BIODIVERSITÉ Biodiversité, services écologiques et changements climatiques Réduire nos vulnérabilités Les changements climatiques (CC) représentent une des principales causes de l’érosion de la biodiversité, qui se poursuit, malgré les objectifs que se fixent depuis des années les instances internationales et les gouvernements. Or, la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes fournissent des services écologiques dont nous tirons de nombreux bénéfices pour assurer notre survie et notre bien-être. Les services écologiques contribuent notamment à réduire nos vulnérabilités face aux CC. Il faut donc les préserver. La plantation d’arbres et la création d’espaces verts pour atténuer les îlots de chaleur en milieu urbain lors des canicules représentent certainement le service écologique le plus connu en termes d’adaptation aux CC, mais ce n’est pas le seul! Nous explorons ici les liens entre biodiversité, services écologiques et changements climatiques en utilisant le concept d’interdépendance des entreprises à la biodiversité (dépendance et impacts) proposé par Houdet et Auzel (2013), mais en l’élargissant à l’ensemble de la société et aux CC. Par Dr Robert Siron coordonnateur du programme ÉcoBioCC, Consortium Ouranos [email protected] 30 Vecteur Environnement • Novembre 2014 Cela requiert d’aborder la problématique sous ses deux angles : 1) l’impact des CC sur la biodiversité et les services écologiques; et 2) le rôle essentiel des services écologiques pour réduire nos vulnérabilités dans une démarche d’adaptation aux CC. Pour illustrer ces enjeux, nous nous appuyons sur les connaissances acquises dans le cadre de la programmation sur les écosystèmes, la biodiversité et les changements climatiques (ÉcoBioCC) d’Ouranos, dont nous présentons quelques résultats récents concernant les services écologiques fournis par les écosystèmes du Québec. Pour mettre en contexte les exemples choisis, nous utilisons le cadre conceptuel du Millenium Ecosystem Assessment (2005), qui a catégorisé les services écologiques en services d’auto-entretien (de l’écosystème), d’approvisionnement, de régulation et culturels. Enjeu 1 : les services écologiques sont affectés par les CC La modélisation écologique basée sur des scénarios de CC a démontré que les niches bioclimatiques de la grande majorité des espèces se déplaceront de plusieurs centaines de kilomètres vers le nord/nord-est au Québec d’ici la fin du siècle (Berteaux et al., 2014). Le Québec, avec sa situation géographique particulière au nord du continent américain, deviendra en effet un refuge thermique pour de nombreuses espèces, dont le nombre devrait augmenter sur son territoire : c’est le « paradoxe de la biodiversité nordique ». Toutefois, il ne faut pas se réjouir trop rapidement de cette augmentation de la richesse biologique, car celle-ci va s’accompagner d’un grand remaniement du patrimoine naturel dont les conséquences sont encore peu connues, notamment sur le fonctionnement des écosystèmes et les services écologiques. Des études récentes nous permettent néanmoins de penser qu’il y aura des impacts importants sur les services écologiques. Voici quelques exemples de ces impacts, parmi les mieux documentés : Impacts sur les services d’auto-entretien : la dégradation ou la perte d’habitats Une des principales menaces à la biodiversité est justement l’arrivée et la prolifération d’espèces exotiques envahissantes (EEE). Parmi cellesci, une quarantaine de plantes sont jugées prioritaires, car la plus grande partie du territoire québécois présentera des conditions climatiques favorables à leur croissance et à leur expansion à l’horizon de 2050 et au-delà. Quelques cas bien documentés, comme le roseau envahisseur (Phragmites australis) et la renouée japonaise (Fallopia japonica), montrent que l’allongement de la saison de croissance favorise la reproduction par germination de ces plantes ce qui augmente le risque d’invasion biologique, avec des conséquences importantes sur les espèces indigènes (compétition entre espèces) et sur leurs habitats (dégradation de la qualité). Par ailleurs, certaines plantes à statut précaire, classées en vertu de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, pourraient aussi subir les effets des CC à travers la perte ou la dégradation de leurs habitats préférentiels. Par exemple, dans les hauts-marais de l’estuaire du Saint-Laurent, où quelques plantes menacées ont trouvé refuge, certains facteurs (géomorphologiques, hydrodynamiques et climatiques) grandement influencés par les CC sont déterminants dans le processus d’érosion du talus qui protège ces marais fluviaux. Les écosystèmes aquatiques fournissent aussi des habitats essentiels pour la flore et la faune aquatiques et riveraines (habitat du poisson). L’augmentation de la température des eaux de surface va réduire l’habitat thermique des poissons d’eaux froides, notamment les salmonidés, que ce soit dans les rivières lors de canicules ou dans les lacs nordiques plus exposés au réchauffement climatique. Impacts sur les services de régulation : le cas des milieux humides Les milieux humides ont une grande valeur écologique et jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement des écosystèmes terrestres et aquatiques. Ils fournissent en effet de nombreux services écologiques, tels que la filtration de l’eau, la régulation des crues ainsi que la régulation du climat (p. ex. : stockage de carbone par les tourbières). Pourtant, ils continuent de disparaître au Québec à un rythme inquiétant, et ce, malgré les lois et règlements qui visent à assurer leur protection. Comme les milieux humides sont sensibles aux conditions hydroclimatiques, ils sont particulièrement vulnérables aux variations des précipitations qui sont anticipées avec les CC. Il s’agit là d’une source de perturbation supplémentaire pour ces milieux déjà soumis à la pression de nombreuses activités humaines. Impacts sur les services culturels et d’approvisionnement : l’exemple des poissons et des caribous Dans le fleuve Saint-Laurent, la baisse des niveaux d’eau anticipée avec les CC, combinée à l’envahissement progressif des rives par les roseaux , va conduire à des pertes importantes de frayères. Cela aura des impacts sur la reproduction et le taux de survie des populations de poissons et, conséquemment, sur les pêches, autant sportive (services culturels) que commerciale (services d’approvisionnement). Le réchauffement des températures anticipé au Québec va favoriser également l’arrivée, la croissance et, dans certains cas, l’expansion envahissante de plusieurs autres espèces de végétaux aquatiques. Cette invasion biologique risque de se faire le plus souvent au détriment de la qualité des habitats aquatiques et riverains essentiels pour les poissons, alors que certaines espèces se trouvent déjà dans une situation précaire, faisant l’objet de mesures de protection (p. ex. : le moratoire sur la pêche à la perchaude dans le lac Saint-Pierre). Les espèces nordiques sont parmi les plus vulnérables aux CC puisque leurs niches bioclimatiques risquent de se contracter en se déplaçant vers le nord et qu’elles font face à une plus grande compétition de la part d’espèces venant du sud. Or, plusieurs de ces espèces sont à la base de l’alimentation (pêche et chasse de subsistance) et de la culture des communautés inuites. Le réchauffement climatique va s’accompagner d’une augmentation de la température de l’eau des lacs et d’une diminution du couvert de glace, ce qui entraînera une diminution de l’habitat thermique de certaines espèces de salmonidés comme le touladi (Salvelinus namaycush) et l’omble chevalier (Salvelinus alpinus). Selon une vaste étude menée sur les troupeaux de caribou migrateur (Rangifer tarandus) dans le nord du Québec et du Labrador, des printemps plus hâtifs, des hivers doux et des variations du couvert de neige sont des facteurs climatiques qui semblent déjà influencer leurs patrons de migration et leurs choix d’aires d’hivernage. Enjeu 2 : les services écologiques au cœur d’une stratégie d’adaptation régionale Pour être efficace, une telle stratégie devrait s’appuyer sur quelques principes visant à maintenir la diversité biologique et la résilience des écosystèmes : Assurer la connectivité des paysages Les plans d’aménagement du territoire doivent tenir compte des CC en préservant – voire en restaurant – les corridors écologiques de façon à favoriser le déplacement des espèces vers le nord. La modélisation de corridors écologiques intégrant des scénarios de CC et d’utilisation des terres a été réalisée pour la Montérégie. Les initiatives régionales visant la préservation des milieux naturels périurbains peuvent dorénavant se baser sur des cartes modélisées pour choisir les options de corridors les plus robustes aux CC, qui permettraient de maintenir le niveau actuel de services écologiques et éventuellement l’améliorer. Il s’agit là d’un outil très puissant, car il fournit, pour la première fois, une base de comparaison entre les bénéfices de la conservation (fourniture de services écologiques) et ceux du développement (p. ex. immobilier ou agricole) pour une prise de décision et une planification éclairées dans un contexte de CC. L’agroforesterie, encore peu développée au Québec, pourrait contribuer localement à renforcer la connectivité écologique dans les régions du sud du Québec fragmentées par la déforestation et l’agriculture intensive. La combinaison de cultures et de plantations d’arbres favorise en effet plusieurs services écologiques dont peuvent bénéficier le milieu naturel (p. ex. les habitats pour la biodiversité), la société en général (p. ex. par la séquestration Vecteur Environnement • Novembre 2014 31 BIODIVERSITÉ Biodiversité, services écologiques et changements climatiques Réduire nos vulnérabilités de carbone) et le secteur agricole en particulier (p. ex. pour la production de bois, la diminution de l’érosion des sols et la rétention d’eau). Selon une étude récente, il s’agit aussi d’une solution d’adaptation qui permettrait aux agriculteurs de réduire la variabilité de leurs productions dans un contexte de CC. Les impacts des CC doivent être pris en compte dans la gestion de la faune et la protection des habitats afin d’assurer une utilisation durable de ces ressources. Protéger de grands écosystèmes Une des stratégies de conservation et d’adaptation les plus reconnues est la création de grandes aires protégées. Dans un contexte de CC, le design et la gestion du réseau d’aires protégées au Québec devrait passer par la mise en place d’un ensemble d’aires protégées « multicatégories » associant des aires de conservation stricte avec, sur leur pourtour, des aires polyvalentes agissant comme zones tampons, au sein desquelles la gestion écosystémique des ressources renouvelables serait permise. Cette approche permettrait d’assurer la protection de plus grands écosystèmes, plus résilients face aux CC, et de maintenir les processus écologiques essentiels à leur bon fonctionnement, tout en soutenant d’autres services écologiques au bénéfice des collectivités locales (p. ex. en ce qui a trait à la foresterie, à l’écotourisme, etc.). Préserver les milieux humides les plus importants La valeur économique des services écologiques offerts par les milieux humides dépend de nombreux facteurs (les caractéristiques du bassin versant, l’hydrologie et la connectivité des milieux humides avec les cours d’eau avoisinant, leurs fonctions écologiques, , , etc.) et de leur évolution sous un climat changeant. Dans le cadre d’un projet pilote réalisé sur les bassins versants des rivières Yamaska et Bécancour, ces informations spatiale et économique ont été intégrées à l’aide d’un outil géomatique qui permet ainsi de poser un diagnostic sur l’état des milieux humides – actuel et futur – pour, ultimement, prioriser les actions de restauration et de conservation et mieux planifier les interventions sur le terrain. Il s’agit là d’un outil très puissant, car il fournit, pour la première fois, une base de comparaison entre les bénéfices de la conservation (fourniture de services écologiques) et ceux du développement (p. ex. immobilier ou agricole) pour une prise de décision et une planification éclairées dans un contexte de CC. La protection des milieux humides et de leurs fonctions écologiques est aussi un élément central dans une stratégie de gestion durable des cours d’eau préconisant, entre autre, la préservation de l’espace de liberté des rivières, une approche qui est actuellement à l’étude au Québec. Conclusion Les impacts des CC doivent être pris en compte dans la gestion de la faune et la protection des habitats afin d’assurer une utilisation durable de ces ressources. Toutefois, celle-ci ne se réalisera pleinement qu’à travers une approche plus large d’adaptation aux CC basée sur les écosystèmes (adaptation écosystémique) et mise en œuvre à l’échelle régionale dans le cadre d’un aménagement planifié du territoire (Siron, 2013). C’est à cette condition que les services écologiques seront maintenus au bénéfice de toute la société et de son adaptation progressive au climat futur. Dans ce contexte, les résultats mentionnés dans cet article nous permettent d’ores et déjà d’entrevoir les liens complexes entre tous ces éléments et ainsi commencer à planifier la conservation et l’aménagement du territoire en conséquence. Ces études sont disponibles sur le site web d’Ouranos (www.ouranos.ca/fr/ publications/documents-scientifiques.php). ■ Références Berteaux, D., N. Casajus et S. de Blois (2014). Changements climatiques et biodiversité du Québec : Vers un nouveau patrimoine naturel. Presses de l’Université du Québec (PUQ), Québec, 202 p. Houdet, J. et P. Auzel (2013). « La biodiversité et les services écologiques. Les enjeux de la prise en compte par les entreprises ». Vecteur Environnement, mars 2013, p. 46-48. 32 Vecteur Environnement • Novembre 2014 Millenium Ecosystem Assessment (2005). Ecosystem and Human Well-Being: Synthesis. Island Press, Washington DC. 155 p. Siron, R. (2013). Aménager le territoire pour s’adapter aux changements climatiques. La biodiversité fait partie de l’équation. Vecteur Environnement, septembre 2013, p. 34-37.