d'éducation et un programme d'action politique. » À cet effet, les entreprises pouvaient utiliser leurs supports de communication internes et externes. Pour finir, Powell invitait le monde des affaires à « faire preuve de beaucoup plus d'agressivité que dans le passé ». Pour atteindre les objectifs précisés, il insistait sur la nécessité de mettre à la disposition de la Chambre de Commerce les moyens financiers et organisationnels. Dans ces domaines, les grandes entreprises étaient invitées à faire un effort significatif, de façon à augmenter et attirer des effectifs de qualité, en donnant aux orateurs, enseignants, etc. [108] des salaires comparables à ceux versés à des cadres supérieurs. Autres suggestions faites : restructurer l'organisation de la Chambre en créant un véritable poste à temps plein pour le Président, ainsi capable d'être plus efficace dans la continuité. En outre, les programmes proposés feraient l'objet d'un suivi « qualité » (articles, discours, programmes des médias, publicités, audiences officiels devant des commissions parlementaires, etc.). Le mémorandum s'achevait, en rappelant que, en sus d'une situation domestique nationale rendue particulièrement difficile par un système d'imposition jugé « non équitable » et d'une inflation qui paraissait échapper à tout contrôle, la possibilité de transformer les suggestions faites, en action, reposait sur un élément : l'acceptation, par les responsables du conseil d'administration de la Chambre, de la thèse centrale du mémo : « le monde des affaires et les entreprises sont en danger, et leur temps est compté. ». La publication de Lewis F. Powell, destinée au départ à rester confidentielle (« Confidential Memorandum »), fut toutefois connue du grand public après que son auteur ait été nommé à la Cour Suprême. Elle fut, en fait, divulguée par une source anonyme à un journaliste de gauche du nom de Jack Anderson, qui, lui-même, attira l'attention sur le document, lorsqu'il le cita, en septembre 1972, pour remettre en cause l'objectivité juridique du magistrat. Anderson, dans l'une de ses publications, fit en effet remarquer que Powell pourrait utiliser Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 123 sa position à la Cour Suprême pour mettre ses idées en pratique... au service des intérêts du monde des affaires 174. Le phénomène ne devait pourtant jamais se produire, puisque, au cours de sa carrière, un ancien greffier devait le décrire comme « trop libéral pour plaire aux conservateurs, et trop conservateur pour plaire aux libéraux 175 ». Quoiqu'il en fût, la Chamber of Commerce et les activistes du monde des affaires prirent très au sérieux les recommandations de Lewis Powell. Comme le révéla plus tard Joseph Coors, l'un des plus importants brasseurs et philanthropes conservateurs de l'Ouest américain (et soutien [109] de la John Birch Society 176) (cf. infra), le mémorandum l'avait convaincu du fait que le monde des affaires était en train d'ignorer une crise majeure 177. Un discours, prononcé par l'ancien Treasury Secretary, Henry Fowler, qui l'exhortait, lui et d'autres dirigeants d'entreprises à s'impliquer davantage sur le plan politique vint renforcer cette impression 178. Coors investit, en conséquence, les premiers 250 000 dollars pour financer, entre 1971 et 1972, la création de Analysis and Research Association (ARA), qui, en 1973, allait devenir Heritage Foundation (cf. infra) l'un des plus influents « think tanks » conservateurs aux États-Unis. À la même époque, W. E. Simon, alors Secrétaire au Trésor du Président Nixon, pressait les responsables des grandes fondations d'en faire autant et d'exiger de leurs contributions qu'elles servent leurs intérêts 179. Ses mots étaient les suivants : « le monde des affaires doit cesser de subventionner sans réfléchir les collèges et les universités dont les départements d'économie, de science politique et d'histoire sont hostiles au capitalisme ; il faut également cesser d'investir dans les média qui servent de relais 174 175 176 177 178 179 U.S. Supreme Court Multimedia, http://www.oyez.org/. Lewis F. Powell, « Confidential Mémorandum : Attack of American Free Enterprise System », August 23, 1 971. Toutes les citations sont extraites du texte original. "Powell Memorandum : Text and Analysis", http://www.reclaimdemocracy.com/ Jerry Landay, "The Powell Manifeste : How a Prominent Lawyer's Attack Memo Changed America", Media Transparency, August 20, 2002. Cf. also Manuel Castells, Communication Power, Oxford Univ. Press Inc., New York, 2009, pp. 207-208. Douglas Kiker, « High-Stakes Race in Rockies », CBS News, Washington, May 19, 2004. Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 124 aux opinions anti-capitalistes, et reporter ces investissements vers des médias favorables à la libre-entreprise » 180. Pour Simon, qui allait devenir en 1977 le président de la fondation Olin (cf. infra), l'heure était à l'investissement groupé dans les idées. Il s'agirait, à partir de ressources financières privées, d'organiser, sur le long terme, le contrôle d'un processus complet de production de justification, à partir d'arguments favorables au « libre marché » et à « l'État minimum » : recherche scientifique, formation des décideurs, techniques de marketing et de mobilisation de masse autour de ces thèmes - l'ensemble permettrait ainsi de formater les débats, d'influencer les votes et la prise de décisions (limitation des impôts et des dépenses publiques, privatisation de la sécurité sociale, etc.) qui allaient dans ce sens. Le capital financier requis pour mener à bien cette tâche fut principalement apporté par un petit cercle de riches philanthropes qui avait pour noms Richard Mellon Scaife de Pittsburgh, Lynde et Harry Bradley de [110] Milwaukee, John Olin de New York, la famille Smith Richardson de Caroline du Nord, Joseph Coors de Denver, David et Charles Koch de Wichita 181. C'est à partir du raisonnement précité que s'organisa la « galaxie conservatrice américaine ». Des fondations, issues de familles précitées (Olin, Scaife, Bradley, Richardson, etc. 182.), en composèrent le noyau dur (cf. infra), qui allaient investir, à très long terme, dans les idées conservatrices et leur diffusion auprès des milieux dirigeants américains. Bien que financièrement modestes par rapport aux fondations Ford et Rockefeller, les fondations conservatrices se distinguèrent de ces dernières en n'investissant de l'argent que dans des projets conservateurs. Elles s'appuyèrent en outre sur cet argument pour lever des fonds supplémentaires en provenance d'individus et d'entreprises partageant les mêmes idées. Le journaliste Lewis H. Lapham rapporta ainsi, dans Harpers Magazine, comment, ayant rencontré, à la sugges180 Lee Edwards, The Power ofldeas, 1997, "The Héritage Foundation at 25 Years", Chapter One, The New York Times On The Web, http://www.nytimes.com/books/first/e/edwards-ideas.html. 181 Sally S. Covington, « How conservative philanthropies and think tanks transform US Policy », CovertAction Quarterly, winter 1 998. 182 Cité in Karen M. Paget, « Lessons of right-wing philanthropy », The American Prospect Online, Issue 40, september-october 1998. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 125 tion d'Irving Kristol, des donateurs à la cause conservative, Michael Joyce, le directeur de la Olin Foundation, lui offrit un salaire de 200 000 dollars payables à vie, même s'il donnait sa démission ou décidait de prendre sa retraite, au cas où il accepterait d'être le rédacteur en chef d'un journal d'opinions destiné à « réfuter et confondre les divagations de la New York Review of Books 183 ». Autour, de ces fondations, furent créées (ou parfois revitalisées) les organisations satellites qui allaient produire et propager sans relâche les idées conservatrices (cf. infra) : « think tanks » nationaux (American Enterprise Institute, Heritage, Cato, Hoover, Hudson, etc.) et régionaux (Wisconsin Policy Research Institute, Hudson Institute de l'Indiana, le Heartland Institute en Illinois, le Manhattan Institute à New York) ; professeurs et chaires d'économie et de droit dans des départements d'universités prestigieuses (Yale, Harvard, Stanford, Chicago, etc.) ; organisations spécialisées dans le lobbying direct du Congrès pour le compte des fondations et entreprises conservatrices (Business Roundtable, Philanthropy Roundtable) ; fondations spécialisées dans le droit (Institute [111] for Justice, Washington Legal Foundation, Pacific, Atlantic, New England et Southeastern Legal Foundations) ; des magazines (American Spectator, Weekly Standard), des revues (Public Interest, National Interest), des sites Internet (Town Hall, etc.) et un réseau national de télévision (National Empowerment television) qui toucherait plus de onze millions de foyers. Le pilotage coordonné de ces entités se fit, à partir de 1981, par l'intermédiaire du Council on National Policy (CNP) une structure très discrète 184 qui allait réunir les donateurs et les stratèges-responsables de think tanks pour définir des priorités d'intervention politique et organiser des campagnes nationales et locales de soutien à ces priorités et aux candidats les plus susceptibles de les faire adopter. 183 184 Lewis H. Lapham, op. cit. Parmi les fondations conservatrices les plus influentes et connues, on trouve Koch (Charles G. Koch, David H. Koch, Claude R. Lambe), John M. Olin, Lynde and Harry Bradley, celles de la famille Scaife (Sarah Scaife, Carthage et Allegheny), les fondations Adolph Coors, Smith Richardson, Phillip M. McKenna, Henry Salvatori et Earhart. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 126 Dans la mesure où ce réseau parvint à faire des idées conservatrices, les références du débat politique, économique et social aux ÉtatsUnis, dans un contexte intellectuel qui leur était pourtant majoritairement hostile, il importe maintenant d'en décrire les rouages dans le détail. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 127 [111] Deuxième partie : LES RÉSEAUX DE LA SECONDE «NOUVELLE DROITE» 7 Les réseaux d’affaires forgent un nouveau « consensus antilibéral » Retour à la table des matières Lorsque, dans les années 1920, le monde des affaires intervenait dans la vie politique américaine en s'efforçant, entre autres, d'écraser les revendications syndicales au nom de la lutte contre l'expansion de la révolution bolchevique (première « peur rouge 185 »), les associations patronales ne pactisaient pas pour autant, dans le but d'influencer les décideurs ou l'opinion publique et inscrivaient leur action principalement à l'échelon régional ou local. Ainsi, la National Mwtal Trades Association (NMTA) l'un des principaux groupes patronaux à promouvoir, à l'époque, un « American Plan » pour déjouer les activités syndicales considérées comme « une conspiration non-américaine, illégale et infâme 186 », était-elle particulièrement active dans l'Est et 185 Lewis H. Lapham, op. cit. 186 Cf. Jeremy Leaming, Rob Boston, « Behind Closed Doors : Who Is the Council for National Policy and What Are They Up to ? And Why Don't They Want You to Know ? », Church & State, Volume 57, n° 9, October 2004. Dans cet article, les auteurs citent l'enquête de David Kirpatrick du Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 128 le Midwest des États-Unis, alors que la [112] National Association of Manufacturers (NAM) basée à New York et défendant la même position, ne faisait pas cause commune à l'échelon national avec la première, ni avec la « Chamber of Commerce » qui avait ses bureaux à Washington 187. Aucun « think tank » à l'époque, ni financement groupé d'associations politiques (joint political action committees), mais des publicitaires ou des sociétés de relations publiques mobilisés ponctuellement en fonction des besoins, par des intérêts économiques qui restaient très divisés dans leurs stratégies d'influence. De fait, entre la fin de la seconde guerre mondiale et jusqu'aux années soixante, peu de responsables d'entreprises aux États-Unis étaient directement impliqués dans la vie politique. Les plus actifs, pour la plupart à la tête de petites et moyennes structures bien souvent familiales, rejoignaient les rangs de la « Chamber of Commerce » pour s'opposer à l'intervention du gouvernement dans l'économie. Dans le camp des grands groupes et des banquiers d'affaires, ceux qui voulaient suivre cette voie, le faisait plutôt dans le cadre du NAM ou de la Liberty League. D'autres, à l'inverse, qui constituaient peut être le groupe le plus important à l'intérieur de l'élite américaine, choisisNew York Times, qui, en août 2004, réussit à assister à une réunion du CNP avant la convention Républicaine et à se procurer une liste de ses membres qui fit apparaître les noms suivants : Paul Weyrich (Free Congress Foundation), James C. Dobson (fondateur de Focus on the Family, Wayne LaPierre (National Rifle Association), Grover Norquist (Americans for Tax Reform), Howard Phillips (cf. infra et fondateur du Constitution Party ultraconservateur), Donald P. Hodel (ancien directeur exécutif de Christian Coalition), Becky Norton Dunlop (vice-présidente pour les relations extérieures de Héritage Foundation), James C. Miller III (ancien directeur de Citizens for a SoundEconomy), T. Kenneth Cribb Jr. (vice-président du CNP ancien conseiller pour les affaires intérieures de Ronald Reagan, dirigeait le Intercollegiate Studies Instituts). Parmi les autres affiliés, on trouvait également les noms des « Télévangélistes » Jerry Falwell et Pat Robertson, l'opposante de longue date aux mouvement féministes Phyllis Schlafly, une personnalité de l'affaire Iran-Contra l'ancien colonel Oliver North, l'ancien Sénateur des États-Unis Jesse Helms, l'ancien leader Républicain de la Majorité Parlementaire Dick Armey, l’Attorney General John Ashcroft et Tommy Thompson Secretary ofthe U. S Department of Health and Human Services. Cf. aussi sur le CNP, Marc Ambinder, « Conservatives say Pawlenti is Potential Presidential Candidate », ABC News, Feb. 09, 2005. 187 Cf. la note n° 7. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 129 saient de soutenir le Committee on Economic Development (CED) 188, une organisation conçue, non pas comme un groupe de pression, mais dans un but de recherche, afin de promouvoir des politiques sensées servir l'intérêt national. L'approche était donc bien différente de celle de la U.S. Chamber of Commerce. Parties prenantes du « consensus libéral » (cf. supra) de l'après deuxième guerre mondiale, les représentants du CED estimaient ainsi nécessaire l'intervention du gouvernement dans l'économie pour atténuer les effets des cycles économiques, gérer les externalités d'un capitalisme peu encadré et en limiter les inégalités induites. Ces grands patrons pouvaient soutenir les initiatives d'un Ralph Nader pour protéger les consommateurs (même s'il avait perturbé les activités de General Motors) ou ceux de groupes désireux de protéger l'environnement, de même qu'ils acceptaient la négociation collective avec [113] les syndicats aux côtés desquels ils siégeaient dans diverses instances. Cette situation, productive d'accords sur l'évolution à la hausse des rémunérations dans le pays, généra de la paix sociale, aucune grève majeure n'ayant perturbé l'activité économique depuis la fin des années cinquante. L'évolution du contexte domestique et international modifia la donne de façon radicale : le ralentissement économique de la fin des années soixante aux États-Unis, accentué par deux chocs pétroliers, l'irruption de la « stagnation » (combinaison de stagnation économique et d'inflation), de la contre-culture et de la nouvelle gauche dans les années 1970 (cf. supra), transformèrent la vision de son rôle qu'avait pu avoir jusqu'ici l'élite américaine des affaires. Répondant à l'appel aux armes lancé par des Lewis Powell ou W. E. Simon, nombre de ses représentants « délaissèrent leur engagement dans le service public désintéressé et une certaine conception de la politique qui aspirait à transcender les classes sociales 189. » Ils commencèrent à mettre leur fortune et leurs organisations au service des intérêts de leurs entreprises dont la cause conservatrice paraissait la plus à même d'assurer la défense. Des entreprises comme General Motors, des banques comme Chase Manhattan et même des banquiers comme Walter Wriston de Citicorp qui, dans le cas de ce dernier, avait soute188 Cité in « A short history of American Labor », http://www.509seiu.com/aflciohistory.htm. 189 John B. Judis, The Paradox of American Democracy, Routledge Press, 2001, p. 119. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 130 nu ouvertement le président démocrate Johnson, basculèrent dans le camp républicain conservateur. Et même si, dans le monde des affaires, des dissensions existaient toujours à propos de dispositions légales ou de textes officiels entre industries, organisations professionnelles, petites, moyennes et grandes entreprises, un « consensus antilibéral » se forma progressivement par rapport aux adversaires qu'il convenait de combattre et aux actions à mettre en œuvre pour obtenir une diminution des impôts, résister aux pressions salariales inflationnistes ou réduire l'influence politique des syndicats auprès du Congrès. On vit ainsi des organisations comme la National Association of Manufacturers (NAM) ou la Chamber of Commerce dont l'influence avait fortement décru dans les [114] années cinquante et soixante pour cause de « consensus libéral », retrouver une nouvelle jeunesse. Partant ainsi du principe que « ce qui affecte le plus le monde des affaires aujourd'hui est le gouvernement 190 » et qu'il importait donc de développer les liens entre les deux, Bert Raynes, le président de NAM décida en 1973 de déplacer le quartier général de son organisation de New York à Washington. Transformant les vingt huit personnes de son équipe en « lobbyistes » auprès des sénateurs américains, il établit également un réseau de liaison permanent avec d'autres lobbyistes d'entreprises dans la capitale. Il fut également question, pendant un moment, de fusionner NAM et la Chamber of Commerce en une nouvelle entité. Le projet n'aboutit pas, ce qui n'empêcha toutefois pas les deux structures de mettre sur pied un « joint political action committee ». Très actif à la fin des années 1970, cette structure contribua, avec d'autres du même type, à transformer, au profit du monde des affaires, la vision que pouvaient en avoir les parlementaires. Mais le principal effort des milieux patronaux porta sur la création d'une nouvelle organisation. Initiée par l'ancien président du secteur de l'acier Roger Blough, soutenu par une centaine d'entreprises de ce secteur et de la construction, la Construction Users Anti-Inflation Roundtable (CUAIR) vit le jour en 1969, dans le but d'obliger les syndicats à tempérer leurs revendications salariales. Cette initiative devait en engendrer une autre, de beaucoup plus grande envergure. De fait, en 1972, Fred Borch, le 190 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 131 président de General Electric et John Harper, le président d'Alcoa qui était également membre de la CUAIR se rendirent à Washington pour faire part, à plusieurs membres du gouvernement, de leurs inquiétudes concernant ce qu'ils percevaient comme une hostilité croissante vis-àvis du monde des affaires. Reçus par le Secretary of the Treasury, John Connally qui leur fit comprendre que « les hommes d'affaires devaient à tout prix progresser en sophistication et techniques politiques à Washington sous peine de se voir condamner à l'impuissance politique 191 » [115] auquel se joignirent son Deputy Treasury Secretary Charls Walker et le président de la Federal Reserve Board, Arthur Burns, ces derniers leur recommandèrent de créer une nouvelle organisation strictement réservée aux chefs d'entreprises, dont la mission première serait de faire directement pression sur le Congrès et la Maison Blanche. Conseillés également par Bryce Harlow de Procter & Gamble, Borch et Harper formèrent donc le « March Group », une entité de lobbying tout d'abord restreinte à une élite triée sur le volet. Observant toutefois la convergence de vues croissantes des dirigeants des plus importantes entreprise américaines sur le contexte domestique, ses fondateurs décidèrent de la fusionner avec la Construction Users Anti-Inflation Roundtable (CUAIR) de Blough et le Labor Law Study Committee constitué de responsables des relations avec les syndicats. Le nouvel ensemble, baptisé « Business Roundtable » vit donc le jour en 1973 et constitua très vite un « poids lourd » dans le paysage du lobbying politique américain. Créé par des chefs de très grandes entreprises décidés à mettre un terme à ce qu'ils considéraient maintenant comme une ingérence improductive du gouvernement sur leurs groupes, il compta dans ses rangs, au cours des cinq années qui suivirent sa création, quelques 193 sociétés en tête du palmarès de Fortune et dont le poids économique représentait presque la moitié du PNB américain 192. Avec la création de « Business Roundtable » en 1973, le lobbying d'entreprise changea de visage. Il ne s'agissait plus, comme l'avait fait auparavant et à une autre époque le Committee on Economic Development (CED) dans un climat de « consensus libéral » (cf. supra), de financer des travaux de recherche destinés à cerner et promouvoir un 191 192 Ibid., p. 109. Cité in John B. Judis, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 132 quelconque 'intérêt national » de la façon la plus objective possible, au dessus des partis et des intérêts de classe, en s'appuyant, entre autres, sur les ressources des sciences sociales. Impliquant personnellement et exclusivement les responsables des plus grands groupes industriels et des services 193 (« No academics, No Vice-présidents 194 »), Business Roundtable aurait pour mission de représenter avant tout [116] leurs intérêts 195 et, dans un contexte différent, de mobiliser des ressources exclusivement consacrées à combattre l'opposition à la liberté d'entreprise et à rallier le Congrès et l'opinion publique à cette cause. C'est ainsi que, dans les années soixante-dix, appuyé par des organisations volontaristes et puissantes, le monde des affaires américain parvint à gagner à sa cause les représentants des grandes formations politiques, Républicains et Démocrates confondus. En phase avec les principaux arguments des théoriciens anti-keynésiens hostiles à l'intervention de l'État dans l'économie, les organisations comme Business Roundtable se fixèrent quelques priorités simples qui gagnèrent progressivement l'adhésion des milieux dirigeants : rejeter l'utilisation de l'impôt ou de la dépense publique pour stimuler la demande et réduire les inégalités ; enclencher un processus de déréglementation générale de l'économie jugé indispensable pour libérer les forces de l'investissement productif ; neutraliser ou réduire les dimensions de l'État providence qui donnaient aux forces syndicales leur capacité de négociation 196. Le résultat fut que, avant-même que soit élu le premier président Républicain de l'après-seconde guerre mondiale sur la base d'un programme conservateur (Ronald Reagan), l'activisme des milieux d'affaires et de leurs groupes de pression permit de faire émerger, aux États-Unis, un large consensus bipartisan sur la nécessité de relancer 193 Cité in Kim McQuaid, Big Business and Presidential Power : From FDR to Reagan, William Morrow, New York, 1982, p. 284. 194 John B. Judis, op. cit. 195 Le premier président de Business Roundtable fut W. B. Murphy (19721973) CEO de Campbell Soup, auquel succédèrent, au cours des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, John Harper (1973-1976) CEO Alcoa, Irving Shapiro (1976-1978) CEO de DuPont, Thomas Murphy (1978-1980) CEO de General Motors et Clifton Garvin (1980-1982) CEO de Exxon. 196 Michael Schwartz editor, The Structure of Power in American : The Corporate Elite as a Ruling Class, Holmes & Meier, New York, 1988, p. 206. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 133 l'économie du pays en libérant les entreprises et les marchés de toutes les contraintes institutionnelles jugées défavorables à leur compétitivité mondiale et leur rentabilité. Une nouvelle idéologie économique en appuyait les revendications dont l'esprit pouvait être résumé en quelques idées simples : C'était le gouvernement, et non pas le monde des affaires, qui était responsable des maux dont souffrait l'Amérique. Que ce soit l'inflation, le ralentissement de la croissance, la hausse du chômage, les prix élevés de l'énergie, un diagnostic s'imposait : « le problème fondamental était trop de gouvernement et non pas trop peu 197 ». Pour y remédier, des solutions aussi simples étaient alors avancées : [117] se débarrasser de réglementations abusives sur l'environnement, les produits et la main d'œuvre qui renchérissaient le coût du travail ; se résoudre à faire des coupes sombres dans les dépenses sociales de l'État, la croissance des salaires et les impôts avec, pour effet garanti, d'accroître l'offre de capital disponible pour l'investissement. Ces idées furent exposées sur tout le territoire américain et à Washington et se transformèrent bientôt en une véritable avalanche médiatique. Elles étaient portées, non seulement par les publications des associations professionnelles et celles des think tanks conservateurs ; mais également par les écrits d'économistes, de chercheurs et de journalistes sympathisants dont les éditoriaux et interviews étaient repris dans tous les supports (libéraux et conservateurs) les plus influents du pays. Dans le même temps, d'anciens dispositifs de pression mutaient, pour en transformer la teneur en politiques publiques. Pour contrer ce que les milieux d'affaires interprétaient comme une offensive anticapitaliste portée par des associations de consommateurs, des protecteurs de l'environnement, des syndicats, des étudiants et militants de gauche (cf. supra) et afin de faire valoir leurs intérêts auprès du Congrès et des agences gouvernementales de réglementation, les responsables des grandes entreprises américaines, en sus de leurs propres associations (cf. supra, Business Roundtable, etc.), s'adjoignirent les services d'une nouvelle race de « professionnels de l'influence » (lobbyistes) issus d'agences de relations publiques et de cabinets d'avocats d'affaires. Deux événements transformèrent la façon dont ces lobbyistes allaient concevoir leur métier : l'irruption du Watergate ; la réforme in197 Cf. Kim McQuaid, op. cit., p. 308. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 134 troduite par les Démocrates sur la désignation des responsables des commissions parlementaires. Le Watergate, tout d'abord. Après 1974, et en réaction au scandale qui avait contraint un président à la démission, le Congrès vota une réforme du financement des campagnes électorales. Elaborée pour empêcher les candidats [118] aux scrutins de devenir les obligés d'intérêts trop particuliers, la réforme limitait le montant des dons qu'un candidat pouvait recevoir de la part de contributeurs individuels (personne ou entreprise) et exigeait la divulgation publique de leurs noms 198. Elle autorisait toutefois les entreprises et les syndicats à créer des « comités d'action politique » (« political action committees ») pour récolter de l'argent. Une décision de 1976 de la Cour Suprême compliqua la donne. Estimant que les limites fixées aux frais de campagne (campaign spending) des candidats étaient contraires à la constitution, elle maintint toutefois les limites fixées aux dons (limitations on donations) en faveur des candidats dans le but d'éviter le risque de corruption 199. Obligeant les candidats à consacrer une part croissante de leur temps à la recherche de financements, elle transforma, du même coup, l'activité des lobbyistes. Ces derniers se virent sollicités par les politiques, non plus seulement pour les sources de financement qu'ils représentaient, mais également en tant qu'organisateurs de manifestations destinées à récolter des fonds. Un autre événement s'ajouta au précédent pour faire évoluer l'activité des professionnels associés aux groupes de pression. Jusqu'alors, pour faire avancer la cause des intérêts qu'ils défendaient, il suffisait aux lobbyistes de connaître les leaders des deux grands partis au Congrès et les responsables des principales commissions législatives qui leur indiquaient quelle campagne financer. Mais la réforme qu'introduisit le Parti Démocrate sur le mode de désignation des responsables de commissions, et ses effets induits, transformèrent la donne pour les lobbyistes professionnels. De fait, les Démocrates, très en retrait au cours de la décennie de luttes pour les droits civiques et désireux de contrer l'opprobre jeté sur la vie politique par le Watergate, décidèrent de mettre un terme au système dit « du privilège de l'expé198 Kim Moody, « Reagan, The Business Agenda and The Collapse of Labour », in Socialist Register, volume XXIII, 1987, pp. 154-155. 199 John B. Judis, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 135 rience ». Alors qu'auparavant, la présidence des commissions clés était automatiquement attribuée aux parlementaires les plus âgés, le nouveau système soumit les candidats à un vote interne au Parti. La réforme eut plusieurs [119] impacts politiques notoires : tout d'abord, elle généra davantage d'incertitude autour des leaders qui pouvaient s'imposer à la présidence des commissions ; elle modifia, également, le code des allégeances des « jeunes loups » de la politique prêts à monnayer leur soutien ; elle engendra enfin la multiplication de souscommissions créées pour conforter les trajectoires personnelles. Dans ce contexte, les lobbyistes ne purent plus compter seulement sur les contacts privilégies noués avec les leaders des partis au Congrès. Ils durent également établir des liens avec des centaines de parlementaires décidés à se faire un destin national. Pour s'adapter au nouveau contexte, les entreprises qui avaient recours aux lobbies et les cabinets de juristes qui s'acquittaient de cette fonction, transformèrent leurs pratiques 200. Les premières, pour être plus efficace dans la défense de leurs intérêts, engagèrent des « équipes multifonctionnelles » composées d'avocats, de politologues, de spécialistes des relations publiques et des sondages d'opinion. Quant aux cabinets juridiques spécialisés dans le lobbying, ils mutèrent, engageant dans leurs rangs des nonjuristes spécialistes de la vie des affaires, des économistes et autres chercheurs, etc. Le phénomène eut pour effet de rapprocher l'ensemble de ces professionnels et de les amener à travailler autour d'un objectif commun : l'opposition systématique à toute forme de régulation de l'économie et d'instances associées protégeant la consommation, l'environnement ou le travail. Un groupe de pression particulièrement représentatif de ce courant d'idée et innovant dans son domaine d'activité, fut créé par Charls E. Walker en 1973. Réalisant, à cette époque, qu'il n'occuperait jamais le poste de son patron au gouvernement (le Treasury Secretary John Conally) ce Deputy Treasury Secretary mit un terme ces fonctions officielles pour créer, en 1975, une officine de lobbying à son nom (Charls Walker Associates). Sur les fondements d'une entité qui n'avait cessé de décliner (American Council for Estate and Gift Taxation) et qu'il rebaptisa « Ameri- 200 Michael Schwartz, editor, op. cit. p. 208. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 136 can Council for Capital Formation [120] - ACCF 201 », Walker organisa les activités de sa nouvelle société autour du soutien à une idée simple qu'il formulait ainsi : aux États-Unis, les problèmes du monde des affaires étaient avant tout redevables à un manque de capital indispensable à l'investissement. Pour renverser la tendance, il fallait donc, selon lui, obtenir des réductions fiscales significatives non seulement sur les revenus des capitaux, mais également sur les investissements réalisés et qui prendraient en compte leur dépréciation rapide. Dans sa nouvelle structure de lobbying, Walker occupa la fonction de président du Conseil d'administration. Robert Keith Grey, un ancien de l'administration Nixon devenu expert en relations publiques, en fut le directeur général ; des hommes d'influence ajoutèrent leurs compétences et leurs relations au dispositif, comme Clark Clifford, ancien Secretary of Defense, Henry Fowler, ancien Secretary of the Treasury, ou le ténor du barreau Edward Bennett Williams. L'ensemble n'eut aucun mal à attirer les financements d'entreprises appartenant au groupe des 500 premières du classement réalisé par le magazine Fortune. Avec des contributions s'élevant à 200 000 dollars, elles alimentèrent, de façon conséquente, le budget de fonctionnement d'ACCF lors de sa première année d'existence. La stratégie de lobbying conçue par ACCF fut particulièrement innovante. Plutôt que d'essayer d'obtenir, auprès des politiques, des concessions individuelles pour les entreprises qu'elle représentait, ses dirigeants choisirent de grouper les entreprises en coalitions d'intérêts autour d'une position commune. Si la National Association of Manufacturers (NAM) et la Chamber of Commerce (représentant de nombreuses petites entreprises) avaient elles-mêmes pratiqué des stratégies de 201 Cf. Buckley v. Valeo, 424 U.S (1976), « Fédéral Election Campaign Act Amendments of 1976 : A Summary », in Anthony Corrado, Thomas E. Mann, Daniel Ortiz, Trevor Potter, Frank Sorauf, Campaign Finance Reform : A Sourcebook, Brookings Institution, Washington D.C, p. 56. Si les limites aux contributions individuelles furent conservées, de nouveaux plafonds furent fixés : 5 000 dollars par an par individu en direction d'un PAC ; 20 000 dollars par an et par individu en direction d'un National Party Committee. Quant au plafond des montants des dons effectués par un PAC (Corporate ou Labor) en direction d'un National Party Committee, il s'élevait à 15 000 dollars par an. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 137 « front commun », leurs coalitions n'avaient jamais pu avoir la même efficacité. Représentant les intérêts d'un nombre trop important de firmes, elles avaient eu la plus grande difficulté à les faire rester groupées pour parvenir à leurs fins. À l'inverse, s'appuyant sur ces stratégies de coalitions « gérables » (de par le nombre raisonnable de [121] mandants représentés), Walker et son ACCF obtinrent des résultats d'autant plus significatifs qu'ils enrichirent leurs pratiques d'autres techniques d'influence qui avaient déjà fait leurs preuves. Ils utilisèrent ainsi le « lobbying de proximité » (« grassroots lobbying ») sur les terres des hommes politiques qui résistaient, impliquant directement les responsables locaux des entreprises qu'ils représentaient. Ceux-ci avaient alors pour mission de s'adresser directement à leurs parlementaires pour, chiffres à l'appui (dont ceux de l'emploi générés par leur activité dans chaque district 202), les convaincre de voter en faveur d'une diminution du niveau d'imposition de leurs sociétés. Un dernier élément, subtil dans ses implications indirectes, contribua à faire d’ACCF un soutien supplémentaire à la « guerre des idées » engagée par les conservateurs et leurs alliés du monde des affaires. Dans l'intitulé de sa structure de lobbying, Walker choisit, en effet, le terme « Council », dissimulant ainsi habilement une activité de défense des intérêts particuliers derrière un terme utilisé couramment dans la sphère publique des intérêts collectifs. Il sut, en outre, lui conférer une respectabilité académique, en la dotant d'un conseil scientifique réunissant trois futurs présidents du « Council of Economic Advisers 203 » (Murray Weidenbaum (cf. infra), Martin Feldstein 202 203 John B. Judis, op. cit. En 2004, le Dr Charls E. Walker, fondateur et président de Council for Capital Formation, était officiellement admis dans les rangs du Committee on the Present Danger, une organisation dont la première version avait été créée dans les années cinquante par des conservateurs pour combattre le communisme soviétique, puis réactivée dans les années soixante-dix pour combattre la détente et la faiblesse militaire perçue des États-Unis face à l'URSS, puis ressuscitée au début du nouveau millénaire par les réseaux actifs autour de la présidence conservatrice de George W. Bush, pour soutenir son administration dans la « guerre globale contre le terrorisme ». La présentation du CPD (Illème version) était la suivante : « Le 'Committee on the Present Danger' est destiné à gagner la guerre globale contre le terrorisme. C 'est une organisation bipartisane, don ï les membres, issus du monde politique, universitaire, des affaires et d'autres segments de la vie professionnel- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 138 de Harvard et Michael Boskin de Stanford) dont les écrits en faveur de réductions fiscales pour les entreprises apparaissaient alors comme autant de contributions objectives en provenance des sciences sociales. Se présentant lui-même comme un ancien haut fonctionnaire du Trésor dans les éditoriaux qu'il écrivait, Walker ajoutait aux contributions scientifiques susmentionnées, son expertise acquise dans le service public pour parer l'argumentaire d'ACCF des oripeaux de la réflexion désintéressée. Dans les années soixante-dix, l’ACCF de Walker illustra ainsi, selon John B. Judis, « la stratégie multidimensionnelle de la contreoffensive montée par le monde des affaires et dont les principaux inspirateurs avaient été Lewis Powell et Irving Kristol. Dans cette stratégie, il ne [122] suffisait pas de rencontrer les parlementaires dans les couloirs du Capitole. Pour être crédibles, les lobbyistes (au service des entreprises) devaient être capables d'organiser des campagnes électorales, de lever des fonds pour leurs candidats, de s'adjoindre les services d'enseignants-chercheurs et d'autres professionnels de la politique. Cette stratégie », ajoute Judis, « devait néanmoins provoquer ultérieurement une perte de confiance du public dans les élites du pays (les milieux d'affaires étant vus comme une source de corruption). Mais en attendant, à la fin des années soixante-dix, elle fonctionnait parfaitement 204. » le, sont tout entier engagés à combattre et vaincre toute forme d'organisation terroriste, à mettre également un terme aux liens unissant les États bandits et les terroristes, et à soutenir toute réforme dans des régions susceptibles d'exporter du terrorisme », in « Charls Walker named to Committee on the Présent Danger ». Capital Formation Newsletter, July-August 2004, Vol. 29, N° 4. Pour en savoir davantage sur les deux premiers « Committee on the Présent Danger », cf. Bernard Sionneau, op. cit. 204 Cf. Michael Schwartz editor, op. cit., p. 206. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) [123] La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. Troisième partie Fondations et Boîtes à Idées de la « révolution conservatrice » Retour à la table des matières 139 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 140 [123] Troisième partie : FONDATIONS ET BOÎTES À IDÉES DE LA «RÉVOLUTION CONSERVATRICE» 8 Les Fondations de la galaxie conservatrice américaine Retour à la table des matières Les discours de William F. Buckley Jr, d'Irving Kristol, de Lewis F. Powell Jr. et de W. E. Simon sur la nécessité de gagner, contre les libéraux anticapitalistes, « la guerre des idées », se traduisit, de la part de certains hommes d'affaires, par leur engagement à ne soutenir financièrement, et sur le très long terme, que les initiatives permettant aux conservateurs de rendre leurs idées et préconisations incontournables dans les débats publics, les média et la décision politiques aux États-Unis. Pour ce faire, ils établirent un réseau de fondations dont il importe de livrer le détail pour en comprendre les liens mais aussi la logique et priorités de financement. Une douzaine de fondations, intégrées, pour certaines, dans des fondations plus importantes (« les quatre sœurs »), organisèrent ainsi des politiques de donations groupées et se signalèrent par la constance de leurs engagements sur le temps long. Il s'agissait de la fondation John Olin, de la fondation Lynde et Harry Bradley, des quatre fondations de la famille Scaife (The Scaife Family Foundation, the Sarah Scaife Foundation, the Carthage Foundation, The [124] Allegheny Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 141 Foundation) et de la fondation Smith Richardson. Parmi les autres donateurs importants, on trouvait la fondation Adolph Coors et les fondations Koch (Charles G. Koch, David H. Koch et Claude R. Lambe) 205. Le rôle de ces fondations ne se limita toutefois pas à celui de donateur. Leurs dirigeants, issus de familles qui avaient bâti leurs fortunes entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, fournirent en effet un appui stratégique au monde politique conservateur de plusieurs façons : en participant à l'organisation en réseaux de ses multiples relais ; en concevant des campagnes de financement à long terme ; en s'impliquant dans le soutien à des think tanks conservateurs et dans les activités politiques de ces derniers. Dans le même temps, ces grandes fondations choisirent de ne pas imposer de contraintes administratives aux organisations, projets, chercheurs qu'elles finançaient. À partir du moment où ils participaient à la diffusion des thèmes conservateurs, ils n'avaient plus à se soucier de considérations matérielles. On retiendra, parmi les plus importantes les structures suivantes. The Lynde and Harry Bradley Foundation Retour à la table des matières Sise à Milwaukee (Wisconsin), elle fut créée en 1942 sous l'intitulé « Allen Bradley Foundation » par les frères Lynde et Harry Bradley, fondateurs, en 1903, de Compression Rheostat Company, devenue plus tard Allen-Bradley Company, une entreprise qui s'imposa très vite sur le marché des composants électroniques et radio aux États-Unis et dans l'automatisation des outils industriels de contrôle et de production. Des deux dirigeants, Harry, était le plus actif sur le plan politique, avec des opinions d'extrême-droite qui l'amenèrent à être l'un des premiers soutiens financiers de la John Birch Society (cf. supra) l'organisation créée en 1958 par Robert Welsh dans la ville d'Appleton 205 Le « Council of Economic Advisers » a été créé par Y Employaient Art » de 1946 ; dans le but de « fournir au Président des Étais-Unis de l'analyse économique objective et des conseils sur le développement et la mise en œuvre de nombreuses questions de politique économique tant à l'échelon interne qu'à l'international », in http://www.whitehouse.gov/administration/eop/cea/ Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 142 (Wisconsin). N'hésitant pas à faire distribuer de la littérature « Birchienne » au sein de son entreprise, Harry Bradley [125] invitait aussi régulièrement Welsh à prendre la parole lors d'opérations de promotion commerciale initiées par Allen-Bradley 206. Si le « capitalisme du laisser-faire », c'est à dire la possibilité pour l'entreprise AllenBradley de conduire ses affaires comme ses propriétaires l'entendaient, constituait l'essentiel de la philosophie politique d'Harry Bradley, ses thèmes de bataille de prédilection embrassaient, sans surprise, la lutte contre le « le Communisme Mondial » et « le Gouvernement Fédéral ». Ces options expliquèrent ainsi, non seulement le soutien qu'il apporta aux efforts de ceux qui s'engageaient dans les mêmes combats, comme la John Birch Society de Robert Welsh mais aussi la Christian Anti-Communist Crusade du docteur Fred Schwarz (cf. supra), la National Review de William Buckley Jr. (cf. supra) ou les programmes anti-communistes produits par Robert Siegrist et diffusés par une radio d'extrême-droite du Midwest. Entre 1942, année de sa création et 1985, année du rachat de l'entreprise Allen-Bradley, par Rockwell International, Allen-Bradley Foundation resta principalement une institution appuyant les initiatives conservatrices à l'échelon local. L'irruption de Rockwell International, un conglomérat puissant dans le secteur de la défense et de l'aérospatiale, transforma le périmètre d'intervention de la fondation. Rebaptisée « Lynde and Harry Bradley Foundation » pour en séparer officiellement les activités, de celles de son entreprise mère, la nouvelle entité vit les actifs qu'elles géraient passer de 14 millions de dollars à 290 millions, ce qui lui permit de rejoindre les rangs des grandes fondations actives à l'échelon national. Dans le même temps, ses instances de tutelle décidèrent de faire appel à un vrai professionnel pour en assurer la gestion. Leur choix se porta alors sur Michael S. Joyce, dont le parcours professionnel l'avait conduit à travailler pour des organisations conservatrices parmi lesquelles l’Institute for Educational Affairs créé par Irving Kristol et William Simon, puis la Olin Foundation. Pour Joyce, l'investissement à long terme dans la recherche universitaire était [126] essentiel pour la réussite du mouvement conservateur. Cette conviction allait l'amener à concentrer les efforts de la fondation Lynde and Harry Bradley sur des think tanks et des univer206 John B. Judis, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 143 sités prestigieuses, un choix expliqué dans les termes suivants : « Aux États-Unis, l'opinion des élites se forme en haut de la pyramide... les institutions d'élite ont un rôle essentiel à jouer dans la formation des politiques publiques 207 ». Outre les universités, pour leur place de choix dans la formation des futures élites américaines, les principaux relais, ciblés par la politique de donation de la fondation Bradley pour faire du référentiel conservateur un paradigme dominant dans tous les aspects de la vie sociale, furent deux think tanks : American Enterprise Institute et Heritage Foundation, de même que des revues néoconservatrices dont la fondation appuya le développement, parmi lesquelles The American Spectator, The Public Interest et The National Interest. Et en janvier 2003, le think tank conservateur Hudson Institute créait, avec une subvention de la fondation Lynde and Harry Bradley, le Bradley Center for Philanthropy and Civic Renewal, avec pour mission, et sur la base des travaux de la National Commission on Philanthropy and Civic Renewal (1996-1997), de guider les donateurs potentiels vers le don à la fois « plus utile et plus efficace » (« Giving Better, Giving Smarter »). 208 Les fondations de la famille Koch Retour à la table des matières Un retour aux origines de l'odyssée familiale est indispensable pour en comprendre la philosophie politique. Après des études d'ingénieur faites au M.I.T. dans les années 1920, Fred Koch, le patriarche du clan, mit au point un procédé de raffinage du pétrole. Avec des associés, il se rendit ensuite en Union Soviétique, afin d'en exploiter l'innovation. Mais les purges anticommunistes sous Staline, responsables de la disparition de ses associés, mirent un terme à cette aventure, et c'est en fervent anticommuniste [127] que Fred 207 David Callahan, $1 Billion Dollars for Ideas : Conservative Think Tanks in the 1990s, A Report of The National Committee for Responsive Philanthropy, March 1999, p. 29. 208 « The Lynde and Harry Bradley Foundation Inc. », MediaTransparency, 2006, http://mediatransparency.org Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 144 Koch revint aux États-Unis. Au cours des années 1940, il créa avec deux autres partenaires Rock Island Oil and Refining, une entreprise pétrolière, et en 1958 Koch devint l'un des premiers membres fondateurs de la John Birch Society. 209 À la mort de Fred Koch en 1967, le contrôle de l'entreprise revint à Charles, le second de ses quatre fils, qui donna à la firme familiale le nom de Koch Industries. Diversifiant ses activités dans la construction de pipelines, de raffineries, dans la pétrochimie, les services financiers, la gestion foncière, etc. Charles Koch en fit rapidement un vaste conglomérat. Devenu propriétaire de l'entreprise avec David en 1983, suite à des tensions avec deux autres frères et le rachat de leurs parts, Charles, avec le soutien de David décida de consacrer une partie de la fortune familiale à promouvoir la cause « libertarienne » et son idée centrale : le marché, libre de toute contrainte, doit être l'arbitre ultime de tout problème économique et social. Pour en illustrer la traduction politique, David Koch déclara, quelques années plus tard : « Mon principal objectif est de minimiser le rôle du gouvernement et de maximiser le rôle de l'économie privée, ainsi que les libertés individuelles » 210. C'est pour en faire progresser l'aboutissement, à la fois dans les esprits et les politiques publiques qu'en 1977, Charles Koch devint l'un des cofondateurs du think tank libertarien Cato Institute (cf. infra) et qu'en 1980, son frère David fut le candidat à la viceprésidence pour le « parti libertarien », allant jusqu'à investir 1, 6 million de dollars de son argent personnel dans la campagne électorale 211. Au milieu des années 1980, l'argent des frères Koch, par l'intermédiaire de leurs trois fondations (Charles G. Koch, David H. Koch et Claude R. Lambe) servit à créer Citizens for a Sound Economy sous la direction de Richard Fink (professeur à George Mason University), une base supplémentaire de diffusion de la cause libertarienne et des 209 « The power and the money », Rethinking Schools, vol. 8, Spring 94, et The Lynde and Harry Bradley Foundation 1994 Annual Report, cités in Buy ing a Movement : Right-Wing Foundations and American Politics, Report by People for the American Way, 1 996. 210 The Bradley Center for Philanthropy & Civic Renewal. 211 Robert Parry, « Dole : What Wouldn't Bob Do for Koch Oil ? », The Nation, vol. 23, Issue n° 6, August 26, 1 996. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 145 théories économiques associées 212 ou à financer l'Institute for Humane Studies de George Mason University, le but étant, comme le déclarera John Blundell, l'un de ses présidents, [128] de « repérer les jeunes qui manifestent de l'intérêt pour les thèses que nous défendons et qui deviendront les universitaires, journalistes, auteurs et romanciers, religieux et autres prestataires d'idées de demain ». 213 Les fondations de la famille Olin Retour à la table des matières La philanthropie a toujours été, dans la famille Olin, une tradition ancienne, illustrée par la création de fondations dont l'une, plus particulièrement, la John W. Olin Foundation, a joué un rôle particulièrement important dans la propagation des idées conservatrices aux États-Unis. Explosifs et armes furent à l'origine de la fortune qui permit aux membres de la famille Olin d'être des philanthropes. C'est en 1892 que Franklin Walter Olin, self-made-man, puis ingénieur formé à l'université Cornell et spécialiste de la production de poudre à canon, créa Equitable Powder Manufacturing Company, à East Alton, Illinois 214. Et c'est à partir de cette base qu'il élargit progressivement la gamme des activités de son entreprise, révolutionnant le chargement des armes légères et devenant avec la création en 1898 d'une filiale, Western Cartridge Company, l'un des principaux fournisseurs de munitions de la première guerre mondiale. Ayant acquis, en 1931, l'entreprise mythique Winchester Repeating Arms Company, cette dernière, devenue Winchester Western, assura, de conserve avec United States Cartridge Company, filiale de Western Cartridge, la fourniture d'armes et de 212 W.J. Moore, « Wichita Pipeline », National Journal, 5/16/92, p. 1171, cité in Buying a Movement : Right-Wing Foundations and American Politics, op. cit. 213 Robert Parry, op. cit. 214 Sur la page d'accueil de Citizens for a SoundEconomy, figure le mot d'ordre suivant : « Moins d'impôts, moins de gouvernement, plus de liberté », http://www.cse.org/ Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 146 munitions aux forces alliées lors du second conflit mondial 215. Ayant, dans le même temps, diversifié les activités de sa firme dans des domaines comme le papier ou l'industrie chimique, Franklin W. Olin en regroupa les parties sous un seul nom, celui de Olin Industries. Abandonnant en 1944 à ses fils, John Merrill Olin et Spencer Truman Olin, les rênes du groupe qu'il avait créé (et qui devait devenir Olin Corporation en 1969 216), il laissa également derrière lui la fondation qu'il avait mise [129] sur pied en 1938 et dont les financements allaient principalement à l'éducation. John M. Olin allait pourtant reprendre la tradition, puisqu'en 1953, il créa une fondation à son nom, dont le biais conservateur s'affirma à partir de la fin des années 1960, période à laquelle l'agitation étudiante sur les campus (et en particulier sur le campus de Columbia dont il était issu) le convainquirent qu'il était urgent de contenir le radicalisme de gauche dans le pays. Dans les années 1970, il confia donc les rênes de sa fondation à William E. Simon qui présida à ses destinées pendant vingt ans (avec une parenthèse remplie par Michael Joyce qui devait quitter ce poste en 1985 pour diriger la fondation Bradley). Sous la direction de Simon, la fondation se fixa comme priorité la création d'une « contreintelligentsia » pour équilibrer ce qui était perçu comme la domination libérale des universités, des média, des associations et de l'administration 217. Cette voie allait faire de la fondation une « source de capital en quête d'investissements au service d'une vaste conspiration de droite », selon les mots employés par un sympathisant, journaliste à National Review 218, à l'occasion d'un bilan de ses activités. Comme l'expliqua James Piereson, l'un des anciens executive director de la fondation, « John Olin réactiva la fondation en 1975, une année où l'avenir semblait aussi noir qu'à l'époque de la grande dépression. La puissance américaine était en retrait dans le monde et l'Union Soviétique ne cessait de gagner du terrain. Le socialisme, où ce qui y ressemblait, se présentait comme la perspective du futur. Nos villes étaient ingouvernables et on pouvait peut être dire la même chose du pays tout entier. Certains affirmaient que nos institutions 215 W.J. Moore, op. cit. « Olin History », Olin College, http://olin.edu/about/. « About Olin », OlinOnline, http://olin.edu/about/. 218 À la suite d'une fusion avec Mathieson Chemical Corporation en 1954. 216 217 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 147 étaient inadéquates pour affronter les défis des temps modernes. Notre économie était en panne, étranglée par l'inflation et le chômage. Des experts racontaient aux Américains qu'ils devraient s'adapter à un niveau de vie en déclin et que 'le siècle américain' était bien terminé. Aujourd'hui, près de trente ans plus tard [2005], alors que la fondation ferme ses portes 219, le discours dominant de cette époque a été mis en défaut. [130] Les experts se sont trompés sur pratiquement toutes les grandes questions de notre époque. Les événements des dernières décennies nous sont aujourd'hui familiers, de la chute du communisme à l'expansion du libre-marché, de la liberté et de la démocratie dans le monde. Aujourd'hui, et en rupture avec le passé, des plaintes sont formulées quant à l'excès de puissance des États-Unis dans le monde, la santé et l'efficacité insolentes de l'économie ou la trop grande confiance des Américains en eux et dans leurs institutions. C'est un changement que John Olin aurait accueilli très volontiers. D'une certain manière, peut-être, la fondation modeste qu'il a créée à contribué à cette mutation historique et c 'est dans la sphère des idées que la fondation Olin a laissé son empreinte ». 220 Les fondations de la famille Scaife Retour à la table des matières Trois d'entre elles, Carthage Foundation, Allegheny Foundation et Sarah Scaife Foundation (à laquelle on peut rajouter The Scaife Family Foundation) 221 ont formé la colonne vertébrale d'une des plus importantes sources de financement mises à la disposition de la cause conservatrice par Richard Mellon Scaife, l'un des héritiers d'une dy219 John J. Miller, « The Very Foundation of Conservatism », The New York Times, November 28, 2005. 220 John J. Miller, « Foundation's End », National Review, April 06, 2005. 221 Après 52 ans de fonctionnement. Comme l'explique John J. Miller, « John M. Olin, qui est mort en 1982, craignait que si la fondation existait à perpétuité, elle risquait d'être récupérée par des forces hostiles. Il avait en effet été très marqué par l'exemple de Henry Ford IIqui avait quitté le conseil d'administration de la fondation Ford, suite à ce qu'il jugeait être une dérive libérale de ses priorités », in « The Very Foundation of Conservatism », The New York Times, November 28, 2005. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 148 nastie bancaire et industrielle américaine dont les origines remontent au XIXe siècle. La fortune réunie des Scaife et plus particulièrement celle des Mellon (dont l'arrière grand-père, le Juge Thomas Mellon, était à l'origine 222), assura à Richard de pouvoir assouvir, à partir de la fin des années 1950, son intérêt pour la politique. Pourtant, tout comme son père avant lui (Alan Scaife, un homme d'affaires médiocre), Richard avait été tenu à l'écart des affaires familiales par la branche Mellon de la famille (et en particulier par son oncle R. K. Mellon, investisseur avisé). Il en conserva toujours une rancœur qui s'exprima plus tard lorsqu'il supprima le patronyme « Mellon » du nom de la fondation de sa mère (Sarah Mellon Scaife, la nièce d'Andrew W. Mellon 223, l'ancien Secrétaire du Trésor de l'administration Hoover). [131] Impliqué en politique, tout d'abord à Pittsburgh à la fin des années 1950 aux côtés des Républicains, il apporta ensuite son soutien financier à des campagnes électorales nationales : celle de Barry Goldwater en 1964, allant jusqu'à mettre l'avion privé de la famille pour permettre au Sénateur de se rendre à la réunion Californienne des conservateurs à Bohemian Grove 224 et celles ensuite de Richard Nixon 225. Mais les déboires politiques du dernier et la tiédeur de ses choix publics par rapport au credo conservateur (cf. supra), convainquirent Richard Scaife qu'il était préférable d'investir également dans l'idéologie conservatrice plutôt que de se consacrer uniquement à des candidats. Encouragé par sa mère à participer à la gestion des fondations familiales à la mort de son père en 1958, Richard Scaife en transforma 222 Gary Shapiro, « Saluting James Piereson Knickerbocker », The New York Sun, April 8, 2005. 223 The Scaife Family Foundation est contrôlée par les enfants de Richard Mellon Scaife, David et Jenny, in « Scaife's Foundations », Washington Post Staff, Sunday, May 2, 1999, p. A23. 224 En 1885, Thomas Mellon faisait la réflexion suivante : « La condition normale d'un home est le dur labeur, le renoncement à soi, l'acquisition et l'accumulation. Dès que ses descendants sont libérés de telles obligations, tôt ou tard, leur corps ou leur esprit dégénère », cité in Eric Alterman, What Libéral Media ? The Truth About Bios and The News, Basic Books, New York, 2003, p. 247. 225 Cf. note n° 4. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 149 progressivement la politique de donation. Alors que sa mère avait privilégié la lutte contre la pauvreté, les handicaps, le soutien aux hôpitaux et à la recherche médicale 226, etc., à partir de 1962, son fils commença à orienter les dons vers des entités porteuses de missions éducatives sur des thèmes conservateurs. À cette époque, l’American Bar Association's Fund for Public Education reçut un financement pour assurer une « formation contre le communisme 227 » et dans les années qui suivirent, ce furent des institutions de recherche très conservatrices qui en profitèrent comme Hoover Institution on War, Révolution and Peace à l'Université Stanford, ainsi que le tout nouveau Center for Strategic and International Studies de l'Université Georgetown, puis American Enterprise Institute. À la mort de sa mère en 1965, le contrôle de Richard Scaife sur la politique de donation des fondations familiales se renforça encore et, avec lui, une accentuation du biais conservateur de cette politique, expliqué par un ancien parlementaire républicain de la façon suivante : « Les gens à droite étaient absolument convaincus qu'il existait une vaste conspiration de gauche qu'il fallait émuler et combattre avec de nouvelles organisations conservatrices qui étaient philosophiquement saines, technologiquement efficaces et capables [132] de porter un véritable mouvement ». 228 L'argent de Scaife fut donc employé à construire un réseau parallèle d'institutions conservatrices dont les publications et le message pourrait contrebalancer l'influence de l'establishment libéral vu comme ayant exercé une domination sans partage sur le monde universitaire, celui de la politique et des média 226 Robert G. Kaiser and Ira Chinoy, « Scaife : Funding Father of the Right », Washington Post, Sunday, May 2, 1 999. Pour des informations sur Bohemian Grove, cf. la note n° 104 et l'article de Peter Phillips, « San Francisco Bohemian Club : Power, Prestige and Globalism ». 227 Nurith C. Aizenman, « The man behind the curtain : Richard Mellon Scaife – and $200 million of his money - is the man behind the conservative révolution », Washington Monthly, volume XXIX, n° 7, July-August 1 997. 228 L'une des plus fameuses donations de Sarah Scaife, faite au laboratoire de recherche l'Université de Pittsburgh, permit à Jonas Salk d'y mettre au point le vaccin contre la polio dans les années 1940, in Eric Alterman, What Libéral Media ? The Truth About Bias and The News, Basic Books, New York, 2003. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 150 dans les années 1960 : « Pour chaque Brookings Institution 229, il donna de l'argent à une Heritage Foundation ; pour chaque Kennedy School of Government il finança une Hoover Institution à Stanford ; pour chaque Arthur Schlesinger 230, il assura la promotion des travaux d'un Milton Friedman 231. » La fondation Adolph Coors Retour à la table des matières Elle fut créée à partir de l'empire bâti par un immigrant allemand, Adolph Coors, qui établit, en 1873, une brasserie à Golden, dans l'État du Colorado. À peine plus d'un siècle plus tard, en 1975, la fondation Adolph Coors voyait le jour, soutenue financièrement par Adolph Coors Jr. Trust et d'autres donations familiales faites par Gertrude Steele Coors et Janet Coors. Alors que les fonds du Trust étaient alloués en priorité à des subventions pour des programmes destinés à l'État du Colorado, les financements de la fondation trouvèrent un emploi à l'extérieur 232. 229 Robert G. Kaiser and Ira Chinoy, « Scaife : Funding Father of the Right », op. cit. 230 Vin Weber in Robert G. Kaiser and Ira Chinoy, « Scaife : Funding Father of the Right », op. cit. 231 En 1916, Robert S. Brookings, un magnat du bois et de l'immobilier de St. Louis (Missouri), finança la création de trois entités : The Institute for Government Research qui fut la première organisation privée à réaliser des études sur des questions de politique publique à l'échelon national, ainsi que The Institute of Economies et The Robert Brookings Graduate School. En 1927, ces trois entités furent regroupées sous un label commun, The Brookings Institution, et à partir de cette époque, cette organisation s'est efforcée de produire de la recherche selon des critères universitaires, sans toutefois jamais aspirer à devenir elle-même une institution similaire à l'université. Elle s'est plutôt efforcée de faire le lien entre le monde académique et le monde politique, permettant aux protagonistes de ces mondes respectifs (chercheurs et hommes politiques) d'échanger leurs observations. Au début des années 1970, Brookings était, au niveau politique, certainement le think tank le plus influent. 232 Historien célèbre, conseiller spécial, avec l'économiste John K. Galbraith, du président Démocrate John F. Kennedy. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 151 Ce fut Joseph (Joe) Coors, le petit-fils d'Adolph Coors II et le président de Coors Brewing Co., qui se distingua rapidement par son engagement à promouvoir la cause et les idées conservatrices. Pour le décrire politiquement, son frère Bill, avec lequel il était très proche dans les affaires mais qui ne partageait pas ses idées, utilisa les mots suivants : « Un peu à droite d'Attila le Hun 233 ». Joe Coors soutenait alors ouvertement la John Birch Society et n'hésitait pas à associer de la littérature de cette organisation aux chèques qu'ils remettaient à son personnel lors de la paie. « La liberté d'agir », déclarait-il « c'est-àdire la liberté de créer une entreprise ou de gérer ses affaires et d'agir de façon responsable, pour réussir, est le fondement même du [133] système capitaliste 234 ». Nombre de ses prises de position suscitèrent de vives réactions : comme dans les années 1960 lorsqu'il soutint des associations homophobes, ou lorsqu'entre 1967 et 1972 il se heurta à la Black Student Union en tant que membre du Conseil d'Administration de l'Université du Colorado, ou encore à la fin des années 1970, lorsque Coors bannit les syndicats de son entreprise jusqu'en 1987 et décida d'utiliser des détecteurs de mensonge pour le recrutement 235. Pour Joe Coors qui défendait les idées de « gouvernement limité » et de « liberté économique », il fut ainsi naturel de soutenir, à partir des années 1960, les candidatures politiques d'un dénommé Ronald Reagan. Souvent invité chez les Coors où les deux hommes et d'autres amis finissaient souvent leurs débats dans la cuisine familiale, Reagan, lorsqu'il devint le 40e président des États-Unis, invita Joseph Coors à faire partie de son « Kitchen Cabinet » (cercle de proches conseillers) au sein duquel ce dernier put intervenir sur des questions de sélection de ses collaborateurs, mais aussi au niveau des recommandations politiques, et tout particulièrement dans le domaine de la défense 236. 233 Nurith C. Aizenman, op. cit. « Castle Rock Foundation ». « Joseph Coors : Brewer whose political donations helped to support Ronald Reagan », The Times, March 20, 2003. 236 « Joseph Coors : Brewer whose political donations helped to support Ronald Reagan », The Times, March 20, 2003. 234 235 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 152 Parmi les legs les plus marquants de Joe Coors dans le cadre de la fondation familiale, il faut citer un financement de 250 000 dollars, dont l'emploi permit à Paul Weyrich, cofondateur de la Moral Majority (cf. supra) et à Edwin Feulner, de démarrer, en 1973, les activités de Heritage Foundation (Coors en fut un administrateur jusqu'à sa mort en 2003). « Je pense qu'il n'est pas faux de dire », déclara Weyrich, « qu'il n'y aurait pas eu de mouvement conservateur contemporain sans Joe Coors 237. » Et Feulner d'ajouter : « C'était un visionnaire qui était prêt à investir dans ceux qui avaient l'esprit d'entreprise à Washington, à une époque où ce n'était pas vraiment bien vu. » 238 Au début des années 1970, Coors finança ainsi la création de Television New Inc., un réseau de télévision destiné à fonctionner 24 heures sur 24, conçu pour combattre ce qui lui apparaissait comme un « biais libéral » de la part des média. En [134] ayant confié la direction de l'information à un jeune publicitaire conservateur, Roger Ailes, le projet se révéla toutefois très vite trop ambitieux et trop coûteux. Il disparut donc des écrans en octobre 1975, soit vingt-cinq ans avant que Ailes ne revienne avec Fox News (propriété du milliardaire conservateur Rupert Murdoch) et en fasse l'un des réseaux d'information télévisuelle les plus regardés aux États-Unis 239. En sus d'avoir permis - avec d'autres grandes fondations conservatrices - d'organiser des actions appelant à la disparition du système d'éducation public et son remplacement par la création d'entreprises d'éducations privées, les donations de Joseph Coors permirent de financer un certain nombre de campagnes de censure destinées à débarrasser les manuels scolaires de contenus jugés antipatriotiques, antichrétiens ou opposés à la cellule familiale 240. Elles subventionnèrent également les activités d'Accuracy in Academia, une instance nationale conservatrice créée en 1985 pour « purger les campus de leur biais marxiste 241 » et jouèrent, enfin, un rôle important dans la mise en 237 238 239 240 241 « Joseph Coors : Brewer whose political donations helped to support Ronald Reagan », The Times, March 20, 2003. Edwin J. Feulner, « Salute to a Visionary Founder », Spécial to the Washington Times, March 19, 2003. Amy Fagan, « Coors, Conservative Cause Financier Dies at 85 », The Washington Times, March 18, 2003. Ibid. Edwin J. Feulner, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 153 place de Free Congress Foundation (créé par Paul Weyrich après son départ d'Heritage), un think tank à l'origine, en 1989, d'une Christian Coalition fortement inspirée par Paul Weyrich 242, à la mort, à la même époque, de la « Moral Majority » (cf. supra). La fondation Smith-Richardson Retour à la table des matières Connue à l'origine sous le nom de « Richardson Foundation », elle est associée aux opérations de la firme pharmaceutique du même nom, dont les origines remontent à la fin du XIXe siècle. C'est Lunsford Richardson, pharmacien établi en 1890 dans la ville de Greensboro (Caroline du Nord), propriétaire d'un drugstore et marié à Mary Lynn Smith, qui démarra les opérations de ce qui allait devenir un important laboratoire pharmaceutique américain 243. Tirée, en grande partie, à partir de 1907, par le [135] management innovant des fils, Henry Smith Richardson et son frère Lunsford, l'entreprise familiale, devenue Vick Chemical Company en 1911, réalisa des profits très significatifs avec Vick's VapoRub, son remède contre les rhumes. Après différentes fusions et acquisitions, l'entreprise devint Richardson-Vicks Inc. en 1980, avant d'être vendue par la famille Richardson à Procter & Gamble en 1985. En sus de ses responsabilités chez Vick et dans nombre d'autres groupes financiers, d'assurance et d'immobilier, H. Smith Richardson s'impliqua dans la vie politique, économique et sociale de son époque. Supporter de l'isolationnisme pour les États-Unis à la veille de la seconde guerre mondiale, il appartint à l’America First Committee (cf. supra), puis fut un membre de la United States Chamber of Commerce, et de la National Association of Manufacturers (NAM) entre 1939 et 1942, à une époque où cette association était particulièrement active (cf. supra). Après la guerre, H. Smith Richardson afficha des opinions ouvertement anticommunistes. Elles furent révélées, entre autres, par sa correspondan242 Valérie L. Scatamburlo, Soldiers of Misfortune : The New Right's Culture War and the Politics of Political Correctness, New York, Peter Lang, 1998, pp. 55-56. 243 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 154 ce et son soutien financier à des parlementaires comme le Sénateur Joseph McCarthy, mais aussi par son engagement en faveur de la législation McCarran-Walter restreignant l'immigration, exprimant ainsi sa conviction que les immigrants apportaient avec eux le communisme aux États-Unis 244. La crainte qu'éprouvait Richardson à l'égard du communisme était telle, qu'en 1956, il mentionnait dans sa correspondance la possibilité d'une invasion communiste, qui le motiva d'ailleurs à conserver une résidence à Greensboro, considérant que le nord-est des États-Unis étaient plus vulnérables à une attaque au cas où la guerre froide dégénérerait 245. La Richardson Foundation, que Henry Smith Richardson et sa femme Grâce Jones Richardson, décidèrent de mettre sur pied en 1935 246, véhicula ces idées. Ayant, tout d'abord, débuté son activité en appuyant un programme de réforme judiciaire en Caroline du Nord, après la fin des hostilités avec l'Allemagne nazie et le début des tensions avec l'URSS, elle accrut progressivement son [136] périmètre d'intervention, accordant un soutien financier à des organisations anticommunistes, ainsi qu'à une formation spéciale à la compréhension de la guerre froide (Cold War Education) dispensée par l'armée américaine dans le but d'« éduquer le public aux dangers du communisme » 247. Élargissant encore, à la mort de son fondateur en 1972, ses activités de soutien à la cause conservatrice dans son ensemble, la Richardson Foundation finança, entre autres travaux dont l'influence intellectuelle et politique allait être considérable, ce que Leslie Lenkowsky, l'un de ses directeurs de recherche, appela, « la trilogie de l'économie de l'offre 248, à savoir : The Way the World Works de Jude Wannisky en 1978, Wealth and Poverty de George Gilder en 1981 et 244 245 Ibid., p. 56. « Inventory of the Richards on-Vicks Inc., Records, 1885-1995 », Collection Number 4468, Manuscripts Department, University Library of the University of North Carolina at Chapel Hill. 246 « #4283 Henry Smith Richardson Papers Inventory », Manuscript Department, Library of the University of North Carolina at Chapel Hill, Southern Historical Collection. 247 #4283 Henry Smith Richardson Papers Inventory », Manuscript Department, Library of the University of North Carolina at Chapel Hill, Southern Historical Collection. 248 « History », Smith Richardson Foundation. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 155 The Spirit of Démocratic Capitalism de Michael Novak en 1982. » Sur la stratégie idéologique qui pouvait d'ailleurs guider les choix de sa fondation, Lenkowsky déclara de façon relativement candide : « L'économie de l'offre est moins une théorie économique, qu'une philosophie, une idéologie. C'est un effort pour réorienter la politique. Les fondations ne sont pas directement impliquées dans la politique. Nous sommes dans le monde des idées. Le type d'infrastructure que nous créons, c'est un réseau de personnes qui savent qu'il existe un endroit où ils peuvent aller pour trouver des financements et des contacts 249. » À partir des années 1970, plus particulièrement, les fondations précitées organisèrent ainsi une offensive concertée et cohérente à l'encontre de ce que leurs dirigeants considéraient comme étant « des bastions du libéralisme moderne 250 » : le système universitaire et la recherche, le Congrès, la Justice, l'Exécutif, les principaux média, les institutions religieuses et philanthropiques elles-mêmes. L'influence qu'eurent ces fondations conservatrices dans la réorientation des débats politiques locaux et nationaux et la reformulation des politiques publiques, fut, en partie, redevable à une organisation et une stratégie de financement sophistiquées. Pourtant beaucoup moins riches que les grandes fondations américaines (Carnegie, Ford, etc.) ou les fondations [137] identifiées comme « progressistes » (Public Welfare, Charles Stewart Mott, etc.), elles parvinrent néanmoins à atteindre leurs objectifs en adoptant, sur ces points, une démarche commune 251 : tout d'abord, à l'inverse de la plupart des fondations « progressistes » dont les récipiendaires (think tanks, publications, etc.) n'avaient pas de projet politique commun, étaient spécialisés (single issue) dans un domaine bien particulier et entendaient le rester (« jeunes en difficulté », « seniors en difficulté », « environnement », « santé », etc.), les institutions que les fondations conservatrices appuyèrent furent des entités généralistes (multi-issues) développant un propos conservateur dans tous les domaines que leurs 249 « #4283 Henry Smith Richardson Papers Inventory », Manuscript Department, Library of the University of North Carolina at Chapel Hill, Southern Historical Collection. 250 Cité in Alan Geyer, Ideology in America : Challenges to Faith, Louisville, KY, Westminster John Knox Press, 1997, p. 47. 251 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 156 administrateurs jugeaient prioritaires (culture, économie, éducation, famille, politique internationale, etc.) avec l'objectif d'en faire le fondement de nouvelles politiques publiques. Ensuite, et contrairement aux fondations progressistes qui multipliaient leurs dons en direction d'une foultitude de projets à court terme (one-year grants) bien spécifiques, souvent mal gérés par des organisations fragiles, les fondations conservatrices accordèrent des dotations générales (general-support grants) sur plusieurs années (multi-year grants) à un nombre restreint d'institutions, choisies, à la fois pour leur engagement conservateur indiscutable et pour leur organisation efficace, laissant ensuite à leurs dirigeants le soin d'en organiser la ventilation. Dans ce contexte, les intellectuels, chercheurs, journalistes appartenant aux organisations élues savaient qu'ils pouvaient compter sur un soutien à long terme pour développer et promouvoir leurs idées, sans avoir à se soucier, comme leurs adversaires libéraux, d'avoir à exercer une autre activité professionnelle pour vivre, pour autant toutefois que leur propos reste dans le format conservateur. Car la stratégie des fondations conservatrices était claire sur ce point : à la différence des fondations « progressistes » qui mettaient un point d'honneur à être bipartisane, apolitique et finançaient aussi bien les organisations ou programmes de droite que ceux de gauche, les fondations conservatrices [138] n'accorderaient leurs financements plus modestes qu'à des entités se battant pour leurs idées 252. Par là même, elles purent exercer une influence décisive dans les débats nationaux, imposant progressivement à une recherche académique et des média jusqu'ici dominés par les idées libérales, et par l'intermédiaire de leurs dotations ciblées, la diffusion de paradigmes alternatifs (conservateurs et libertariens) qui, dans les domaines de la politique intérieure et de l'économie, justifièrent le démantèlement des dispositifs sociaux du New Deal et l'abolition des règles encadrant l'activité des entreprises. 252 Sally Covington, « How Conservative Philanthropies and Think Tanks Transform US Policy », Covert Action Quarterly, Winter 1998. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 157 Comme l'expliqua William E. Simon qui fut président de la John M. Olin Foundation, à propos de la logique guidant leurs activités : « Cela fait bien trop longtemps que, dans le monde capitaliste, l'alliance entre les théoriciens et les hommes d'action, tarde à être réalisée. Cette alliance doit devenir une véritable croisade si nous voulons survivre dans un monde libre. » 253 253 Cf. Michael H. Shuman, « Why Do Progressive Foundations Give Too Little to Too Many ? », The Nation, n° 2, January 12, 1998. Cf. également Sally Covington, ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 158 [138] Troisième partie : FONDATIONS ET BOÎTES À IDÉES DE LA «RÉVOLUTION CONSERVATRICE» 9 Les « boîtes à idées » du conservatisme américain 254 Retour à la table des matières Les fondations conservatrices, créées justement pour faire le lien entre les hommes d'action et les théoriciens par l'intermédiaire de leur stratégie de financement, accordèrent une part très significative de leurs dotations à un petit nombre de think tanks dont l'influence intellectuelle allait être considérable, à partir de la fin de la deuxième moitié des années 1970, dans la croisade pour conquérir l'esprit des élites. Partant du principe, énoncé en 1948 par Richard Weaver, un traditionaliste de la « vieille droite » (cf. supra), selon lequel « les idées ont des conséquences » (le titre de l'ouvrage qui le fit connaître 255), les gestionnaires de ces mêmes fondations, en hommes d'entreprise, intégrèrent ces think tanks dans « une chaîne globale de production d'idées 256 » qui allait bientôt mobiliser 80% de leurs ressources [139] 254 Robert Lerner, Althea K. Nagai, Stanley Rothman, Giving for Social Change : Foundations, Public Policy and the American Political Agenda, Westport, CT, Praeger Publisher, 1994, p. 152. 255 Cité in Michael H. Shuman, op. cit. 256 L'expression est de Serge Halimi, in « Les boîtes à idées de la droite américaine », Le Monde diplomatique, mai 1995. Voir également sur le sujet, le Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 159 et dont l'output » serait « mercaté » par l'intermédiaire des circuits de diffusion universitaire et médiatique, puis servirait à alimenter les argumentaires des activistes auprès de la population et du Congrès. Dans le même temps, les organismes précités réinventèrent le concept de « think tank ». Plutôt que d'approcher le processus politique de façon distanciée ainsi que le concevait la recherche traditionnelle et de façon technique dans la tradition « progressiste » (« les problèmes sociaux ont des solutions techniques 257 »), leurs responsables choisirent de l'aborder en termes « idéologiques ». De la sorte, ils rompaient avec ce qui se faisait jusqu'alors (utiliser la connaissance pour résoudre, grâce à la recherche, des problèmes spécifiques et élaborer des réformes politiques) en décidant de mettre leurs ressources (financières et organisationnelles) au service de principes moraux et d'idées pilotant la recherche et destinés à guider la politique nationale. Comme l'expliqua le leader conservateur Richard Viguérie (cf. infra) : « Nous n'avons pas besoin de nouvelles idées, mais nous avons besoin de nouvelles techniques pour diffuser des idées vraies qui ont fait leurs preuves ». 258 Telle fut la mission des principaux think tanks conservateurs dont il sera maintenant question. American Enterprise Institute (AEI) Retour à la table des matières Connue à ses débuts, en 1943, sous l'intitulé American Enterprise Association, elle n'était alors qu'une association créée par Lewis H. Brown, le président de l'entreprise Johns-Manville, pour défendre les intérêts d'entrepreneurs comme lui. Si plusieurs années auparavant, Brown avait été en faveur du New Deal (cf. infra), ses idées avaient progressivement évolué lorsqu'il en avait découvert la dimension keynésienne, contenue dans la notion de relance économique par la développement du même auteur, « Le nerf de la guerre », in Serge Halimi, Le Grand Bond en Arrière, Paris, Fayard, 2004, pp. 255-288. 257 Richard M. Weaver, Ideas Hâve Conséquences, Chicago, University of Chicago Press, 1948. 258 Karen M. Paget, « Lessons of Right-Wing Philanthropy », The American Prospect, n° 40, September-October 1998. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 160 dépense publique, contraire, selon lui, à l'éthique du travail. 259 Dotée d'un budget initial relativement limité à ses débuts (80 000 dollars), l'association [140] employait des universitaires pour rédiger des rapports qu'il était pratiquement impossible de différencier de ceux de la National Association of Manufacturer (NAM). En 1954, un responsable de General Electric, A.D. Marshall, qui en était devenu le président après le décès de Brown en 1951, était prêt à mettre un terme à ses activités. Avant de se résoudre à le faire, il nomma toutefois un économiste de la Chambre de Commerce, William Baroody Sr, pour en être le Vice-président. Ce dernier, qui n'était pas vraiment un intellectuel, croyait toutefois fermement à l'importance du rôle des idées dans la justification et la promotion de politiques publiques conservatrices. Il entreprit ainsi de transformer l'association, créée par Brown, en une sorte de « brain-trust » rooseveltien prêt à fonctionner pour une future présidence conservatrice des ÉtatsUnis 260. Il recruta alors, comme conseillers scientifiques, deux économistes peu connus à l'époque, Miton Friedman, de l'Université de Chicago et Paul McCracken, de l'université du Michigan. Et il se chargea de convaincre également les gestionnaires financiers d'accepter un changement de nom en American Enterprise Institute, afin de différencier l'organisation d'une simple association de commerce (luimême était partisan d'adopter le nom plus neutre, mais tout aussi porteur de sens quant à la finalité recherchée, d'Institute for Public Policy Research). En 1964, Baroody eut l'occasion de mettre indirectement (il s'était officiellement mis en congé d'AEI pour lui éviter l'accusation de collusion et la perte de son statut d'exemption fiscale) son organisation au service du projet initial qu'il avait conçu pour elle. Il fut en effet chargé d'organiser un « brain-trust » pour la campagne présidentielle de Barry Goldwater L'entreprise devait toutefois se révéler porteuse de difficultés. En sus de s'aliéner une partie des activistes de la droite conservatrice qui lui reprochèrent d'avoir voulu les écarter de la cam259 Robert Kuttner, « Philanthropy and movements », The American Prospect, volume XIII, July 15, 2002, p. 2. 260 Cité in D. Callahan, $1 Billion Dollars for Ideas : Conservative Think Tanks in the 1990s, A Report of The National Committee for Responsive Philanthropy, March 1999. p. 9. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 161 pagne (cf. supra), Baroody dût faire face à une enquête fiscale, diligentée par une sous-commission de la Chambre des Représentants sur les comptes d'AEI. La question était en fait de savoir si oui [141] ou non la participation de Baroody à la campagne Goldwater avait contrevenu au statut d'exemption fiscale d'AEI (Baroody expliqua alors qu'il s'était mis en congé provisoire d'AEI). Pour éviter que ne se reproduise pareil incident et pour éviter aux analyses d'AEI de se voir accuser de manque d'objectivité, Baroody recruta des libéraux et des démocrates dans les rangs de l'association. Cela ne l'empêcha pas, cependant, de vouloir mettre sur pied un véritable « brain-trust » conservateur, persuadé qu'il était, que la recherche sur les politiques publiques était, aux États-Unis, la province exclusive des institutions « prolibérales ». Et de fait, bien qu'il continuât d'affirmer qu'AEI était apolitique, l'association devint progressivement un point de chute pour des officiels d'administrations Républicaines qui avaient perdu leurs postes et un tremplin pour les activistes conservateurs qui voulaient entrer en politique. Ainsi, à partir de 1976, AEI accueillit dans ses rangs un certain nombre de personnalités politiques qui en fit une sorte de « gouvernement en exil des administrations Nixon et Ford 261) ». Lex-président Gerald Ford, lui-même, rejoignit les rangs d'AEI, tout comme Robert H. Bork (ex-Attorney General 262 de Nixon), Arthur F. Burns (président de la Fédéral Reserve) et William E. Simon (Secretary of the Treasury). Entre 1977 et 1986, le fils de Baroody, William Baroody Jr, reprit les rênes d'AEI, après être passé par l'Office of White House Public Liaison dans les administrations Nixon et Ford. Il utilisa cette expérience pour élargir la communication du think tank et ses activités. Un véritable « déluge de publicité » fut, à chaque fois utilisé, pour mettre en valeur différents types d'éléments 263 : Public Policy Weeks, organisées autour d'un slogan : « la concurrence dans le domaine des idées est fondamentale pour une société libre 264 » et qui offraient à des di261 John B. Judis, The Paradox of American Democracy, Routledge Press, 2001, p. 119. 262 Ibid. 263 John B. Judis, op. cit. 264 Bork occupa cette fonction de 1973 à 1974, époque à laquelle il obéit à la demande du président Richard Nixon de renvoyer Archibald Cox, le Spécial Prosecutor de l'affaire Watergate. Cox s'était attiré les foudres de la prési- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 162 rigeants de grandes entreprises la possibilité d'échanger, pendant une semaine, avec des chercheurs, des responsables politiques d'administrations sortantes et des représentants de gouvernements étrangers ; ou le « World Forum », une invitation lancée par [142] l'ancien président Gérald Ford et qu'il continua d'animer pendant plusieurs été au Colorado (Vail) 265 où des personnalités du monde politique et des affaires avaient la possibilité de discuter des mesures publiques qui affectaient leurs intérêts, tout en laissant la possibilité à AEI de récolter des fonds auprès des entrepreneurs. Baroody Jr. développa également les publications d'AEI avec différents titres : Public Opinion, sous la direction de David Gergen, AEI Economist, sous celle d'Herbert Stein, AEI Foreign Policy, sous la direction de l'ancien Assistant Secretary of State Harold Saunders et Regulation, une revue consacrée au droit et aux politiques publiques, sous la direction d'Antonin Scalia. Avec William Baroody Jr., AEI devint une destination de financement privilégiée pour des chefs d'entreprises préoccupés par l'activisme des syndicats et des associations de consommateurs. C'est ainsi qu'il parvint à recruter les dirigeants des plus importants groupes américains pour alimenter ses campagnes de collecte de fonds, parmi lesquels Walter Wriston de Citibank, William Butcher de Chase Manhattan, David Packard de Hewlett-Packard, Thomas Murphy de General Motors et Reginald Jones de General Electric 266. Et à partir de 1981, le think tank reçut un pourcentage régulier du budget annuel de plus de 600 entreprises. AEI put également compter (en partie grâce aux recommandations faites aux fondations conservatrices par Irving Kristol et William Simon quant à la nécessité de concentrer dence à la suite de la demande officielle qu'il avait formulée, d'installer des écoutes pour enregistrer les conversations dans le bureau Ovale. L'épisode du renvoi de Cox, baptisé « Saturday NightMassacre », vit Elliot Richardson, l’Attorney General de l'administration Nixon et son Deputy Attorney General, William Ruckelshaus, démissionner, plutôt que de devoir renvoyer Cox. Bork, qui, en tant que Solicitor General, était le prochain dans la liste des nominations, accepta la fonction et se chargea du renvoi de Cox. Il reprit ensuite ses fonctions et fut nommé plus tard Juge à la Cour Suprême en 1987 par le président Ronald Reagan. 265 Lawrence C. Soley, The News Shapers : The Sources who Explain the News, Praeger Publishers, New York, 1992, p. 58. 266 Hugh Sidey, « Looking for Ideas mat Work », Time, Monday, Dec. 20, 1982. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 163 leurs dons) sur le financement de ses activités par les fondations Olin, Sarah Scaife et J. Howard Pew Freedom Trust. À la tête d'un think tank qui pesa bientôt plusieurs millions de dollars, Baroody Jr. put accueillir les chercheurs, les personnalités politiques et publier en masse des contenus dont le propos était systématiquement défavorable à l'intervention du gouvernement dans les activités des entreprises, ainsi que des attaques en règle contre les législations destinées à protéger les consommateurs, l'environnement et les syndicats. Comme l'admit d'ailleurs sans détours son directeur des [143] relations publiques : « Nos études favorisent les entreprises ; elles sont la colonne vertébrale de notre économie » 267. Ce fut donc ainsi, dans un contexte particulièrement favorable à l'activité entrepreneuriale, qu'un Jude Wannisky put écrire son ouvrage « The Way The World Works » sur « l'économie de l'offre » (supply-side economixs), qu'un William Simon put développer son programme d'études sur la politique fiscale et qu'Irving Kristol et Michael Novak firent progressivement apparaître les fondements du mouvement intellectuel associé au label « néoconservatisme 268 ». Et lorsque Ronald Reagan accéda à la présidence, il demanda à plus d'une trentaine de collaborateurs d'AEI de participer à son administration parmi lesquels Jeane Kirkpatrick qui devint U.S Ambassador to Nato (1981-1985), Murray Weidenbaum, nommé à la tête du Council of Economic Advisers du président (1981 et 1982) et Antonin Scalia, à la Supreme Court (1986). Cette réalité amena plus tard Reagan à déclarer, alors qu'il se préparait à quitter la Maison Blanche, qu'aucun autre think tank n'avait été plus influent 269. Toutefois, c'est également au début des années 1980, une époque où le parti Républicain cédait aux assauts d'une droite conservatrice, que l'étoile d'AEI commença à pâlir par rapport à d'autres think tanks plus ouvertement engagés, comme Heritage Foundation (cf. infra). Enregistrant une baisse sérieuse des contributions de ses principaux soutiens, AEI dût faire face à une crise à la fois financière et morale 270. En conséquence, William C. Butcher, son président du Conseil d'Administration 267 « Gerald R. Ford Biography », Gerald R. Ford Presidential Library and Museum, http://www.ford.utexas.edu/grf/fordbiop.asp. 268 John B. Judis, op. cit. 269 Serge Halimi, op. cit., p. 47. 270 John B. Judis, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 164 (qui était aussi le PDG de la Chase Manhattan Bank), décida de se séparer de William Baroody Jr. En décembre 1986, il le remplaça par Christopher DeMuth qui avait fait partie de l'équipe Nixon (ancien Staff Assistant) et s'était occupé de publicité pour le compte de l'Office of Management and Budget de l'administration Reagan. Dès sa prise de fonction, DeMuth se lança dans une opération de réorganisation d'AEI. Il commença par nommer trois nouveaux « Research Directors » et se débarrassa de la plupart des [144] membres de l'équipe chargée des questions de politique internationale 271. Il nomma Jeane Kirkpatrick (de nouveau professeur à Georgetown) à la tête de la nouvelle équipe qui fit aussitôt entrer Frank Gaffney (cf. infra), Deputy Assistant Secretary of Defense for Nuclear Forces de Caspar Weinberger, Richard Perle (cf. infra), un autre des Assistant Secretaries de Weiberger et Constantine Menges, un ancien Special Assistant for National Security Affairs et National Intelligence Officer à la CIA. La « mue conservatrice » d'AEI était engagée. The Heritage Foundation Retour à la table des matières Sa création, au début des années 1970, fut, en partie, le résultat d'une opération politique manquée, dont la cause en fut attribuée, à l'époque, par Paul Weyrich et Edwin Feulner (deux amis alors assistants de personnalités politiques Républicaines 272) à l’AEI de William Baroody Sr. Au cours du printemps de l'année 1971, Paul Weyrich, qui, à 28 ans, travaillait alors à Washington comme Press Secretary dans l'équipe du Sénateur Républicain du Colorado, Gordon Allott, reçut une analyse en provenance d'AEI, consacrée à un projet d'avion de transport supersonique. L'analyse qui présentait, de façon concise, les arguments « pour » et « contre » de ce projet soutenu par l'administration du président Républicain Richard Nixon, venait cependant trop 271 Donald E. Abelson, « Trends in Search of Policy Influence : The Stratégies of American Think Tanks », NIRA Review, Spring 1998. 272 Lawrence C. Soley, The News Shapers : The Sources who Explain the News, Praeger Publishers, New York, 1992, p. 59. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 165 tard. De fait, le projet d'avion supersonique, avait été rejeté par le Sénat, deux jours auparavant, à l'issue d'un vote très serré (51 pour, 46 contre 273). Désireux de comprendre pourquoi les conclusions d'AEI n'avaient pu parvenir à temps aux assistants des Sénateurs afin qu'ils puissent préparer leurs patrons au débat, Weyrich s'était entendu répondre, par Morton Blackwell, un collègue conservateur du staff d'AEI, que cela avait été voulu. Depuis 1950 en effet, date à laquelle AEI, alors appelée encore American Enterprise Association (cf. supra) avait été épinglée par une commission du Sénat qui lui [145] reprochait de ne présenter que « le point de vue des grandes ses 274 », puis en 1964, année durant laquelle l'implication de Baroody dans la campagne présidentielle de Barry Goldwater lui avait valu des remarques désobligeantes de la part du futur président Démocrate Johnson (bien qu'à l'époque Baroody Sr. se soit mis en congé provisoire d'AEI) et, pour finir, depuis les enquêtes ultérieures de l'administration fiscale qui avait failli lui coûter sa place au commandes d'AEI (cf. supra), William Baroody Sr. ne voulait pas que les productions du think tank qu'il dirigeait, pussent paraître partisanes ou influencer le vote des parlementaires. Il allait mettre d'ailleurs, dans les années qui suivirent, un terme à la division chargée de l'analyse des propositions de loi et recentrer les activités de son organisation sur des thèmes dont le traitement ne pouvait se concevoir que dans le temps long. Ces décisions ne pouvaient convenir à des jeunes activistes conservateurs comme Weyrich et Feulner, incapables d'admettre qu'un think tank comme AEI ne soit pas engagé dans les débats politiques du moment. C'est donc à cette époque, comme le déclara plus tard Feulner, que « Paul et moi décidâmes que les conservateurs avaient besoin d'un institut de recherche indépendant, destiné à influencer les débats politiques en cours au Congrès, avant que des décisions ne soient pri273 Lawrence C. Soley, The News Shapers : The Sources who Explain the News, Praeger Publishers, New York, 1992, p. 60. 274 Paul Weyrich fit carrière, au départ, dans le journalisme et la radio dans le Wisconsin, État dont il était originaire, avant de se tourner vers la politique en 1967, année où il débuta comme attaché de presse du Sénateur Républicain Gordon Allott du Colorado. Son amitié avec Edwin Feulner date de l'époque où ce dernier était l'assistant de Melvin Laird, Secretary of Défense du président Richard Nixon, puis celui d'un membre de la Chambre des Représentants Républicain de l'Illinois, Philip Crâne. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 166 ses 275. » L'idée en était d'ailleurs venue à Weyrich, en 1968, quand James Lucier, assistant du Sénateur Républicain de Caroline du Sud, Strom Thurmond, l'avait présenté à Victor Fediay, un analyste à la Librairie du Congrès. Au cours de la discussion, les trois hommes étaient tombés d'accord sur les points suivants : les Sénateurs conservateurs manquaient d'arguments lors des débats sur les questions courantes, faute d'analyses suffisamment informées ; il fallait donc créer une firme spécialisée dans la recherche (research firm), capable de fournir des études conservatrices, gratuitement dans le cas des parlementaires et contre rémunération pour des entreprises. N'étant pas, néanmoins, parvenu à intéresser des investisseurs potentiels à ce projet, Paul Weyrich [146] avait demandé de l'aide, au début de l'année 1969, à son ami et mentor J. Frédéric (Fritz) Rench, un homme d'affaires et un activiste conservateur du Wisconsin. Ce dernier, étonné de voir qu'un projet dont la réussite reposait en grande partie sur sa capacité à gagner l'appui financier d'entrepreneurs, ne comportait ni « business plan », ni budget, avait alors décidé de coucher lui-même ces éléments sur le papier, donnant ainsi à l'ensemble intitulé « Analysis and Research Association (ARA) », la crédibilité managériale qui lui manquait. Malgré cette contribution stratégique, la liaison avec le monde des affaires avait été, en grande partie, le fruit du hasard. Un matin de l'année 1970, privé de son secrétariat pour cause de maladie, le bureau du Sénateur Allott avait reçu un courrier remis alors par un stagiaire entre les mains de Paul Weyrich. Envoyé par Jack Wilson qui venait juste d'être engagé comme assistant pour les questions politiques par le brasseur et activiste conservateur du Colorado Joseph (Joe) Coors (cf. supra) ce courrier, également adressé à d'autres hommes politiques éminents, faisait état de la volonté de Coors de réaliser le « bon investissement » dans le mouvement conservateur. Parvenant à convaincre Wilson de faire venir Coors à Washington où ils lui avaient organisé un programme de rencontre avec des Sénateurs influents mais aussi avec Lyn Nofziger, assistant du président Nixon chargé des relations avec le Congrès, Weyrich et ses amis lui avaient également expliqué la façon dont les libéraux contrôlaient, selon eux, l'information à Washington tout en assurant 275 Lee Edwards, « The Power of Ideas : The Héritage Foundation at 25 Years », Chapter One, The New York Times Archives, Copyright, 1998, The New York Times Company. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 167 qu'eux-mêmes étaient, malgré leur jeune âge, les hommes qui parviendraient à contrer ces mêmes libéraux. Aux objections de Coors qui avait alors évoqué son intention éventuelle d'investir dans une institution comme AEI, forte de ses trente ans d'expérience, plutôt que dans Analysis and Research Association (ARA) qui n'en avait aucune, Nofziger avait alors contré, insistant sur le côté regrettablement académique, voire poussiéreux des publications d'AEI 276, ajoutant ensuite qu'elles n'étaient pas utilisables lorsque les parlementaires en avaient besoin et [147] finissaient sur les rayons des bibliothèques. Coors s'était alors rendu à ces arguments, admettant plus tard que plusieurs choses l'avait convaincu de soutenir financièrement ARA : les critiques de Nofziger sur le côté trop universitaire des publications d'AEI ; le business plan de premier ordre du nouveau think tank ; le rapport confidentiel de l'avocat Démocrate Lewis F. Powell (cf. supra) sur l'attaque d'envergure lancée contre le système de la libre-entreprise et l'appel à réagir que ce dernier avait lancé à la communauté des affaires 277. ARA avait donc débuté ses activités grâce à un appui financier de 250 000 dollars en provenance d'Adolph Coors Company. Sous l'impulsion de Lucier, Weyrich, Feulner, Fediay et Roberts, l'association s'était immédiatement lancée dans la recherche et l'analyse des questions de politique courante examinées au Sénat. Mais des problèmes d'organisation au sein de l'équipe et son incapacité à attirer des inves276 277 Cité in Lee Edwards. En 1983, Edwin Feulner décrivant au Washington Post, Heritage Foundation, le think tank conservateur dont il allait être l'un des dirigeants, le faisait dans les termes suivants : « une version activiste de Brookings ». Comme le précise Lee Edwards, l'analyse faite par Weyrich et Feulner sur le besoin d'un think tank proactif, indépendant du Congrès ou d'un Parti politique avait d'ailleurs été faite à la même époque, et sans concertation, par Patrick J. Buchanan, qui travaillait alors pour un aide de Nixon, H.R. Haldeman. Dans un document assez long qu'il présenta en novembre 1972 au président Nixon, Buchanan expliqua que la façon d'assurer une majorité républicaine durable, serait de créer un institut qui, en tant que dépositaire des valeurs fondamentales du Républicanisme conservateur aurait trois rôles fondamentaux : « une banque de talents » à la disposition des élus Républicains, « un refuge qui assurerait des revenus défiscalisés » à ceux qui perdraient leur poste et « un centre de communications » pour des intellectuels Républicains dispersés sur le territoire américain, ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 168 tisseurs autres que Coors (qui lui-même n'entendait pas rester le seul sponsor d'ARA), avaient convaincu Weyrich que son association n'était pas viable. Exposant le problème à Dan Joy, l'un de ses amis conservateurs, ce dernier lui avait signalé l'existence d'une association dormante, la Robert M. Schuchman Memorial Foundation (du nom du premier président des Young Americans for Freedom (cf. supra), précisant qu'il lui serait facile d'en prendre le contrôle pour la transformer en outil efficace au service des parlementaires conservateurs. Très peu de temps après cette discussion, une Schuchman Foundation rénovée avait vu le jour, dont une partie du nouveau conseil de direction était composée de Paul Weyrich, son directeur, assisté par Jack Wilson, Ed Feulner et Joseph Coors. D'autres hommes d'affaires étaient venus assister Coors dans le soutien financier à l'association, parmi lesquels Richard M. Scaife (cf. supra) et William Brady de Milwaukee. Mais très vite, des problèmes associés aux choix de la nouvelle direction étaient apparus, compromettant l'avenir de Schuchman Foundation. De fait, alors que les anciens de Schuchman privilégiaient une approche traditionnelle [148] de l'analyse des politiques publiques grâce à l'organisation de conférences et la publication d'ouvrages, les nouveaux membres du conseil de direction, Weyrich et Feulner en tête, avaient opté pour une approche qui permettrait d'influencer de façon plus rapide et directe le processus législatif. Très vite, ce problème de conception était devenu insurmontable, obligeant les protagonistes à trouver une solution. Ils étaient alors parvenus à se mettre d'accord sur une formule à double détente : d'une part, Schuchman allait devenir un Centre spécialisé dans l'étude des problèmes de droit public et Feulner en serait le président ; de l'autre, une nouvelle fondation consacrée à l'intervention directe sur les politiques publiques serait créée, à laquelle Weyrich allait donner le nom de Heritage Foundation. L'option devait, toutefois, précipiter la dissociation complète des deux entités. La séparation fut consommée en 1973, époque à laquelle Weyrich, Wilson et Feulner donnèrent leur démission des instances de Schuchman. Heritage, qui avait obtenu son statut d'organisation incorporée dans le District de Columbia, puis son statut d'exemption fiscale en février et novembre de la même année, put alors démarrer ses activités. Le scandale du Watergate eut toutefois un impact sur le nouveau think tank conservateur. Avant même que le président Nixon ne démissionne en août 1974 pour éviter l’impeachment », Paul Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 169 Weyrich quitta la présidence d'Heritage. Convaincu que les élections à venir allaient être un désastre pour les Républicains, il décida de revenir à l'activisme politique direct, en créant le « Committee for the Survival of a free Congress ». Jerry P. James, un vieux routier du Sénat dans des fonctions d'analyste et de rédaction de discours officiels pour le compte de parlementaires républicains, prit sa suite. Mais, mal à l'aise dans cette nouvelle fonction, il abandonna sa place, en juin 1975, à Frank J. Walton, un homme d'affaires Californien qui avait rejoint l'équipe du gouverneur Reagan en tant que Secretary of Business and Transportation. Le choix de Walton donna des arguments de poids à Heritage. De fait, [149] ses anciennes fonctions officielles aux côtés de Reagan, lui permirent d'avoir facilement accès aux parlementaires pour leur faire connaître Heritage ; également, ses précédents succès dans les affaires, l'aidèrent à obtenir le soutien financier des fondations et des entreprises ; enfin, grâce aux éléments susmentionnés et avec l'introduction de la récolte directe de fonds par courrier (« direct-mail fund raising »), Frank Walton parvint à doubler les revenus d'Heritage. Deux ans après avoir officié en tant que directeur de Heritage, Walton annonça qu'il désirait retourner en Californie. Edwin Feulner, qui entre-temps avait pris la direction du groupe Républicain d'étude de la Chambre des Représentants (House Republican Study Group), se laissa alors convaincre de prendre la direction du think tank. À l'instar des Baroodys pour AEI, Feulner s'avéra posséder un réel talent pour la promotion d'Heritage. Il parvint ainsi très vite à doter le think tank d'un budget correspondant à ses ambitions, qui, en 1983, atteignit 10 millions de dollars. Ce résultat financier fut, entre autres, redevable à une capacité de diversification des sources d'investissement, puisque, aux côtés des de grandes fondations conservatrices comme Smith Richardson et Olin à laquelle se joignit la « Samuel Robert Noble Foundation » (du milliardaire du pétrole Edward Noble), vinrent s'ajouter des entreprises et banques du haut du classement Fortune 500, comme General Motors, Chase Manhattan, Pfizer, Mobil et Sears. Au milieu des années 1980, Heritage pouvait ainsi faire état d'un réseau de donateurs dont ses instances chiffraient le nombre à 200 000, un résultat qui contribua à lui assurer une crédibilité et une légitimité auprès des dirigeants politiques. Marquant les esprits, le chiffre parvint, dans le même temps, à dissimuler le fait que la plus Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 170 importante partie des ressources financières du think tank ne provenait que d'un petit nombre de très gros contributeurs (Richard Mellon Scaife, Joe Coors, etc.). Et ces derniers n'hésitaient pas à débourser, sur le champ, lorsque les circonstances l'exigeaient, les fonds nécessaires au financement d'opérations stratégiques pour la cause conservatrice, [150] à l'instar de ce que Scaife et Coors avaient fait lors de la création d'Heritage Foundation. Ce faisant, l'assurance de pouvoir compter sur l'appui financier de riches personnalités dans le temps long fut un atout réel dans la mise en œuvre et la continuité des projets du think tank. Feulner donna aussi à Heritage un style politique qui constitua sa marque distinctive en comparaison avec les autres think tanks. Par l'intermédiaire d'un mode bien spécifique de recrutement de ses personnels qui privilégiait les doctorants, les aspirants journalistes et les publicitaires, Héritage mit au point des formats de publications (les fameux « backgrounders ») destinées à être rapidement lues et donc immédiatement utilisables par les parlementaires, pour les débats sur les questions de politique courante et les affaires étrangères. De la taille d'un article (de 8 à 14 pages), selon les consignes données par Feulner, afin de capter plus facilement l'attention des journalistes et de pouvoir rentrer dans l'attachécase des élus et des hommes d'affaires (« briefcase test »), ces mémos furent adressés par la poste (plus tard faxés ou envoyés par courrier électronique), à raison de deux à trois éditions par semaine, à ces différents publics. À la différence des documents politiques d'AEI, plus neutres pour les raisons susmentionnées, ceux d'Héritage adoptèrent ouvertement un biais conservateur et proposèrent des pistes d'action conformes à ce registre. Dans le même temps, l'organisation et le management des opérations du think tank étaient conduits dans une philosophie délibérément entrepreneuriale (facilitant ainsi la communication avec les donateurs), l'objectif étant l'efficacité au service des résultats. Ed Feulner l'expliqua de la façon suivante : « Nous voyons la 'production', c'est-à-dire la conduite des recherches, l'analyse des données et la publication des résultats - comme une partie seulement du processus. L'autre partie fondamentale est contenue dans le marketing - c'est-à-dire la façon dont nous présentons nos résultats, mais Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 171 aussi notre réseau de distribution et toutes les autres activités conçues pour générer du soutien à nos idées 278. » [151] Le résultat de ces initiatives fut qu'en très peu de temps, Heritage parvint à se faire un nom à Washington, à défaut d'influencer encore la teneur des débats sur l'économie et le monde des affaires. En effet, au cours de la décennie des années 1970, d'autres organisations conservatrices occupaient déjà le devant de la scène politique, parmi elles le « Committee on the Present Danger (bis) 279 » de Paul Nitze, célèbre pour ses attaques contre la politique étrangère et de défense du président Carter avec l'URSS. Néanmoins, Heritage, se concentrant tout d'abord sur l'échelon législatif, put très rapidement gagner l'attention des cercles du pouvoir et se démarquer des think tanks traditionnels. Plusieurs types d'initiatives qui se révélèrent « stratégiques » y contribuèrent : tout d'abord, les experts d'Heritage compensèrent un moindre niveau de qualification académique, par un accès direct aux parlementaires conservateurs et à leurs assistants, de par les liens étroits qu'ils entretenaient avec ces derniers ; ensuite, ces mêmes experts, issus principalement du monde politique et du journalisme, furent capables de fournir aux membres du Congrès des études dont le contenu, contrairement aux analyses universitaires « types », répondait à leurs besoins politiques immédiats, dans un format facilement utilisable pour préparer leurs débats ; enfin, la création, en 1978, d'une « Resource Bank », référençant dans un annuaire, le nom et les coordonnées de plus d'un millier de chercheurs « conservateurs », mit à la disposition des activistes politiques du pays, une expertise académique mobilisable à tout moment, dans les débats publics et les médias, en appui aux contenus des « backgrounders ». L'étape suivante fut ainsi, dans la stratégie globale d'Heritage, la conquête de l'Exécutif. Sur la base d'une notoriété, conquise en peu de temps au Congrès, Heritage investit la Maison Blanche par l'intermédiaire de Ronald Reagan. De fait, l'accès rapide des membres du think 278 Lee Edwards rapport l'anecdote au sens propre, car, selon lui, Nofziger avait, lors de son entretien avec Coors, soufflé sur un rapport d’AEI qui dormait dans un coin de sa bibliothèque, soulevant par là même une épaisse couche de poussière, in op. cit. 279 Lee Edwards. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 172 tank au « conseil du prince » se fit par l'intermédiaire de deux éléments : dès son élection en 1980, le nouveau président fit [152] entrer onze membres de Heritage dans son équipe de transition ; puis, Edwin Meese (un ami de Joseph Coors) qui était le responsable de la campagne présidentielle et avait soutenu Heritage dès sa création, suggéra à Reagan, dans sa nouvelle fonction de proche conseiller du président (comme membre du National Security Council), de suivre les recommandations politiques faites dans un document publié par le think tank. Le président accepta d'autant plus facilement que Joe Coors lui conseilla d'en faire autant, et il exigea de ses ministres, lors de la première réunion du cabinet, qu'ils le lisent. C'est ainsi que « Mandate for Leadership » (le titre de ce volumineux document de plusieurs milliers de pages) fut présenté par les instances de Heritage comme la « carte routière », voire même « la bible de l'administration Reagan » une situation qui allait se prolonger lors du mandat présidentiel suivant. Financé principalement sur des fonds donnés à cet effet par Robert Perry, un important promoteur immobilier de Houston et soutien du parti Républicain, Mandate for Leadership, qui établissait Heritage Foundation comme le « réservoir intellectuels » des politiques publiques conservatrices, fut en effet reconduite dans une deuxième version, lors de la réélection à la présidence de Ronald Reagan. En 1984, Mandate for Leadership II était distribuée à tous ceux qui, des parlementaires, de leurs assistants, des personnalités clés de l'Exécutif, de l'administration et des médias, comptaient dans le monde de la conception des politiques publiques. Paul Weyrich et Edwin Feulner avaient réussi leur pari : faire de Heritage Foundation, à l'inverse des think tanks traditionnels, une plateforme organisationnelle et activiste, capable de mettre en forme l'idéologie conservatrice au service de toutes les questions du débat politique appelées à se transformer en décisions. En prise directe avec tous les combats politiques (au milieu même de tous ces combats), et prête à fournir toutes les réponses aux questions et besoins des acteurs du terrain, Heritage rompait ainsi avec les exigences de distanciation requise par la démarche [153] scientifique. Il ne s'agissait pas de savoir si les idées conservatrices et les politiques publiques afférentes étaient objectivement recevables. Il s'agissait seulement de permettre à des idées, présentées comme « vraies », de se transformer en politi- Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 173 ques publiques dont les bases et le bien-fondé n'avaient pas vocation à être discutés. The Hoover Institution on War, Revolution and Peace Retour à la table des matières Ce think-tank, situé sur le domaine de l'Université Stanford en Californie, vit le jour en 1919, sous le nom de Hoover War Library, à la suite d'une donation de 50 000 dollars faite par Herbert C. Hoover. Celui qui, en 1929, allait devenir le 31e président des États-Unis pour un seul mandat (il n'avait pas vu arriver la crise) après une carrière publique bien remplie 280, était un ancien étudiant de Stanford. Après y avoir obtenu un diplôme de « mining engineer », et avant d'accéder à la présidence, Hoover fit une carrière internationale d'ingénieur spécialisé dans les industries extractives. Pendant ces années, il maintint néanmoins des liens étroits comme administrateur avec son ancienne « aima mater », plus particulièrement avec le professeur Ephraim D. Adams. Bibliophile passionné, il aida ainsi ce responsable du département d'histoire à acquérir des documents d'archives en provenance du « British Public Records Office ». Il finança également, pour le compte de Payson Treat, un autre historien de Stanford, l'achat de livres rares sur la Chine et l'extrême Orient 281. Cette passion d'Herbert Hoover pour les livres et la lecture, tout comme le déclenchement, en 1914, de la grande guerre en Europe, furent à l'origine de la création d'une Hoover War Library. Hoover, qui à l'époque travaillait à Londres, décida tout d'abord de s'impliquer dans l'assistance à ses compatriotes Américains désireux de fuir les zones de conflit du vieux continent. Il fut ensuite à l'origine de la création d'une [154] association privée (« Commission for Relief in Belgium ») chargée d'aider la population civile belge menacée de famine par l'occupation allemande et le blocus naval allié. Au cours de 280 John Hood, « Send in the Tanks », National Review, volume 47, n° 23, December 11, 1995, p. 80. 281 Cf. B. Sionneau, op. cit., pp. 499-508. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 174 ses heures de liberté, Hoover découvrit un ouvrage qui allait le marquer. C'était une biographie écrite par Andrew D. White, un historien et un diplomate, président fondateur de l'Université Cornell. Dans celle-ci, l'auteur déplorait, entre autres, l'absence d'efforts déployés aux États-Unis pour sauvegarder de façon systématique des archives contemporaines qu'il jugeait indispensables pour interpréter, plus tard, les événements 282. Il racontait, en outre, comment ses efforts pour rassembler une collection de documents sur la révolution française, lui avaient permis d'en faire apparaître l'une des reconstitutions les plus fidèles. L'exemple devait fortement marquer Hoover. Basé en Europe, ce dernier décida alors de rassembler toutes les archives qu'il pouvait se procurer sur la grande guerre et ses suites, agissant ainsi en précurseur dans ce domaine (les archives nationales ne furent créées qu'en 1934) 283. D'abord entreposés en 1919 à Stanford comme « Hoover War Collection » après un don de 50 000 dollars fait par lui à l'université, l'ensemble des documents fut confié, en 1922, à la « Hoover War Library » dans des locaux intégrés à la bibliothèque universitaire, mais administrativement indépendants. En 1926, la « Hoover War Library », grâce aux efforts d'historiens associés par Hoover à son entreprise d'archivage (Ephraim. D Adams, Robert C. Binkley, Ralph H. Lutz, Frank A. Golder), avait acquis la réputation de posséder le fonds documentaire le plus important consacré à la première guerre mondiale et progressivement, à partir de 1933, ce fonds s'enrichit de nouvelles collections consacrées à l'Europe de l'Ouest et de l'Est, aux mouvements fascistes, communistes et nationalistes à l'origine de la seconde guerre mondiale, à l'Asie Orientale, l'Afrique, l'Amérique latine, au Moyen-Orient, à la guerre froide et aux relations Est-Ouest. À 282 À l'entrée en guerre des États-Unis en 1917, Herbert Hoover, dont l'engagement humanitaire avait marqué les esprits, se vit attribuer, par le président Woodrow Wilson, la direction de la toute nouvelle « U.S. Food Administration ». En 1918, avec la fin des hostilités, il revint en Europe comme directeur général de l'American Relief Administration ». Puis en 1921, Le président des États-Unis Warren Harding le nomma à la tête du Ministère du Commerce, un poste qu'il devait conserver sous la présidence de Calvin Coolidge avant de devenir lui-même le 31e président des États-Unis, in John Raisian, « About Herbert Hoover and the Hoover Institution », Hoover Institution, http://www.hoover.org/. 283 « About the Library and Archives », Hoover Institution, http://www.hoover.org/. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 175 partir de 1938, les problèmes liés à la recherche de la paix dans un environnement marqué par les mouvements idéologiques nés de la guerre [155] comme le fascisme et le communisme, motivèrent les administrateurs à transformer le nom de la bibliothèque en « Hoover Library on War, Revolution and Peace ». Ajoutant un volet recherche à ses activités en 1946, ils décidèrent ensuite d'en transformer le libellé en « Hoover Institute and Library on War, Revolution and Peace » 284. Une campagne majeure de financement, lancée dans les années 1950 aboutit, en 1957, à une dernière évolution de l'intitulé, alors décliné en « Hoover Institution on War, Revolution and Peace ». Juste avant sa mort en 1964, Herbert Hoover assigna à l'institution une mission bien précise : en utiliser les archives et le fonds documentaire pour, sur la base de l'expérience associée, éviter de nouvelles guerres ; rendre visible les efforts entrepris pour sauvegarder la paix, et préserver les fondements et garanties du mode de vie américain 285. Dans les années qui suivirent, trois objectifs complémentaires furent définis pour y parvenir : « rassembler les sources scientifiques indispensables à la compréhension des causes et conséquences des changements économiques, politiques et sociaux tant aux États-Unis qu'à l'extérieur du territoire ; analyser les effets des décisions gouvernementales et leur traduction en politiques publiques ; générer et disséminer des idées pour concevoir des politiques positives en s'appuyant sur deux éléments : des arguments et modes de raisonnement rigoureux ; des percées conceptuelles qui peuvent se transformer en politiques concrètes au service de la société ». 286 Une philosophie soustendait l'ensemble : elle mettait l'accent sur l'importance de la « liberté (politique, économique, individuelle) » comme condition indispensable à la poursuite d'objectifs tels que « la prospérité et la sécurité pacifique » ; elle professait également un certain « scepticisme par rapport à l'expansion continue du rôle de l'État dans la vie de la société ». 287 Trois principaux programmes de recherche furent créés pour porter ces objectifs et idées : « Democracy and Free Markets » (étude de l'économie politique américaine) ; American Institutions and Eco284 Edith R. Mirrielees, Stanford, The Story of a University, Putnam, New York, 1959, p. 3. 285 « About the Library and Archives », op. cit. 286 John Raisian, op. cit. 287 John Raisian, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 176 nomic [156] Performance » (étude de l'économie politique internationale) ; International Rivalries and Global Cooperation (étude des relations politiques et économiques internationales). D'abord localisée dans la bibliothèque de l'université Stanford, tout en y conservant son indépendance administrative, l'extension du fonds documentaire consacré à « la guerre, la révolution et la paix », rendit nécessaire la construction d'un édifice qui lui serait entièrement réservé. Ce fut fait en 1941, avec l'édification de la « Hoover Tower », inaugurée en juin de la même année, lors du cinquantenaire de la création de Stanford. Avant même le transfert des archives dans leur nouveau local, leur gestion avait été préparée. Supervisée par un Conseil d'Administration dont le premier président fut l'historien E. D Adams, elle bénéficia des conseils informels de ses « membres de droit » (Herbert Hoover, Ray Lyman Wilbur, président de l'Université Stanford ainsi que le responsable de la bibliothèque de l'université). Une dizaine de directions spécialisées eurent en outre, la responsabilité d'alimenter et de faire vivre, chacune, une collection particulière 288. Si jusqu'alors, l'activité principale de la Hoover Institution avait consisté à acquérir des documents, produire des bibliographies et publier des anthologies, son rôle se transforma dans les années 1950. À partir de cette époque, en effet, la combinaison de guerre froide et de « chasse aux sorcières » sur le territoire américain motiva Herbert Hoover à demander un recentrage des travaux de Hoover. Leur finalité première serait désormais de « démontrer les aspects profondément négatifs des enseignements de Karl Marx... et de réaffirmer la validité du système américain 289. » En 1959, la Hoover Institution devint une institution indépendante sur le campus de l'Université Stanford. Son fonctionnement, qui échappait ainsi aux procédures de gouvernance universitaire en vigueur, permit par la même occasion à ses chercheurs de profiter du prestige de Stanford, sans devoir enseigner ou produire dans le cadre des critères traditionnels de la recherche académique 290. La [157] nouvelle entité ne devait de comptes qu'au Conseil de supervision (Board's Overseers) et à la présidence de Stanford, et non aux repré288 289 Ibid. Ibid. 290 Edith R. Mirrielees, op. cit., p. 209. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 177 sentants du corps professoral de l'Université (The Faculty Senate). Herbert Hoover choisit personnellement, en 1960, celui qui allait présider, pendant vingt-neuf années, aux nouvelles activités de l'institution. Il s'agissait de W. Glenn Campbell, un conservateur qui avait travaillé pendant six années pour le think tank American Enterprise Institute (cf. supra) et possédait un réel savoir-faire en matière de collecte de fonds. Décidé à faire de la Hoover Institution une voix importante au service de la cause conservatrice, il joua un rôle déterminant dans deux domaines 291 : l'évolution de l'organisation vers une recherche dotée de moyens financiers conséquents ; l'établissement de liens étroits avec Ronald Reagan en tant que gouverneur de Californie (1967-1975) puis président des États-Unis (1980-1988) - liens illustrés par la nomination de ce dernier comme « Honorary Fellow » de Hoover et l'appartenance de nombreux membres de ses administrations (Richard Allen, Edwin Meese, Martin Anderson, Peter Robinson et James Miller) au think tank. Avec Campbell, la Hoover Institution parvint à attirer des grands noms de la politique et de la recherche ouvertement affiliés à la cause conservatrice. Créant des postes sur mesure pour ceux d'entre eux à la retraite et des « postes-passerelles » entre l'université et le think-tank qui permettaient à des enseignants de compléter de façon attractive leurs revenus, il put s'attacher progressivement les contributions de l'économiste Milton Friedman, du physicien à l'origine de la bombe à hydrogène, Edward Teller, ou du spécialiste des questions soviétiques, Robert Conquest. Mais Campbell entretint des relations difficiles avec les instances académiques de Stanford. Son choix d'aligner les orientations de la Hoover Institution avec celle de l'administration Reagan, valut au think tank d'être qualifié d'organisation de droite » par une partie des membres du corps professoral de Stanford. Le commentaire incita Campbell à les traiter, en retour, de « Huns » et de « gauchistes ». [158] Comme l'expliqua son successeur, John Raisian, « Glenn cherchait la bagarre avec le corps enseignant de Stanford. Il combattait le communisme soviétique et le communisme sur le campus. C'était la façon qu'il avait de trouver des sources de financement pour 291 James A. Smith, The Idea Brokers, The Free Press, New York 1991, p. 186, cité in Lawrence C. Soley, Leasing the Ivory Tower : The Corporate Takeover of Academia, South End, Boston, 1995, p. 109. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 178 l'institution 292 ». Le résultat fut à la hauteur de ses ambitions, puisque Hoover Institution parvint à s'assurer le soutien, à long terme, des plus importantes fondations conservatrices qui allaient compter parmi ses principaux donateurs (John M. Olin, Charles J. Koch, Lynde and Harry Bradley, Scaife, Smith Richardson, etc.). Si, toutefois, les idées politiques de W. Glen Campbell et sa vision d'une économie de marché dégagée de l'emprise du gouvernement lui attirèrent les faveurs du gouverneur Reagan qui le fit nommer au Conseil de Régence de l'Université de Californie en 1968, son soutien à la répression des manifestations étudiantes organisées par Reagan en 1969 contre la guerre du Viêt Nam et ses prises de position publiques ouvertement conservatrices, attirèrent durablement sur sa personne, et par réverbération, sur Hoover Institution, les foudres d'une partie significative des enseignants et étudiants de gauche 293. L'intégration d'une quarantaine des chercheurs du think tank californien, dans les rangs de la première administration Reagan, ne fut pas de nature à apaiser les esprits 294. Pas plus, en tout cas, que les nombreux liens croisés que Hoover tissa, au cours des années, avec d'autres think tanks conservateurs de poids comme Heritage Foundation ou American Enterprise Institute, par l'intermédiaire de leurs membres respectifs. 292 293 Ibid. John Shaw, « Hoover Institution on War, Révolution and Peace Générâtes Ideas, Many Distinctly Conservative », The Washington Diplomat, 20 March 2005. 294 Andréa M. Hamilton, « Hoover director, faculty members spar on political diversity of institution's scholars », Stanford Report, March 12, 2003. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 179 Cato Institute Retour à la table des matières Ce think tank libertarien, dont le nom emprunte au « nom de plume » adopté par John Tranchard et Thomas Gordon, deux essayistes anglais du XVIIIe siècle 295, ouvrit ses portes le 3 janvier 1977 296. À sa création, trois personnes en constituaient le personnel, installé dans des [159] bureaux temporaires occupant une ancienne boutique de Kearney Street, quartier de l'embarcadero à San Francisco. Le concepteur de Cato, Edward Harrison Crane, un ancien étudiant de Berkeley puis de la « University of Southern California » (USC), avait participé à la convention fondatrice du Parti Libertarien (Libertarian Party), organisée en 1972 à l'hôtel Radisson de Denver. Se présentant comme « un libertarien dans les gènes 297 », il cherchait le moyen de promouvoir la traduction politique des trois grands principes de « liberté personnelle », de « libre-marché » et de « gouvernement limité » qui, dans ce qu'il attribuait à l'héritage des pères fondateurs de la nation américaine (en particulier Thomas Jefferson), représentaient les droits acquis par tous les êtres humains dès leur naissance 298. Devenu responsable du Parti Libertarien de Californie du Sud 295 Lisa Trei, « Glenn Campbell, former Hoover director, dead at 77 », Stanford Report, November 28, 2001. Pour un aperçu de la façon dont les conservateurs, sous Reagan, jugeaient ce qu'ils considéraient être une « dérive marxiste » d'une partie du corps professoral de Stanford et de ses étudiants, cf. Arnold Beichman, « Will the Hoover Depression Hit Stanford ? », National Review, volume 36, February 10, 1984. 296 Keun Lee, « Archieving me Chief : Presidential Libraries Lost », The Stanford Review, volume XXV, Issue n° 6, January 25, 2001. 297 John Tranchard et Thomas Gordon écrivirent ensemble la série des Cato 's Letters (du nom de Caton le Jeune) dans lesquelles ils défendaient une série de principes qui, selon les fondateurs du think tank libertarien dont le nom (Cato Institute) reprenait le titre de leurs essais, avaient jeté les fondements philosophiques de la révolution américaine, à savoir : la défense de la liberté d'expression, la dénonciation de la corruption politique et des monopoles légaux, l'opposition aux guerres d'agression. 298 L'origine du nom « Cato » serait attributable à Murray Rothbard, l'une des figures du mouvement libertarien qui en aurait eu l'idée au cours d'une Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 180 en 1972 et président national en 1974, Edward H. Crâne allait être chargé de gérer la campagne d'un autre « Edward » « Ed Clark », lorsque ce dernier se présenta à l'élection présidentielle de 1980 comme le candidat officiel du parti Libertarien. Les principes historiques qui avaient présidé à la création de Cato incitèrent ses fondateurs à appliquer, à l'arène politique, une grille de lecture bien particulière. Comme l'expliqua Edward H. Crâne, « Au Cato Institute, nous préférons discuter de la bataille politique, c'est-àdire de l'affrontement qui oppose l'individu à l'État, en termes de confrontation entre la société civile et la société politique, plutôt que d'évoquer une quelconque opposition entre la démarche libérale, conservatrice ou même libertarienne. Dans une société civile, chacun fait ses propres choix sur la vie qu'il entend mener - que ce soit dans le domaine des dépenses personnelles ou des écoles fréquentées par les enfants, etc. Dans une société politique qui, par essence est fondée sur la coercition, c'est quelqu'un d'autre - un politicien ou un bureaucrate - qui fait ces choix. Ce faisant, l'objectif, nous semble-t-il, devrait être de minimiser le rôle de la société politique de façon à pouvoir protéger nos libertés individuelles 299. » [160] Dans ce registre, le parti libertarien avait ainsi l'ambition de réunir tous ceux dont les idées les plaçaient, selon les thèmes abordés, aux extrêmes de l'éventail politique américain. Car les libertariens pouvaient s'inscrire à l'extrême gauche lorsqu'ils défendaient, de façon inconditionnelle, la liberté individuelle dans les domaines de la morale (sur le comportement et les choix sexuels ou la consommation de drogue), de l'expression des idées et du droit des personnes. Mais leurs idées sur la défense tout aussi inconditionnelle de la propriété privée, du libre marché et de l'État minimal dont il s'agissait de limiter les dépenses sociales et militaires, les associaient aussi bien aux forces de la droite républicaine radicale. Ce grand écart entre les extrêmes avait conversation au bar du Waldorf-Astoria de Manhattan, in Richard Morin, « Free Radical ; Libertarian – and Contrarian - Ed Crâne has run me Cato Institute for 25 years. His way », Washington Post, May 9, 2002. 299 Richard Morin, « Free Radical ; Libertarian - and Contrarian - Ed Crâne has run the Cato Institute for 25 years. His way », Washington Post, May 9, 2002. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 181 tendance à rassembler dans les rangs du nouveau parti des bataillons d'originaux » particulièrement difficiles à gérer. Pour illustrer le problème, Ed Crâne citait la fois où des libertariens de New York avaient particulièrement applaudi l'irruption d'une femme nue galopant à cheval dans leur manifestation organisée contre les impôts. « Je passais ma vie à repousser les lunatiques » témoigna-t-il « et le parti libertarien avait vraiment du mal à se construire dans le monde réel 300. » À la même époque, et alors qu'il s'efforçait de construire cette formation politique, Crâne fit le constat suivant : les limites sur les contributions de campagne électorales imposées suite au Watergate étaient un véritable obstacle à la naissance d'un troisième parti susceptible de tenir tête aux deux grands partis traditionnels. Ayant installé le siège du parti libertarien à Washington, il avait d'ailleurs été très impressionné par l'influence politique que pouvaient y avoir de grands think tanks comme Brookings Institution ou American Enterprise Institute. Il sollicita donc, dans le but de mettre sur pied un think tank libertarien considéré par lui comme une alternative politique plus efficace que la création d'un parti, le soutien financier de la famille Koch particulièrement (cf. supra) impliquée dans la cause libertarienne. David Koch allait en effet être choisi comme candidat à la viceprésidence sur la [161] plate-forme libertarienne emmenée en 1980 par Ed Clark, dans une campagne largement financée par Charles Koch. C'est ainsi qu'en 1976, grâce à une donation de Charles Koch d'un montant de 500 000 dollars, le « Cato Institute », think tank libertarien, prit ses premières marques et débuta ses travaux un an plus tard. Toutefois, malgré la passion que son premier directeur, Edward H. Crâne, vouait à sa Californie natale, celui-ci réalisa très vite que l'installation de Cato à San Francisco était une erreur. Comme il le précisa plus tard, « dans l'esprit du grand public, la ville était intimement associée à tout ce qui ne tournait pas rond à la fin des années 1960 301 ». La décision de déménager à Washington fut très rapidement prise, malgré l'opposition de certains soutiens éminents. Milton 300 301 « About Cato », http://www.cato.org/. Edward H. Crâne, in David Boatz, éd., TowardLiberty - The idea that is changing the world : 25 Years of Public Policy from the Cato Institute, Published by Cato Institute, Washington D.C., 2002, p. 457. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 182 Friedman déclara ainsi, à l'époque : « Washington est une cité qui porte le mal. Quiconque s'y installe tend à succomber à la corruption. Cato court à sa perte en s'installant à Washington. » Un seul membre du personnel initial, David Boatz, décida en 1982 de suivre l'installation du think tank dans la capitale fédérale (Watterston House sur Capitol Hill). Pendant les dix années qui suivirent, l'encadrement du Cato Institute s'efforça d'attirer des chercheurs dont les qualifications académiques et les choix libertariens seraient autant d'atouts pour valider la portée de ses thèses. La venue, en 1985, de William Niskanen, alors président du « Council of Economic Advisors » de l'administration Reagan, participa de cette ambition. Ce recrutement prestigieux, puis la construction et l'ouverture ultérieure en 1993, d'un quartier général de six étages (et d'un coût de 14 millions de dollars) situé au n° 1000, Massachusetts Avenue, étaient destinés à convaincre le « Washington officiel » que Cato entendait s'installer dans la durée en tant qu'organisation intellectuelle sérieuse, le tout sur des bases financières solides. Parmi les causes majeures que Cato défendit depuis sa création, il convient de citer « la privatisation du système américain de sécurité sociale ». Proposée en 1979 par Carolyn Weaver, dans un article du premier numéro de [162] Policy Report, une revue éditée par le think tank, l'idée était reprise un an plus tard dans un ouvrage de Peter Ferrara intitulé « Social Security : The inherent contradiction » et depuis, les chercheurs de Cato n'ont cessé d'enfourcher ce cheval de bataille. À ce thème, vinrent s'en ajouter d'autres comme la privatisation du système de santé ou celui de l'éducation, la simplification du système fiscal et la réduction drastique des impôts, la libéralisation du commerce et la suppression des barrières tarifaires, le concept de défense nationale fondé sur l'indépendance stratégique, une technologie sophistiquée, la non intervention et une présence américaine réduite à l'extérieur 302. Pour diffuser les idées de ses chercheurs aussi largement que possible sur tous ses thèmes de prédilection, Cato Institute se dota très vite de nombreux supports : des conférences annuelles organisées aus302 Richard Morin, « Free Radical ; Libertarian - and Contrarian - Ed Crâne has run the Cato Institute for 25 years. His way », Washington Post, May 9, 2002. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 183 si bien aux États-Unis que dans le monde et la publication triennale d'articles associés dans le Cato Journal ; des forums politiques et des présentations d'ouvrages complétèrent le dispositif, ainsi qu'une revue de recherche (Regulation) et une lettre d'information bimensuelle (Cato Policy Report) ; l'ensemble de ces manifestations et publications trouva ensuite un débouché supplémentaire vers le grand public par l'intermédiaire du site internet de Cato puis de courriers électroniques (Cato's Daily Dispatch et Cato's Daily Commentary). Mais le monde politique ne fut pas oublié. À la suite des élections de novembre 1994, Cato Institute fit réaliser, à l'intention de chaque membre du Congrès le « Cato Handbook », un ouvrage de 358 pages suggérant des réformes politiques et des propositions dans chaque domaine des politiques publiques sur lesquelles il entendait peser : la réduction du budget et des impôts, la privatisation de la sécurité sociale, la réforme de l'éducation, de l'environnement, celle également de la politique étrangère et de la défense. Cato recommandait ainsi, dans son Handbook for Congress de 1995, la fermeture de huit ministères, la restructuration de six autres, dont celui des Affaires étrangères, dans les termes suivants : « Dans un monde de communications [163] instantanées, nous n'avons plus besoin de maintenir un réseau global d'ambassades, en particulier dans les paniers percés du Tiers-Monde » 303. Étaient également conseillés le retrait des États-Unis de l'OTAN, du FMI, et de la Banque Mondiale 304, la privatisation de la poste et de l'enseignement et le remplacement des impôts par une taxe sur la consommation. Si la nomination, en 2001, de plusieurs membres de Cato à la commission chargée par le président George W. Bush, de travailler sur la réforme de la sécurité sociale, vint couronner des décennies d'effort du think tank pour influencer le débat public dans le sens de ses idées (la privatisation du système 305), de nombreux pamphlets et études commis par les responsables et chercheurs de Cato perturbèrent, voire irritèrent ouvertement les milieux conservateurs américains. Cato n'hésita pas ainsi à critiquer sévèrement la décision de l'administration conserva303 304 In Richard Morin, op. cit. Ellen Sorokin, « Cato marks silver anniversary ; Libertarian ideas shape 25 years of public policy », The Washington Times, May 8, 2002. 305 Serge Halimi, « Les boîtes à idées de la revanche sociale », Manière de Voir, n° 31, août 1996 p. 48. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 184 trice de George W. Bush d'entrer en guerre contre l'Irak en 2003, comme le think tank avait pu le faire auparavant avec son père, le président Gorge H. W. Bush lors de la guerre du Golfe en 1991. Les chercheurs et journalistes de Cato (Robert Levy et Timothy Lynch, Gène Healy, Jim Harper et Jeff Jonas) s'en prirent également à ce qu'ils considéraient être un bilan désastreux de l'administration de George W. Bush dans le domaine des libertés civiles, à savoir : la militarisation de l'application des lois domestiques et la multiplication des cas de saisine des tribunaux militaires, la guerre contre la drogue, le PATRIOT act, la surveillance des citoyens ordinaires par les agences fédérales, les vaccinations obligatoires contre des menaces potentielles de terrorisme bactériologique 306, etc. Dans le domaine du financement de ses activités, Cato, fidèle à ses convictions, refusa, dès le départ, toute idée d'aides publiques. Si les fondations conservatrices, et plus particulièrement la fondation Koch, plus proche de sa philosophie libertarienne, constituèrent des soutiens fidèles à sa cause, de même que le furent de grands groupes comme Coca-Cola, Citibank, Exxon Mobil, Federal Express et Philip Morris, etc. dont le leadership, comme celui du [164] patron de presse Rupert Murdoch, s'opposait à l'idée de régulation publique de leurs activités, Cato n'hésita pas, à de nombreuses reprises, à dénoncer publiquement la pratique du « corporate welfare » qui consistait, pour des entreprises proches des milieux gouvernementaux, à avoir un accès privilégié à l'argent des contribuables par l'intermédiaire des marchés publics, de subventions diverses ou d'opérations de sauvetage (celle de Chrystler en 1980 307). 306 cf. Doug Bandow, Ian Vasquez, editors, Perpetuating Poverty : The World Bank, The IMF and the Developing World, 1994. 307 Une idée développée depuis 1980, notamment avec la publication par Cato de l'ouvrage de Peter Ferrara intitulé Social Security ; the Inherent Contradiction. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 185 The Center for Stratcgic and International Studies (CSIS) Retour à la table des matières CSIS se présente comme un think tank qui, dès sa création, a eu pour objectif de résoudre les problèmes de sécurité internationale auxquels les États-Unis pouvaient être confrontés dans une optique bipartisane 308 (c'est-à-dire en évitant de privilégier tel ou tel biais politique dans ses analyses). Pour autant, la contribution financière à son existence, de fondations conservatrices (John M. Olin Foundation, Lynde and Harry Bradley Foundation, Sarah Scaife Foundation 309), qui, comme il a été précisé auparavant, ne donnaient leur argent qu'à des officines portant leurs idées, tout comme sa proximité originelle et ultérieure avec des think tanks conservateurs, l'inscrivent, quelque part, dans le réseau de promotion des intérêts conservateurs (Démocrates ou Républicains). CSIS fut créé en 1962, à partir, et avec l'assistance de l'American Enterprise Institute. Trois hommes en furent à l'origine : l'amiral en retraite Arleigh Burke qui avait été le commandant en chef des opérations navales entre 1955 et 1961 et qui fut le premier président de CSIS, James E. Horigan, membre du corps professoral de Georgetown qui assura à CSIS un lien direct avec l'université jésuite ; l'historien David M. Abshire, adjunct professor (School of Foreign Service) de Georgetown qui fut le premier directeur exécutif de CSIS et devint plus tard Assistant Secretary of State for Congressional Relations dans l'administration Nixon avant de revenir prendre en main les destinées de [165] CSIS 310. Deux autres personnes, impliquées dans cette création, et qui plus tard allaient avoir des destins nationaux peuvent être également évoquées : il s'agissait de Richard V. Allen (cf. supra), premier Senior Staff Analyst and Research à CSIS et de Donald H. 308 Source Watch, « Cato Institute », Center for Media & Democracy, Washington, D.C. 309 Dans le premier numéro de la revue Policy Analysis, publiée par Cato en 1980. 310 « A brief history », About CSIS, http://csis.org/about-us/-brief-history. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 186 Rumsfeld, alors nouvellement élu comme député républicain de l'Illinois 311. CSIS avait, à l'origine, quatre objectifs : suivre de près les travaux effectués par d'autres organismes de recherche afin d'en évaluer l'objectivité (Abshire et Burke estimaient en effet que trop d'institutions acceptaient des analyses biaisées sans en voir les intérêts sousjacents) ; créer des programmes de recherche dans des domaines encore non explorés mais néanmoins essentiels de la sécurité nationale et de la défense ; anticiper les enjeux à venir dans le champ de la politique internationale ; susciter le débat sur ces questions avec les milieux politiques et académiques à l'intérieur et à l'extérieur des frontières 312. Quatre ans après sa création, le think-tank, qui avait démarré ses activités avec un budget de 120 000 dollars, était parvenu à se forger une identité dans son champ de spécialisation et à trouver un rythme de croisière. Ses dirigeants décidèrent alors déjouer la carte de l'indépendance organisationnelle par rapport à American Enterprise Institute (spécialisé sur les questions économiques), aidé en cela par le financement particulièrement généreux de Richard M. Scaife (membre de l’Advisory Board de CSIS). Démarré à l'origine comme un programme de l'université Georgetown, la distance entre CSIS et l'université ne cessa de grandir au fil du temps. Distance physique tout d'abord, puisqu'au milieu des années 1960 (en 1966 plus exactement) CSIS quitta Georgetown pour se rapprocher du centre du pouvoir à Washington D. C et se fixer, en 1971, au 1 800 K Street. Distance intellectuelle ensuite, prise il est vrai à l'initiative des instances académiques de l'université. En 1986 en effet, le président d'alors, Timothy S. Healy, demanda que soit organisé un audit scientifique des activités de CSIS (affilié à l'université mais échappant à son contrôle direct) 313. Le processus, qui consistait à 311 Dans les années 1980, Lawrence C. Soley précise que ce sont ces trois fondations qui ont donné le plus : 259 000 dollars pour Olin, 250 000 dollars pour Bradley, 225000 dollars pour Sarah Scaife, in The News Shapers ; The Sources Who Explain The News, Praeger Publishers, New York, 1992, p. 95. 312 Lawrence C. Soley, The News Shapers ; The Sources Who Explain The News, Praeger Publishers, New York, 1992, p. 94. 313 James Mann, « Young Rumsfeld : The Donald Rumsfeld of Thirty Years Ago was a Lot Like the Man We Know Today - A Divisive Figure Who Relishes Bureaucratic Combat, Aims to Shake Up me Established Order, and is Tenaciously Committed to His Own Ideas and Ambitions, but He Was also Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 187 examiner [166] les travaux réalisés par les chercheurs de CSIS fut contesté par ses dirigeants. Ces derniers tentèrent ainsi d'y mettre un terme par deux fois : la première, en contestant les arrière-pensées et le biais politiques de l'exercice et des examinateurs ; et lorsqu'il fut démontré que l'argument était sans fondement, en affirmant ensuite que le processus n'avait aucune valeur parce que Georgetown « n'était pas une université de premier rang 314 ». Pour mettre un terme aux critiques émises par CSIS, Healy constitua un comité d'évaluation composé de cinq chercheurs de renom, extérieurs à son université. Les conclusions émises dans leur rapport furent sans ambiguïté : les chercheurs de CSIS produisaient de la « propagande » et non pas de la recherche académique 315. Et c'est sur la base de ces conclusions que les administrateurs de l'université Georgetown décidèrent de couper les ponts avec CSIS. À la suite de quoi, les deux entités n'eurent plus aucun lien, ce qui n'empêcha en rien CSIS de devenir une institution influente dans les sphères du pouvoir. Très vite en effet après sa création, CSIS était parvenu à se créer un réseau de contacts au Congrès, puis élargit son influence aux cercles de l'Exécutif, du secteur privé, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Inscrivant ces contacts au sein même de son organisation, dans un Board of Directors, le think tank fut doté d'un Advisory Board également impliqué dans la prise de décision. La présidence de cet organe, confiée à des personnalités comme Paul Volker (ancien responsable de la Federal Reserve) assura à CSIS d'obtenir sans problème l'attention de la presse, des milieux politiques et des affaires, américains et internationaux. Les moyens financiers du think tank et sa domiciliation washingtonienne dans des bâtiments pourvus d'appartements spacieux, lui permirent, en outre, de monter des programmes de « conseillers » et de « chercheurs » visitant (counselors and fellows- a Social Moderate and a Dove », The Atlantic Monthly, Volume 292, Issue n° 4, November 2003. 314 Cynthia Watson, U.S. National Security Policy Groups : Institutional Profiles, Greenwood Press, New York, Wesport, Connecticut, London, 1990, p. 47. 315 Lawrence C. Soley, Leasing the Ivory Tower : The Corporate Takeover of Academia, South End, Boston, 1995, p. 113. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 188 in-residence) 316. C'est dans ce cadre que CSIS accueillit de grands noms de la politique internationale et de la défense après leur passage au gouvernement dans des administrations Républicaines [167] ou Démocrates comme Ray S. Cline, ancien Deputy Director de la CIA et Director of Intelligence and Research au State Department sous Nixon (très impliqué à l'origine, dans la création de CSIS), Henry Kissinger, Assistant to the President for National Security Affairs puis Secretary of State de l'administration Ford, ou encore le rival du précédent, Zbigniew Brzezinski, National Security Advisor du président Démocrate Jimmy Carter, etc. Dans le but de permettre à ses intervenants de formuler, dans tous les domaines de la politique étrangère et de la défense, des questions que CSIS identifiait comme des « questions prioritaires », mais aussi de traiter ces mêmes questions dans le cadre de publications, et d'intervenir dans différents types de débats, trois catégories de programmes de recherche furent créés : des « Programmes d'Études Régionales » consacrés à l'Afrique, l'Europe, l'Amérique Latine, les Proche et Moyen-Orient, les Études Soviétiques ; des Programmes « Fonctionnels » (Functional Programs) dont l'un portait sur le Contrôle des Armements, la Science et la Technologie dans une perspective d'évaluation des actions engagées et prévues par les autorités américaines ; un autre était consacré à l'Énergie et la Sécurité (Dewey F. Bartlett Program in Energy and Security) dans le but d'étudier les dangers, pour les États-Unis, d'une dépendance à long terme des gisements pétroliers du Moyen-Orient (CSIS affirme ainsi avoir été l'un des premiers organismes à annoncer l'imminence du premier choc pétrolier) ; un autre, encore, intitulé « Affaires politico-militaires » adressait un éventail très large de questions stratégiques en lien avec les secteurs publics et privés ; un autre, enfin, sous le label « Ressources Stratégiques », portait sur l'évaluation des moyens (politiques, économiques, etc.) nécessaires pour contrebalancer la puissance soviétique. D'autres types d'activités, intégrées à ces programmes, impliquaient, sous le libellé « Outreach », un effort systématique de CSIS en direction de la 316 Alison Muscatine, « Georgetown University and Its Media Stars », Washington Post National Weekly Edition, May 26, 1986, pp. 10-11, cité in Lawrence C. Soley, Leasing the Ivory Tower : The Corporate Takeover of Academia, South End, Boston, 1995, p. 113. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 189 communauté (au sens large du terme) 317. C'est ainsi qu'à partir de 1972, le think tank invitait des leaders du [168] Congrès, au cours d'une de ses conférences (Williamsburg Conference), à rencontrer, au cours d'échanges informels, des responsables du monde des affaires, de l'enseignement supérieur et de la recherche, mais aussi des membres de l'Exécutif. Une autre facette de la dimension « Outreach » concernait la formation, dispensée par CSIS dans le cadre de « chaires » (confirmant ainsi la volonté de ses dirigeants de faire des travaux de ses membres un support à la décision et l'action) : une William E. Simon chair en économie politique, une Henry A. Kissinger chair en politique internationale, histoire diplomatique et sécurité nationale, une William M. Scholl chair en business international, etc. Des séries de conférences spécialisées, les Abshire Endowed Lecture Series, faites par des praticiens ou des théoriciens, dans les domaines de la stratégie, des affaires internationales et de la politique étrangère, reprises ensuite dans les Significant Issues Series produites annuellement par CSIS, complétaient ce dispositif. Une exposition maximale des travaux du think tank était, en outre, assurée par plusieurs types de dispositifs : des milliers de contacts annuels avec les grands médias ; la création d'un Directory of Specialists, sorte d'annuaire de l'expertise recensée par CSIS, qui garantissait à la presse de pouvoir compter sur l'intervention d'un interlocuteur spécialisé 24 heures sur 24, lorsque le besoin ou l'urgence l'exigeaient ; des publications comme The Washington Papers à l'usage des parlementaires et The Washington Quarterly et de nombreux ouvrages d'auteurs, en direction de la communauté académique. La participation d'éminents spécialistes de questions internationales aux activités de CSIS qui, lorsqu'ils étaient en fonction avaient fait l'objet de critiques particulièrement virulentes de la part des milieux conservateurs - Henry Kissinger associé à la détente et au compromis avec les pays communistes et Zbigniew Brzezinski lié à une administration Carter accusée d'avoir reculé sur tous les fronts vis-à-vis de l'URSS - répondait à l'ambition proclamée par le think tank de neutralité politique. Cependant, et comme déjà mentionné, les origines de CSIS (issu de AEI) tout [169] comme le soutien financier de fonda317 Lawrence C. Soley, Leasing the Ivory Tower : The Corporate Takeover of Academia, South End, Boston, 1995, p. 113. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 190 tions conservatrices connues pour leur propension à ne soutenir que les organisations portant leurs idées (Richard M. Scaife 318 fut à plusieurs reprises membre de l’Advisory Board de CSIS), ainsi que la présence de nombreux « faucons » (démocrates et républicains) dans ses rangs et dans ceux de l'administration Reagan, ou celle de membres de CSIS multipliant les « participations croisées » à d'autres think tanks conservateurs, apparentèrent CSIS à la nébuleuse conservatrice. Quelques noms célèbres permettent d'illustrer le propos : l'historien David M. Abshire, cofondateur et premier Executive director de CSIS, devint ensuite Assistant Secretary of State for Congressional Relations dans l'administration Nixon, puis fut nommé Ambassador to Nato au cours du second mandat de Ronald Reagan. L'économiste Murray Weidenbaum, l'un des « Trustees » de CSIS 319, fut le premier président du Council of Economic Advisers de Ronald Reagan, puis, lors du second mandat, devint l'un des membres du President’s Economic Policy Advisory Board. Deux personnalités de l'administration Reagan, obligées de démissionner suite à des scandales, appartinrent également à CSIS : Richard V. Allen, premier Senior Staff Analyst and Research à CSIS, puis conseiller de campagne de Richard Nixon pour les questions de politique étrangère, occupa de nouveau cette fonction pour la campagne de Ronald Reagan avant de se voir confier, dans son administration, le poste de « National Security Adviser ». Allen, qui avait fait partie du « Senior Staff » de CSIS entre 1962 et 1966 320, fut obligé de démissionner de son poste dans l'administration Reagan, ayant été accusé d'avoir reçu un pot-de-vin de la part d'un journaliste japonais pour lui organiser une entrevue avec Nancy Reagan. Très impliqué dans les think tanks conservateurs, Allen fut, à partir de 318 Cynthia Watson, U.S. National Security Policy Groups : Institutional Profiles, Greenwood Press, New York, Westport, Connecticut, London, 1990, pp. 49-54. 319 Cynthia Watson, U.S. National Security Policy Groups : Institutional Profiles, Greenwood Press, New York, Westport, Connecticut, London, 1990, p. 54. 320 Entre 1974 et 1988, les fondations Scaife donnèrent plus de 10 millions de dollars aux thinktanks conservateurs dont les noms suivent : HooverInstitution on War, Révolution and Peace, Center for Strategic and International Studies, Free Congress Research and Education Foundation, American Enterprise Institute for Public Policy Research, in Eric Alterman, What Liberal Media ? The Truth about Bios and The News, Basic Books, 2003, p. 249. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 191 1983, le directeur du Asian Studies Center de Heritage Foundation et, la même année, Senior Fellow à Hoover Institution on War, Revolution and Peace 321. Un autre National Security Adviser de Reagan, Robert C. McFarlane, intégra les rangs de CSIS en tant que [170] « Counselor » en mars 1986 322, après avoir été, lui aussi obligé de démissionner, suite au rôle qu'il avait pu jouer dans l'affaire IranContra 323. McFarlane fut rejoint à CSIS par Michael A. Ledeen, l'un de ses anciens consultants au NSC qui avait eu une part très active, en 1985, dans les ventes d'armes illégales à l'Iran. Ledeen, qui fut Senior Staff Member à CSIS entre 1977 et 1981, époque à laquelle il participa à la création du Washington Quarterly 324, y revint de 1982 à 1986 en tant que Senior Fellow 325 puis devint « Freedom Scholar » de l’American Enterprise Institute avant d'être plus tard consulté fréquemment par Karl Rove, le White House's deputy chief of staff et Senior Adviser de Georges W. Bush (démissionnaire en août 2007 326). Cette proximité de CSIS avec les milieux parlementaires et exécutifs permit au think tank de voir les travaux de ses membres se transformer parfois en loi ou en décisions suivies d'effet. Pour illustrer le propos, on peut citer les études de CSIS engagées en 1985 qui eurent pour effet d'aboutir à la loi Goldwater-Nichols (Goldwater-Nichols Legislation) sur la réforme du département de la défense. Reprises ultérieurement dans un programme de CSIS intitulé « Beyond Gold321 322 323 324 325 326 « Board of Trustees and Counsellors », CSIS. Harold C. Relya, The Executive Office of the Président : A Historical, Biographical and Bibliographical Guide, Greenwood Press, Wesport, CT, 1997, p. 463. Harold C. Relya, The Executive Office ofthe Président : A Historical, Biographical and Bibliographical Guide, Greenwood Press, Wesport, CT, 1997, p. 463. Wayne King and Warren Weaver, « Briefing ; Aide to Academia », The New York 77mes, March 2, 1986. Une affaire particulièrement complexe qui révéla des liens entre la vente illégale d'armes à l'Iran pour obtenir tout d'abord la libération de 6 otages américains prisonniers de militants shiites pro-iraniens au Liban, puis, ensuite, des fonds qui devaient être utilisés pour fournir une aide (interdite par le Congrès depuis 1982) aux Contras, engagés dans une guérilla contre le gouvernement Sandiniste de gauche du Nicaragua. Alexander Cockburn, « The Gospel according to Ali Agca », The Nation, The Nation, volume 241, July 6, 1985. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 192 water-Nichols », les deux volets de ce programme, achevés respectivement en mars 2004 et juillet 2005, furent utilisés par le Secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld pour présenter au président conservateur Georges W. Bush les solutions à une réforme de la défense américaine au 21e siècle 327. Dans un registre proche, ce fut un rapport (DHS 2.0) élaboré conjointement par CSIS et Heritage Foundation qui, selon la communication officielle de CSIS fournit à Michael Chertoff la plupart des idées qu'il décida d'adopter pour réorganiser le Department of Homeland Security 328. De fait, conformément à ce qu'avait voulu David Abshire, l'un de ses cofondateurs, CSIS remplissait la mission première qui avait motivé sa création, à savoir être un think tank orienté, dans le domaine des affaires internationales et de la sécurité, vers l'action, et non pas vers la réflexion purement académique (« action-oriented, not book based 329 »). [171] Le développement des think tanks susmentionnés contribua de façon décisive à l'installation de la droite conservatrice dans le paysage politique et la société américains à partir du début des années 1980. Dans le même temps, le phénomène transforma, aux États-Unis, la nature de la production scientifique dans les champs d'investigation des sciences humaines et les rapports de nombre de ses chercheurs avec le monde politique, celui du journalisme et des affaires. Plusieurs de ces transformations peuvent être évoquées qui ont la particularité d'être liées : la multiplication, tout d'abord, grâce aux financements d'une partie du monde des affaires, de « centres de recherche engagés » (advocacy centers), destinés à ne soutenir que des idées conservatrices/libertariennes et décidés à en assurer la propagation la plus large possible par une proximité cultivée systématique327 « Michael A. Ledeen, Freedom Scholar », American Enterprise Institute for Public Policy Research, http://www.aei.org/. 328 Karl Rove fut soupçonné d'avoir rendu public le nom d'un agent de la CIA en activité, Valérie Plame qui l'assigna en justice pour cela, ainsi que plusieurs membres importants de l'administration de Georges W. Bush comme Dick Cheney. I. Lewis Libby et Richard Armitage. Le nouveau Congrès Démocrate était également sur les traces de Rove, désirant en savoir plus sur son rôle dans le renvoi de plusieurs U.S. attorneys, ainsi que dans la transmission de consignes politiques à plusieurs agences gouvernementales. 329 « A Brief History », About CSIS, http://www.crisis.org/about/history. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 193 ment avec les grands médias et les milieux de la décision politique ; ensuite, et comme conséquence, une volonté délibérée de la part des dirigeants et chercheurs de ces mêmes think tanks conservateurs de prendre part aux batailles politiques, à l'inverse de ce qu'avait fait, jusque-là, la communauté scientifique traditionnelle, dont la crédibilité et la légitimité de ses membres étaient fondées sur leur capacité à prendre du recul et conserver leurs distances par rapport à ces affrontements ; à noter encore, une approche du processus de recherche « inversé », qui, à l'incertitude sur les résultats finals de toute recherche impliquant la conception de problématiques ouvertes et l'examen des faits (destinées à prendre la mesure de tout objet de recherche), préférait, dans le cas des think tanks conservateurs, la certitude associée aux contenus dont les idées conservatrices formateraient les conclusions avant d'en avoir posé les principales interrogations ; dans ce nouveau contexte, également, un rapport différent des chercheurs au monde universitaires et à l'expertise, dans la mesure où, pour ceux d'entre eux qui acceptaient d'être cooptés par les réseaux conservateurs et de produire un discours en phase avec leurs idées, il devenait alors possible [172] d'échapper aux processus d'évaluation académiques traditionnels (comités scientifiques universitaires) et d'évoluer dans leur carrière, tout en n'ayant plus à se préoccuper de questions matérielles sur le très long terme (ils avaient l'assurance de pouvoir migrer d'un think tank à un autre, voire d'appartenir à plusieurs « think tanks », de passer d'une administration à un think tank et vice-versa, etc.) ; en lien, enfin, avec les transformations susmentionnées, une mutation du temps et des rythmes de la recherche, qui, dans l'univers de la recherche engagée, allait substituer, au rythme long de la maturation scientifique impliquant le questionnement, la « production minute », issue de la volonté des responsables des think tanks conservateurs d'exiger de leurs chercheurs qu'ils puissent fournir, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, des éléments d'analyse porteurs de certitudes sur des questions et débats d'actualité, et dans des formats qui les rendraient directement utilisables par les parlementaires et les médias. Pour illustration, il est intéressant de citer les mots de Richard N. Perle 330 qui, lors de la première réunion des conseillers du Center for Security Policy (CSP), un think tank conservateur spécialisé dans les questions de défense, déclarait, en faisant référence à une campagne 330 « A Brief History », About CSIS, http://www.crisis.org/about.html. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 194 publicitaire de l'époque commanditée par un fabricant de pizzasminute : « Ce dont nous avons besoin, c'est d'être les Domino's Pizza du business politique. Si vous n'avez pas votre analyse politique dans les trente minutes, vous êtes remboursé ! 331 » 331 Ira Chinoy and Robert G. Kaiser, « Decades of Contribution to Conservatism », The Washinton Post, Sunday, May 2, 1999, p. A25. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) [173] La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. Quatrième partie La fabrication du « mythe » Ronald Reagan Retour à la table des matières 195 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 196 [173] Quatrième partie : LA FABRICATION DU « MYTHE » RONALD REAGAN 10 Activisme, populisme, religion et lutte contre l'inflation : les ingrédients d'une première victoire présidentielle conservatrice Retour à la table des matières Une fois l'infrastructure et la logistique mises en place, il s'agissait de transformer les priorités politiques, économiques et sociales conservatrices, en programme. Cinq activistes s'en chargèrent plus particulièrement : Richard Viguerie, dont les débuts politiques s'étaient faits en réunissant des fonds pour la campagne du American Independent Party du gouverneur de l'Alabama George Wallace en 1968, Howard Phillips, Président du Conservative Caucus à partir de 1974, John T. « Terry » Dolan, l'un des fondateurs du National Conservative Political Action Committee, Paul Weyrich, à l'origine du think tank Heritage Foundation (cf. supra) et membre de l'influent Committee for the Survival of a Free Congress, sans oublier William F. Buckley, patron de l'incontournable National Review. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 197 Dégoûtés par le scandale du Watergate qui, avec la démission du président Nixon, éclaboussait le Parti Républicain et exaspérés parce qu'ils percevaient comme [174] de la modération, de la part des dirigeants de ce même parti, dans leurs analyses ou recommandations politiques à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières, les activistes susmentionnés s'efforcèrent de réunir les forces conservatrices disparates, apparues lors de la campagne de Barry Goldwater en 1964. De fait, au-delà du Watergate, la présidence Nixon avait été une source de déception pour les conservateurs 332. Malgré son ancrage dans le parti Républicain, ces derniers n'avaient pas oublié les alliances de circonstances que Richard Nixon avait conclues, contre eux, avec les libéraux du GOP emmenés alors par Nelson Rockefeller, lors des élections présidentielles de 1960 (cf. supra). Les conservateurs n'avaient pas davantage aimé le « flou idéologique » de la présidence Nixon, illustré, selon eux, par le choix de son administration d'imposer des contrôles sur les prix et les salaires ou par la conception et la mise en œuvre d'une politique de « détente » avec l'Union Soviétique. Ils n'avaient pas apprécié non plus l'incapacité de la présidence à repousser les assauts de la contre-culture ou son impuissance à mettre un terme à la violence urbaine attisée par les forces de la « nouvelle gauche » ou à gagner la guerre dans les jungles du sud-est asiatique. La démission de Nixon en 1974 et la transmission des rênes du pouvoir à Gérald Ford n'arrangèrent pas les choses. Le choix, fait par le nouveau président républicain, de prendre pour vice-président Nelson Rockefeller, unanimement détesté par les conservateurs, ne fit que renforcer leur détermination à vouloir imposer leurs hommes pour faire triompher leurs idées. Ils envisagèrent ainsi, pendant un temps, de créer une nouvelle organisation à droite qui permettrait de rassembler un Président, un mouvement comme le leur, et un parti 333. Toutefois, ils réalisèrent bien vite que le Parti Républicain avait trop de valeur pour être abandonné. Ses infrastructures, son cadre juridique, ses ca332 Richard N. Perle fut Assistant Secreiary of Defense for International Security Policy dans l'administration Reagan puis Chairman of the Défense Policy Board dans l'administration de Georges W. Bush. Cf. Bernard Sionneau, « Réseaux Conservateurs et Nouvelle Doctrine Américaine de Sécurité, in Annuaire Français de Relations Internationales, Bruylant, Bruxelles, 2003. 333 Center for Security Policy, « Message from the director », Annual Report, 1996 ; http://www.centerforsecuritypolicy.org/about-us/. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 198 pacités de financement et son exposition aux médias pouvaient devenir autant d'instruments au service de la cause conservatrice. Richard Viguerie, Howard Phillips, [175] Paul Weyrich, John Dolan et William Buckley Jr. décidèrent donc de l'infiltrer et de l'organiser. Buckley Jr. et sa « National Review » fournirent le support intellectuel, Viguerie, le gourou du « direct mail », amena avec lui des listes de supporters, Phillips, Weyrich et Dolan se chargèrent de l'organisation générale des opérations. Certaines innovations de la campagne Goldwater de 1964 furent de nouveau mobilisées : collectes massives de fonds réalisées à partir de multiples donations individuelles modestes ; usage bien rodé de la publicité politique directe par courrier ; « ateliers pédagogiques » dont l'objectif était d'expliquer aux militants les éléments clés des campagnes politiques gagnantes ; mobilisation partisane à la base (grass roots level) grâce à l'organisation d'assises politiques visant à recruter et former des conservateurs à l'échelon des États et à l'échelon local pour catalyser l'électorat à ces niveaux. Le résultat fut à la hauteur des efforts déployés. En trois ans seulement, c'est-à-dire de 1974 à 1977, les activistes conservateurs parvinrent à rallier à leur cause des groupes de vétérans auparavant dispersés, impliqués dans la défense d'intérêts bien ciblés : des supporters du « droit à la vie » qui étaient autant d'adversaires intransigeants de l'avortement ; des opposants à l'impôt ; des défenseurs de la famille ; des évangélistes et des petits patrons. En trois ans seulement, ils réussirent à organiser l'aile droite du Parti Républicain en une coalition conservatrice soudée et dotée d'un véritable pouvoir politique. Un élément supplémentaire vint, en outre, au cours de cette période, appuyer leurs efforts. Il était lié aux suites du scandale du Watergate. En 1974, en effet, le Federal Election Campaign Act, entreprit de mettre de l'ordre dans le financement des campagnes électorales, en éloignant « les poids lourds » (« Fat Cats ») de ces dernières 334. La nécessité, pour les formations politiques, de faire connaître l'intégralité des sources pourvoyeuses de fonds, de même que l'impopularité des grosses donations, obligea les partis à rechercher la diversité. Les dons modestes, faits en nombre par de simples citoyens, [176] 334 Lyman Davis Hunt, op. cit., pp. 67-68. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 199 apparurent alors comme une solution attractive : ils conféraient l'impression que les récipiendaires bénéficiaient d'un large soutien populaire ; ils leur évitaient également d'apparaître dépendants d'une poignée de soutiens influents. La nouvelle législation fut particulièrement bénéfique aux conservateurs, dont l'efficacité de l'organisation des militants de base, reposait sur ces éléments. Elle leur permit également d'envoyer à Washington une nouvelle « race » de lobbyistes représentant les multiples intérêts liés à la cause conservatrice. Leur influence devint progressivement d'autant plus redoutable que derrière eux, il y avait une armée de citoyens disciplinés, faciles à identifier, à mobiliser (pour envoyer des dons, des pétitions, manifester et assister à des rassemblements politiques) et ensuite, à faire voter en masse. Les outils informatiques et les méthodes d'enquête ultramodernes et sophistiquées employées par les activistes conservateurs furent, en la matière, des supports déterminants. Grâce à cette organisation, lors des élections de mi-mandat de l'année 1978, les électeurs conservateurs envoyèrent trente nouveaux parlementaires à Capitol Hill qui appartenaient à la nouvelle « nouvelle droite ». Des hommes tels que Newt Gingrich ou Caroll Campbell et d'autres personnalités républicaines encore, dont les carrières furent ainsi associées à l'assaut lancé, à l'époque, par les forces conservatrices. Mais la dynamique du mouvement engagé ne s'arrêta pas ici. En 1980, elle permit à Ronald Reagan de devenir le candidat officiel du parti républicain aux élections présidentielles. Il avait alors, à sa disposition, les leviers et contenus d'appels forgés par les activistes conservateurs. Parmi ces leviers, le « populisme » de la fin des années 1970 figura comme l'une des contributions significatives de la seconde « nouvelle droite » aux discours de campagne de ses représentants officiels 335. On y trouvait, remises à l'honneur, les qualités de simplicité, d'honnêteté et de pragmatisme associées à l'histoire des petites villes frontières du Sud et de l'Ouest des États-Unis. [177] À l'inverse, les grandes villes de la côte Est et leurs dirigeants (New York et Nelson Rockefeller), y étaient dépeints comme autant de personnages et de lieux décadents. On y trouvait également, pour stigmatiser les adver335 Jason Zengerle, « Old Party, New Energy », The American Prospect n° 3 8, May-June 1998. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 200 saires, une image forte : celle des « classes non productives » qui s'appropriaient la « richesse réelle » créée par les entrepreneurs indépendants, les classes laborieuses et les fermiers. On y apprenait également l'identité des « profiteurs » composant cette « nouvelle classe » : « des professeurs et des administratifs de l'enseignement, des scientifiques dont les recherches sont subventionnées par l'État, des fonctionnaires fédéraux, des planificateurs dans les secteurs publics et privés, des consultants et des experts en relations publiques, des journalistes de chaînes et de groupes de presse nationaux, des écrivains et des critiques ». 336 On y découvrait, enfin, que les privilèges et pouvoirs dont jouissaient les élites non élues de cette « nouvelle classe de parasites » (en particulier les fonctionnaires du gouvernement et les juges « libéraux ») étaient en décalage complet avec une opinion publique plus conservatrice. Pour lutter contre ces « fléaux de gauche », les hommes politiques conservateurs de la seconde « nouvelle droite » disposèrent, grâce à leurs activistes, d'un registre et d'une batterie de propositions qui, malgré leur tonalité populiste, présentaient un double avantage : ils étaient validés par des universitaires éminents ou des institutions de recherche (« think tanks ») ; ils séduisaient de nombreux « libéraux », progressivement convaincus que les problèmes économiques ne pouvaient être résolus simplement par une simple « redistribution de la richesse ». Les mesures, défendues dans le registre populiste conservateur, étaient pour l'essentiel : la limitation de la croissance du gouvernement, la réduction des dépenses publiques et des impôts, la restriction du pouvoir syndical, l'abolition des programmes sociaux en faveur des minorités, la diminution des réglementations publiques encadrant l'activité du monde des affaires dans les domaines de l'environnement ou du droit du travail, l'encouragement à [178] redonner à la concurrence un rôle moteur dans l'économie. Des thèmes, associés à la protection de la famille traditionnelle, complétaient l'ensemble. Ils avaient d'autant plus d'intérêt, qu'ils pouvaient séduire aussi bien les conservateurs traditionalistes, que les évangélistes démocrates ou les juifs orthodoxes. Il s'agissait de la lutte pour le droit à la vie et contre l'avorte336 Jonathan Martin Kolkey, The New Right, 1960-1968, University Press of America, Washington DC, 1983, p. 333. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 201 ment, de la croisade anti-homosexuelle, de l'opposition à la pornographie et à la permissivité sexuelle. Le populisme, mis à la disposition des hommes politiques conservateurs, comprenait également une série d'arguments concernant l'éducation : opposition à la déségrégation des moyens de transport scolaires ou censure de manuels jugés licencieux ou inadaptés pour la formation des jeunes. Les affaires étrangères n'étaient pas non plus oubliées, dans un registre destiné à faire réagir « la majorité silencieuse » contre le défaitisme ambiant des années 1970 associé, par les conservateurs aux éléments suivants : la politique de détente avec l'URSS, le retrait sans gloire du Viêt Nam, la chute du Shah d'Iran, la prise d'otages américains par les religieux dans ce pays, l'invasion soviétique de l'Afghanistan et la révolution sandiniste au Nicaragua. Parmi les thèmes cultivés dans les années 1970 par les représentants de la seconde « nouvelle droite », figurait tout particulièrement l'idée que l'Amérique était en situation de vulnérabilité face à une Union Soviétique qui ne cessait de gagner du terrain dans le monde et se dotait des armements conventionnels et nucléaires les plus sophistiqués 337. Pour les observateurs de l'époque, l'adoption d'une tonalité populiste dans le discours conservateur des années 1970, constitua une rupture avec le conservatisme des années 1960 338. De fait, l'attitude antérieure d'un Barry Goldwater ou d'un Robert Welch évoquait davantage celle, plutôt élitiste, des sénateurs de la Rome antique, lorsque l'un et l'autre déclaraient vouloir « préserver la République Américaine des assauts de la démocratie populaire ». 339 Or, à la fin des années 1970, et grâce aux efforts déployés par les activistes conservateurs, les représentants de la seconde [179] « nouvelle droite » comprirent qu'ils pouvaient compter sur les gens de la base pour voter en faveur de leurs initiatives, lorsqu'ils savaient trouver le ton, et employer certains arguments, pour s'adresser à eux. Plusieurs d'entre eux en firent l'expérience directe, recevant en même temps la confirmation que les thèmes populistes étaient capables de transcender les clivages partisans. Ce fut le cas de Howard Jarvis, un « vieux de la vielle », et un réactionnaire confirmé qui fut, en juin 1978, à l'origine de la fameuse 337 338 Jonathan Martin Kolkey, op. cit., p. 334. Alan Crawford, cité in ibid. 339 cf. Bernard Sionneau, « Réseaux Conservateurs et Nouvelle Doctrine Américaine de Sécurité », op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 202 « proposition 13 », une mesure visant à limiter de façon drastique les impôts fonciers en Californie et qui déclencha la croisade anti-impôts (« anti-tax crusade ») dans de nombreux autres États des États-Unis. Ce fut également le cas des étoiles montantes de la seconde « nouvelle droite » comme le Sénateur de l'Utah, Orin Hatch, le Sénateur du Nevada, Paul Laxalt, le Sénateur de Caroline du Nord, Jesse Helms, etc. qui n'hésitèrent pas à éviter la posture élitiste et obsolète d'un Goldwater, pour lui préférer une approche de la politique plus proche des gens ordinaires. Infrastructure, logistique, registre populiste et thèmes conservateurs, dans un contexte domestique et international morose pour les États-Unis. À la fin des années 1970, Ronald Reagan disposait de tous les éléments pour annoncer, en mars 1979, qu'il désirait être le candidat du parti républicain aux prochaines élections présidentielles. Mais il n'avait pas encore la voie libre, six autres personnalités ayant déclaré leur intention d'en faire autant. Parmi ces candidats, figuraient : John Anderson, un Républicain libéral, Phillip Crâne, un ancien Président de American Conservative Union (ACU) et quatre autres personnalités, Howard Baker, Robert Dole, George Bush (Sr.) et John Connally, tous plus ou moins liées à l'establishment du parti républicain 340. Toutefois, si les membres de cet establishment étaient toujours influents, ils ne disposaient plus de la supériorité financière et politique qui les avait placés, pendant longtemps, en position de présider, seuls, aux destinées du parti républicain. De fait, depuis la désignation de Barry Goldwater comme candidat aux présidentielles de [180] 1964 et l'entreprise de cooptation du GOP montée par les activistes conservateurs dans les années 1970 (grâce à l'appui de puissants soutiens politiques et financiers du Middle-West, du Sud et de l'Ouest des États-Unis), la formation politique avait été placée sur une trajectoire conservatrice affirmée. Dans ce contexte, ni un candidat comme John Anderson qui était un Républicain libéral, ni un candidat comme Georges Bush (Sr), trop associé, de part ses origines et ses contacts personnels, aux intérêts des anciens « faiseurs de rois » de la côte Est, n'avaient de chance de l'emporter. En mai 1979, Bush (Sr), qui était le dernier candidat à rester en lice, admit d'ailleurs sa défaite et se retira de la course pour laisser le champ libre à Reagan. Un seul homme au340 Jonathan Martin Kolkey, op. cit., p. 335. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 203 rait pu inquiéter ce dernier. Il s'agissait de Phillip Crâne, déjà nommé, membre du Congrès et représentant une circonscription de l'Illinois. Si Crâne, malgré une personnalité assez terne et des rumeurs faisant état d'une vie personnelle agitée, était le candidat favori de nombreux jeunes conservateurs qui estimaient que Ronald Reagan était trop tiède dans ses prises de position et trop âgé (69 ans), il n'avait pas néanmoins le soutien des principaux leaders de la seconde « nouvelle droite ». Reagan obtint donc l'investiture du parti Républicain et ses supporters durent alors résoudre deux problèmes délicats : la formulation de la plate-forme politique du parti et le choix d'un vice-président. Partant du principe que l'exercice devait parvenir à concilier les convictions conservatrices de Reagan sans s'aliéner le soutien indispensable des modérés du parti pour l'élection générale (évitant ainsi de répéter les erreurs commises avec Goldwater, 16 ans auparavant), des choix « stratégiques » furent alors faits. Pour rassurer les conservateurs sur la conformité de la plateforme avec leurs idées, on en confia la rédaction à une commission présidée par deux de leurs membres : la partie économique fut supervisée par Jack Kemp, un membre de la Chambre des Représentants pour la circonscription de Buffalo (État de New York) et le volet social par Jesse Helms, Sénateur de Caroline du Nord et représentant de la [181] « droite chrétienne ». Le résultat des travaux de la commission fut un document dont la teneur des propositions rassura les conservateurs (mais pas les Républicains « libéraux ») : des réductions d'impôts de 30%, la déréglementation systématique de secteurs entiers de l'économie, la décentralisation de programmes publics, un amendement à la constitution pour rendre l'avortement illégal, une opposition à l’Equal Rights Amendement (ERA), et un effort massif dans le domaine de la défense 341. La question du choix d'un vice-président se révéla plus difficile à traiter. Les conseillers de Reagan voulaient en effet trouver un candidat pourvu d'une capacité à rassembler plutôt qu'à diviser les Républicains. Ayant tout d'abord approché l'ancien président Gérald Ford, ils se heurtèrent alors à un refus de la part de ce dernier qui les motiva à envisager George Bush (Sr), l'adversaire le plus sérieux de Reagan lors des primaires. Si, en effet, Bush n'avait pas été le candidat des conservateurs pour la 341 Ibid., p. 335. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 204 présidence, il possédait néanmoins, comme postulant à la viceprésidence, des références conservatrices plus solides que Ford. Il avait, en outre, l'avantage de pouvoir drainer derrière lui les « centristes » du parti Républicain. Contacté sur la question, George Bush fit savoir qu'il acceptait, au grand désarroi des partisans de Phillip Crâne. Une fois réglées les questions de plateforme et de vice-présidence, la campagne put officiellement démarrer. Deux éléments semblèrent rallier les indécis autour de Reagan : l'incapacité de l'administration Carter à faire libérer les 52 otages américains détenus en Iran malgré des négociations de dernière heure ; l'unique face-à-face télévisé qui mit en présence les deux adversaires et au cours duquel Carter fut incapable de faire apparaître Reagan comme un dangereux réactionnaire (contrairement à ce que les Démocrates étaient parvenus à faire avec Goldwater lors de la présidentielle de 1964). Mais d'autres facteurs jouèrent également en la faveur de Reagan. L'un d'entre eux, lié à la situation économique, était l'inflation. Ce thème devint l'un des principaux arguments de campagne de Reagan contre [182] Carter et les Démocrates 342. De façon intéressante, le candidat conservateur du Parti Républicain en 1980, retrouva les accents qu'avait eus un Barry Goldwater pour en parler, lors de sa campagne de 1964. À l'époque, en effet, Goldwater, dont l'un des principaux axes d'attaque était la rupture imminente, selon lui, de la notion de « communauté » aux États-Unis, avait présenté « l'inflation » comme l'un des symptômes de ce malaise. Reagan reprit donc le flambeau en 1980, déclarant que l'inflation était bien plus qu'un simple problème d'augmentation des prix. Selon lui, elle reflétait l'absence de consensus au sein d'une société et révélait une situation malsaine où chacun ne regardait que son intérêt et luttait pour obtenir davantage que son voisin. Reagan s'engageait donc à combattre l'inflation, pas seulement pour les difficultés économiques qu'elle créait, mais avant tout parce qu'elle menaçait le sens qu'avaient les Américains de la « communauté ». Il sut ainsi remporter une large adhésion auprès des électeurs (28% seulement des personnes en âge de voter) en combinant ce thème à d'autres tout aussi populaires, comme le nécessaire recul de l'État Fédéral, des impôts moins élevés, ou l'appel à un retour à la morale. Et le 4 novembre 1980, soit une semaine après le débat télévisé, Ronald Reagan l'em342 Lyman Davis Hunt., op. cit., p. 73. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 205 portait largement sur son adversaire Démocrate. Il reçut 51% du vote populaire contre 41% seulement pour Carter. Au sein du collège des grands électeurs, il totalisa 489 voix en sa faveur contre 49 pour Jimmy Carter, ce dernier ne remportant le suffrage que dans une demidouzaine de petits États dont sa Géorgie natale, Hawaï, le Maryland, le Minnesota, Rhodes Island et la Virginie de l'Ouest. De plus, pour la première fois depuis 1952, le Parti Républicain reprit le contrôle du Sénat Américain tout en réduisant la majorité Démocrate à la Chambre des Représentants 343. Deux constats pouvaient être dressés à partir de ces résultats : • Tout d'abord, Reagan avait profité de la désintégration, enfin consommée, du « consensus libéral » de l'après-guerre [183] aux États-Unis (incarné par une coalition rassemblant aussi bien des Démocrates que des Républicains derrière le New Deal) et du report, au bénéfice du GOP, de trois groupes d'électeurs qui pendant près d'un demi-siècle avait permis aux Démocrates de l'emporter aux élections : des cols bleus, des conservateurs catholiques et de nombreux votants des États du Sud 344. • Ensuite, si la perception que les électeurs avaient de la situation économique et politique avait joué un rôle certain dans la victoire de Ronald Reagan, la droite conservatrice républicaine (la seconde « nouvelle droite »), ses activistes, réseaux et postulats étaient également devenus - malgré leurs divergences - autant de composantes du jeu politique national avec lesquelles tous les protagonistes de ce jeu allaient désormais devoir compter. De fait, Reagan disposait d'un réseau organisé de soutiens dont un Taft ou un Goldwater n'avaient jamais bénéficié. Comme le rappelle Lee Edwards 345, historien officiel du think tank conservateur, Héritage, lorsqu'il lui fallait « des idées », le nouveau président pouvait, en effet, compter sur l'appui des grands « think tanks » comme Heritage 343 344 Lyman Davis Hunt, op. cit., p. 74. Jonathan M. Kolkey, op. cit., p. 340. 345 Republicans in Congress : A Chronology (1945-1999), http://www.gpo.gov/fdsys/pkg/GPO-CDOC-105sdoc5/content-detail.html. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 206 Foundation 346, American Enterprise Institute, Center for Strategic and International Studies et d'autres encore, pour lui en fournir. Lorsqu'il avait besoin d'un appui politique pour influencer l'opinion publique ou le Congrès, il pouvait compter sur l'intervention de groupes de pression comme Committee for the Survival of a Free Congress, American Conservative Union, National Rifle Association et National Fax Limitation Committee. Pour rassurer les conservateurs quant à la teneur de son administration, il disposait, à la maison Blanche, de personnalités comme Edwin Meese III, Richard V. Allen, Martin Anderson, Robert Carleson, Lyn Nofziger, Tony Dolan, and Kenneth Cribb. Et dans le domaine de la politique étrangère, le président pouvait s'appuyer sur l'expertise de néo-conservateurs tels Jeane Kirkpatrick, Max Kampelman, Richard Perle, Kenneth Adelman, and Elliott Abrams. Des relais dans les médias lui permettaient également de bénéficier d'une large [184] audience. La présidence était, en effet, soutenue par des leaders d'opinion conservateurs dont certains comme George F. Will, Patrick J. Buchanan, William F. Buckley, J.-R., James J. Kilpatrick, ou John Chamberlain étaient des journalistes de renom dans la presse écrite (avant la fin de la décennie, Will et Buchanan se feraient un nom à la télévision ; quant à Buckley, il avait déjà développé cette capacité depuis un certain temps). De nombreuses publications conservatrices, dont certaines étaient entre les mains de Buckley et des néo-conservateurs s'ajoutaient à ce dispositif d'appui : il s'agissait de National Review, Human Events, The American Spectator, Commentary, The Public Interest, The National Interest, et les éditoriaux du Wall Street Journal 347. 346 347 Lyman Davis Hunt, op. cit., p. 75. Lee Edwards, "Golden Years", Excerpt, Chapter 12, from The Conservative Revolution by Lee Edwards. Copyright 1999, by Lee Edwards. Reprinted by permission of The Free Press, a division of Simon & Schuster, Inc, New York, The Heritage Foundation, Policy Research Analysis. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 207 [184] Quatrième partie : LA FABRICATION DU « MYTHE » RONALD REAGAN 11 Une présidence pragmatique bien en-deça des attentes et de ses soutiens conservateurs Retour à la table des matières Pour autant, et malgré une victoire présentée comme « historique » par les activistes de la seconde « nouvelle droite conservatrice », les deux mandats de la présidence Reagan ne furent pas, dans de nombreux domaines, à la hauteur de leurs attentes. De fait, en raison de l'appui qu'ils avaient apporté à leur candidat, les conservateurs estimaient que ce dernier devait faire de leurs priorités politiques, celles de son administration. Mais les conseillers de Reagan savaient également qu'ils devaient compter avec la frange plus modérée du Parti Républicain, au moins pour deux raisons : le soutien de ses membres les plus influents (« l'establishment ») restait indispensable pour obtenir la validation de candidatures à des postes clés et faire voter des réformes ; ils avaient également participé, après maintes tractations, à la victoire finale de Reagan. Ce faisant, la composition de la nouvelle administration refléta cette réalité. Aux côtés de Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 208 conservateurs « purs et durs » comme Edwin Meese ou Richard Allen, on trouva à des postes importants, des conservateurs plus « modérés » comme James Baker ou George Schultz. [185] Les choix politiques s'en ressentirent également. L'examen des décisions prises par l'équipe Reagan au cours de ses deux mandats laisse en effet apparaître un bilan conservateur bien en deçà de ce que le candidat avait annoncé au cours de sa campagne. Dans ce cas précis, certains n'hésitèrent pas d'ailleurs pas à parler d'« héritage libéral » (« de gauche » aux EU) pour qualifier son bilan 348. Juste avant d'être élu, Reagan se déclarait prêt à « s'attaquer de façon décisive et rapide à croissance sans frein de la dépense publique fédérale 349 ». Il parlait donc d'éliminer des ministères comme l’Énergie ou l’Éducation et de mettre un terme aux dérives de la Sécurité Sociale. Au début de son mandat, son équipe réussit ainsi à faire passer des baisses d'impôt historiques (750 milliards de dollars sur 5 ans) et engagea le pays dans un effort d'armement massif. De plus, pour compenser les pertes de recettes fiscales, des coupes sombres furent réalisées dans 83 programmes fédéraux (coupons de nourriture, repas à l'école, fonds pour des projets de rénovation urbaine, allocations pour les travailleurs pauvres, etc.), pour un montant de 41,4 milliards de dollars. Mais assez rapidement, et après les premières victoires obtenues dans les domaines des impôts et de la défense, la « révolution conservatrice » s'essouffla et progressivement, le président prit du champ avec le programme radical qu'il avait annoncé. Alors qu'il avait promis de réduire la taille du gouvernement et de consacrer ses efforts à la réalisation d'objectifs culturels et sociaux conservateurs, la réalité fut tout autre. Par exemple, au lieu de supprimer les Ministères de l'Énergie et de l'Éducation (dans ce dernier cas, le Sénateur Républicain Howard Baker s'y était fermement oppo348 En 1974, le personnel de Heritage Foundation comptait, en tout et pour tout, 8 personnes réparties dans quelques bureaux de location et disposait d'un budget de 250 000 dollars dont la quasi-totalité avait été octroyée par un seul homme d'affaires, le brasseur du Colorado, Joseph Coors. Dix ans plus tard, plus de 100 personnes travail laient pour Heritage (des analystes, chercheurs, personnels administratifs), qui disposait alors d'un budget de 10,5 millions de dollars en provenance de plus de 100 000 donateurs comprenant des individus, des fondations et des entreprises, in Lee Edwards, op. cit. 349 Lee Edwards, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 209 sé 350), l'administration Reagan, non seulement les conserva, mais en créa un nouveau, le « Departement of Veterans Affairs », l'une des plus importantes agences gouvernementales 351. Egalement, alors qu'il s'était engagé à corriger les excès de la « Great Society » de Johnson, il fut contraint, face à une Chambre des Représentants à majorité Démocrate, de lâcher du lest sur les dépenses sociales. Celles-ci augmentèrent [186] ainsi de façon notable, passant de 106 milliards de dollars en 1980 à 173 milliards de dollars en 1988 352. De la même façon, plutôt que d'engager comme il l'avait promis en tant que candidat, une « restructuration de la Sécurité Sociale », permettant aux Américains qui le désiraient d'en sortir et d'ouvrir ainsi la voie à une privatisation progressive du système, le président Reagan sauva, en 1983, ce programme fédéral en acceptant d'y injecter 165 milliards de dollars. Il faut dire qu'entre-temps, la réaction du Congrès avait été brutale. L'une des mesures d'un plan en 10 points, concocté par les idéologues de l'administration, en fut responsable. Cette mesure prévoyait en effet une réduction à 55% du montant de leur retraite, pour ceux des Américains qui souhaitaient cesser leur activité à 62 ans. Décrite, par une résolution de la Chambre des Représentants à majorité Démocrate, comme « une trahison vis-à-vis de la première génération de salariés qui avaient contribué à la Sécurité Sociale tout au long de leur carrière 353 », elle fut également condamnée par le Sénat à majorité Républicaine, qui le même jour, vota par 96 voix contre 0, une résolution (introduite par le Sénateur Républicain Bob Dole) précisant qu'« il était hors de question que le Congrès pénalise ceux qui désiraient partir plus tôt à la retraite 354 ». L'épreuve de force, entre les idéologues conservateurs de l'administration et le Congrès, ne dura pas plus de 8 jours. Un an plus tard, elle motivait l'administration Reagan, qui entre-temps avait assisté au recul du parti Républicain 350 351 352 353 354 Joshua Green, « Reagan's Libéral Legacy : What me new literature on the Gipper won't tell you », Washington Monthly, January/February 2003. Cité in ibid. Lee Edwards explique la décision de Baker par le fait qu'il était le premier leader républicain du Sénat depuis 1954 et que sachant qu'il risquait de perdre sa place en votant pour la disparition de ce ministère, il choisit de s'y opposer, in op. cit. Joshua Green, op. cit. Lee Edwards, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 210 lors des élections de mi-mandat (vingt-six sièges perdus à la Chambre des Représentants), à constituer, sur la Sécurité Sociale, une commission bipartisane composée de « non-idéologues ». Présidée par Alan Greenspan, ses travaux produisirent une réforme qui, en elle-même était une véritable provocation faite à l'idéologie conservatrice. Non seulement la commission se mit d'accord sur une hausse des charges salariales pour les employeurs et employés, mais elle ajouta aussi, aux listes des bénéficiaires de la Sécurité Sociale, de nouvelles catégories d'employés fédéraux et pour, la première [187] fois, dans un esprit très « libéral », instaura une taxe sur les sommes perçues par les allocataires les plus aisés. Les conservateurs n'étaient toujours pas au bout de leurs surprises. Persuadé que les personnes âgées ne devaient pas être mises en situation de difficulté financière en cas de longues maladies parfois incurables, le président Reagan décida en effet d'approuver la continuité et même l'expansion du programme Medicare. Sur cette question encore, le président s'inscrivit en faux contre les conservateurs. De façon générale, en effet, ces derniers étaient en faveur d'une privatisation du système au bénéfice des compagnies d'assurance, le seul moyen, selon eux, d'offrir des soins de qualité à long terme et de réduire les dépenses fédérales 355. Le revirement de Reagan sur ces questions, au cours de son premier mandat, aurait dû constituer un signal fort pour les conservateurs. Il révélait, en effet, un personnage pragmatique, assez éloigné de l'idéologue des campagnes, qui était prêt à accepter le compromis lorsqu'il lui apparaissait politiquement indispensable. D'autres décisions, tout aussi difficilement concevables, a priori, confirmèrent cette tendance. Si la décision sur la Sécurité Sociale constitua, dans la présidence Reagan, une rupture idéologique avec le camp de la droite républicaine, elle ne fut pourtant pas la seule. La décision d'augmenter plusieurs fois les impôts entre 1982 et 1986, après les avoir réduits, fut de celles dont les activistes conservateurs préfèrent taire la réalité dans leurs récits hagiographiques des deux mandats de Ronald Reagan 356. 355 Mark Schmitt, « Remember When ? », The American Prospect, Online Edition, 2 août 2005. 356 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 211 En août 1981, le Président Reagan signa le Economic Recovery Tax (ERTA), une réforme des impôts dont il était l'un des plus ardents défenseurs depuis de nombreuses années. Parmi les mesures phares, le dispositif prévoyait une réduction de tous les taux d'imposition sur les revenus de 25%, en plusieurs étapes étalées sur 3 ans. Il diminuait également le taux d'imposition sur les revenus les plus élevés qui passait de 70% à 50%. En outre, contrairement à ce qui avait été fait précédemment, les réductions étaient [188] indexées sur l'inflation, assurant les bénéficiaires que leur situation fiscale ne changerait pas en cas de hausse combinée des revenus et des prix (auparavant, les contribuables passaient dans la tranche supérieure lorsque leurs revenus augmentaient en même temps que les prix). Les conservateurs imputèrent à la réforme une série de succès économiques dont les plus notoires furent, selon eux : une période de 60 mois de croissance économique ininterrompue, (ajoutant qu'elle constituait un record historique d'expansion depuis 1854), 18 millions d'emplois créés lorsque Reagan quitta la présidence, et une augmentation de 398 milliards de dollars de recettes pour l'État fédéral 357. Pour autant, et à la grande insatisfaction des « idéologues » de son équipe, un an seulement (1982) après avoir fait passer sa réduction massive d'impôts, le président Reagan, sous la pression du « modéré » James Baker, se laissa persuader de signer le Tax Equity and Fiscal Responsibility Act. Cette disposition, qui signifiait une augmentation d'impôts de 98 milliards de dollars sur 3 ans (un record depuis la seconde guerre mondiale) déclencha la colère des 89 membres républicains de la Chambre des Représentants, ainsi que celle d'organisations conservatrices comme American Conservative Union ou US Chamber of Commerce. Edwin Meese crut bon de déclarer à son égard qu'« elle était la plus grave erreur de politique intérieure de l'administration Reagan ». 358 Cette décision, prise pour réduire la taille du déficit budgétaire, revint à compenser, à hauteur d'un peu plus du tiers, le montant des réductions accordées l'année précédente. Mais elle ne remettait pas en cause les réductions d'impôts sur le revenu individuel accordées l'année précédente, puisqu'elle touchait principalement les 357 358 Lee Edwards, op. cit. Joshua Green, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 212 carburants et les niches fiscales utilisées par les entreprises. Mais l'administration Reagan ne s'arrêta pas là. Le second mandat de Ronald Reagan réserva, toujours sur le terrain de la fiscalité, de nouvelles surprises pour les conservateurs. Le président signa, en effet, en 1986 le Tax Reform Act qui, comme son nom l'indiquait, avait été [189] conçu pour simplifier le code des impôts. Grâce à cette disposition, Reagan entendait diminuer encore les impôts des particuliers, les rendre plus simples, équitables et productifs. Présentant la réforme comme « une deuxième révolution américaine », son administration fit passer le taux marginal d'imposition le plus élevé de 50% à 33% des revenus, diminuant ainsi le nombre de tranches. Une taxe minimale fut également établie par rapport aux contribuables les plus aisés, permettant de s'assurer qu'ils ne parviendraient pas à éviter d'acquitter l'impôt. Dans la mesure où le Tax Reform Act se traduisait par une baisse significative de l'impôt sur le revenu des particuliers, il fut présenté comme une décision « historique ». Mais ce que les conservateurs n'apprécièrent pas, c'est que, dans le même temps, la réforme accoucha d'une augmentation, elle aussi « historique » de l'impôt sur les sociétés. Seulement deux ans après avoir déclaré qu'il n'existait aucune justification pour imposer les revenus des entreprises, l'administration Reagan prenait donc la décision de le faire, à hauteur de 120 milliards de dollars sur 5 ans. Et elle réduisait de nouveau leurs niches fiscales, l'objectif étant de trouver 300 milliards de dollars sur la période 359. D'autres surprises attendaient les conservateurs sur le terrain de la réforme des impôts. Si, en effet, elle élargissait la base des prélèvements, elle prévoyait, dans le même temps, des déductions et exemptions. Ces mesures concernaient, plus particulièrement, les familles dont les revenus du travail étaient inférieurs au seuil de pauvreté. Elles leur assuraient qu'elles ne paieraient aucun impôt fédéral sur le revenu. Mis en perspective, l'ensemble avait de quoi étonner. En effet, les dispositions prises par l'équipe Reagan pour garantir ce qui n'était, ni plus ni moins, qu'une « subvention » du revenu des travailleurs pauvres (« working poor »), trouvaient leurs racines dans une loi votée en 1975 par Russell Long, sénateur démocrate de Louisiane 360. Déjà modeste au départ dans ses 359 360 Lee Edwards, op. cit. Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 213 objectifs, cette législation intitulée « Earned Income Tax Credit » (EITC) avait fini par devenir insignifiante dans ses effets, jusqu'à ce que Reagan, [190] grâce à son « Tax Reform Act » de 1986, lui donnât une ampleur qu'elle n'avait jamais connue. Le résultat fut tout à fait surprenant, par rapport aux objectifs que le candidat Reagan avait annoncés pendant ses campagnes électorales. Alors qu'il n'avait cessé de proclamer sa réticence, face aux dérives de la protection sociale, sa décision, en tant que président, d'exempter d'impôts les revenus des foyers très modestes, heurta de front ces engagements. Certains de ses conseillers les plus proches furent d'ailleurs pris de court. C'est ce qui arriva, entre autres, à William Niskanen, son très conservateur conseiller économique en chef (Chairman of the Council of Economic Advisers), qui, découvrant en 1985 le projet, ne put s'empêcher de remarquer : « Walter Mondale » (l'adversaire Démocrate de Reagan lors des présidentielles de 1984) « en serait fier 361 ». Niskanen, dont les initiatives l'avait auparavant conduit à fonder le National Tax Limitation Committee, choisit d'ailleurs à l'époque, et sans surprise, de démissionner pour devenir le président du très « libertarien » Cato Institute 362. La défense fut également l'un des grands chantiers de l'ère Reagan dont les réalisations effectives ne correspondirent pas aux attentes des conservateurs « purs et durs ». Dans leurs restitutions biographiques ultérieures de la présidence, ces derniers furent donc obligés de travestir la réalité, pour faire vivre un « mythe Reagan » qui servirait avant tout leur vision et ambitions politiques. À la fin des années 1970, le candidat Ronald Reagan avait annoncé son intention de mettre un terme à la politique de « détente » qui, selon lui, profitait à l'Union Soviétique, rebaptisée, dans l'un de ses discours en 1982, « empire du mal » (« evil empire »). Il avait promis que les États-Unis l'emporteraient sur leur ennemi historique grâce à une politique qui, dans son discours, s'apparentait davantage au « refoulement » (« roll back »), cher aux conservateurs de la première « nouvelle droite », qu'à « l’endiguement » (« containment ») qui lui avait été officiellement préféré, jusqu'ici, par les administrations [191] Démocrates ou Républicaines successives. Une fois en fonction, 361 362 Joshua Green, op. cit. Joshua Green, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 214 l'administration Reagan se lança donc dans une augmentation massive du budget de la défense dont quelque 1500 milliards de dollars furent répartis, pendant sept années de sa présidence, entre les principaux fournisseurs du Pentagone pour produire, entre autres, le missile MX, le bombardier B-l ou un système de défense antimissiles. L'idée était en fait, grâce à la haute technologie équipant ces équipements militaires, d'inciter les Soviétiques à se lancer dans la fabrication d'armes du même type, les obligeant ainsi, lorsqu'ils ne pourraient plus suivre financièrement ou technologiquement les États-Unis, à accepter de négocier avec les Américains selon leurs propres termes. L'un des projets qui inquiéta plus particulièrement les Soviétiques fut « l'Initiative de Défense Stratégique » (IDS ou « guerre des Étoiles »). Projet de laboratoire, sorti tout droit de l'imagination de scientifiques et de militaires appartenant aux cercles conservateurs proches de Reagan (Edward Teller et Daniel O. Graham 363), le système de défense antimissiles, présenté comme un « bouclier » par ses concepteurs 364, était supposé pouvoir contrer toutes les frappes nucléaires surprises à l'encontre des États-Unis. Incapable de dépasser le stade de projet durant les deux mandats de Reagan 365, les tests formatés par les Américains 363 364 Cité in ibid. Biography of William Niskanen, in "Updating the American Dream : What to expect from Tomorrow's Economy", The 17 heures Annual Providence Journal, Brown University, Public Affairs Conférence, March 12-20, 1997. 365 Les deux hommes furent réunis par la même volonté de créer un bouclier de défense antimissiles, capable de protéger le territoire des États-Unis. Ils défendirent cette idée au sein du « think tank » conservateur High Frontier dont ils furent à l'origine en 1981. Joseph Coors leur apporta, dès le départ, son soutien financier et Hrritage Foundation finança la première étude publiée par High Frontier sur la défense antimissiles. Rappelons qu'Edward Teller, ancien Senior Stratégie Défense Advisor de la Maison Blanche et directeur « Emeritus » du Lawrence Livermore National Laboratory fut impliqué, aux côtés d'Oppenheimer, dans les recherches sur les premières armes atomiques américaines, puis développa la première bombe thermonucléaire (bombe H) pour les États-Unis. Quant au Lieutenant General Daniel O. Graham, successivement Deputy Director of the Central Intelligence Agency (1973-1974) puis Director of Defense Intelligence Agency (19741976) il fut le conseiller militaire de deux campagnes prési dentielles de Reagan (1976 et 1980). Personnage incontournable des coalitions conservatrices les plus engagées dans la lutte contre le communisme (American Security Council, Coalition for Peace Through Strength, etc.) et Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 215 pour montrer la fiabilité de ses composantes, finirent néanmoins par persuader les Soviétiques de la réalité du programme. S'embarquant dans une course aux armements avec les États-Unis, l'URSS finit par s'essouffler, engageant alors, en 1985 avec Mikhaïl Gorbatchev une politique de restructuration (perestroïka) et de transparence (glasnost). L'implosion subséquente de l'URSS quelques années plus tard (1991), motiva les conservateurs à prétendre que, grâce à Reagan, les ÉtatsUnis avaient gagné la guerre froide. Dans la réalité, l'URSS de Gorbatchev payait les erreurs de gestion accumulées, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, par un « Soviet System » refusant toute compromission avec l'économie de marché. Ni les tentatives passées de Nikita Khrouchtchev pour réformer [192] l'appareil militaire et limiter ses dépenses, ni les difficultés quotidiennes de vie de la population russe, ni le fait que malgré le niveau phénoménal de ses dépenses militaires dans le PNB, l'URSS ne « dominait » objectivement les États-Unis (prouvant ainsi l'absence d'efficacité de l'effort de défense) - ne furent des données prises en considération par les conservateurs 366. Ces derniers préféraient penser que, puisqu'ils étaient dans le gouvernement, leurs options politiques seraient celles du nouveau président. Si l'on prend le cas de la sécurité nationale, pas moins d'une trentaine de leurs membres, impliqués dans les groupes de pression pour une politique de défense plus agressive vis-à-vis de l'URSS, se virent confier des postes de responsabilité. Pour autant, le président avait un agenda qu'il entendait mener à bien. Si, en effet, Reagan n'avait pas hésité à embarquer l'Amérique dans un programme d'armement massif, il avait également une conviction que ne partageaient pas les conservateurs de son équipe. Reagan voulait débarrasser le monde des armes nucléaires. Son adhésion au programme de défense antimissile s'expliquait d'ailleurs par un désir profond de protéger les États-Unis contre le risque d'apocalypse nucléaire. Toutefois, il croyait également membre dans la deuxième moitié des années 1970, d'une commission spéciales dont les travaux contribuèrent à exagérer le potentiel destructeur de l'Union Soviétique (Team B), il fut également à l'origine d'une remise en cause de la logique de Mutual Assured Destruction (MAD) et l'un des principaux inspirateurs de la Stratégic Defense Initiative (SDI). 366 cf. Bernard Sionneau, « Sociologie historique de la défense antimissiles américaine » (à paraître). Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 216 que le meilleur moyen d'éviter un tel scénario, cette fois pour la planète entière, était d'amener les Soviétiques à partager sa vision d'un monde sans armes nucléaires. Pour cette raison, il fut à l'origine des négociations, ouvertes avec Mikhaïl Gorbatchev, sur la réduction de ce type d'armes de destruction massive (START). L'initiative provoqua l'inquiétude de ses collaborateurs conservateurs comme Patrick Buchanan, Richard Perle ou Caspar Weinberger qui le mirent en garde contre « la grande illusion de la paix 367 ». Elle fit réagir également des personnalités de la seconde « nouvelle droite » tels Paul Weyrich qui, dans le Washington Post n'hésita pas à parler de Reagan comme « un Président affaibli dans sa tête et dans sa capacité à gouverner 368 ». Même les pragmatiques de son équipe, comme George Schultz et Robert Mac Farlane, qui étaient partisans de négocier avec les [193] Soviétiques furent pris de court par une décision qui remettait en cause la politique historique de dissuasion des États-Unis. Et lors du sommet de Reykjavik en 1986, il s'en fallut de peu pour que Gorbatchev et Reagan ne parviennent à se mettre d'accord sur une « option zéro » signifiant l'engagement de leurs deux pays à éliminer leurs armes thermonucléaires. La détermination de Reagan à ne pas renoncer à son projet de défense antimissiles mit toutefois un terme à ce projet, mais les discussions permirent néanmoins aux deux chefs d'État de parvenir à la signature, en 1987, d'un traité sur le démantèlement de leurs armes nucléaires intermédiaires en Europe (Intermediate-Range Nuclear Forces - INF) 369. Impôts, défense, taille du gouvernement. Sur ces thèmes parmi les plus sensibles dans le registre conservateur, le président Reagan se permit des inflexions, qui traduisirent bien, de sa part (et de celle des « modérés » de son équipe), une capacité à transcender les positions idéologiques, lorsque la situation politique l'exigeait. Cette faculté, mais aussi le fait que les leaders de la « seconde nouvelle droite » étaient toujours prêts à reprocher au président qu'ils avaient soutenu, 367 Si l'on compte les premiers programmes (Nike-Zeus puis Nike-X, Sentinel puis Safeguard) engagés puis abandonnés entre les années 1950 et 1970, les dépenses associés à la défense antimissiles atteignent, selon les estimations, entre 120 et 150 milliards de dollars (84 et 95 milliards de dollars depuis le lancement de VIDS de Reagan en 1983). 368 cf. Bernard Sionneau, op. cit. 369 Cité in Joshua Green. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 217 de ne pas être suffisamment conservateur à leurs yeux, valurent à celui-ci des critiques acerbes de leur part, tout au long de ses deux mandats. Ainsi, après un an seulement de présidence, Reagan s'entendit reprocher par les dirigeants de Heritage Foundation, que son administration « aurait pu et dû accomplir beaucoup plus de réformes 370 ». Sur les 2000 recommandations énoncées dans leur publication monumentale éditée juste avant l'élection (Mandate for Leadership : Policy Management in a Conservative Administration) ils déploraient en effet que « seules » 1 270 d'entre elles (c'est-à-dire à peu près 60% de l'ensemble des suggestions faites) aient été mises en œuvre ou commençaient à l'être. Des remarques plus ciblées suivirent. Stuart Butler, toujours de Heritage, écrivit qu'un an après avoir remporté une série de batailles décisives sur le budget et pris l'initiative politique, l'administration Reagan [194] « paraissait perdre l'avantage 371 ». En 1984, à mi-mandat, ce fut Terry Dolan, président national du Conservative Political Action Committee, qui faisait remarquer : « On ne cesse de nous répéter que les conservateurs font la loi dans tous les domaines. Si c'était le cas, nous n'aurions pas l'un des plus importants déficits budgétaires de l'histoire des États-Unis 372 ». Richard Viguérie ajouta sa voix à ce chœur de lamentations lorsqu'il reprocha à Reagan d'avoir augmenté les impôts, d'avoir « engagé 5 200 fonctionnaires supplémentaires dans l'administration fiscale » et de ne pas avoir mis son veto à des dépenses publiques « superflues 373 ». Deux ans plus tard, soit en 1986, Butler (déjà nommé) renchérit : « les fondamentaux de la 'Great Society' de L.B. Johnson] restent intacts... pratiquement aucun programme n'a été éliminé 374 ». Ces opinions furent confirmées par Paul Weyrich qui résuma, plus tard, les deux mandats avec les mots suivants : « Les années Reagan furent l'occasion, pour le gouvernement, 370 371 Ibid. "1986 : Reykjavik summit ends in failure", BBC News, 12 October 1986 ; http://news.bbc.co.uk/onthisday. 372 Cité in Lee Edwards, op. cit. 373 Ibid. 374 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 218 de croître de façon exagérée 375 ». Et Howard Phillips, d'enfoncer le clou sur le président lui-même : « Je ne pense pas qu'il y ait eut dans l'histoire américaine, depuis l'époque où Woodrow Wilson avait été mis sur la touche par une attaque cardiaque, un président qui a été aussi peu impliqué dans la conduite des affaires, que ne l'a été Ronald Reagan 376 » et sur sa politique de défense et de sécurité, suite à la signature du traité INF de 1987 (cf. supra) : « Reagan est un idiot utile pour la propagande du Kremlin 377 », une analyse partagée par Weyrich qui ajoutait : « Reagan est un président affaibli à la fois mentalement et politiquement ». 378 375 Ibid. Ibid. Cité in Lyman Davis Hunt, op. cit., p. 76-77. 378 Ibid. p. 77. 376 377 Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 219 [194] Quatrième partie : LA FABRICATION DU « MYTHE » RONALD REAGAN 12 Une entreprise de béatification laïque ex-post Retour à la table des matières Une fois les deux mandats de Reagan achevés, les critiques acerbes de la présidence finirent par s'estomper dans le camp conservateur. Elles laissèrent même progressivement la place à la production de panégyriques sur l'homme et le chef d'État, parfois même de la part de ceux qui en [195] avaient été les plus rudes contempteurs. La période de bascule entre l'ancien et le nouveau millénaire fut particulièrement riche en la matière. Une explication en deux points (dont les principaux éléments seront simplement mentionnés) peut être avancée : tout d'abord, les années 1990 ne furent pas propices aux conservateurs, et cela, malgré d'excellents résultats électoraux illustrés par la prise de contrôle Républicaine du Congrès (Chambre et Sénat) en novembre 1994, un gain important de sièges dans les Parlements d'États et une majorité de postes de gouverneurs pour le GOP En outre, même si George H. W. Bush (Sr.), l'ancien vice-président de Reagan, avait pris la suite à la Maison Blanche en 1988, les conservateurs n'avaient jamais eu Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 220 confiance en lui pour défendre leurs idées. Les décisions politiques prises au cours de son administration confirmèrent leurs craintes : le nouveau président était un « Républicain libéral ». À ce constat s'en ajouta bientôt un autre : ce président Républicain ne fut pas capable de conserver la présidence et dût la concéder à William Clinton, autre « libéral », un Démocrate celui-là. Si cet élément permit, pendant un temps aux conservateurs de retrouver une unité de façade autour de « l'anti-Clintonisme » (substitut provisoire à « l'anti-soviétisme » disparu avec la désintégration de l'URSS en 1991), l'habileté politique du successeur de George Bush les priva, malgré des dérapages personnels exploités par eux, de la présidence pendant deux mandats. Il fallut donc, au début du nouveau millénaire, revitaliser un mouvement conservateur qui, malgré un président nouvellement élu totalement acquis à ses thèses (George W. Bush, Jr.), était profondément divisé dans les faits. Ronald Reagan fut alors « remobilisé ». Alors que l'ancien président disparaissait progressivement de la scène politique, victime de la maladie d'Alzheimer et finissait par s'éteindre en 2004, on vit se multiplier, chez les conservateurs, la publication d'ouvrages et d'initiatives diverses par rapport à lui, dont toute dimension critique avait soudainement disparu. [196] La machine à créer « le mythe Reagan » était lancée. En 1999, on pouvait ainsi entendre un Stuart Butler, déplorant le style des alliés politiques du président démocrate Bill Clinton, affirmer publiquement : « Hélas les années 1980 sont terminées. Reagan peut servir d'inspiration et d'exemple politique, mais ses leçons seront de peu d'efficacité à une époque marquée par le flou et l'absence de cohérence ». 379 Malgré le pessimisme sous-jacent du propos, les souhaits conjoncturels de Butler concernant « l'inspiration » et « l'exemple politique » allaient être exaucés. La parution d'ouvrages idéalisant l'ancien président (véritables « hagiographies ») en constitua l'une des manifestations. Ils partageaient tous un point commun : la volonté de faire apparaître Reagan comme un homme simple et décent, pourvu d'un bon sens accessible à tous, en bref, « un Jimmy Steward de la 379 Ibid. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 221 Maison Blanche 380 ». Leurs titres parlaient d'eux-mêmes. Dinesh D'Souza, ancien Senior Domestic Policy Analyst à la Maison Blanche sous Reagan entre 1987 to 1988, chercheur à la très conservatrice Hoover Institution publia ainsi en 1997, « Ronald Reagan : How an Ordinary Man Became an Extraordinary Leader » ; Peggy Noonan, journaliste conservatrice dont les articles alimentaient les colonnes du Wall Street Journal, de Forbes, Time, etc. produisit, en 2001, le titre suivant : « When Character was Kin : A Story of Ronald Reagan » ; deux ans plus tard, en 2003, c'était au tour de Peter Robinson, ancien rédacteur des discours de Ronald Reagan et auteur de la célèbre formule : « M. Gorbatchev, abattez ce mur ! » (prononcée par le président à Berlin Ouest en 1987), de lui rendre un hommage appuyé avec ce titre : « How Ronald Reagan Changed My Life ». La « béatification laïque » de l'ancien président se poursuivit tous azimuts. Ce fut, entre autres, une campagne conservatrice, couronnée de succès, qui obtint de faire donner le nom de Ronald Reagan National Airport au National Airport de Washington. Le projet s'inscrivait dans un projet plus large (« Ronald Reagan Legacy Project 381 »), coordonné par l'activiste [197] conservateur Grover Norquist, président de Americans for Tax Reform, destiné à obtenir que le nom de Ronald Reagan soit donné à au moins un bâtiment, une rue ou tout autre support de l'un des 3 067 contés des États-Unis. Un autre projet, sponsorisé par le même groupe et introduit par John Kline, un parlementaire républicain du Minnesota, visait à faire figurer le portrait de Reagan sur les billets de 50 dollars. D'autres propositions envisageaient également la construction d'un monument en l'honneur de Reagan sur le Washington Mall (un honneur jusqu'ici réservé aux présidents Washington, Jefferson, Lincoln et Franklin D. Roosevelt) et l'ajout du visage de Ronald Reagan, à celui des présidents des États-Unis déjà immortalisés sur le Mont Rushmore 382. 380 381 Cité in Joshua Green, op. cit. Cité in David Brooks, "The Clintonized Democrats » Jewish World Review, Oct. 22, 1999. 382 Richard Blow, « Reagan Revised », November 06, 2003, TomPaine. Common sense, http://ourfuture.org/. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 222 Alors que livres et symboles se multipliaient, la presse conservatrice intensifia ses efforts. En 2004, le très conservateur Washington Times présenta ainsi, dans un seul article intitulé « Conservatives now realize Reagan was really 'right' 383 », un florilège de propos particulièrement élogieux pour Ronald Reagan. L'exercice était d'autant plus intéressant que certaines des personnalités qui s'y livraient, n'avaient pas manqué d'égratigner sérieusement Reagan au cours de ses mandats (cf. supra). C'était, tout d'abord, Jerry Falwell qui, paraissant oublier que Reagan n'avait pas vraiment tenu compte des revendications religieuses de sa « Moral Majority », (cela, malgré la fidélité électorale de ses membres) expliquait : « Il n'était pas Dieu, mais il avait des convictions qu'il était impossible d'« acheter » et une vision pour l'Amérique qui ne le quittait jamais et qui l'a conduit vers le succès. Il a placé les grandes questions morales et sociales de notre temps sur le devant de la scène, où elles sont restées ». Un bémol était cependant apporté dans la suite du texte, dont l'introduction, habile à cet endroit, permettait de justifier le panégyrique dressé, plus loin, par d'anciens supporters devenus parfois très critiques. Les conservateurs, pouvait-on lire, reprochaient à Reagan de [198] n'avoir pas réduit les dépenses et la taille du gouvernement fédéral, malgré ses engagements à y parvenir. Une série de justifications était alors immédiatement apportée sur ces éléments qui demeuraient tout de même bien encombrants dans le bilan officiel du héraut de la droite républicaine. Edwin Feulner Jr, le président de Heritage Foundation déclarait : « C'était un homme tellement gentil qu'il ne voulait pas dire non, et à partir de là, il y eut trop de dépenses à Sacramento puis à Washington. Les bons signaux n'étaient pas toujours envoyés... Mais personne n'est parfait et, aujourd'hui encore, je serais prêt à lui accorder la note de 98 ou 99/100 ». Quant à la question de savoir pourquoi Reagan ne s'était pas attaqué à la Sécurité Sociale alors qu'il n'avait pas hésité à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre l'URSS à genoux, Tom Edmonds, ancien conseiller du président pour les médias, avait une réponse toute prête : « C'était une question de priorités. Refouler les programmes sociaux n'avait pas la même priorité, selon lui, que re383 "a Grateful Nation Must Remember", Ronald Reagan Legacy Project, http://www.reaganlegacyfoundation.org/. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 223 fouler le communisme et remettre l'Amérique à la place qui lui revenait. Il était assez intelligent pour comprendre qu'il ne pouvait pas tout faire. Aussi concentra-t-il ses efforts sur ses priorités ». Le propos était complété par celui de Grover Norquist, président de « Americans for Tax Reform » qui ajoutait : « Les présidents disposent d'un temps qui leur est compté. Il [Reagan] choisit de ses concentrer sur la politique étrangère, les baisses d'impôt, la nomination de juges conservateurs et la croissance économique, tous éléments qui lui permirent d'être réélus ». Sur la politique étrangère de l'ancien président, justement, Paul Weyrich, le fondateur de la Free Congress Foundation, à l'époque très critique par rapport aux négociations que Reagan et Gorbatchev avaient entreprises pour réduire les stocks d'armes nucléaires de leurs deux pays, faisait maintenant amende honorable : « Il est clair, aujourd'hui, que tandis qu'il parlait toujours de négocier avec les Soviétiques, en dessous, il faisait tout ce qu'il pouvait pour mettre à terre 'l'empire du mal'. Il avait foi en sa capacité d'y parvenir, alors que la majorité du mouvement conservateur estimait que c'était une utopie ». (199) Pendant que s'intensifiait « la campagne de béatification » de l'ancien président, les activistes conservateurs se mobilisèrent pour empêcher la parution de supports médiatiques qu'ils jugeaient contraires à « leur vérité » concernant le personnage. Le puissant réseau CBS en fit l'expérience en 2003, lorsqu'un groupe de journalistes conservateurs s'en prit à la diffusion de l'une de ses « mini séries » (un investissement de 9 millions de dollars). Intitulé « The Reagans », le « docu-drame » fut violemment pris à partie par un groupe de conservateurs parmi lesquels Michael Reagan (fils aîné de l'ancien président, intervenant sur Radio America Network), Matt Drudge et Sean Hannity (journalistes sur radio WABC), Bill O'Reilly (Fox News Channel), Joe Scarborough (ancien membre républicain de la Chambre des représentants pour la Floride), Brent Bozell et son Media Research Center, sans oublier le président du Republican National Committee, Ed Gillepsie 384. Menaçant la chaîne de boycott (et donc de pertes de recettes liées au retrait des annonceurs) si la série 384 Eric Alterman, "Think again : 'The Reagans' Center for American Progress, November 6, 2003. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 224 était diffusée sur les réseaux de la télévision non cryptée, les activistes obtinrent gain de cause, illustrant ainsi leur capacité de mobilisation et d'influence. Quelque temps après, en effet, Leslie Moonves, le président de CBS annonça que la série serait réservée au réseau câblé Showtime (propriété de Viacom, groupe auquel appartenait CBS). Il précisait également que la décision de minimiser l'exploitation du « docu-drame » n'avait absolument pas été prise en raison des pressions exercées par les Républicains ou par les instances supérieures de Viacom. Selon ses mots : « la décision avait été une décision d'ordre moral et non pas d'ordre économique ou politique. La série ne présentait pas une image équitable de l’ancien président Reagan et de sa femme 385 ». L'explication reçut alors un satisfecit de Patti Davis, la fille de l'ancien président qui avait accusé les producteurs de l'émission de « légèreté et de cruauté impardonnables 386 » (à l'époque Reagan avait 92 ans et souffrait de la maladie d'Alzheimer) et se félicitait donc que la chaîne l'ait déprogrammée. [200] Au-delà de la polémique, l'affaire susmentionnée confirma une réalité : la construction du « mythe Reagan » était en marche. Les conservateurs avaient décidé de faire du premier président Républicain « conservateur » (du moins dans son discours électoral) de la seconde moitié du vingtième siècle, une icône intemporelle. L'enjeu était de taille : si l'entreprise était couronnée de succès, elle permettrait alors au « conservatisme » et à ses réseaux de transcender à la fois les époques, les ambitions personnelles, les lézardes d'un mouvement dont la « fusion » des courants (conservateurs/libertariens) demeurait toujours aussi fragile, mais également les réalités associées aux futurs bilans de successeurs plus ou moins habiles à la Maison Blanche. 385 Ralph Z. Hallow, "Conservatives Now Realize Reagan was really ‘right’, Washington Times, June 9, 2004. 386 Eric Alterman, op. cit. Bernard Sionneau, La construction du conservatisme moderne aux États-Unis. (2012) 225 [201] Notes et indications bibliographiques [Les notes en fin de livre ont été converties en notes de bas de pages, pour en faciliter la lecture dans cette version numérique du livre. JMT.] Fin du texte