Article scientifique et pédagogique
Vol. 108 - Octobre 2014 Bernard POURPRIX
Union des professeurs de physique et de chimie 1231
La genèse du principe d’incertitude d’Heisenberg
par Bernard POURPRIX
Centre d’Histoire des Sciences et d’Épistémologie
UFR de Physique - Université Lille 1
59655 Villeneuve-d’Ascq Cedex
bernard.pourpr[email protected]
E
n 1927, Werner Heisenberg réussit à donner une signification physique profonde au for-
malisme mathématique de la mécanique quantique matricielle. Il découvre que les grandeurs
canoniquement conjuguées ne peuvent être déterminées simultanément qu’avec une marge
d’incertitude. Il prouve que les indéterminations expérimentales sont le véritable fondement des
notions statistiques introduites dans la mécanique quantique. Le principe d’incertitude d’Hei-
senberg est l’aboutissement d’un long cheminement en continuelle interaction avec des travaux
contemporains, principalement ceux de Wolfgang Pauli, Paul Dirac et Pascual Jordan(1).
En 1913, Niels Bohr publie sa première théorie quantique de l’atome. Mais une
question le préoccupe, celle du rapport entre les descriptions classique et quantique
des processus atomiques. Conscient que son travail est un bricolage désordonné, il
entreprend la construction d’une théorie plus cohérente. Dans trois volumes publiés
de 1918 à 1922, On the quantum theory of line spectra, il pose un principe de correspondance
entre les descriptions classique et quantique, et il en développe toutes les implications
(ce principe trouve sa source dans la remarque que les résultats prévus par l’électro-
dynamique classique doivent conserver leur validité dans le cas limite des fréquences
suffisamment petites).
C’est en s’appuyant sur le principe de correspondance que Hendrik Anthony
Kramers et Werner Heisenberg, en 1924-1925, fournissent une description quantique
des phénomènes de dispersion et de diffusion de la lumière par la matière. Ce travail
constitue l’ébauche de la mécanique quantique matricielle, une théorie qui n’a plus
grand-chose à voir avec celle que Bohr a conçue à l’origine. La première formulation
(1) Les difficultés rencontrées lors de cette genèse se retrouvent aujourd’hui dans l’interprétation
du principe d’incertitude. Dans cet article, j’utilise l’expression habituelle « principe
d’incertitude ». Cependant, au cours de la lecture, l’appellation « inégalités de Heisenberg »
proposée par Jean-Marc Lévy-Leblond apparaîtra progressivement plus pertinente, car il ne
s’agit pas d’« incertitudes », et « encore moins d’un “principe”, puisqu’il n’y a là qu’une
conséquence particulière des (véritables) principes fondamentaux de la théorie quantique »
(Lévy-Leblond, 1973).
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de la mécanique matricielle est élaborée à Göttingen à la fin de l’année 1925 par
M. Born, W. Heisenberg et P. Jordan, après que Born a pris conscience que les règles
algébriques du premier travail d’Heisenberg ne sont rien d’autre que le calcul matriciel.
Ces physiciens donnent à la nouvelle théorie une forme qui peut rivaliser de cohérence
et de généralité avec la mécanique classique. Mais bien habile serait celui qui pourrait
donner une interprétation physique pénétrante du formalisme mathématique.
C’est pourtant ce qu’Heisenberg réussit à faire en février 1927 dans son article
« Sur le contenu intuitif de la cinématique et de la mécanique quantiques ». On a sur-
tout retenu, de cet article, l’énoncé du principe d’incertitude ou d’indétermination : les
indéterminations de deux variables canoniquement conjuguées, par exemple la locali-
sation q d’une particule et son moment p, sont toujours liées entre elles par la relation
pq
h
2
Hr
DD (h constante de Planck). En fait, cet énoncé ne doit pas être dissocié de la
problématique plus large de la recherche du sens physique de la mécanique matricielle.
Heisenberg répond ainsi aux accusations des adversaires de la mécanique matricielle,
qu’ils soient partisans de la mécanique ondulatoire de Schrödinger ou simplement
opposants à toute théorie qui n’offre aucune prise aux interprétations intuitives.
LA CORRESPONDANCE ENTRE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE MATRICIELLE
ET LA MÉCANIQUE CLASSIQUE
Dans la théorie de Bohr, un atome est susceptible d’occuper des états stationnaires
discrets. L’émission de lumière survient soudainement, lors de la transition d’un état
à un autre de moindre énergie. Le rayonnement émis est décrit par une onde, dont
la fréquence est associée à la différence d’énergie entre les deux états par la relation
EE h
21o
=
. À chaque état stationnaire correspond un ensemble de paramètres qui
spécifient la probabilité de transition de cet état à un autre. Il n’y a pas de relation
directe entre ces paramètres et le rayonnement émis classiquement par un électron
parcourant son orbite. Néanmoins, le principe de correspondance de Bohr permet
d’assigner, à chaque transition de l’atome, un terme du développement de Fourier de
la trajectoire classique. La probabilité d’avoir une transition particulière suit une loi
qualitativement semblable à celle de l’intensité d’une composante de Fourier. Bien
que les recherches menées sur cette base conduisent à une interprétation qualitative
des propriétés optiques de l’atome, la différence entre le spectre quantique et le spectre
classique d’un atome est pourtant bien réelle. Elle oblige à renoncer non seulement au
modèle de Bohr, mais aussi à une description visuelle de l’atome.
Dans la théorie classique, en partant de la fréquence, de l’amplitude et de la
phase d’une onde, on peut trouver le terme correspondant dans le développement de
Fourier de la trajectoire de l’électron. La spécification des fréquences, des amplitudes
et des phases de la totalité des ondes lumineuses émises par l’atome est donc tout à fait
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équivalente à la spécification de la trajectoire de l’électron. De même, en mécanique
quantique, l’ensemble des fréquences, des amplitudes et des phases du rayonnement
émis par l’atome peut être considéré comme une description complète de l’atome.
Les coordonnées de l’électron ou, ce qui revient au même, les coefficients de Fourier
du mouvement orbital sont remplacés par un ensemble de paramètres correspondants.
Comme ce n’est plus le mouvement de l’électron sur son orbite qui est vu à l’origine
du rayonnement, mais la transition de l’atome entre deux états stationnaires, chacun
de ces paramètres est associé avec deux états stationnaires de l’atome, et il mesure la
probabilité de transition de l’atome d’un état à l’autre. Un ensemble de coefficients de
ce type est comparable à une matrice.
Pour préciser ces paramètres, on s’appuie sur le principe de combinaison de
Ritz, selon lequel la fréquence de chaque raie d’un atome se présente sous la forme
d’une différence de deux termes :
TT
mn
mn
o
=
. La totalité des raies de l’atome peut
donc être décrite au moyen d’un ensemble de nombres rangés dans un tableau carré à
double entrée, où chaque ligne et chaque colonne correspondent à un état stationnaire.
Puisque chaque raie possède une intensité, une fréquence et une phase, les éléments
de matrice en question sont des nombres complexes de la forme exp
qi
t2
mn mn
ro
_
i
.
Le nombre situé au croisement de la ligne m et de la colonne n est représentatif de
la raie correspondant à la transition entre les états stationnaires m et n. À chaque
variable définissant le mouvement en mécanique classique (coordonnées de position q,
moment p, énergie E , etc.), on peut donc faire correspondre une matrice (q, p, E , etc.)
en mécanique quantique. Dans l’intention de construire une mécanique quantique en
correspondance la plus étroite possible avec la mécanique classique, on cherche quel est
l’analogue quantique de la multiplication des séries de Fourier. On en vient ainsi au
produit de matrices au sens de l’algèbre linéaire.
L’élément caractéristique de la théorie quantique, la constante de Planck, s’intro-
duit lors de la transcription des conditions de quanta de Bohr et Sommerfeld. Partant
de la forme donnée à ces conditions par Kuhn et Thomas, c’est-à-dire une relation
entre les coefficients de Fourier des coordonnées q et des moments p, on obtient
l’équation de matrices pq qp
i
h
2
r
=. Ainsi la constante de Planck se manifeste, au
niveau du formalisme, par le fait que les matrices p et q correspondant à des variables
canoniquement conjuguées au sens de Hamilton ne sont pas permutables. En résumé, la
mécanique quantique consiste en un formalisme d’équations qui sont étroitement ana-
logues aux équations de la mécanique classique, avec la différence fondamentale que les
variables dynamiques, parce qu’elles satisfont à des conditions quantiques, n’obéissent
pas à la loi commutative de la multiplication.
Au début, les auteurs de la mécanique des matrices laissent entendre qu’il est
impossible de fournir une interprétation intuitive, visualisable, de cette théorie à l’aide
des concepts spatio-temporels habituels. Erwin Schrödinger considère cela comme
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une sérieuse faiblesse et il prétend que la perte de visualisation au niveau atomique est
préjudiciable au progrès ultérieur de la physique. Cependant, son interprétation exclu-
sivement ondulatoire semble mise en échec par certaines expériences de laboratoire.
Par exemple, la trace laissée par un électron dans une chambre à brouillard (chambre
de Wilson) montre que l’électron se comporte comme une particule, pas comme une
onde. Comment démontrer que la mécanique matricielle peut donner une description
aisée, là où la mécanique ondulatoire ne peut pas le faire ? De quelle manière exploi-
ter la mécanique matricielle pour formuler une description en termes de particules ?
C’est la tâche qu’entreprend Wolfgang Pauli, et que Werner Heisenberg poursuivra à
sa manière.
PAULI PROPOSE UNE INTERPRÉTATION CINÉMATIQUE DES ÉLÉMENTS DE MATRICE
À l’été 1926, Born imagine de donner une interprétation statistique à la fonction
d’onde
}
de Schrödinger. Dans le cas d’un mouvement périodique, la fonction
}
détermine la probabilité des états stationnaires de l’atome. Dans le cas de la collision
entre un électron et un atome, la fonction
}
détermine la probabilité de transition de
l’atome, ainsi que les valeurs de l’énergie et du moment de l’électron défléchi. Born ne
parle pas de position de l’électron ni de probabilité de position ; il ne s’écarte pas de
l’esprit originel de la mécanique des matrices.
Pauli prend aussitôt conscience que le travail de Born est riche de conséquences.
Une question attire son attention. Dans le traitement d’une collision, les positions et les
moments de deux particules approchant l’une de l’autre ne peuvent pas être détermi-
nés simultanément. Une particule en mouvement est représentée par un plan d’onde
expikx
_
i
; si le moment p
h
k
2r
=
a
k
est déterminé exactement, la position, elle, est
complètement indéterminée. Pourquoi ?
Pauli est un fervent partisan de la mécanique matricielle. Pour lui donner plus de
crédit, il cherche à remplacer l’échafaudage électromagnétique originel par des fonda-
tions cinématiques. Son but est de baser l’interprétation des éléments de matrice sur des
attributs des particules plutôt que sur les ondes élémentaires du rayonnement émis. Il
se rend compte qu’il peut partiellement atteindre cet objectif s’il interprète la fonction
}
comme une probabilité de position.
Dans une lettre qu’il adresse à Heisenberg le 19 octobre 1926, Pauli propose
d’interpréter le carré du module de la fonction d’onde, non plus comme une probabi-
lité de transition ou comme la probabilité que le système soit dans un état déterminé,
mais comme la probabilité de trouver l’électron dans une position déterminée sur son
orbite à l’intérieur de l’atome (la probabilité de trouver l’électron entre les positions
q et
est donnée par ()
qd
q
2
}). S’il s’agit de la collision d’un électron avec un
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atome, le carré du module de la fonction d’onde doit mesurer la probabilité de trouver
l’électron défléchi dans une direction donnée. Et cette probabilité doit être observable.
En dépit du fait que les éléments de matrice, à l’origine, étaient reliés aux propriétés
des ondes émises, Pauli écrit : « Je suis maintenant convaincu, avec toute la ferveur de
mon cœur, que les éléments de matrice doivent être mis en relation avec les données
cinématiques (peut-être statistiques), par principe observables, des particules concernées
dans les états stationnaires ».
Ainsi Pauli trace la voie vers une conception du monde quantique en termes
cinématiques : la position d’une particule est observable en principe, sa course doit être
considérée en termes statistiques, son moment et sa position ne peuvent pas être déter-
minés simultanément. C’est lui qui, le premier, se demande pourquoi il est impossible
de déterminer conjointement la position et le moment. Mais il ne suggère pas une
interprétation cinématique en termes opérationnels, il ne propose pas de relier l’indé-
termination mesurée aux conséquences mathématiques du formalisme quantique. Ce
pas décisif, c’est Heisenberg qui le franchira.
La lettre de Pauli exerce une grande influence sur Heisenberg. Celui-ci reconnaît
la pertinence d’une définition cinématique des éléments de matrice, sans référence au
rayonnement électromagnétique émis. Il consent à ce que l’interprétation physique de
la théorie quantique soit fondée sur une cinématique de la particule, ce qui est contraire
à la philosophie initiale de la mécanique des matrices. Pourtant demeure en lui une
certaine réticence à relier une définition cinématique à un seul état stationnaire. Il
pense que les variables cinématiques devraient être rattachées à deux états stationnaires
différents, afin de pouvoir mettre en relation la position de la particule et les possibilités
de transition.
DIRAC MONTRE QUE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE N’EST PAS STATISTIQUE DE NATURE
Comme les autres créateurs de la mécanique des matrices, Heisenberg croit dans
l’existence de discontinuités au niveau atomique. Pour contrer l’interprétation conti-
nuiste de Schrödinger, il doit démontrer que les discontinuités tiennent à l’essence
même du monde atomique, et que la mécanique des matrices en tient compte impli-
citement. Le monde du discontinu peut être appréhendé avec l’outil conceptuel des
fluctuations. Einstein a déjà utilisé cet outil avec succès pour prouver les discontinuités :
c’est ainsi qu’il a imputé le mouvement brownien à la structure atomique de la matière,
et qu’il s’est servi des fluctuations d’énergie et de moment pour étayer son idée des
quanta de lumière. Peu avant son article sur le principe d’incertitude, Heisenberg publie
une note intitulée « Phénomènes de fluctuation et mécanique quantique ». Il cherche
à prouver que la mécanique quantique est en accord avec la théorie des fluctuations.
Considérant deux atomes semblables en résonance, il montre que les fluctuations
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