4 - à la recherche d`une logique naturelle : les modèles explicatifs

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4 - À LA RECHERCHE D'UNE LOGIQUE NATURELLE : LES MODÈLES
EXPLICATIFS
4.1 - Les diverses théories en vogue au XIXe siècle
4.1.1 - Le créationnisme
Cette doctrine postule la création de toutes choses par la volonté de Dieu. On
distingue le créationnisme fixiste lié principalement aux Églises réformées dont
certaines prônent une interprétation dogmatique et littérale de la Bible, et le
créationnisme non fixiste (voir « Le dualisme chrétien » ci-après) qui apporte des
aménagements aux textes bibliques.
Le créationnisme strictement fixiste
L'exposition des enjeux scientifiques et religieux du fixisme dogmatique sera
suivie de la présentation de la théologie naturelle de William PALEY, pour laquelle
l'ordre de la nature est la preuve éclatante de l'existence de Dieu.
- Le fixisme dogmatique
Considérer que Dieu est à l'origine de toutes choses est une thèse ancienne
soutenue par les religieux et les croyants, mais aussi par des scientifiques. Le
philosophe mathématicien allemand Gottfried Wilhelm LEIBNIZ (1646-1716), père du
calcul infinitésimal, a défendu l'idée de l'Échelle des êtres, la Scala naturae : le
classement de toutes les entités minérales ou biologiques, selon leur degré de
complexité, aboutit à la formation d'une série linéaire ininterrompue : « La nature ne
fait pas de saut », natura non facit saltum. Il pense également que tous les êtres
possibles ont été créés et coexistent entre eux sans qu'apparaissent des
incompatibilités particulières. L'idée de l'Échelle des êtres a été surtout débattue au
XVIIIe siècle ; le passage du minéral à l'organique, et du végétal à l'animal soulevait
des discussions enflammées. Dans le premier cas, la question concernait les
fossiles, les squelettes, les coquilles et les carapaces ; dans le deuxième cas, les
Éponges et les Coraux. Le naturaliste suisse Charles BONNET (1720-1793), qui a
découvert la parthénogenèse chez les Pucerons, et le Français Henri DUCROTAY de
BLAINVILLE (1777-1850) ont été, plus que LEIBNIZ, d’ardents partisans de cette
conception étagée et fixiste de la nature ; ils ne conçoivent également qu’une unique
création, décrite dans la Bible. L’Échelle des êtres représente une progression vers la
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perfection, la complexité croissante des êtres étant une preuve de l’existence de
Dieu, créateur des lois universelles, qui privilégie l’harmonie. L’Échelle des êtres ne
contient donc aucun postulat transformiste ou généalogique.
- La théologie naturelle
Dès 1691, dans Wisdom of God (La sagesses de Dieu), J. RAY établit déjà les
bases d’une théologie naturelle. Il pense que l’évidence de Dieu vient plus de
l’observation de la nature que de la divine révélation : la complexité du monde ne
peut être, en effet, que le produit d’une main et d’une intelligence supérieures et non
celui d’un simple hasard.
Au XVIIIe siècle, « siècle des Lumières », s'est produit l'essor de toutes les
disciplines scientifiques : mathématique, physique, chimie et sciences naturelles.
Après observation du vivant, les naturalistes ont été frappés des adaptations, parfois
stupéfiantes, des organismes à leur milieu. Un évêque anglais, William PALEY (17431805), a utilisé cet aspect adaptatif et spectaculaire du monde organique pour
apporter « la preuve du christianisme ». Dans son ouvrage de 1802, Natural
Theology, or Evidence of the Existence and Attributes of the Deity collected from the
Appearances of Nature (« Les Évidences du christianisme »), il démontre l’existence
de Dieu par la perfection des lois naturelles et des adaptations biologiques. Où
W. PALEY voit une preuve de l’existence de Dieu, DARWIN verra l’effet de la sélection
naturelle. W. PALEY a influencé plusieurs générations, comme le souligne DARWIN dans
son Autobiographie : « Pour passer l'examen de bachelier, il était également nécessaire de
posséder les Évidences du christianisme de Paley, et sa Philosophie morale...La logique de ce
livre, et je puis ajouter, de sa Théologie naturelle, me procura autant de plaisir qu'Euclide...
Je ne me préoccupais pas à cette époque des prémisses de Paley ; m'y fiant d'emblée, j'étais
charmé et convaincu par la longue chaîne de son argumentation. » (Autobiographie, Paris,
Belin, 1992, p. 44-45). Dans sa Théologie naturelle, W. PALEY prend d'abord l'exemple
d'une montre, dont toutes les pièces sont ajustées à une fin précise, la mesure du
temps, pour conclure que l'existence de la montre implique obligatoirement celle de
son auteur. Puis il prend l'exemple de l'œil humain, dont la comparaison avec un
télescope lui permet de valoriser l'étonnante adaptation de l'oeil à sa fonction ; il en
conclut que l'existence de l'œil implique celle de Dieu. Si l'on peut s'émerveiller des
adaptations de certains organismes à leur milieu (voir la section 3 2 2 : « Le
mimétisme »), on peut le faire également pour des organes aussi complexes que le
cœur et l'oreille interne... Comme on ne saurait concevoir que de tels organes soient
apparus spontanément, il est plus logique et plus simple d'admettre une création
divine. Personne ne nie l'existence d'un ingénieur à l'origine d'un objet aussi élaboré
226
qu'une horloge : pourquoi nier alors celle d’un architecte divin ? C'est ainsi qu'au XIXe
siècle, l'argument du Plan divin a été systématiquement opposé à tout raisonnement
évolutionniste. Il semblait, en effet, irréfutable. Les évolutionnistes ne s'opposaient
pas a priori à l'idée d'une création divine. Ils n'étaient pas athées et matérialistes,
comme le laissaient volontiers entendre les religieux. Thomas Henry HUXLEY, partisan
de la première heure de DARWIN, admettait qu'une création divine était l'hypothèse la
plus plausible pour expliquer l'origine de la vie ; elle n'empêchait pas, par ailleurs, la
nature d'évoluer.
Par leurs dogmes religieux et leur anti-évolutionnisme, les Églises anglicanes et
réformées peut-être plus que les catholiques ont été un frein d'autant plus puissant à
la pensée novatrice des naturalistes qu'elle pouvait exercer une pression politique et
sociale sur les hommes et les institutions ; la séparation de l'Église et de l'État était
inexistante ou bien récente. Si l’église catholique admet, en effet, qu’un dialogue est
possible entre les religieux qui s’appuient sur les Écritures et les scientifiques qui
s’appuient sur leurs expériences et leurs observations, il n’en est pas toujours de
même avec les églises protestantes dont la pensée rigoriste prend parfois au pied de
la lettre les écrits bibliques et rejettent donc toute remise en cause.
- Le créationnisme militant
Alors qu’en France, la vision évolutionniste du monde semble tolérée
presqu’unanimenent, il est à noter une première tentative d’introduction des idées
créationnistes islamiques dans les collèges et les lycées français au début de l’année
2007. La plupart des établissements ont reçu un livre Atlas de la création écrit par un
Turc Harun YAHYA qui réfute tout au long de 770 pages toutes théories évolutionnistes
par des arguments simplistes, tronqués, faux et habituels (voir ci-dessous « le
raisonnement créationniste »). L’enseignement des théories évolutionnistes aux
États-Unis d’Amérique est freiné par une minorité active et bien structurée dont il
sera question dans les paragraphes suivants.
Les créationnistes ont acquis à leur cause de nombreuses personnalités, dont
les plus marquantes ont été deux présidents républicains : Ronald REAGAN et, plus
tard, George W. BUSH. Le premier n’a pas hésité à prendre parti en leur faveur lors de
sa campagne électorale de 1980 et à souhaiter l’enseignement de leurs thèses
concuremment avec celles de l’évolution. Le second, en août 2005, a soutenu le
créationnisme en affirmant que la théorie darwinienne et le « dessein intelligent »
sont une alternative à enseigner. Le médecin australien, Michael DENTON, gagné aux
thèses créationnistes, a écrit en 1985 L’évolution, une théorie en crise, qui a suscité
un tollé général des scientifiques.
227
Voici retracées sommairement les différentes phases du conflit qui a opposé
les créationnistes américains aux institutions (États, écoles secondaires et
universités).
Première phase
Entre 1922 et 1929, les créationnistes ont mené une grande offensive qui a
porté ses fruits : 27 États ont préparé un projet de loi visant à interdire
l'enseignement de l'évolution. Dès 1923 d'ailleurs, la Floride et l'Oklahoma
possédaient déjà une telle loi. En mars 1925, l'État du Tennessee a déclaré illégal
dans une institution d'État l'enseignement d'une théorie qui nie l'histoire de la création
divine de l'Homme telle qu'elle figure dans la Bible.
En accord avec certains notables et avec l'appui de « l'Union américaine pour
les Libertés Civiles », un enseignant du lycée de Dayton, John Thomas SCOPES, se
laisse accuser d'avoir violé cette loi. Arrêté, il est inculpé en mai 1925. Son procès se
déroule du 10 au 21 juillet de la même année. Deux personnalités d'envergure sont
au centre du procès : le procureur Jennings BRYAN, trois fois candidat démocrate à la
présidence de États-Unis, ministre des Affaires étrangères sous Thomas WILSON et
créationniste convaincu, et Clarence DARROW, célèbre avocat américain et athée
reconnu. Le verdict du procès est une demi-victoire pour les évolutionnistes et
défenseurs de la liberté d'expression : J. SCOPES n’est condamné qu’à 100 $
d'amende. Mais le jugement est cassé deux ans plus tard. Les créationnistes
triomphent : à la suite de ce procès, l'émotion est telle dans tous les milieux religieux
et chez les simples croyants que, parfois, les auteurs de manuels scolaires n'osent
même plus mentionner l'évolution. La loi du Tennessee, avant d'être déclarée illégale
en 1970, restera en vigueur, bien que rarement appliquée ; neuf États bannissent
l'enseignement de l'évolution. C'est à partir de 1957 que les évolutionnistes
regagnent du terrain : l'ère de la conquête spatiale commence et les sciences se
débarrassent de leur odeur de soufre. Récemment encore, des lois concernant
l'évolution ont été votées : depuis 1969, les manuels californiens présentent
parallèlement les thèses évolutionnistes et créationnistes ; au Texas, les passages
trop évolutionnistes sont supprimés ; en 1981, l'Arkansas, suivi par la Louisiane, a
voté une loi qui impose l'enseignement du créationnisme, loi cassée en 1982.
Deuxième phase
En 1981, Kelly SEGRAVES, directeur du Creation Science Research, attaque l'État
de Californie. Il estime que les thèses évolutionnistes sont assimilables à une religion
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et que, par conséquent, leur enseignement est illégal. La constitution fédérale interdit
en effet, par son premier amendement, au gouvernement et à toute autre
administration de soutenir une opinion religieuse particulière. Le 6 mars 1981, à
Sacramento (Californie), le jugement, sans équivoque, est défavorable à K. SEGRAVES,
dont la plainte est rejetée. Malgré cet échec, les créationnistes sont satisfaits pour
deux raisons :
- La première, conséquence directe du procès, est la résurgence d'un texte tombé
en désuétude, qui est alors diffusé dans toutes les écoles pour mettre en garde les
professeurs contre tout dogmatisme.
- La deuxième est la publicité faite à leur thèse avant, pendant et après le procès,
tout comme en 1925.
Les créationnistes visaient surtout la suppression de l'enseignement de
l'évolution. Ils ont agi en trois temps : tout d'abord, ils ont fait pression sur les
institutions.
Puis,
devant
la
réapparition
des
thèses
évolutionnistes
dans
l'enseignement, ils ont joué la carte de la légalité, d'où le procès de Sacramento en
1981. Enfin, après l'échec du procès, ils ont exigé des enseignants qu’ils consacrent
un temps égal de la création qu’à celui de l’évolution.
Fig. 4.1
229
Mais pour que le créationnisme pénètre dans l'école, il fallait lui ôter tout
caractère religieux ; afin d'éviter l'écueil du premier amendement de la Constitution,
le voici qui passe du domaine théologique au domaine scientifique. S'organisent alors
différentes sociétés dont le but est de faire admettre comme véridiques les récits
bibliques. C'est ainsi qu'est née à San Diego (Californie), en 1963, la première
société regroupant des « créationnistes scientifiques » : la Creation Research
Society, dont les adhérents doivent avoir un doctorat en Science ou un diplôme
équivalent. Son premier président, Walter LAMMERTS, est docteur en génétique ; son
successeur Henry MORRIS, ingénieur hydraulicien. Apparaissent ensuite la Creation
Science Research Center (1er directeur K. SEGRAVES) et l'Institute for Creation
Research (Duane GISH, directeur associé, est docteur en biochimie) qui publie Le
Créationnisme scientifique.
En 1987,
la Cour
Suprême
des
Etats-Unis
déclare inconstitutionnel
l’enseignement du créationnisme dans les écoles parce qu’il est contraire à la
séparation des églises et de l’état.
Troisième phase
Aujourd’hui, le créationnisme dogmatique reste bien vivace : en 2007, Stephen
MEYER, directeur de l’institut Discovery à Seattle, se félicite d’avoir obtenu la signature
de 450 scientifiques qui mettent en doute la théorie darwinienne.
Les arguments intégristes sont simplistes et parfois d’une telle mauvaise foi
qu’ils perturbent, voire trompent toute personne ignorante des faits de l’évolution.
C’est pourquoi Ian PLIMER, un professeur de géologie australien de l’Université de
Melbourne, a porté plainte, au nom de la protection du consommateur, contre le
créationniste Allen ROBERTS, qui affirme (1992), preuves invoquées à l’appui, avoir
découvert des vestiges de l’Arche de Noé sur le mont Ararat (Turquie). I. PLIMER
considère en effet qu’il est de son devoir de lutter contre les erreurs, les tromperies et
les abus de confiance créationnistes. Ouvert à Sydney (Australie) le 7 avril 1997, le
jugement est rendu 47 jours plus tard : pour abus de confiance et fausses preuves,
A. ROBERTS est condamné à 2 500 $ d’amende ; quant à la plainte d’I. PLIMER, elle est
estimée irrecevable, car elle n’entre pas dans le cadre des lois sur le commerce.
Les attaques fondamentalistes culminent à nouveau en 2004 avec un
deuxième procès concernant le lycée de Dover, Pennsylvanie. Pour lutter contre la
thèse darwinienne enseignée et rester dans le cadre de la légalité, les créationnistes
se fixent deux objectifs : 1) prouver scientifiquement l’intervention et l’existence d’un
230
créateur, d’une intelligence supérieure (le nom de Dieu est, bien sûr, évité), c’est le
concept du « dessein intelligent » (intelligent design) ; 2) mettre en défaut, au moins
par un exemple, la thèse fondamentale du darwinisme : l’évolution du monde vivant
procède par mutations génétiques successives sélectionnées dont les effets sont
cumulatifs. Ainsi le darwinisme, pris en défaut, perdra une partie de sa crédibilité
scientifique et le « dessein intelligent » devra être présenté par les enseignants
comme une alternative à la théorie évolutionniste.
Habitant de Dover, le juriste de renom Phillip JONHSON diffuse ses idées
créationnistes dans le monde scientifique depuis le début des années 1990. Il est
rejoint par un biochimiste Michael BEHE, professeur à l’université Lehigh de
Pennsylvanie ; qui s’attache à démontrer qu’un flagelle bactérien, dont l’appareil
cinétique est composé de 50 éléments protéiques, n’est pas le résultat d’une
évolution progressive. M. BEHE constate, en effet, que si l’une des 50 pièces
manque au flagelle, celui-ci ne fonctionne plus ; par conséquent, le flagelle n’est pas
le résultat actuel d’une évolution qui aurait, au fil des ans, ajouté une à une les
50pièces nécessaires à son bon fonctionnement. C’est ce que M. Behe nomme « la
complexité irréductible » qui invalide, selon lui, la théorie darwinienne et prouve que
le flagelle bactérien est le produit d’un créateur ; ce raisonnement rappelle celui de
W. PALEY. Le mathématicien William DEMBSKI, membre du Southern Baptist
Theological Seminary, acquis à leur thèse, remet en question l’intervention du hasard
dans la théorie darwinienne en prenant comme exemple la molécule d’ADN : la
probalilité d’obtenir de façon aléatoire une séquence déterminée de plusieurs
dizaines de millions de nucléotides est hautement improbable, car le nombre total de
séquences possibles est quasi infini ; la seule force capable de produire une telle
molécule fonctionnelle est une intelligence supérieure. C’est ainsi que P. JONHSON, M.
BEHE et W. DEMBSKI affinent le concept du « dessein intelligent ».
Entre
temps,
les
fondamentalistes,
devenus
majoritaires
au
conseil
d’administration du lycée de Dover, critiquent le manuel de biologie de 1400 pages
qui se réfère 12 fois à la théorie darwinienne, et font adopter un manuel dans lequel
figure l’enseignement du « dessein intelligent ». Onze parents portent plainte pour
introduction d’idées religieuses dans l’enseignement public de la biologie. Commence
alors le procès dit de Dover qui s’achèvera, après six semaines de débat, le 20
novembre 2005 par une défaite sans équivoque des créationnistes : le juge fédéral
John JONES, républicain chrétien nommé par G. W. BUSH, a déclaré qu’il était «
inconstitutionnel d’enseigner le dessein intelligent comme une alternative à
l’évolution dans une classe de science d’une école publique ». Le succès des non
fondamentalistes est dû en grande partie au biologiste Kenneth MILLER de l’université
Brown de Rhode Island. Ce dernier s’attaque d’abord à la complexité irréductible du
231
flagelle bactérien en prenant comme exemple une autre bactérie dont le flagelle,
formé par 10 protéines au lieu de 50, fonctionne parfaitement. K. MILLER en conclut
que « la complexité irréductible » ainsi que le « dessein intelligent » sont
scientifiquement faux. Ensuite, il balaie l’argument de W. DEMBSKI en démontrant par
le calcul que l’existence sur Terre d’une personne déterminée est tout aussi
improbable qu’une séquence particulière d’ADN et pourtant chacun est là pour
attester du contraire (voir la section 3.1.2 « La reproduction sexuée , le brassage
allélique» pour les calculs). Enfin, K. MILLER conclut son intervention en disant que si
les créations du concepteur des fondamentalistes sont réalisées par des moyens
surnaturels et donc indétectables, elles ne peuvent être, par conséquent, l’objet
d’aucune analyse scientifique et qu’elles sortent bien évidemment du domaine des
sciences.
- Le raisonnement créationniste
Il repose sur trois postulats principaux et trois arguments.
Voici les postulats :
1) L'apparition du monde moderne, après le Déluge.
2) Le refus de la datation absolue par les isotopes radioactifs. Le Déluge a pu
faire varier le taux de désintégration des éléments et bouleverser la répartition des
éléments dans les roches. Et Dieu a créé les isotopes non pas à leur stade initial,
mais à une étape quelconque de leur évolution. Par conséquent, si la méthode est
rigoureuse, les résultats ne le sont pas ; il en est ainsi pour toute autre méthode :
l'astronomie n'est d'aucun secours pour dater le système solaire. Dieu a créé les
astres en leur donnant un âge apparent. Toute datation absolue est donc impossible.
3) Le refus de la datation relative. Le calcul du nombre de cernes du bois pour
estimer son âge n’est pas plus fiable, puisque les arbres fossiles en étaient pourvus à
leur naissance. Si les géologues déclarent définir l'âge des terrains les uns par
rapport aux autres, grâce à des fossiles stratigraphiques, ce n'est que de la poudre
aux yeux : tous les fossiles sont contemporains ; leur apparente superposition
provient de bouleversements diluviaux. La répartition verticale des fossiles dépend
non pas de leur âge mais de leur situation écologique au moment de leur mort. Les
fossiles primaires, essentiellement marins, ont été ensevelis les premiers ; les
fossiles secondaires, vivant sur les marges continentales, ont été les deuxièmes à
disparaître dans les sédiments ; les fossiles tertiaires, principalement terrestres et
donc continentaux, ont été les dernières victimes du Déluge. Par conséquent, on a
tort de penser, d'après les documents paléontologiques, que « primaire » signifie
primitif et que l'évolution va du plus simple au plus compliqué.
232
En niant la possibilité d’une datation géologique quelconque, les créationnistes
rendent caduc n’importe quel argument paléontologique.
Professeur de droit et de philosophie à l’université de New-York, Ronald
DWORKIN démontre clairement dans son article : « Dieu contre Darwin » (Philosophie
magazine, n°8, avril 2007) que le raisonnement créationniste repose sur les
arguments suivants, suivis d’un commentaire :
1) Les mécanismes évolutifs (mutations et sélection naturelle) sont encore
sujets à spéculations et controverses. Argument sans surprise et infondé, l’évolution
est un sujet suffisamment complexe pour que des points restent obscurs et que des
interprétations divergent.
2) La science ne peut tout expliquer. Sans doute, mais cela ne prouve
aucunement que les méthodes, les résultats obtenus dans certains domaines sont
sans valeur.
3) La création de faits scientifiquement inexplicables est due à une intelligence
supérieure. L’argument est inacceptable : si, à l’heure actuelle, l’impossibilité de
trouver une explication scientifique à certains faits revient à prouver l’existence d’un
Dieu, comme le sous-entend cette intelligence supérieure, alors la science est reniée
puisque la réponse possible à chaque interrogation est : Dieu.
Dans leurs démonstrations, les créationnistes érigent en règle des exceptions,
ou bien ils traitent des exemples partiellement. Pour apporter un argument
embryologique à l’origine commune des Vertébrés, les évolutionnistes se réfèrent
parfois à la formation de l’axe nerveux, représenté d’abord par une gouttière neurale,
dont les bords se soudent progressivement pour former le tube neural définitif. Mais
les créationnistes évoquent plutôt l’exception des Poissons osseux (Téléostéens),
chez qui l’axe nerveux forme directement une masse pleine, en oubliant de dire que
cette masse se creuse par la suite pour donner une gouttière, puis un tube neural
classique.
Ils prétendent aussi, par exemple, que les Oiseaux ne descendent pas des
Reptiles, car l’Archéoptéryx, forme monstrueuse exceptionnelle, ne constitue donc
pas une étape intermédiaire possible entre les deux groupes ; en outre, les plumes
ne sont pas issues d’écailles reptiliennes. Or, les Oiseaux possèdent sur les pattes
des écailles en tous points semblables à celles des Reptiles ; les pattes des Effraies,
par exemple, montrent une série allant des écailles aux plumes ; enfin, l’induction de
plumes à partir des écailles de pattes d’Oiseaux divers est une réalité expérimentale.
Les créationnistes énoncent des affirmations sans chercher à en prouver la
valeur et se livrent à des pseudodémonstrations qui dupent un public non averti.
Leurs démonstrations sont toujours négatives ; ils ne recherchent dans les thèses
233
évolutionnistes que leurs lacunes, leurs interrogations et leurs désaccords, comme si
discréditer l'évolutionnisme prouvait la justesse des leurs qui échappent, de plus, à
toute investigation scientifique.
Quelle que soit leur appartenance religieuse, les créationnistes, sectaires et
dogmatiques, restent persuadés de l’antithéisme de la théorie darwinienne.
Néanmoins, de nombreux scientifiques, croyants et religieux pensent que cette
théorie
est
compatible
avec
la religion.
Pour
contrecarrer
les
offensives
créationnistes, le gouvernement belge tient à mettre en œuvre, dès 2008, un
programme d’informations sur la théorie de l’évolution auquel les universités et les
musées sont prêts à collaborer (Le Monde, 8 fév. 2008).
Les aménagements du fixisme
Au
XIXe
siècle,
les
convictions
religieuses
(créationnisme)
et
philosophiques (essentialisme) empêchent encore la plupart des scientifiques
d'accepter l'idée d'évolution, mais les observations des séries sédimentaires et de
séries animales et végétales fossiles les obligent à modifier leur conception fixiste de
la nature.
- Le créationnisme catastrophiste de Georges CUVIER
G. CUVIER, qui a dominé les milieux naturalistes de son époque, est connu pour
son esprit critique et son attachement aux faits. Il développe l'anatomie comparée et
l'étend à l'étude des fossiles. Il fournit ainsi paradoxalement de très forts arguments
aux évolutionnistes. Cependant, il a maintenu avec fougue, jusqu'à la fin de ses
jours, des positions fixistes. Aussi est-il un bon exemple du fonctionnement constant
de la pensée créationniste.
Les changements de faune à travers les temps géologiques sont devenus
aussi évidents que les changements de faune et de flore d'un pays à l'autre. Cette
observation est en contradiction avec le dogme biblique, qui ne reconnaît qu'un
Déluge, au cours duquel toutes les espèces ont été effacées de la surface de la
Terre, hormis celles réfugiées sur l'Arche de Noé. Pour lever cette contradiction, il
faut admettre soit que les faunes ont évolué - les nouvelles remplaçant les anciennes
-, soit qu'il y a eu plusieurs productions successives de faunes, séparées par un
épisode cataclysmique - catastrophisme ou théorie des « révolutions du Globe » et
des « créations successives », terme évité par G. CUVIER. Il réfute absolument la
234
première hypothèse, celle de LAMARCK. Ce dernier explique, en effet, la superposition
dans les strates géologiques d'espèces différentes par la transformation possible des
espèces en d'autres, phénomène induit par l'influence du milieu (voir les
« circonstances » dans la section 4 1 3 : « Le transformisme lamarckien »). Dans son
Discours préliminaire (Recherches sur les ossemens fossiles de quadrupèdes, 1812,
présenté par P. PELLEGRIN, Paris, Garnier-Flammarion, 1992), G. CUVIER écrit : « Si les
espèces ont changé, on devrait trouver des traces de ces modifications graduelles ; qu'entre
le palaéotherium et les espèces d'aujourd'hui l'on devrait découvrir quelques formes
intermédiaires, et que jusqu'à présent cela n'est point arrivé » (p. 112) ; il conclut un peu
plus loin : « Il y a donc dans les animaux des caractères qui résistent à toutes les influences,
soit naturelles, soit humaines, et rien n'annonce que le temps ait, à leur égard, plus d'effet
que le climat » (ibid., p. 117). Quant aux Créations multiples, il répond : « Je ne
prétends pas qu'il ait fallu une création nouvelle pour produire les espèces aujourd'hui
existantes ; je dis seulement qu'elles n'existaient pas dans les lieux où on les voit à présent, et
qu'elles ont dû y venir d'ailleurs » (ibid., p. 119). G. CUVIER admet néanmoins que la
Terre a été soumise à de nombreuses catastrophes, qu'il appelle révolutions, dont la
présence de fossiles constitue la preuve : « C'est encore par les fossiles, toute légère
qu'est restée leur connaissance, que nous avons reconnu le peu que nous savons sur la nature
des révolutions du globe » (ibid., p. 77). Ces révolutions auraient quatre origines : la
pluie et le dégel, les eaux courantes, la mer et les volcans ; mais il accorde à l'action
de la mer une place prépondérante : les coquilles fossiles si bien conservées
« s'élèvent à des hauteurs supérieures au niveau de toutes les mers et où nulle mer ne
pourrait être portée aujourd'hui par des causes existantes... On est donc disposé à croire,
non seulement que la mer a envahi toutes nos plaines mais qu'elle y a séjourné longtemps... »
(ibid., p. 49-50). Les révolutions ont dû « exercer sur les quadrupèdes terrestres une
action plus complète que sur les animaux marins. Comme ces révolutions ont, en grande
partie, consisté en déplacement du lit de la mer, l'irruption des eaux a pu anéantir au moins
les espèces propres à ces continents, sans avoir la même influence sur les animaux marins »
(ibid., p. 79-80). Dans son Discours sur les révolutions de la surface du globe (1825),
il reprend les arguments du Discours sur les ossemens fossiles..., et précise que les
révolutions ou catastrophes peuvent être partielles ou complètes. Mais il évite
d’évoquer le problème des créations, ce que ne feront pas certains de ses élèves.
Ainsi Alcide d’ORBIGNY écrit que les animaux se sont succédé non par transformations
mais par une série d’extinctions/créations ; il dénombre 27 révolutions dont la
dernière est le Déluge de la Bible, vieux de 54 000 ans d’après son maître G. CUVIER.
Chacun est convaincu de la prééminence de l'Homme dans la nature ; Dieu a
créé le monde au bénéfice de l'Homme, qui est apparu en dernier, quand la Création
a été achevée. G. CUVIER a accepté l'idée de René DESCARTES, selon laquelle l'Homme
235
est qualitativement différent de tous les autres animaux : l'Homme est unique et l'on
ne peut s'attendre à en trouver des restes fossiles. Jusqu'au XIXe siècle, deux grands
arguments étaient utilisés pour démontrer l'accord entre les textes sacrés et les
archives géologiques : l'absence de l'Homme dans les documents fossiles et la
preuve du Déluge. C'est pourquoi G. CUVIER écrit dans son Discours préliminaire :
« Je dis que l'on n'a jamais trouvé d'os humains parmi les fossiles...(ibid., p. 120). « ...
L'établissement de l'Homme dans les pays où nous avons dit que se trouvent des fossiles
d'animaux terrestres, c'est-à-dire, dans la plus grande partie de l'Europe, de l'Asie et de
l'Amérique, est nécessairement postérieur aux révolutions qui ont enfoui ces os, mais encore
à celles qui ont remis à découvert les couches qui les enveloppent, révolutions qui sont les
dernières que le globe ait subies : d'où il est clair que l'on ne peut tirer (de ces os) aucun
argument en faveur de l'ancienneté de l'espèce humaine dans ces divers pays » (ibid., p.
122). « ...C'est un des résultats les mieux prouvés et les moins attendus de la saine
géologie... » (ibid., p. 123). « ...Je pense donc que la surface de notre globe a été victime
d'une grande et subite révolution, dont la date ne peut remonter beaucoup au-delà de cinq ou
six mille ans ; que cette révolution a enfoncé et fait disparaître les pays qu'habitaient
auparavant les Hommes et les espèces d'animaux aujourd'hui les plus connus ; qu'elle a, au
contraire, mis à sec le fond de la dernière mer, et en a formé les pays aujourd'hui habités,
que c'est depuis cette révolution que le petit nombre des individus épargnés par elle se sont
répandus et propagés sur les terrains nouvellement mis à sec... » (ibid., p. 144). Le premier
argument vacille quand, en 1837, cinq ans après la mort de G. CUVIER, est découvert
Pliopithecus, interprété alors comme un Hominidé fossile ; mais il s’agit probablement
d’un Hylobatidé.
- Le progressionnisme de Jean Louis AGASSIZ
La complexité des organismes fossiles croît à mesure que l'on se rapproche
des strates les plus récentes. Certains naturalistes du XIXe siècle, dont l'Américain
J. AGASSIZ (1857), farouche adversaire des idées de DARWIN, admettaient que Dieu a
réalisé plusieurs créations dont la perfection augmente régulièrement : il y a autant
de foyers qu'il y a d'espèces ; celles-ci apparaissent séparément dans leur aire de
répartition. C'était pour les progressionnistes la preuve la plus éclatante de
l'existence du Plan divin. Ainsi, dans un milieu convenant à son image, Dieu installe
l'Homme. Chaque niveau de création est unique et il n'y a aucune filiation entre
organismes de niveaux différents : les espèces élevées ne sont pas issues d'espèces
plus rudimentaires, il n'y a pas entre elles la moindre trace d'évolution. « Là où le
transformisme voit la preuve d'une dynamique de développement interspécifique combinant
l'hérédité et l'adaptation, le progressionnisme fixiste persiste à ne reconnaître que la
236
réalisation d'un projet ontologique... » (P. TORT, La Raison classificatoire, Paris, Aubier,
1989, p. 432).
- Des créations consécutives aux extinctions
Comme les précédentes, les thèses de Charles LYELL (avant son ralliement à
DARWIN) et d’André de FÉRUSSAC (1786-1836) reposent sur des arguments géologiques
et paléontologiques. Ch. LYELL admet que les espèces disparaissent parfois
indépendamment les unes des autres. Le vide laissé par leur totale disparition est
comblé par la création d'espèces nouvelles.
- Le dualisme chrétien
Dans son discours du 22 octobre 1996, prononcé devant l'Académie pontificale
des Sciences, le pape Jean-Paul II rappelle que, déjà, l’encyclique Humani Generis
[Pie XII, 12 aout 1950] considère la théorie évolutionniste comme une hypothèse
sérieuse dans la mesure où le nombre des arguments scientifiques favorables à
cette thèse équilibre celui des arguments défavorables. Jean-Paul II poursuit :
« Aujourd’hui [1996], un demi siècle après la publication de cette encyclique, de nouveaux
acquis conduisent à reconnaître que la théorie de l’évolution est plus qu’une hypothèse.
Après nombre de découvertes dans tous les domaines de la connaissance, il est remarquable
que cette théorie ait été admise par les chercheurs. La convergence spontanée des résultats
de différents travaux, indépendants les uns des autres, fournit un argument de poids en faveur
de cette théorie. (…)
En fait, au lieu d’une théorie, nous devrions parler de plusieurs théories évolutives. Cette
diversité provient, d’une part, des différentes explications à propos des mécanismes évolutifs,
et, d’autre part, des interprétations matérialistes, réductionnistes et intellectuelles.
Finalement, il s’agit de discuter, ici, de la place de la philosophie et par suite celle de la
théologie [dans le cadre de la théorie évolutionniste].
Le Magistère de l’Église est directement concerné par cette question d’évolution car elle
concerne la conception de l’homme : la Révélation nous apprend qu’il est la seule créature
sur Terre que Dieu a créé à son image et pour son plaisir. (…)
Pie XII met l’accent sur le point essentiel : si le corps humain a pour origine de la matière
vivante préexistante, son âme spirituelle est créée directement par Dieu … Par conséquent
les théories de l’évolution, en accord avec les philosophies dont elles s’inspirent, qui
considèrent que l’esprit est une émergence des forces de la matière vivante ou bien comme un
simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité sur l’homme…
237
Les sciences de l’observation décrivent et mesurent les multiples manifestations de la vie
avec une incroyable précision et en établissent les corrélations chronologiques. Le moment
du passage au spirituel est inaccessible à ce type de travaux, qui peuvent néanmoins
découvrir par la recherche expérimentale une série convaincante de faits révélant la
spécificité de l’être humain. Mais l’expérience de la connaissance métaphysique, de la
conscience de soi, de la morale, de la liberté, de l’expérience esthétique ou religieuse, sont
du domaine de l’analyse et de la réflexion philosophique tandis que celui de la théologie est
d’en dégager le sens ultime en accord avec le plan du Créateur. »
L’Église accepte l’hypothèse de l’évolution des espèces chez les Végétaux et
les Animaux, mais demeure très réservée au sujet de l’Homme. Jean-Paul II
préserve, en effet, un dualisme corps/esprit, le corps étant du domaine de
l’investigation scientifique et l’esprit du domaine théologique : l’âme d’origine divine
communique au corps par l’intermédiaire du cerveau qui est en quelque sorte un
interface.
Mais, dans La Filiation l’Homme (1871) ainsi que dans L’Expression des émotions
chez l’Homme et les Animaux (The Expression of the Emotions in Man and Animals,
1872), DARWIN dément par avance cette séparation et prend une position moniste. Il
est, en effet, persuadé « qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre l’Homme et
les mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales.» (La Filiation de
l’Homme, p. 150) et il observe que « néanmoins, la différence entre l’esprit de l’Homme
et celui des animaux supérieurs, aussi grande soit-elle, est certainement une différence de
degré et non de nature. » (ibid, p. 214) Ces observations ont été confirmées par les
recherches actuelles d’éthologues, de biologistes, de zoologistes, de psychologues
et d’écologistes tels que Dominique LESTEL, chercheur au CNRS au Museum
d’Histoire Naturelle de Paris, auteur des Origines animales de la culture (Paris, éd.
Champs Flammarion, 2003), Derek DENTON, professeur australien, auteur de
L’Émergence de la conscience de l’animal à l’Homme (Paris, éd. Champs
Flammarion, 1998) ou bien Martin GIURFA dont l’équipe du CNRS à Toulouse mène,
entre autres, des recherches sur les Invertébrés.
Darwin arrive à la conclusion que l’évolution de l’animal à l’Homme s’effectue par une
sélection conjointe et indissociable du corps et des facultés rationnelles dont les
instincts sociaux font partie : esprit et cerveau ne font qu’un (voir l’effet réversif aux
sections 4 4 1 : « Les conceptions du darwinisme social » et 4 4 3 : « DARWIN et
l’Homme »).
Après la mort de Jean-Paul II en 2005, certains membres de l’Église catholique
semblent revenir sur ses déclarations. C’est le cas du cardinal Christoph SCHÖNBORN,
238
maître d’œuvre du Nouveau cathéchisme de l’Église catholique (1992), qui sera en
relation avec l’institut créationniste Discovery. Il est l’auteur d’un article à caractère
créationniste Finding design in evolution (Découverte d’un dessein [intelligent] dans
l’évolution), paru dans le New-Tork Times du mardi 8 juillet 2005. C. SCHÖNBORN
écrit : « Depuis que Jean-Paul II a dit en 1996 que l’évolution - terme qu’il n’a pas défini est plus qu’une hypothèse, les partisans du dogme néo-darwiniens évoquent souvent la
prétendue acception - ou du moins la reconnaissance - par l’Église catholique romaine d’une
certaine compatibilité entre la foi chrétienne et leur théorie.
Mais c’est faux. Tout en laissant aux scientifiques les recherches sur l’histoire de la
Terre, l’Église catholique affirme que l’intelligence humaine, à la lumière de la raison,
discerne facilement et clairement un but, un dessein dans le monde naturel, y compris celui
du vivant. Quand elle désigne une ascendance commune ancestrale, l’évolution est une
réalité, mais l’évolution au sens des néo-darwiniens, c’est-à-dire le phénomène issu des
mutations spontanées aléatoires et de la sélection naturelle, n’existe pas. Tout système de
pensée qui dénie ou bien toute recherche qui rejette l’évidence du dessein dans la biologie se
rapporte à une idéologie et non au domaine scientifique. (…)
Aujourd’hui, au début du XXI è siècle, face aux écrits scientifiques des néo-darwiniens,
l’Église catholique continuera à défendre la raison en soutenant que l’évidence du dessein
immanent dans la nature est une réalité. »
En France et dans les autres pays latins, les théories inspirées de la Grèce
antique rivalisaient avec le créationnisme chrétien.
4.1.2 - Une théorie philosophique : l'essentialisme
Avant DARWIN, de nombreux biologistes des pays de culture gréco-latine sont
essentialistes. Deux philosophes grecs sont à l'origine de cette théorie : PLATON et
ARISTOTE. PLATON considère le monde physique comme un monde d'illusions qui
seraient pour nous comme sont les ombres projetées sur le fond d'une caverne pour
des prisonniers tournant le dos à la lumière. Seules sont réelles les Formes stables
et les Idées. Les Chiens, par exemple, peuvent avoir des caractéristiques très
diverses : taille, forme, longueur, couleur du poil, etc., mais l'espèce « Chien »
rassemble les normes qui disent la réalité d'un Chien idéal : le Chien Essentiel.
Appliqué
au
monde
vivant,
l'essentialisme
affirme
que
variations
et
changements ne sont que des illusions par rapport à des stéréotypes ; par
conséquent la nature est constituée d'un ensemble de types idéaux, d'où est exclue
toute idée d'évolution. Chaque espèce possède sa propre essence, invariable dans le
temps et l'espace, car elle n'a aucune dimension. En accord avec cette vision du
239
monde, ARISTOTE souligne cependant que la nature est un catalogue où les
organismes peuvent être classés selon leur degré de complexité. On représente
souvent cette conception par une échelle, la Scala naturae, dont les barreaux sont
occupés par des organismes de moins en moins rudimentaires, au fur et à mesure
que l'on s'élève ; l'Homme est situé au sommet. Tous les minéraux et tous les
organismes sont placés de telle sorte que l'on passe alors insensiblement du monde
minéral au monde organique, du végétal à l'animal, du simple au complexe et du
microscopique au macroscopique.
Des naturalistes, dont LAMARCK, y apporteront certains amendements, au
nombre desquels le refus de relier le minéral à l'organique, le végétal à l'animal ;
mais le principe de l'échelle sera conservé.
Fig 4.2
240
Aux XVIIIe et XIXe siècles, cette vision figée du monde, où chacun est à sa
place, a été utilisée à des fins politiques par les conservateurs, qui justifiaient ainsi
les inégalités sociales et les structures traditionnelles de la société. C'est en partie
pourquoi les évolutionnistes ont été souvent traités d'athées, de matérialistes ou de
révolutionnaires.
4.1.3 - Les premières théories scientifiques prédarwiniennes
Pour Claude BERNARD (1813-1878), une théorie n'a pas pour objet d'être
conservée à tout prix moyennant une recherche constante d'arguments destinés à
l'étayer. En revanche, on doit examiner les faits qui semblent la réfuter, car on ne
renforce ses idées qu'en soumettant ses propres convictions et ses conclusions à
l'épreuve de contre-expériences. L'épistémologue contemporain Karl POPPER (1902)
soutient la même opinion : une théorie ne peut être dite scientifique que si elle est
susceptible d'être réfutée par l'expérience. À ces deux hommes que tout sépare - le
siècle, la langue, le métier - , la réfutabilité apparaît donc fondamentale dans le
domaine scientifique. Si l'on accepte ce principe, il est indéniable que peu de théories
sur l'évolution méritent le qualificatif de scientifiques. Cependant, dès la fin du XVIIIe
siècle, on voit naître diverses théories qui se démarquent des précédentes par leur
méthode, la démarche expérimentale ; c'est à partir de nombreuses observations
qu'est ébauchée une théorie expliquant le principe qui les réunit.
Un fixiste aux idées novatrices
Georges BUFFON (1707-1788) considère que la nature contient un nombre limité
de plans d'organisation, à l'intérieur desquels les espèces peuvent varier, mais
toujours indépendamment les unes des autres. Il conçoit l'origine de la vie comme le
résultat de combinaisons chimiques aléatoires et spontanées se réalisant dans une
sorte de « soupe primitive » avant la lettre. Curieusement, il nie l'adaptation : les
organismes
subissent
passivement
l'influence
du
milieu.
Les
modifications
climatiques, le régime alimentaire et le mode de vie provoquent des variations
réversibles qui ne sortent pas du cadre spécifique, mais qui ne constituent pas non
plus des adaptations : les Animaux comme les Végétaux, ces derniers par
l'intermédiaire de leurs semences, migrent, meurent ou survivent, mais ne s'adaptent
pas. Cette attitude est d'autant plus étrange que la plupart des créationnistes
admiraient sans retenue les adaptations parfois étonnantes d'organismes divers. Non
transformiste bien qu’il ait envisagé l’hypothèse, BUFFON admet uniquement des
variations intraspécifiques dues au climat et à l’alimentation. Malgré cette conception
241
de la vie peu évolutionniste, il a contribué à faciliter l'acceptation de l'idée
d'évolution :
1) Tout en niant le créationnisme biblique, il pense que la nature est régie par une
puissance, d'origine divine, toujours active et obéissant à des lois strictes.
2) Il suppose que les processus naturels, irréversibles, se déroulent lentement et
progressivement. Il introduit la notion géologique du temps.
3) Les fossiles sont les témoins de l'histoire de la Terre et certains représentent
des espèces disparues définitivement, qui ne sont pas les formes ancestrales
d'espèces plus récentes ; elles sont d'autant plus intéressantes qu'elles retracent
l'histoire des variations climatiques et des migrations qui ont suivi.
4) Le premier, il a étudié systématiquement la distribution des espèces et leurs
migrations anciennes. Pour expliquer les ressemblances ou les différences des
faunes et des flores de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, de l’Europe et de
l’Amérique du Nord, BUFFON parle de migrations, accompagnées de variations liées au
climat et à l’alimentation. Plutôt que d’envisager la transformation des espèces, il
préfère parler de leur dégénération par rapport à un modèle initial.
5) Il définit avec rigueur l'espèce selon le critère biologique de l'interfécondité, et
non plus uniquement sur des critères morphologiques. L'espèce est le seul taxon qu'il
reconnaît, malgré la difficulté qu'il y a souvent à la cerner.
Un évolutionniste aux idées originales
Érasmus DARWIN (1731-1802), le grand-père de Charles, était un médecin et un
biologiste renommé. Il a été également, avant LAMARCK, un évolutionniste convaincu.
Comme LINNÉ, il considère que les nouvelles espèces sont issues d’hybridations. Il lui
paraît évident que, parmi les caractéres hérités des parents, il en apparaît de
nouveaux qui deviennent à leur tour héréditaires : il pensait à l'hérédité des
caractères acquis. Il savait que les animaux se multiplient plus vite que les
ressources ne se développent et qu'il s'ensuivrait une lutte mortelle pour survivre.
Pour lui, la nature est un vaste champ de bataille où les protagonistes n’obéissent
qu’à une seule loi fondamentale : manger ou être mangé ; l’évolution est la
conséquence de cette force qui oblige chaque espèce à devenir de plus en plus
performante, c’est-à-dire apte à survivre. Mais il n'est pas arrivé comme Charles à
relier tous ces faits pour établir une théorie évolutionniste cohérente. Malgré la
personnalité de ce grand-père, Charles en a dénié toute influence sur sa pensée. Il
écrit dans son Autobiographie que son grand-père Erasmus, comme son père
Robert, avait un raisonnement spéculatif bien éloigné du sien.
242
Le transformisme lamarckien
« Transformisme » est un terme employé pour la première fois en 1867, par
Paul BROCA (1824-1880). Cette théorie concerne la transformation d’une espèce en
une autre, sans préjuger de l’origine du phénomène. LAMARCK et DARWIN ont chacun
bâti une théorie transformiste. Progressivement, dans les milieux scientifiques, la
popularisation du mot « évolution », sous l’impulsion d’Alfred GIARD, zoologiste
français (1846-1908), rend obsolète l’utilisation du mot « transformisme », bien que
les deux termes ne soient pas équivalents. Plus largement, la vulgarisation du terme
d'évolution est due au philosophe Herbert SPENCER (cf. P. TORT, Spencer et
l'évolutionnisme philosophique, Paris, PUF « Que sais-je ? », 1996).
Jean-Baptiste LAMARCK (1744-1829), contemporain de BUFFON, a été son protégé
et, pendant peu de temps, le précepteur de son fils. Ses travaux remarquables en
botanique, puis en zoologie en font un grand naturaliste et, avec C. LINNÉ et G. CUVIER,
l'un des meilleurs classificateurs de son époque. Il est le fondateur avec G. CUVIER de
la paléontologie et le créateur des mots « Invertébrés » et « biologie ». Cependant
certaines de ses idées et de ses écrits, qui passeront pour fantaisistes, ont contribué
à le déprécier. Il attaque, en effet, la chimie « moderne » d’Antoine-Laurent
de LAVOISIER et veut revenir aux quatre éléments traditionnels : l'eau, la terre, le feu et
l'air. Ses conceptions personnelles des phénomènes vitaux ne reposent sur aucun
fait expérimental. Son nom est toujours associé à la théorie évolutive, car il a été l’un
des premiers (dès 1800 et 1802) à proposer une théorie cohérente du transformisme,
qu'il a explicitée dans sa Philosophie zoologique (1809), en reprenant les idées déjà
exprimées dans divers écrits précédents. Des auteurs du XVIIIe siècle (PierreLouis MOREAU de MAUPERTUIS, Denis DIDEROT, Érasme DARWIN...) avaient déjà soulevé
l'hypothèse de la non-fixité des espèces, mais aucun avant lui ne l'avait
systématisée. LAMARCK serait sans doute bien étonné de savoir qu'il est considéré,
aujourd'hui, comme un « évolutionniste » ; le terme d'évolution, alors très restrictif,
s'appliquait presque exclusivement au développement par simple accroissement des
structures embryonnaires. Quant au nom de « transformisme », il n'a été utilisé que
bien plus tard à propos de sa théorie « évolutionniste ». Même si LAMARCK ne propose
pas de nom particulier pour la théorie développée dans sa Philosophie zoologique, il
parle, sans aucun doute, d'évolution, ce qui, au début du XIXe siècle, est assez
audacieux. Les idées qui ont participé à la genèse de sa théorie sont résumées cidessous.
243
- La croyance en Dieu
À la différence de DARWIN, LAMARCK semble n'avoir jamais douté de l'existence de
Dieu. Il affirme sa croyance dans plusieurs de ses ouvrages. Dans les articles
« Distribution des corps naturels » et « Espèces » du Nouveau Dictionnaire d'Histoire
Naturelle dit de DETERVILLE, auquel il a participé entre 1816 et 1819 (LAMARCK, Articles
d'Histoire Naturelle, présentés par J. ROGER et G. LAURENT, Paris, Belin, 1991), on peut
lire : « L'étude de l'histoire naturelle nous conduit véritablement à celle de cet ordre des
choses qu'il a plu au SUPRÊME AUTEUR de tout ce qui existe de créer, et par la voie
duquel tout ce que nous observons se trouve réellement produit ; elle nous conduit à la
connaissance de la NATURE, à celle de ses lois diverses » (p. 73) « ... Rien assurément
n'existe que par la volonté du souverain auteur de l'univers et de la nature ; conséquemment,
tous les êtres, quels qu'ils soient, lui doivent leur existence » (ibid., p. 80). Son insistance à
affirmer sa croyance en Dieu ressemble, finalement, à un artifice pour calmer
l'opinion qui pourrait voir en lui un hérétique, mais elle n'est pas incompatible avec la
conception du transformisme qui orientera sa pensée. Dans Philosophie zoologique,
le suprême Auteur est également cité plusieurs fois ; il ne s'agit pas, pourtant, de
prouver son existence, mais de retrouver l'ordre naturel.
- L'Échelle des êtres
À l'instar de nombreux naturalistes de son époque, LAMARCK reconnaît le
principe de l'Échelle des êtres. En 1779, dans sa Flore française, il admet une
gradation chez les Végétaux, comme il l'admettra pour les Animaux. Mais il rejette le
passage du minéral à l'organique ; il ne croit pas non plus à l'être intermédiaire à la
fois Végétal et Animal (organisme zoophyte) : « et malgré ce qu'on en a dit, je suis
convaincu qu'il n'y a pas non plus de véritable nuance par aucun point entre ces deux
règnes » (Philosophie zoologique de 1809, présenté par André PICHOT, Paris, GarnierFlammarion, 1994, p. 125). « Il y a donc, pour les animaux comme pour les végétaux un
ordre qui appartient à la nature, et qui résulte,..., des moyens qu'elle a reçus de l'Auteur
suprême de toute chose » (ibid., p. 138). Il explique, en détail, que l'ordre naturel
descendant chez les Animaux (comme chez les Végétaux) va du plus complexe au
plus simple, et il souligne que la nature suit une voie linéaire : « Le squelette entrant
comme partie principale dans le plan d'organisation du corps de l'Homme, il est évident que
tout animal muni d'un squelette a l'organisation plus perfectionnée que ceux qui en sont
dépourvus.
Donc que les animaux sans vertèbres sont plus imparfaits que les animaux vertébrés ; donc
qu'en plaçant à la tête du règne animal les animaux les plus parfaits, la série générale des
244
animaux présente une dégradation réelle dans l'organisation... Mais ce n'est pas tout : parmi
les vertébrés même la dégradation dont il s'agit se remarque encore ; enfin, nous verrons
qu'elle se reconnaît aussi parmi les invertébrés. Donc que cette dégradation est une suite du
plan constant que suit la nature » (ibid., p. 155-156). « ... Il est donc vrai de dire qu'il
existe pour chaque règne des corps vivants, une série unique et graduée...; et que cette série,
soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal, doit offrir à son extrémité antérieure les
corps vivants les plus simples et les moins organisés et se terminer par les plus parfaits en
organisation et en facultés » (ibid., p. 136-137).
- L'altération de l'Échelle des êtres
Dès 1800, son transformisme est clairement exprimé. Animaux et Végétaux
subissent des altérations qui empêchent parfois de reconnaître l'Échelle des êtres :
« Les animaux vertébrés, quoique offrant entre eux de grandes différences dans leurs
organes, paraissent tous formés sur un plan commun d'organisation. En remontant des
poissons aux mammifères, on voit que le plan s'est perfectionné de classe en classe... ; mais
aussi l'on remarque que ce plan a subi des modifications nombreuses, et même très
considérables, de la part des influences des lieux d'habitation des animaux, ainsi que celles
des habitudes » (ibid., p. 168). La gradation est irrégulière car « le travail de la nature a
été souvent altéré, contrarié, et même changé dans sa direction » (ibid., p. 169). Les
perturbations, dues aux circonstances, c'est-à-dire à l'environnement, brouillent
l'Échelle des êtres ; l'ordre naturel ne peut apparaître que dans ses grandes lignes.
Les séries ne sont donc parfois plus linéaires, celles des espèces peuvent devenir
buissonnantes ; cette reconnaissance implicite d'une évolution diversifiante est l'une
de ses idées vraiment novatrices. LAMARCK est beaucoup plus explicite à ce sujet dans
les additions à sa Philosophie zoologique, ainsi que dans son ouvrage Histoire
naturelle des animaux sans vertèbres (1815). C'est pourquoi il en arrive, dès 1812, à
établir le tableau de classification ci-dessous (fig. 4.3).
245
Fig. 4.3
Il recherche l'origine des altérations de l'Échelle des êtres et développe ses
idées sur les influences du milieu et des habitudes : « La progression dans la
composition de l'organisation subit, çà et là, dans la série générale des animaux, des
anomalies opérées par l'influence des circonstances d'habitation , et par celle des habitudes
contractées » (ibid., p. 153). « Les espèces sont donc ce que la nature et les circonstances
ont pu faire à leur égard ; elles n'ont d'autre stabilité que celle des circonstances dans
lesquelles elles se trouvent ; et si l'on suppose les circonstances partout invariables, les
espèces, les variétés mêmes, le seront pareillement » (article « Espèce », dans Articles
d'Histoire Naturelle, p. 87). Sous l'effet des contraintes imposées par le milieu
extérieur, par le « climat », une espèce est capable de s'adapter progressivement.
Mais les variations issues d'adaptations diverses ne restent pas uniquement dans le
cadre spécifique ; elles sont parfois suffisantes pour provoquer la transformation
d'une espèce en une autre. C'est pourquoi il est quelquefois difficile de relier
246
plusieurs variétés à des espèces particulières. L'adaptation est peut-être le résultat
de la transformation d'une espèce. Elle est due tout à la fois à l’action du milieu sur
l'individu et à l'usage répétitif d'une fonction modifiée d'un organe, qui peut devenir
ainsi héréditaire : « Or tout changement acquis dans un organe par une habitude d'emploi
suffisante pour l'avoir opéré se conserve ensuite par la génération, s'il est commun aux
individus qui, dans la fécondation, concourent ensemble à la reproduction de leur espèce »
(Philosophie zoologique, p. 233). Ce principe est réaffirmé dans son article
« Habitude » du Dictionnaire de DÉTERVILLE : « Comme les penchans qu'ont acquis les
animaux par les habitudes contractées de chaque race, ont modifié peu à peu leur
organisation intérieure, ce qui en a rendu l'exercice très-facile, ces modifications acquises
dans l'organisation de chaque race, se propagent alors, par la génération, dans celle des
nouveaux individus » (p. 110). Un exemple célèbre et rendu caricatural est celui de la
Girafe. Son cou se serait allongé progressivement pour atteindre les feuillages des
arbres, car elle n'avait plus d'herbe à brouter. Pour peu qu'il soit répétitif, un
comportement avec les modifications anatomiques et physiologiques qu'il entraîne,
devient héréditaire.
L'hérédité des caractères acquis est admise non seulement par LAMARCK, mais
par tous les naturalistes, sans exception, du XVIII e siècle, d'une grande partie du XIXe
siècle et même du XXe siècle. Dans L'Origine des espèces, DARWIN a d'ailleurs
développé cette idée plus longuement que ne l'a fait LAMARCK dans Philosophie
zoologique. Il est amusant de voir que DARWIN prend, comme exemple d'une telle
hérédité, non plus le cou de la Girafe, mais sa queue. (cf. L'Origine des espèces,
p. 213-214). Aujourd'hui ce raisonnement prête à sourire, d'autant qu'il est réduit à sa
plus simple expression ; mais il n'en est pas toujours ainsi, comme le montre
l'exemple du Colibacille, développé ci-après, dans le paragraphe qui traite du néolamarckisme. Que ce soit la Girafe ou le Colibacille, les deux cas illustrent la création
orientée et imposée par le milieu d'une nouvelle variation, qui permet finalement une
meilleure adaptation de l'individu à son environnement. La tentation de souscrire à
cette théorie est grande. L'action du milieu jointe à l'hérédité des caractères acquis
oriente la transformation des espèces dans le sens d'une plus grande complexité,
chaque créature étant attirée vers un plus haut degré de perfectionnement.
- La genèse du transformisme
C'est en classant les Plantes, puis les Invertébrés, que LAMARCK s'aperçoit que
les limites entre espèces sont parfois très floues. Il est alors persuadé qu’au lieu de
disparaître, les espèces se transforment progressivement en d’autres espèces
247
distinctes. L'extrême variété des espèces lui donne un solide argument pour soutenir
sa thèse. « La supposition presque généralement admise, que les corps vivants constituent
des espèces constamment distinctes par des caractères invariables, et que l'existence de ces
espèces est aussi ancienne que celle de la nature même ... est tous les jours démentie aux
yeux de ceux qui ont beaucoup vu, qui ont longtemps suivi la nature et qui ont consulté avec
fruit les grandes et riches collections de nos Museums » (Philosophie zoologique, p. 101).
La gradation des espèces est indéniable, mais elle est loin d'être statique ; l'Échelle
des êtres semble incompatible avec un certain dynamisme : « De cette vérité... on en a
conclu que le puissant Auteur de toute chose avoit créé primitivement toutes les espèces, leur
avoit donné à chacune leurs qualités, leurs facultés propres, ainsi que les moyens de les
posséder ; et de là l'opinion générale que les espèces sont immutables, et sont à peu près
aussi anciennes que la nature.
Cela, sans doute, auroit pu être ainsi ; la volonté de l'Être suprême n'ayant certainement
point de borne à sa puissance. Mais... (cela) a pu se faire autrement que nous n'avons
d'abord pensé, il a pu créer la matière, dont les corps quels qu'ils soient, sont essentiellement
composés ; il a pu ensuite créer un ordre des choses constamment actif et par suite, puissant,
auquel la matière créée seroit assujettie ; enfin il a pu faire que l'ordre des choses dont je
viens de parler, en agissant sans cesse sur la matière et la modifiant perpétuellement, fût
capable de former tous les corps qui existent, et d'amener successivement l'existence de tous
les autres êtres physiques que nous observons... L'ordre des choses créé et constamment actif
dont il est question... est ce que nous nommons la nature...
Si c'est là le tableau fidèle de ce que l'observation nous montre à l'égard de la nature, on
demande s'il est possible de concevoir que cette nature... a pu faire des espèces immutables.
Nous allons voir que la négative que la raison nous montre, est confirmée clairement par
l'observation des faits » (article « Espèce », Articles d’Histoire Naturelle, p. 80-81).
Pour argumenter sa conception, il se réfère aux fossiles dont on connaissait la
disparition dans les couches plus récentes ; on supposait alors que ces espèces
éteintes étaient demeurées sans descendance : « Peut-on conclure, avec quelque
apparence de fondement, que les espèces que nous trouvons dans l'état fossile, et dont aucun
individu vivant et tout à fait semblable ne nous est pas connu, n'existent plus dans la
nature ? Ne serait-il pas possible, au contraire, que les individus fossiles dont il s'agit
appartinssent à des espèces encore existantes, mais qui ont changé depuis, et ont donné lieu
aux espèces actuellement vivantes que nous trouvons voisines » (Philosophie zoologique, p.
115), « à la suite de beaucoup de générations qui se sont succédé les unes aux autres, ces
individus, qui appartenaient originairement à une autre espèce, se trouvent à la fin
transformés en une espèce nouvelle, distincte de l'autre... » (ibid., p. 106). Il retrouve, dans
la succession des faunes fossiles, une preuve du transformisme. Dans l'article
248
« Espèce » du Dictionnaire de DETERVILLE, d’une part, LAMARCK résume trois faits
d'observations qui constituent, pour lui, des preuves du transformisme :
- la reconnaissance de nombreuses variétés dans une espèce,
- la difficulté de tracer les limites entre espèces d'autant plus grande que les
collections d'histoire naturelle sont plus complètes,
- les nombreuses variations géographiques d'une espèce.
D’autre part, l’étude de quelque 5 000 fossiles, auxquels il s’est consacré de
1802 à 1809, a dévoilé parfois des formes intermédiaires et de fortes analogies entre
les espèces actuelles et fossiles. LAMARCK a tiré de cette observation deux
convictions :
- la réalité du transformisme, du fait de la présence de formes intermédiaires,
- la fausseté du catastrophisme de G. CUVIER, du fait de l’existence d’espèces
semblables actuelles et fossiles.
Pour évoquer la vitesse de ces transformations, LAMARCK n'hésite pas à
introduire clairement la dimension géologique du temps, qui dépasse largement celle
admise par la Bible : il note que l'homme « a pu consigner dans ses registres ne
s'étendant et ne remontant qu'à quelques milliers d'années, ce qui est une durée infiniment
grande par rapport à lui, mais qui est petite relativement à celles qui voient s'effectuer les
grands changements que subit la surface du globe » (Philosophie zoologique, p. 201).
Pour les fixistes et les essentialistes, l'espèce possède des caractères particuliers,
déterminés dès leur création, qui se maintiendront jusqu'à la fin des temps. Malgré
des variations, l'espèce est facilement reconnaissable car son plan d'organisation
demeure
invariable.
Certains
naturalistes
fixistes,
tels
que
G. CUVIER
et
A. P. de CANDOLLE, étaient farouchement hostiles, pour des raisons différentes, aux
conceptions transformistes en général et à celles de LAMARCK en particulier. Dans sa
Théorie élémentaire de la Botanique (1813), A. P. de CANDOLLE repousse le
transformisme lamarckien qui ôte toute valeur taxinomique à l’espèce et ne
permettrait plus d’établir une systématique, objectif principal des Sciences Naturelles.
LAMARCK admet, en effet, que, sous l'influence du milieu et sous l'effet des habitudes,
une espèce peut se transformer en une autre. Cette opinion constituait une véritable
révolution, car l'immutabilité des espèces était admise par tous et représentait l'un
des dogmes des naturalistes au début du XIXe siècle, comme aux siècles
précédents. LAMARCK reconnaît deux types de transformisme :
- le transformisme linéaire progressif, dû au pouvoir de la vie elle-même,
- le transformisme buissonnant, dû à l’action du milieu et à l’effet des habitudes
sur l’organisme.
249
- Les difficultés liées au transformisme
La querelle qui a opposé LAMARCK et les transformistes à G. CUVIER et aux
fixistes est demeurée célèbre. G. CUVIER a exprimé ses opinions, notamment, dans
son Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changements
qu'elles ont produits dans le règne animal (1825). Il y présente trois arguments à
l'encontre du transformisme :
1) « Si les espèces ont changé par degrés, on devrait trouver des traces de ces
modifications graduelles ; qu'entre le palaeotherium et les espèces d'aujourd'hui l'on devrait
découvrir quelques formes intermédiaires, et que jusqu'à présent cela n'est point arrivé »
(Théories de l'évolution, aspects historiques, anthologie de J.-M. DROUIN et C. LENAY,
Paris, Presses Pocket, 1990, p. 32).
2) Qu'il s'agisse des Loups et des Renards rencontrés du Nord au Sud, des
différentes races de Chiens, animaux domestiques par excellence qui ont subi des
sélections extrêmement poussées, « dans toutes ces variations les relations des os
restent les mêmes et jamais la forme des dents ne change d'une manière appréciable... »
(ibid., p. 36).
3) « La nature a soin d'empêcher l'altération des espèces, qui pourrait résulter de leur
mélange par l'aversion mutuelle qu'elle leur a donné » (ibid., p. 34).
G. CUVIER conclut : « Il n'y a donc, dans les faits connus rien qui puisse appuyer le
moins du monde l'opinion que les genres nouveaux que j'ai découverts, ou établis parmi les
fossiles... aient pu être les souches de quelques uns des animaux d'aujourd'hui » (ibid.,
p. 37).
La transformation des espèces entraîne un paradoxe : si toutes les espèces se
transforment en d'autres espèces plus parfaites, elles devraient aujourd'hui être
toutes parfaites. Pour résoudre cet écueil auquel se heurte sa théorie, LAMARCK se
tourne alors vers la théorie de la génération spontanée. Mais il n'y adhère sans doute
que vers 1800. Dans ses Recherches sur l’organisation des corps vivans (1802), il
exprime déjà des idées sur la génération spontanée : des climats chauds et des
températures élevées jointes à une humidité considérable sont des conditions
favorables à l’apparition de la vie. Il reprendra cette hypothèse, en 1809, dans sa
Philosophie zoologique : « C'est parmi les animaux de la classe des infusoires que la
nature paraît former les générations spontanées ou directes qu'elle renouvelle sans cesse
chaque fois que les circonstances y sont favorables » (Philosophie zoologique, p. 201). La
génération spontanée est donc responsable du maintien dans la nature d'espèces
imparfaites et rudimentaires qui, sinon, seraient conduites à disparaître. L'Échelle
250
des êtres possède non plus des barreaux immuables, mais des barreaux mobiles,
capables d'entraîner les espèces vers des niveaux de plus haute perfection.
Fig. 4.4
251
La disparition d'espèces s'explique par le transformisme ; cependant, LAMARCK
se demande si elle ne peut pas, dans certains cas, être réelle : « S'il y a des espèces
réellement perdues, ce ne peut être, sans doute, que parmi les grands animaux qui vivent sur
les parties sèches du globe, où l'Homme, par l'empire absolu qu'il y exerce, a pu parvenir à
détruire tous les individus de quelques unes de celles qu'il n'a pas voulu conserver ni réduire
à la domesticité » (ibid., p. 114). Curieusement, la disparition complète et brutale de
certaines formes fossiles le gène considérablement. Il ne veut pas entendre parler
des catastrophes naturelles chères à G. CUVIER : « Mais, pourquoi supposer, sans
preuves, une catastrophe universelle, lorsque la marche de la nature mieux connue suffit
pour rendre raison de tous les faits... » (ibid., p. 117). Il impute finalement ces
extinctions à l'Homme. Les espèces se perpétuent au fil des temps géologiques par
leur capacité à se transformer ; mais leur extinction ne concerne que des époques
relativement récentes, puisqu'elle est due à l'action de l'Homme.
En résumé, les Végétaux et les Animaux ont donc une tendance innée à se
transformer, en augmentant leur degré de complexité. Sans l'intervention d'une
quelconque force, ces transformations progressives permettraient d'observer, parmi
les deux règnes, des séries continues formant un ordre naturel : l'Échelle des êtres.
Mais les « circonstances », c'est-à-dire les influences du milieu extérieur, jointes aux
« habitudes », perturbent la marche de la nature ; l'Échelle des êtres n'est plus
simplement linéaire, car les filiations sont parfois buissonnantes.
Aveugle depuis 1818, LAMARCK meurt en 1829, oublié de ses anciens collègues
et méconnu des nouveaux. Il aurait été heureux de savoir que la prédiction de sa
fille, qui affirmait bien avant 1829 que la postérité tirerait son père de l'oubli, sera
réalisée dès 1830. La théorie, que les contemporains de LAMARCK avaient rejetée ou
combattue, est découverte par de jeunes biologistes. Elle va influencer une grande
partie des milieux scientifiques du XIXe siècle. Elle s'oppose au fixisme, qui est
progressivement abandonné, puis, à partir de 1880, au darwinisme.
252
- Le néolamarckisme
Ce mouvement de pensée est principalement anti-sélectionniste ; il accorde
beaucoup d’importance à l’action des conditions extérieures sur l’individu (climat,
nourriture, habitudes...) et aux comportements créatifs qui peuvent influencer le
corps. L’hérédité des caractères acquis constitue la pierre angulaire de la théorie
néolamarckienne.
Pour bâtir une théorie scientifique cohérente, qui apporte la preuve expérimentale de
l'hérédité des caractères acquis, il faut démontrer que :
1) Les transformations d'un organe se réalisent sous l'effet du milieu ou sous
l'effet de son usage et de son non-usage.
2) Les transformations sont adaptatives.
3) Les transformations acquises par les cellules somatiques passent aux cellules
germinales.
Au début du XXe siècle, Paul KAMMERER (1880-1926) a tenté d'apporter la preuve
expérimentale qui manquait au lamarckisme. Pendant des années, à partir
d'expériences nombreuses et complexes, il a étudié deux espèces de Salamandres,
Salamandra maculosa et S. atra. La première (S. maculosa) vit naturellement en
plaine ; transplantée dans un milieu montagneux froid et sec, elle ne pond pas
d'œufs dans l'eau et elle devient vivipare : la mise bas a lieu directement sur le sol.
La deuxième (S. atra) vit en milieu alpin ; transplantée dans un milieu chaud et
humide, la femelle, à l'origine vivipare, devient ovipare : les œufs pondus dans l'eau
donnent naissance à des têtards. Plus tard, P. KAMMERER a observé les variations de
la pigmentation cutanée des Salamandres, dont les taches jaunes s'agrandissent
lorsqu'elles sont élevées sur des sols clairs, ou régressent sur des sols sombres. Les
scientifiques n'ont pu constater ces modifications pigmentaires, car la guerre de
1914-1918 a interrompu le déroulement de ces expériences ; de plus, en 1918, les
Salamandres modifiées avaient perdu leur livrée, peut-être par manque de soins.
P. KAMMERER est surtout connu par sa troisième série d'expériences concernant le
Crapaud accoucheur (Alytes obstetricans). Ces animaux s'accouplent en milieu
terrestre ; mais lorsqu'ils sont obligés de s'accoupler dans l'eau, la main des mâles
se couvre progressivement, selon KAMMERER, de protubérances noires, les « gants
nuptiaux », destinés à maintenir le mâle sur le dos de la femelle. D'après KAMMERER,
ce caractère adaptatif se transmettait selon les lois mendéliennes ; mais il a reconnu
qu'il pouvait s'agir tout simplement d'un cas d'atavisme, c'est-à-dire la réapparition
spontanée d'un caractère ancestral. Cependant, il n'a pas expliqué le passage
d'informations somatiques au plasma germinal. En 1910, il n'a pu montrer à ses
253
collègues aucun crapaud muni de « gants nuptiaux » : certains animaux étaient
morts, les autres n'étaient pas encore en période de reproduction. En 1926, en
observant au microscope les « gants nuptiaux », le zoologiste G. NOBLE a découvert
que les taches noirâtres étaient des taches d'encre. Après avoir clamé son
innocence, P. KAMMERER s’est suicidé ; cet incident dramatique a mis fin aux
recherches sur l'hérédité des caractères acquis et a confirmé la défaite des
lamarckiens sur le terrain expérimental.
- Vers un abandon du transformisme lamarckien
Le lamarckisme a été adopté et conservé surtout par les milieux français ; dans
les années 1930, Georges TEISSIER observe que les biologistes non lamarckiens sont
rarissimes. De 1888 à 1965, la chaire d'Évolution des êtres organisés à la Faculté
des Sciences a été occupée par des lamarckiens reconnus, dont le premier fut
Alfred GIARD, membre de l’Académie des Sciences (1900), qui subordonnait l’action
de la sélection naturelle de DARWIN aux adaptations issues de l’hérédité des
caractères acquis de LAMARCK, et l'un des derniers fut Pierre- Paul GRASSÉ, membre de
l'Académie des Sciences. Cet attachement est parfois plus une opposition aux
thèses darwiniennes qu'une reconnaissance des idées lamarckiennes. LAMARCK
reconnaît l'Échelle des êtres, à laquelle, il est vrai, il apporte quelques restrictions ; il
admet les limites de transformation d'une espèce et n'envisage pas le rôle du
hasard : l'Homme ne peut évoluer que dans un cadre restreint, puisqu'il représente le
sommet de l'Échelle, et donc la perfection. Il ne dirige que très peu son destin, qui lui
est imposé par Dieu. DARWIN ne parle pas non plus longuement du hasard mais
indique qu’il correspond à un déterminisme inconnu. C'est avec le néodarwinisme
que le hasard conquiert un rôle capital, alors que le lamarckisme le rejette
définitivement.
Le lamarckisme est abandonné par la grande majorité des biologistes, car il ne
repose sur aucune base suffisamment solide, sur aucun fait scientifiquement établi
(voir la section 4 2 3 : « Le néodarwinisme et A. WEISMANN »). Malgré tout, la question
de l'hérédité des caractères acquis resurgit de temps à autre. En 1988, un
bactériologiste, John CAIRNS, pense avoir démontré cette héritabilité en expérimentant
sur les Colibacilles (Escherichia coli). Ces Bactéries sont capables d'utiliser le lactose
grâce à une enzyme, la β-galactosidase. Certains mutants ont perdu cette capacité ;
leur enzyme est devenue inactive, par mutation d'un nucléotide de l'ADN à l'occasion
d'un signal prématuré de fin de transcription. La chaîne peptidique est incomplète et
l'enzyme inefficace. Cultivés sur un milieu nutritif additionné de lactose, des
254
Colibacilles mutants dits lactose (-) arrêtent de se développer, quand le milieu est
épuisé et qu'il ne reste que du lactose. Mais, si les Colibacilles sont abandonnés
quelques jours sur ce même milieu, de petites colonies se développent sur les
anciennes. Rien de nouveau dans les expériences de J. CAIRNS sur ces mutants, mais
leur fréquence est ici significativement supérieure à celle observée d'habitude.
J. CAIRNS en a conclu que les mutations ont lieu spécifiquement sur les gènes de la βgalactosidase ; le milieu induit donc une mutation orientée. Pourtant, dès 1942, Max
DELBRÜCK (1906-1981) et Salvador LURIA (1912-1991) ont démontré, sur des Bactéries,
que le milieu sélectionne des mutants génétiques, mais qu'il ne provoque jamais les
mutations.
Après avoir cultivé des Bactéries, ils ensemencent avec une égale
quantité de Bactéries plusieurs nouveaux milieux de culture infectés par des
bactériophages. Si les Bactéries sont capables de s’adapter en développant une
résistance aux phages, alors chaque milieu devrait contenir le même nombre de
colonies devenues résistantes ; si, au contraire, la résistance est due à une mutation
génétique, par nature aléatoire et spontanée, survenue avant infection, alors le
nombre de colonies résistantes devrait être différent d’un milieu à l’autre. Ces travaux
leur ont valu le prix Nobel en 1969 avec Alfred HERSHEY (1908-1997). Dès 1949, leurs
expériences avaient été reprises et confirmées par H. B. NEWCOMBE. Vers 1953,
Joshua LEDERBERG (1925-2008) a montré également que les Bactéries résistantes à
un antibiotique apparaissent en l'absence de ce dernier. Pour valider sa conclusion,
J. CAIRNS a tenté de retrouver des résultats semblables en expérimentant sur un autre
gène sans y parvenir. L’interprétation de ses résultats est la suivante : au sein d'une
population de Bactéries, le taux de mutations n'est pas constant d'un gène à l'autre ;
il varie suivant la nature de l'environnement ; il augmente, en particulier, dans les
conditions de stress qui étaient celles des Colibacilles lactose (-). Dans des
conditions de stress, une Bactérie sur 100 000 a un taux de mutations 1 000 fois
supérieur au taux normal, car son système de réparation de l’ADN est endommagé.
Au-delà d’un effectif de cent millions, atteint en peu de temps, les Bactéries mutantes
deviennent prépondérantes. Le raisonnement appliqué à ces bactéries semble
n'avoir aucun point commun avec celui de LAMARCK pour la Girafe, car il utilise le
langage génétique et ne possède pas son aspect caricatural. Cependant, les
phénomènes sont identiques : il s'agit d'une action dirigée du milieu sur le patrimoine
génétique ; n'ayant plus que du lactose à sa disposition, la Bactérie a dû apprendre à
l'utiliser ; cette adaptation devient alors héréditaire, par effet de l'habitude.
Le transformisme lamarckien se distingue du transformisme darwinien par
quatre idées principales : (1) une espèce se transforme en une autre dans le cadre
limité par l'Échelle des êtres ; la généalogie des espèces a tendance à être plus
255
linéaire que buissonnante ; (2) l'Homme représente le stade ultime et parfait des
transformations auquel peuvent parvenir toutes les espèces, au terme de leurs
transformations ; (3) l’absence de la sélection naturelle et (4) l'absence du hasard.
Voici quelques-unes des personnalités scientifiques du XIXe siècle qui ont
esquissé une théorie évolutive :
- Des physiciens comme LAWRENCE, PRICHARD, WELLS qui, vers 1810, ont tenté
d'expliquer l'évolution de l'Homme par la compétition et la sélection.
- P. MATTHEW, en 1831, a parlé d'un principe proche de la sélection naturelle.
- Édouard BLYTH, de 1835 à 1837, a publié des articles contenant des principes
de type darwinien, mais qui n'étaient pas présentés comme les arguments d'une
théorie évolutionniste.
- Le géologue James HUTTON (1726-1797) a parlé de l'uniformitarisme, pour la
première fois, en 1788, dans sa théorie de la Terre : les mêmes forces naturelles
modèlent depuis toujours la Terre, qui n'a donc jamais cessé d'être soumise aux
différents phénomènes géologiques : vent, pluie, sédimentation, volcanisme,
orogenèse, érosion..., qui la façonnent sans cesse et sans relâche ; par conséquent,
les mêmes causes produisent les mêmes effets. J. HUTTON pense, en effet, que Dieu
a créé la Terre comme une machine auto-entretenue où les cycles géologiques
(sédimentation, pétrogenèse, orogenèse, et érosion) se répètent identiques à euxmêmes et rajeunissent périodiquement notre globe. De ce fait, il en conclut que l’âge
de la Terre est immensément grand et il introduit définitivement dans les Sciences
de la Terre la notion géologique du temps. Au XIXe siècle, le géologue C. LYELL, père
de la géologie historique moderne, a pris à son compte la théorie de J. HUTTON dans
son ouvrage de 1833 Principles of Geology, being an Attempt to Explain the Former
Changes of the Earth's Surface, by Reference to Causes Now in Operation
(« Principes de géologie »). Il a consolidé le statut de la théorie des causes actuelles.
Régulièrement utilisée en géologie, celle-ci permet d'interpréter des faits anciens à
partir des faits actuels. C'est ainsi que l'étude de la répartition des Récifs coralliens
fossiles a révélé des variations de l'inclinaison de l'équateur. Cette conclusion est
l'aboutissement d'une observation : répartition des récifs actuels limitée à la zone
intertropicale, et d'un postulat : l'écologie des récifs est demeurée inchangée.
256
- En 1844, est paru un ouvrage anonyme intitulé : Vestiges of the natural
history of creation (« Vestiges de l'Histoire naturelle de la création »), qui a
scandalisé l'Angleterre et constitué un énorme succès de librairie. L'auteur tentait de
démontrer que la succession des fossiles était la preuve d'une transformation
continue des organismes primitifs d'origine divine. Comme on l'a su plus tard, l’auteur
était un éditeur écossais, Robert CHAMBERS, paléontologiste éclairé. DARWIN, dont les
principes théoriques étaient déjà fixés dans leurs grandes lignes depuis 1838, n'a pas
voulu quant à lui, songeant à son prédécesseur, dévoiler ses propres conclusions
avant de les avoir sérieusement argumentées.
En 1859, il semble que toutes les pièces du puzzle concernant l'évolution sont
là, bien avant la parution de L'Origine des espèces, ce qui n'a pas empêché cet
ouvrage d'être révolutionnaire. « On a dit quelquefois que le sujet était dans l'air ou que les
esprits y étaient préparés. Je ne pense pas que cela soit strictement vrai, car à l'occasion
j'avais sondé bon nombre de naturalistes, sans en rencontrer un seul qui semblât douter de la
permanence de l'espèce. Même Lyell et Hooker, bien que m'écoutant avec intérêt, n'ont
jamais paru d'accord... Il est vrai en revanche que d'innombrables faits bien observés étaient
enregistrés dans l'esprit des naturalistes, prêts à prendre leur place dès qu'une théorie serait
suffisamment formulée pour les y accueillir » (Autobiographie de Ch. DARWIN, Paris, Belin,
1992, p. 105). Cette affirmation est toujours la source de nombreuses controverses :
des auteurs traitent presque DARWIN d'imposteur ou l'accusent de malhonnêteté pour
n'avoir pas reconnu les idées ou les travaux antérieurs. Il l'a fait cependant avec un
zèle presque excessif, en 1861, en tête de la 3e édition de L'Origine des espèces.
La section suivante est consacrée à Charles DARWIN, à son ouvrage majeur, L’Origine
des espèces, et aux théories darwiniennes qui ont succédé au transformisme initial.
257
Bibliographie de la section 4.1
Livres
CUVIER G. , Discours sur les révolutions des surfaces du globe, Paris, édition
Christian Bourgois, 1985.
DARWIN C. , Autobiographie, Paris, Belin, 1992.
La Filiation de l’Homme et la Sélection Liée au Sexe, Paris, édition
Syllepse, nouvelle traduction coordonnée par Michel PRUN, sous la
direction de Patrick TORT, 1999.
DELANGE Y. , Lamarck, sa vie, son oeuvre, Paris, Acte-Sud (diffusion PUF), 1991.
DENTON Derek, L’Émergence de la conscience de l’animal à l’homme, Paris, édition
Champs Flammarion, 1998.
DROUIN J.-M. et LENAY C. , Théories de l'évolution. Une anthologie (textes choisis,
présentés et annotés par les auteurs), Paris, Presses-pocket (Agora, les
classiques), 1990.
GRASSÉ P.-P. , L’Évolution du vivant, Paris, Albin Michel, 1978.
LAMARCK J.-B., Flore française, ou descriptions succinctes de toutes les plantes qui
croissent naturellement en France, discours préliminaire publié à Paris, dans la 3ème
édition chez H. AGASSE, 1805 (an XIII).
Articles d'Histoire Naturelle (présentés par J. ROGER et G. LAURENT),
Paris, Belin, 1991.
Philosophie zoologique (présenté par A. PICHOT), Paris, GarnierFlammarion, 1994.
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LESTEL Dominique, Les Origines animales de la culture, Paris, éditions Champs
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PICHOT A., L'Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard-Tel, 1993.
ROGER J. , Buffon, Paris, Fayard, 1989.
TORT P., La Raison classificatoire, Paris, Aubier, 1989.
Spencer et l’évolutionnisme philosophique, Paris, PUF « Que sais-je ? »,
1996.
Watchtower Bible and Tract Society of New-York, La vie : comment est-elle
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version américaine et en R.F.A. par Wachtturn-Geselschaft à Selters/Taunus pour
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258
Articles
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260
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