A propos de Poison
« Il faut vivre… un peu de temps encore, et nous saurons pourquoi cette vie, pourquoi ces
souffrances… »
Olga, dernière réplique des Trois sœurs de Tchekhov
Il y a des œuvres qui, par leur puissance d’évocation, leur liberté formelle, leur profonde
inscription dans l’époque et en même temps leur capacité à continuer à parler du monde quelques
siècles ou quelques décennies après le temps de l’écriture, nous font rêver et nous tirent l’oreille.
En vrac et me concernant, L’Orestie, les Œdipe, Le Roi Lear, Nathan le Sage, Le Misanthrope, et
plus près de nous les pièces de jeunesse de Brecht, Tête d’Or, Victor ou les enfants au pouvoir, Le
Retour au désert, les pièces de Pasolini, celles de Gabily, Le Pays lointain de Lagarce.
Et puis il y a d’autres œuvres, toutes aussi importantes et fondatrices mais moins détonantes
quant à leur forme. Tout au moins aujourd’hui. Des œuvres du 19ème siècle ou du tout début du
20ème, Ibsen, Strindberg, Tchekhov pour ne parler que des plus grands. C’est, je crois, de cette
illustre lignée que vient Lot Vekemans, auteure néerlandaise encore très peu jouée en France.
Poison parle magnifiquement du monde, des gens, de nous, de nos petits bonheurs, de nos
profondes difficultés à exister, du travail acharné sur la résilience, du «métier de vivre » comme
disait Cesare Pavese.
Poison dont j’ai fait une première lecture publique au Printemps des Comédiens en 2011 puis un
chantier de création à sortieOuest/Béziers en novembre 2014, est une pièce en apparence simple,
limpide même. Presque trop compréhensible de prime abord. En tous cas de facture classique et
c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai hésité un moment avant de me décider à la monter. Et
pourtant la pièce est d’une intensité dramatique peu commune, digne de Bergman. Alors
pourquoi ? Sûrement à cause d’une construction imparable, d’un art du dialogue consommé et
surtout de cette très ancienne chose du théâtre, née au début du siècle passé, à savoir qu’il y a les
mots inventés par l’auteur et attribués aux personnages et… tout ce qu’il y a dessous les mots et
qui est au moins aussi important que les paroles entendues. Vieilles lunes ? Je ne crois pas. Il ne
s’agit pas ici de psychologie à la française mais de vérité et du mystère des êtres. D’aller chercher
très profondément en soi pour faire remonter à la surface les existences cachées des personnages,
les ressorts inavoués, les peurs ancestrales et les douleurs tues. C’est pour cette raison qu’il était
indispensable de proposer la pièce à des comédiens certes accomplis et virtuoses mais travailleurs
et humbles, Sophie Rodrigues et Christophe Reymond.
Nous avons, lors du chantier de création, déjà vérifié dans les corps cette nécessité de profondeur
et d’abandon, cette descente vertigineuse dans les sinuosités de l’âme. Il nous reste maintenant
lors de la reprise des répétitions à continuer ce mouvement pour que -paradoxalement- la légèreté
apparaisse, la légèreté du désespoir.
Dag Jeanneret