La genèse du principe d`incertitude d`Heisenberg

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La genèse du principe d’incertitude d’Heisenberg
par Bernard POURPRIX
Centre d’Histoire des Sciences et d’Épistémologie
UFR de Physique - Université Lille 1
59655 Villeneuve-d’Ascq Cedex
[email protected]
E
1927, Werner Heisenberg réussit à donner une signification physique profonde au formalisme mathématique de la mécanique quantique matricielle. Il découvre que les grandeurs
canoniquement conjuguées ne peuvent être déterminées simultanément qu’avec une marge
d’incertitude. Il prouve que les indéterminations expérimentales sont le véritable fondement des
notions statistiques introduites dans la mécanique quantique. Le principe d’incertitude d’Heisenberg est l’aboutissement d’un long cheminement en continuelle interaction avec des travaux
contemporains, principalement ceux de Wolfgang Pauli, Paul Dirac et Pascual Jordan(1).
n
En 1913, Niels Bohr publie sa première théorie quantique de l’atome. Mais une
question le préoccupe, celle du rapport entre les descriptions classique et quantique
des processus atomiques. Conscient que son travail est un bricolage désordonné, il
entreprend la construction d’une théorie plus cohérente. Dans trois volumes publiés
de 1918 à 1922, On the quantum theory of line spectra, il pose un principe de correspondance
entre les descriptions classique et quantique, et il en développe toutes les implications
(ce principe trouve sa source dans la remarque que les résultats prévus par l’électrodynamique classique doivent conserver leur validité dans le cas limite des fréquences
suffisamment petites).
C’est en s’appuyant sur le principe de correspondance que Hendrik Anthony
Kramers et Werner Heisenberg, en 1924-1925, fournissent une description quantique
des phénomènes de dispersion et de diffusion de la lumière par la matière. Ce travail
constitue l’ébauche de la mécanique quantique matricielle, une théorie qui n’a plus
grand-chose à voir avec celle que Bohr a conçue à l’origine. La première formulation
(1) Les difficultés rencontrées lors de cette genèse se retrouvent aujourd’hui dans l’interprétation
du principe d’incertitude. Dans cet article, j’utilise l’expression habituelle « principe
d’incertitude ». Cependant, au cours de la lecture, l’appellation « inégalités de Heisenberg »
proposée par Jean-Marc Lévy-Leblond apparaîtra progressivement plus pertinente, car il ne
s’agit pas d’« incertitudes », et « encore moins d’un “principe”, puisqu’il n’y a là qu’une
conséquence particulière des (véritables) principes fondamentaux de la théorie quantique »
(Lévy-Leblond, 1973).
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de la mécanique matricielle est élaborée à Göttingen à la fin de l’année 1925 par
M. Born, W. Heisenberg et P. Jordan, après que Born a pris conscience que les règles
algébriques du premier travail d’Heisenberg ne sont rien d’autre que le calcul matriciel.
Ces physiciens donnent à la nouvelle théorie une forme qui peut rivaliser de cohérence
et de généralité avec la mécanique classique. Mais bien habile serait celui qui pourrait
donner une interprétation physique pénétrante du formalisme mathématique.
C’est pourtant ce qu’Heisenberg réussit à faire en février 1927 dans son article
« Sur le contenu intuitif de la cinématique et de la mécanique quantiques ». On a surtout retenu, de cet article, l’énoncé du principe d’incertitude ou d’indétermination : les
indéterminations de deux variables canoniquement conjuguées, par exemple la localisation q d’une particule et son moment p, sont toujours liées entre elles par la relation
h
Dp Dq H 2r (h constante de Planck). En fait, cet énoncé ne doit pas être dissocié de la
problématique plus large de la recherche du sens physique de la mécanique matricielle.
Heisenberg répond ainsi aux accusations des adversaires de la mécanique matricielle,
qu’ils soient partisans de la mécanique ondulatoire de Schrödinger ou simplement
opposants à toute théorie qui n’offre aucune prise aux interprétations intuitives.
LA CORRESPONDANCE ENTRE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE MATRICIELLE
ET LA MÉCANIQUE CLASSIQUE
Dans la théorie de Bohr, un atome est susceptible d’occuper des états stationnaires
discrets. L’émission de lumière survient soudainement, lors de la transition d’un état
à un autre de moindre énergie. Le rayonnement émis est décrit par une onde, dont
la fréquence est associée à la différence d’énergie entre les deux états par la relation
E 2 – E 1 = ho . À chaque état stationnaire correspond un ensemble de paramètres qui
spécifient la probabilité de transition de cet état à un autre. Il n’y a pas de relation
directe entre ces paramètres et le rayonnement émis classiquement par un électron
parcourant son orbite. Néanmoins, le principe de correspondance de Bohr permet
d’assigner, à chaque transition de l’atome, un terme du développement de Fourier de
la trajectoire classique. La probabilité d’avoir une transition particulière suit une loi
qualitativement semblable à celle de l’intensité d’une composante de Fourier. Bien
que les recherches menées sur cette base conduisent à une interprétation qualitative
des propriétés optiques de l’atome, la différence entre le spectre quantique et le spectre
classique d’un atome est pourtant bien réelle. Elle oblige à renoncer non seulement au
modèle de Bohr, mais aussi à une description visuelle de l’atome.
Dans la théorie classique, en partant de la fréquence, de l’amplitude et de la
phase d’une onde, on peut trouver le terme correspondant dans le développement de
Fourier de la trajectoire de l’électron. La spécification des fréquences, des amplitudes
et des phases de la totalité des ondes lumineuses émises par l’atome est donc tout à fait
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équivalente à la spécification de la trajectoire de l’électron. De même, en mécanique
quantique, l’ensemble des fréquences, des amplitudes et des phases du rayonnement
émis par l’atome peut être considéré comme une description complète de l’atome.
Les coordonnées de l’électron ou, ce qui revient au même, les coefficients de Fourier
du mouvement orbital sont remplacés par un ensemble de paramètres correspondants.
Comme ce n’est plus le mouvement de l’électron sur son orbite qui est vu à l’origine
du rayonnement, mais la transition de l’atome entre deux états stationnaires, chacun
de ces paramètres est associé avec deux états stationnaires de l’atome, et il mesure la
probabilité de transition de l’atome d’un état à l’autre. Un ensemble de coefficients de
ce type est comparable à une matrice.
Pour préciser ces paramètres, on s’appuie sur le principe de combinaison de
Ritz, selon lequel la fréquence de chaque raie d’un atome se présente sous la forme
d’une différence de deux termes : o mn = Tm – Tn . La totalité des raies de l’atome peut
donc être décrite au moyen d’un ensemble de nombres rangés dans un tableau carré à
double entrée, où chaque ligne et chaque colonne correspondent à un état stationnaire.
Puisque chaque raie possède une intensité, une fréquence et une phase, les éléments
de matrice en question sont des nombres complexes de la forme q mn exp _2rio mn ti .
Le nombre situé au croisement de la ligne m et de la colonne n est représentatif de
la raie correspondant à la transition entre les états stationnaires m et n. À chaque
variable définissant le mouvement en mécanique classique (coordonnées de position q,
moment p, énergie E, etc.), on peut donc faire correspondre une matrice (q, p, E, etc.)
en mécanique quantique. Dans l’intention de construire une mécanique quantique en
correspondance la plus étroite possible avec la mécanique classique, on cherche quel est
l’analogue quantique de la multiplication des séries de Fourier. On en vient ainsi au
produit de matrices au sens de l’algèbre linéaire.
L’élément caractéristique de la théorie quantique, la constante de Planck, s’introduit lors de la transcription des conditions de quanta de Bohr et Sommerfeld. Partant
de la forme donnée à ces conditions par Kuhn et Thomas, c’est-à-dire une relation
entre les coefficients de Fourier des coordonnées q et des moments p, on obtient
h
l’équation de matrices pq – qp = 2ri . Ainsi la constante de Planck se manifeste, au
niveau du formalisme, par le fait que les matrices p et q correspondant à des variables
canoniquement conjuguées au sens de Hamilton ne sont pas permutables. En résumé, la
mécanique quantique consiste en un formalisme d’équations qui sont étroitement analogues aux équations de la mécanique classique, avec la différence fondamentale que les
variables dynamiques, parce qu’elles satisfont à des conditions quantiques, n’obéissent
pas à la loi commutative de la multiplication.
Au début, les auteurs de la mécanique des matrices laissent entendre qu’il est
impossible de fournir une interprétation intuitive, visualisable, de cette théorie à l’aide
des concepts spatio-temporels habituels. Erwin Schrödinger considère cela comme
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une sérieuse faiblesse et il prétend que la perte de visualisation au niveau atomique est
préjudiciable au progrès ultérieur de la physique. Cependant, son interprétation exclusivement ondulatoire semble mise en échec par certaines expériences de laboratoire.
Par exemple, la trace laissée par un électron dans une chambre à brouillard (chambre
de Wilson) montre que l’électron se comporte comme une particule, pas comme une
onde. Comment démontrer que la mécanique matricielle peut donner une description
aisée, là où la mécanique ondulatoire ne peut pas le faire ? De quelle manière exploiter la mécanique matricielle pour formuler une description en termes de particules ?
C’est la tâche qu’entreprend Wolfgang Pauli, et que Werner Heisenberg poursuivra à
sa manière.
PAULI PROPOSE UNE INTERPRÉTATION CINÉMATIQUE DES ÉLÉMENTS DE MATRICE
À l’été 1926, Born imagine de donner une interprétation statistique à la fonction
d’onde } de Schrödinger. Dans le cas d’un mouvement périodique, la fonction }
détermine la probabilité des états stationnaires de l’atome. Dans le cas de la collision
entre un électron et un atome, la fonction } détermine la probabilité de transition de
l’atome, ainsi que les valeurs de l’énergie et du moment de l’électron défléchi. Born ne
parle pas de position de l’électron ni de probabilité de position ; il ne s’écarte pas de
l’esprit originel de la mécanique des matrices.
Pauli prend aussitôt conscience que le travail de Born est riche de conséquences.
Une question attire son attention. Dans le traitement d’une collision, les positions et les
moments de deux particules approchant l’une de l’autre ne peuvent pas être déterminés simultanément. Une particule en mouvement est représentée par un plan d’onde
h
exp _– ikxi ; si le moment p = a 2r k k est déterminé exactement, la position, elle, est
complètement indéterminée. Pourquoi ?
Pauli est un fervent partisan de la mécanique matricielle. Pour lui donner plus de
crédit, il cherche à remplacer l’échafaudage électromagnétique originel par des fondations cinématiques. Son but est de baser l’interprétation des éléments de matrice sur des
attributs des particules plutôt que sur les ondes élémentaires du rayonnement émis. Il
se rend compte qu’il peut partiellement atteindre cet objectif s’il interprète la fonction
} comme une probabilité de position.
Dans une lettre qu’il adresse à Heisenberg le 19 octobre 1926, Pauli propose
d’interpréter le carré du module de la fonction d’onde, non plus comme une probabilité de transition ou comme la probabilité que le système soit dans un état déterminé,
mais comme la probabilité de trouver l’électron dans une position déterminée sur son
orbite à l’intérieur de l’atome (la probabilité de trouver l’électron entre les positions
q et q + dq est donnée par } (q) 2 dq ). S’il s’agit de la collision d’un électron avec un
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atome, le carré du module de la fonction d’onde doit mesurer la probabilité de trouver
l’électron défléchi dans une direction donnée. Et cette probabilité doit être observable.
En dépit du fait que les éléments de matrice, à l’origine, étaient reliés aux propriétés
des ondes émises, Pauli écrit : « Je suis maintenant convaincu, avec toute la ferveur de
mon cœur, que les éléments de matrice doivent être mis en relation avec les données
cinématiques (peut-être statistiques), par principe observables, des particules concernées
dans les états stationnaires ».
Ainsi Pauli trace la voie vers une conception du monde quantique en termes
cinématiques : la position d’une particule est observable en principe, sa course doit être
considérée en termes statistiques, son moment et sa position ne peuvent pas être déterminés simultanément. C’est lui qui, le premier, se demande pourquoi il est impossible
de déterminer conjointement la position et le moment. Mais il ne suggère pas une
interprétation cinématique en termes opérationnels, il ne propose pas de relier l’indétermination mesurée aux conséquences mathématiques du formalisme quantique. Ce
pas décisif, c’est Heisenberg qui le franchira.
La lettre de Pauli exerce une grande influence sur Heisenberg. Celui-ci reconnaît
la pertinence d’une définition cinématique des éléments de matrice, sans référence au
rayonnement électromagnétique émis. Il consent à ce que l’interprétation physique de
la théorie quantique soit fondée sur une cinématique de la particule, ce qui est contraire
à la philosophie initiale de la mécanique des matrices. Pourtant demeure en lui une
certaine réticence à relier une définition cinématique à un seul état stationnaire. Il
pense que les variables cinématiques devraient être rattachées à deux états stationnaires
différents, afin de pouvoir mettre en relation la position de la particule et les possibilités
de transition.
DIRAC MONTRE QUE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE N’EST PAS STATISTIQUE DE NATURE
Comme les autres créateurs de la mécanique des matrices, Heisenberg croit dans
l’existence de discontinuités au niveau atomique. Pour contrer l’interprétation continuiste de Schrödinger, il doit démontrer que les discontinuités tiennent à l’essence
même du monde atomique, et que la mécanique des matrices en tient compte implicitement. Le monde du discontinu peut être appréhendé avec l’outil conceptuel des
fluctuations. Einstein a déjà utilisé cet outil avec succès pour prouver les discontinuités :
c’est ainsi qu’il a imputé le mouvement brownien à la structure atomique de la matière,
et qu’il s’est servi des fluctuations d’énergie et de moment pour étayer son idée des
quanta de lumière. Peu avant son article sur le principe d’incertitude, Heisenberg publie
une note intitulée « Phénomènes de fluctuation et mécanique quantique ». Il cherche
à prouver que la mécanique quantique est en accord avec la théorie des fluctuations.
Considérant deux atomes semblables en résonance, il montre que les fluctuations
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d’énergie de chaque atome s’effectuent comme si l’énergie changeait de manière discontinue. Il n’obtient pas la valeur de l’énergie d’un atome comme une fonction du
temps ; en revanche, il peut calculer la moyenne temporelle de l’énergie et la fraction
de temps pendant lequel l’énergie a une valeur particulière quelconque.
Heisenberg est à Copenhague, chez Bohr, lorsqu’il écrit sa note sur les fluctuations. Dirac, qui s’y trouve lui aussi, comprend immédiatement que le résultat d’Heisenberg ouvre la voie à de vastes prolongements. Il peut être appliqué à un système dynamique quelconque, pas nécessairement composé de deux parties en résonance, et à une
variable dynamique quelconque, ne prenant pas nécessairement des valeurs quantifiées.
On peut calculer la moyenne dans le temps d’une variable quelconque, g, pour chaque
état stationnaire du système, et de même les moyennes de g 2 , g 3 … L’information obtenue sur g permet de spécifier la fraction du temps total pendant laquelle la valeur de g
se trouve comprise entre deux valeurs numériques déterminées quelconques g l et g m .
C’est en partant de ces considérations que Dirac en vient à construire sa version
généralisée de la mécanique quantique. À cause de la non-commutativité de la « position » et du « moment », on ne peut pas supposer que les variables dynamiques sont
des nombres ordinaires (des c-nombres). Ce sont des nombres d’un type spécial – des
q-nombres – qui peuvent en général être représentés par des matrices dont les éléments
sont des c-nombres. Dans la mécanique matricielle de Göttingen, les transformations
canoniques de la forme G = bgb – 1 , où b est une matrice transformation, jouent un
rôle important (en particulier, elles servent à diagonaliser l’hamiltonien). Dirac cherche
quelle est la signification de la matrice transformation et son rapport avec la fonction
d’onde } de Schrödinger.
Ce n’est pas ici le lieu pour présenter la structure mathématique de la théorie de la
transformation de Dirac. Donnons seulement sa signification physique. Cette théorie permet de calculer la probabilité pour que se produise, dans des conditions expérimentales
données, un phénomène individuel, expérimentalement constatable. L’interprétation
statistique de la fonction d’onde, qui chez Born était une hypothèse, est chez Dirac
une conséquence naturelle des suppositions fondamentales de la mécanique quantique.
Et celui-ci conclut : « La notion de probabilité n’entre pas dans la description dernière
des processus mécaniques ».
Heisenberg est impressionné par le travail de Dirac, qu’il considère comme un
achèvement de la structure théorique de la mécanique quantique. Le 23 novembre
1926, il écrit à Pauli : « Le problème dynamique général a été formulé par Dirac en
termes probabilistes. Si p et q sont des variables canoniques, que peut-on dire physiquement au sujet d’une fonction f _p, qi ? Si q est un c-nombre, ayant une valeur déterminée, par exemple 10, on peut, en mécanique classique, calculer f _p, 10i . En mécanique
quantique, on ne peut pas le faire, on peut seulement déterminer l’intervalle de p pour
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lequel f est situé entre les c-nombres f et f + df . Dirac a réussi à définir la fonction probabilité sous la forme d’une matrice générale S, contenant tous les énoncés physiquement significatifs qui peuvent être donnés en mécanique quantique à ce jour, y compris
les énoncés sur les processus de collision de Born et sur les transformations canoniques
de Jordan [lequel, peu avant Dirac, a formulé sa propre théorie de la transformation]. Je
considère le travail de Dirac comme un progrès extraordinaire ».
Heisenberg partage la position de Dirac concernant la nature essentiellement
non-statistique de la mécanique quantique. Il a pris conscience que la statistique est
seulement introduite par les expériences. Mais voilà que Jordan relance le débat.
JORDAN SOUTIENT QUE LA THÉORIE QUANTIQUE EST INCOMPLÈTE
En février 1927, Jordan présente son travail d’habilitation à l’Université de
Göttingen. Ce travail traite du rapport entre les fondements de la mécanique quantique
et le problème de la causalité. Pour le physicien, la causalité n’est pas une nécessité a
priori de la pensée ; la question de l’existence d’une détermination causale peut être
tranchée seulement par l’expérience. La définition physique de la causalité ou du
déterminisme doit être en accord avec les fondements des théories et des méthodes
expérimentales. Dans le domaine quantique, il faut abandonner le déterminisme classique, à cause de l’existence des discontinuités élémentaires, les sauts quantiques. Les
lois quantiques sont des lois essentiellement statistiques, elles décrivent les propriétés
moyennes d’un ensemble d’atomes, elles ne disent rien sur un atome unique (toutefois,
le déterminisme classique persiste pour les probabilités, qui se déploient conformément
à l’équation de Schrödinger).
Au plan empirique, on peut quand même obtenir quelques renseignements sur les
phénomènes élémentaires discontinus. Certes, à première vue, les expériences semblent
donner seulement des valeurs moyennes. Les travaux de Frederik Zernike et ceux
de Gustav Ising, publiés en 1926, montrent l’existence de limites infranchissables de
précision dans les mesures, dues au mouvement brownien. Mais il y a moyen d’éviter
le mouvement brownien : faire les expériences au zéro absolu ou, de manière moins
inconfortable, travailler avec des particules ayant une énorme provision d’énergie, par
exemple des particules a rapides. Dans une chambre à brouillard, on peut observer la
vie d’une particule a unique, suivre sa trajectoire, et déterminer le moment où la trajectoire finit en un saut quantique.
Ainsi, dans certaines conditions, l’instant d’un saut quantique est mesurable.
Quelles prédictions la théorie actuelle peut-elle faire sur ce point ? La réponse la plus
évidente est que la théorie donne seulement des moyennes. Elle peut dire combien de
sauts quantiques surviendront, en moyenne, dans un intervalle de temps donné. Elle
donne la probabilité qu’un saut se produise à un instant donné. De là, nous sommes
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tentés de conclure que l’instant exact du saut est indéterminé, et que, tout ce que nous
connaissons, c’est la probabilité du saut.
Mais cette conclusion ne découle pas nécessairement des fondements de la théorie. C’est une hypothèse additionnelle, introduite par Bohr, Kramers et Slater dans leur
théorie du rayonnement (1924). Selon eux, elle impliquerait que la conservation de
l’énergie est seulement un théorème statistique. Or, cette conclusion a été réfutée par
les expériences de Hans Geiger et Walther Bothe (1925), et par celles d’Arthur Holly
Compton. Si un atome émet de la lumière, qui se propage jusqu’à un autre atome où
elle est absorbée, alors le saut quantique de l’atome absorbant survient après un temps
qui correspond exactement à la distance entre les deux atomes. L’instant d’un saut
quantique est donc déterminé, du moins dans certains cas.
Ainsi il y a des situations expérimentales qui ne peuvent pas être décrites par
le formalisme de la mécanique quantique, par exemple la trajectoire d’une particule
unique, l’instant déterminé d’un saut quantique. Suivant Jordan, la théorie quantique,
qui est essentiellement une théorie statistique, est incomplète, jusqu’à présent. Il faut
encore « ramener les probabilités à des probabilités élémentaires indépendantes. Alors
seulement, nous pouvons affirmer que nous comprenons réellement les lois. Alors
seulement, nous pouvons dire sous quelles conditions l’instant d’une transition est
déterminé. Alors seulement, nous pouvons savoir exactement ce qui est déterminé de
manière causale, et ce qui est laissé au hasard ».
« C’EST TOUJOURS LA THÉORIE QUI DÉCIDE CE QUI PEUT ÊTRE OBSERVÉ »
La réaction d’Heisenberg est immédiate. Pour lui, la théorie quantique est complète et définitive. Il n’y a pas de situations expérimentales non descriptibles par la
mécanique quantique. Si l’on croit trouver de telles situations, on doit les réinterpréter
de manière à les ajuster au formalisme. La théorie quantique étant complète, elle n’est
pas essentiellement une théorie statistique. Il s’ensuit que la question du déterminisme
se ramène à la question de la complétude de la connaissance des conditions initiales.
Or celle-ci est essentiellement incomplète, étant donné l’existence d’indéterminations
expérimentales. En résumé, Heisenberg est convaincu que la question du déterminisme
a une réponse précise : c’est bien l’indétermination qui règne dans le domaine quantique, mais cette indétermination a pour origine les limitations dans les mesures.
C’est en relation avec le travail de Jordan qu’Heisenberg se demande ce que signifie la position d’un électron. Jordan parle de « la probabilité de trouver un électron en
un certain endroit ». Heisenberg considère que cette expression n’est pas rigoureuse,
que « le lieu d’un électron » n’est pas un concept défini : « Que signifie la probabilité
pour un électron d’être en un point défini quand le concept de position d’un électron
n’est pas défini convenablement ? » (lettre d’Heisenberg à Pauli, 5 février 1927). Or,
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dès le 23 février, dans une lettre à Pauli, Heisenberg apporte une réponse ; il indique
même les grandes lignes de son article sur l’indétermination. Que se passe-t-il entre
ces deux dates ?
Se demandant, une fois de plus, pourquoi personne n’a pu représenter en mécanique quantique un cas aussi simple que la trace laissée par un électron dans une
chambre à brouillard, Heisenberg se rappelle une conversation qu’il a eue avec Einstein
à Berlin au printemps 1926. Celui-ci avait contesté la base physique de la mécanique
des matrices, et particulièrement l’assurance d’Heisenberg qui prétendait avoir affaire
seulement avec les propriétés observables des systèmes atomiques. « Mais, lui avait dit
Einstein, vous ne croyez pas sérieusement que seules les grandeurs observables doivent
entrer dans une théorie physique ? C’est toujours la théorie qui décide ce qui peut être
observé. […] Le phénomène à observer produit certains événements dans l’appareil de
mesure, y compris des processus additionnels, qui finalement et par des voies compliquées produisent des impressions sensorielles et nous aident à fixer les effets dans notre
conscience ». Si l’on prend Einstein au sérieux, la question qu’il faut se poser n’est pas :
« comment la trace de l’électron dans la chambre à brouillard peut-elle être représentée
en mécanique quantique ? », mais celle-ci : « est-il vrai que dans la nature on trouve
seulement des situations qui peuvent être représentées dans le formalisme de la mécanique quantique ? »
Obsédé par cette question, Heisenberg prend soudainement conscience que la
trajectoire de l’électron dans la chambre n’est pas une ligne infiniment mince, avec des
positions et des vitesses bien définies. La trajectoire est rendue visible par la condensation de gouttelettes d’eau autour des atomes qui ont été ionisés par l’électron quand il
traverse la chambre. Les gouttelettes sont beaucoup plus grosses que l’électron qu’elles
ont servi à détecter, ce qui fait penser que la position et la vitesse de celui-ci ne peuvent
être connues qu’approximativement. C’est ainsi qu’Heisenberg arrive à poser la bonne
question : « la mécanique quantique peut-elle représenter le fait qu’un électron se
trouve approximativement en un lieu donné et qu’il se déplace approximativement
avec une vitesse donnée, et pouvons-nous affiner suffisamment ces approximations pour
qu’elles ne causent pas de difficultés expérimentales ? » Une fois la question bien posée,
la représentation mathématique de ces approximations dans le cadre de la mécanique
des matrices ne tarde pas.
UN ÉCLAIRCISSEMENT INTUITIF DE LA RELATION DE COMMUTATION
En mars 1927, Heisenberg publie son fameux article « Sur le contenu intuitif de
la cinématique et de la mécanique quantiques ». Il montre que la relation de non-commutation implique la relation d’indétermination. Autrement dit, le principe d’incertitude est contenu dans les bases mêmes de la mécanique quantique.
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Heisenberg commence par une réflexion sur la définition des concepts mécaniques fondamentaux. La définition habituelle n’est pas transposable au domaine du
discontinu, ses premières tentatives l’ont conduit à une impasse. Il s’en sort de manière
ingénieuse, par une approche opérationnelle. Définir un concept, affirme-t-il désormais, c’est spécifier une expérience par laquelle on peut entreprendre une mesure
appropriée ; autrement, le concept n’a pas de signification.
Qu’une révision des concepts soit nécessaire, cela semble découler des équations
fondamentales de la mécanique quantique. Dans notre intuition habituelle, quand un
point matériel de masse m est donné, nous lui assignons une localisation et une vitesse.
h
Mais, en mécanique quantique, il y a la relation de non-commutation pq – qp = 2ri
entre masse, lieu et vitesse. Nous avons donc raison de mettre en doute l’application
sans esprit critique des mots lieu et vitesse.
Si on veut clarifier l’expression « position de l’objet », par exemple position de
l’électron, on doit indiquer des expériences à l’aide desquelles on pense mesurer la position, autrement cette expression n’a pas de sens. De telles expériences ne manquent pas.
Par exemple, on éclaire l’électron sous un microscope. La détermination la plus précise
de la position est donnée par la longueur d’onde de la lumière utilisée. On doit donc
construire un microscope à rayons c . Il faut cependant tenir compte d’une circonstance
accessoire, mais essentielle : l’effet Compton. Dans l’instant de la détermination de la
position, au moment où le quantum de lumière est détourné de l’électron, celui-ci
change son impulsion de manière discontinue. Ce changement est d’autant plus grand
que la longueur d’onde de la lumière est petite, donc que la détermination de la position est plus exacte.
Plus la position est déterminée exactement, plus la connaissance de l’impulsion est
inexacte, et inversement. Ce résultat constitue un éclaircissement intuitif direct de la
relation de non-commutation. Soit Dq l’indétermination sur la grandeur q, qui est ici
fonction de la longueur d’onde de la lumière ; Dp l’indétermination sur la grandeur
p, donc ici le changement discontinu de p par l’effet Compton. Alors l’application des
formules de l’effet Compton conduit à la relation
Dp Dq . h (1).
On peut généraliser ce qui vient d’être dit. Tous les concepts de la mécanique
classique peuvent être appliqués à l’étude des phénomènes atomiques. Mais les expériences servant à leur définition comportent une indétermination, si nous exigeons
d’elles la caractérisation simultanée de deux grandeurs canoniquement conjuguées.
Le degré d’indétermination est donné par la relation (1). Celle-ci s’étend à n’importe
quelles grandeurs canoniquement conjuguées. S’il existait des expériences permettant
une détermination simultanée plus précise de p et q, alors la mécanique quantique serait
impossible. L’indétermination exprimée par la relation (1) rend possible l’équation de
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non-commutation, sans que le sens physique classique des grandeurs p et q doive être
changé.
APERÇU DE LA DÉMONSTRATION DE LA RELATION D’INDÉTERMINATION
Pour sa démonstration générale de la relation d’indétermination, Heisenberg utilise les règles mathématiques de la théorie de la transformation de Dirac. S (q) 2 dq est la
probabilité pour que la position de la particule soit comprise entre q et q + dq $ S (p) 2 dp
est la probabilité pour que le moment soit compris entre p et p + dp . Les amplitudes
de probabilité S (q) et S (p) sont reliées par l’équation S (p) = # S _p, q li S _q li dq l , où
S _p, q li désigne la fonction de transformation d’un système de coordonnées (dans un
espace de Hilbert), où q est une matrice diagonale, en un autre système de coordon2ripq
nées, où p est une matrice diagonale. Jordan a montré que S _p, qi = exp c h m , à une
constante multiplicative près. De ces deux équations on déduit la relation entre Dp et
Dq . Si on prend pour S (q) une distribution de Gauss, on trouve que S (p) est aussi une
h
distribution de Gauss, et que Dp Dq = 2r . Pour toute autre distribution, le produit des
h
indéterminations est plus grand que 2r .
CONCLUSION
On a vu ce qu’Heisenberg doit à Pauli, Dirac et Jordan. Mais il ne faudrait pas
oublier que ses fréquentes discussions avec Bohr sur les fondements de la mécanique
quantique contribuent également au mûrissement de sa pensée. Quand Heisenberg
présente à Bohr la première version de son fameux article, celui-ci ne l’aime pas, il
trouve que certaines affirmations manquent de clarté ou ne sont pas correctement
fondées. Cependant, après plusieurs semaines de discussion, tous deux concluent qu’ils
veulent dire la même chose, et que le principe d’incertitude est un cas particulier d’un
principe plus général, le principe de complémentarité, encore en gestation chez Bohr.
La complémentarité entre différents aspects d’un seul et même processus physique est caractéristique de l’ensemble de la structure de la mécanique quantique. Les
relations d’indétermination d’Heisenberg illustrent ce principe : elles montrent que la
connaissance exacte d’une variable peut empêcher la connaissance exacte d’une autre
variable. La dualité onde-corpuscule en est un autre exemple : l’observation des phénomènes d’interférence est complémentaire de l’observation des effets des quanta de
lumière individuels. « Il ne s’agit pas là de contradictions, affirme Bohr, mais bien de
conceptions complémentaires, dont seul l’ensemble peut constituer une généralisation
naturelle du mode de description classique ».
Il y a peu de doute que la formulation du principe de complémentarité doit
Vol. 108 - Octobre 2014
Bernard POURPRIX
Article scientifique et pédagogique
Union des professeurs de physique et de chimie
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Union des professeurs de physique et de chimie
beaucoup au travail d’Heisenberg sur les indéterminations quantiques, mais l’idée de
complémentarité n’est pas simplement une généralisation philosophique du principe
d’Heisenberg. Il provient de réflexions sur la théorie quantique que Bohr a entreprises
avant qu’Heisenberg ne commence son travail. Bohr présente publiquement ses idées
sur la complémentarité pour la première fois au congrès international de physique qui
se tient à Côme en septembre 1927. Ensuite, le principe de complémentarité devient la
pierre angulaire de ce qu’on appelle « l’interprétation de Copenhague » de la physique
quantique.
BIBLIOGRAPHIE
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♦♦ B. Pourprix, D’où vient la physique quantique ? Paris :Vuibert et Adapt, 2009.
Bernard POURPRIX
Physicien et historien des sciences
UFR de Physique
Université Lille 1
Villeneuve d’Ascq (Nord)
La genèse du principe d’incertitude d’Heinsenberg
Le Bup n° 967
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