Hegel et l’Empereur des Français Le 13 octobre 1806, la ville d’Iéna, dans le duché de Saxe-Weimar-Eisenach, une province de l’Empire allemand, fut envahie par l’armée française. C’était la guerre en Europe, comme souvent à cette époque – comme à toutes les époques en réalité, jusqu’à une période récente. Ne cherchons pas à en démêler les motifs, ce serait trop fatiguant. Cette nuit là, dans les rues de la ville, un homme qui portait sous le bras un lourd manuscrit et courait à perdre haleine fut renversé par un cavalier. Rien là de bien extraordinaire, en comparaison de la guerre qui faisait rage… Rien là de surprenant, sinon ceci : le cavalier pressé et suivi d’une troupe intimidante n’était autre que l’Empereur des français, parti en reconnaissance la veille d’une grande bataille, Napoléon Bonaparte ! Quant à l’homme, il s’agissait du plus grand philosophe allemand de ce temps, Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Aussi ce soir là, dans les rues d’Iéna, le plus grand stratège de l’histoire renversa dans sa course, perdu dans ses pensées, la philosophie en personne. Hegel fit plus tard allusion à cette rencontre dans l’une de ses lettres. On comprend à la lire qu’il courait ainsi dans les rues pour remettre à la poste un précieux manuscrit au titre étrange, comme son contenu, et le protéger des flammes, de la guerre. On comprend aussi qu’il vit l’Empereur ce jour là, mais on ne comprend pas très bien ce qu’il vit dans l’Empereur : « J’ai vu l’Empereur, écrit-il – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré en un point de l’espace, assis sur son cheval, s’étend sur le monde et le domine. » Voici ce qui arriva, et qu’aucune chronique n’a consigné. Mais faisons vivre la scène ! Nous sommes dans la Schloβgasse, la ruelle qui mène au château. Voilà d’abord notre philosophe renversé dont la tête vient éprouver la forme géométrique des pavés de la ruelle. Bref, Hegel qui se casse la tête sur les pavés en dispersant les nombreux feuillets d’un important manuscrit au titre étrange, germanique : Phénoménologie de l’esprit. C’est ensuite Napoléon qui du haut de son cheval – pas le Sélim, gris sale, donné par le souverain de Russie le 2 avril 1807, ni l’Aly, gris fer, cédé à l’Ecole d’Alfort en 1812, mais bien le Fayoum, surnommé Nickel, gris argenté comme le métal du Ronan de Calan © 1 même nom, offert par le sultan d’Istanbul en 1805 – Napoléon donc qui se penche du haut du Fayoum sur le manuscrit éparpillé, l’homme commotionné dont il ne sait encore rien. Il voit ce dernier rouler des yeux et l’entend dire quelque chose de très confus, de très énigmatique, comme font parfois les mourants : « La fleur…. La fleur réfute le bourgeon ! L’esclave… l’esclave devient maître ! Le peuple…. Le peuple devient Etat ! Âme du monde ! Bien amère est la leçon de l’histoire pour celui qui la conduit ! Bien amer le calice ! Car du calice de ce royaume des esprits écume jusqu’à lui sa propre infinité ! » Puis, tel un diable sorti d’une boîte, voici brutalement le mourant sur ses pieds, qui d’un geste précis et englobant rassemble ses feuillets, esquisse une révérence et disparaît gracieusement dans la nuit ! Le Fayoum se cabre, on songe un instant à se lancer à la suite de l’insolent, mais la guerre n’attend pas. Napoléon, rêveur puis aussitôt après extraordinairement déterminé, relance sa troupe. Il n’en songe pas moins pour autant, et comme il adore les problèmes, il se demande chemin faisant ce qui de l’énigme de cet homme délirant, si mourant d’abord, puis si vivant, peut être résolu. Et c’est parce qu’il réfléchit intensément, mais aussi parce qu’il accueille les expériences qui lui viennent, qu’il finit par comprendre ce que l’homme voulait dire. Avant d’apprendre qui il est. ***** Un premier événement le rappelle à l’énigme. La troupe approche alors de l’Académie des sciences d’Iéna. Est-ce l’un des proches de l’Empereur ? Augereau, Lannes, Soult, Murat ? On ne sait plus très bien, mais un des grands généraux de l’armée a l’art de faire fuir les savants. Or voici, au milieu de la route ce qui semble-être un botaniste furieux roulant au milieu d’un monceau de graine savamment éparpillées, accompagné de deux laborantins hilares – dont l’un ressemble à quelqu’un, sans qu’on puisse encore savoir qui ! Napoléon, qui pense à la fleur, le premier mot de l’énigme, lui dit alors : « Es-tu Botaniste ? _ Je le suis si vous voulez que je le sois ! Et poète ! Et philosophe ! Et voici mes incapables de laborantins ! Saluez l’Empereur, comme il se doit, paraît-il ! » On salue très bouffonnement… Ronan de Calan © 2 « _ Eh bien, Botaniste, dit l’Empereur, de quelles fleurs sont ces graines ? Réponds moi et je reconstruis ton Académie et te place à sa tête ! _ Comment diable voulez-vous que je le sache ! dit le Botaniste furieux. Et que diable voulezvous que je fasse de votre Académie ! _ Tu es étrange, Botaniste ! Moi, je connais tous les soldats de mon armée ! Sur quoi as-tu ton Empire si tu ne connais pas le nom de tes plantes ? _ Parce que vous Majesté, vous savez peut-être distinguer un grain de moutarde d’un grain de tomate ? Un grain de potiron d’un grain de melon ? Rien ou presque, ne distingue les graines les unes des autres ! Il faut que la graine donne lieu à la plante, et la plante à la fleur ou au fruit pour qu’on lui donne un nom – et c’est ce nom qu’on inscrit sur les sachets de graines que vos stupides soldats ont éparpillés ! Sans ce nom pour les distinguer, nous n’avons qu’un monceau de graines indistinctes, et tout notre travail est réduit à néant ! La détermination est dans la plante, pas dans la graine ! _ Tu veux dire en somme, Botaniste, que le germe réfute la graine, le bourgeon le germe, la fleur le bourgeon comme une fausse existence d’elle-même, car c’est finalement la fleur qui est la véritable existence de la plante, pas la graine, pas le germe, et pas le bourgeon. _ Oui, c’est à peu près cela, Majesté : nous botanistes – ou poètes, ou philosophes – choisissons le terme final du développement de la plante comme point de référence pour lui donner un nom, car avant, tout est indistinct. _ Et si l’on adoptait la même méthode pour l’homme… dit Napoléon, rêveur… _ C’est plus compliqué pour l’homme ! Nous ne sommes pas des plantes figurez vous ! Maintenant laissez moi ! Vos soldats m’ont donné assez de travail. Je n’ai pas de temps à perdre avec un Empereur !» Tout à ses méditations, Napoléon néglige cet insolent et le joyeux duo qui l’accompagne. Il roule des pensées nombreuses mais indistinctes encore comme des graines. Si l’homme n’est pas une plante, à partir de quel terme d’un développement, d’une évolution, peut-on juger l’humanité déterminée ? Est-ce qu’il suffit de grandir pour accomplir l’humanité en nous ? Est-ce qu’il nous suffit d’être adulte, ou bien faut-il quelque chose de plus ? Ou quelqu’un ? ***** Mais la troupe est à nouveau retardée dans sa course vers les portes de la ville. Une Ronan de Calan © 3 rumeur enfle. Une femme noire aux cheveux gris se fait conduire en carrosse par deux hommes blancs en livrée jaune – dont l’un ressemble à quelqu’un sans qu’on puisse trop savoir qui ! Une femme noire ! Voilà qui est proprement inconcevable car, pensent les soldats de la troupe, tous les noirs sont esclaves ! Certains servent comme palefrenier, mais on n’a encore jamais vu une noire servie par des blancs ! L’Empereur le sait d’autant plus lui-même qu’il a rétabli l’esclavage dans son pays, quand les Révolutionnaires avant lui l’avaient aboli. Aussi, ébahi, s’avance-t-il vers le carrosse, et une conversation nouvelle, inouïe, s’engage : « _ Bonjour…. Madame ! Quel étonnant cortège ! Et dans quelle curieuse position vous trouvez-vous placée ! _ Oui Majesté ! Il est étrange pour vous, n’est-ce pas, que je ne sois pas auprès d’un fourneau, d’un lit à dresser, ou au fond d’une plantation ! Là où vous voyez et vous attendez à voir les gens de ma sorte ! _ Certes ! Qui diable êtes-vous ! _ Pas le diable en tous les cas ! Mon nom est… Disons : Wilhelmine Amo, je suis la fille d’Anton Wilhelm Amo, professeur de philosophie à l’Université d’Iéna. _ Un professeur… n… n…noir ? _ Parfaitement ! Je suis également professeur de philosophie. _ Un professeur…f… f… femme ? _ Tout à fait, et voici mes esclaves ! _ Des esclaves… b… b… blancs ! _ Dites-donc, il en faut peu pour vous impressionner ! _ Mais, mais, mais… Tout cela n’est pas dans l’ordre des choses ! _ L’ordre des choses est changeant figurez-vous ! Il ne s’agit, somme toute, que de la situation rigoureusement inverse de celle à laquelle vous êtes habitués. _ Mais comment cela a-t-il pu advenir ! _ Il suffit d’y mettre un peu du sien, et on devient vite maître ! Je vais vous expliquer, et pour bien que vous saisissiez, mes esclaves mimeront la chose. Hegeli, Hölderli, en scène je vous prie ! Les deux esclaves descendent du carrosse et se mettent en position. « Majesté, voici d’abord un homme seul ! Hegeli, pour vous servir… Vous pourrez le grandir autant que vous voudrez, l’allonger, l’épaissir, le rajeunir, le vieillir, le faire changer de sexe… Qu’importe, seul, il n’est rien ! Seul, il n’a pu avoir ni langage, ni pensée, encore moins de conscience. Ce pourrait-être un cactus dans une contrée aride et desséchée. Hegeli, Ronan de Calan © 4 fais le cactus, je te prie ! On ne bouge plus… Merci ! _ Il ne suffit donc pas, si je vous suis, Madame, d’être adulte pour être un homme. Car rien de ce qui est homme ne se mesure à l’unité. _ Il faut être au moins deux ! Mais les choses se compliquent, et singulièrement. _ Et pourquoi donc ? _ Voyons Majesté ! Tout de même ! Vous devriez le savoir, vous qui dominez le monde ou y prétendez ! Toute relation humaine est d’abord une relation de domination, une relation de maître à esclave ! C’est le mari habile qui domine sa femme ou la femme entreprenante qui domine son mari, le père ou la mère qui domine ses enfants, l’homme riche qui domine le pauvre, etc. Bref, pour n’importe quel couple d’hommes, il y a un maître et un esclave dans l’histoire, du moins dans la forme primitive que prend toute relation ! Hegeli, Höderli, on joue au maître et à l’esclave ! Là…. Ne sont-ils pas merveilleux ? On dirait mes parents… Les vôtres peut-être ? On dit que les Corses sont un brin querelleurs, non? _ Fi ! Vous parlez à l’Empereur des Français ! _Et vous à une femme libre ! Mais voyez plutôt : l’autre, quel qu’il soit, apparaît d’abord comme un concurrent, beaucoup plus que comme un allié. Il est d’abord celui qui a le pouvoir de m’imposer ses pensées, de me faire faire ce qu’il veut – Hegeli, fais le maître ! Et je ne me sais penser, moi-même, qu’en me délivrant de lui et en tentant à mon tour de lui imposer mes propres pensées. Hölderli, le maître je te prie ! L’autre est tantôt mon maître, tantôt mon esclave. _ Mais comment l’esclave devient maître…. _ C’est là qu’est l’os, Majesté ! Il reste à l’esclave à découvrir sa liberté… À comprendre que la liberté de son maître dépend surtout de la reconnaissance qu’il lui accorde comme esclave, de la reconnaissance aussi de son propre statut d’esclave. _ Reconnaissance ? Quelle reconnaissance ? _ Il faut simplement que l’esclave découvre à quel point le maître dans sa maîtrise dépend de lui en toute chose ! Hegeli, Hölderli, en place ! voici que Hegeli a des habitudes de maître, et comme l’autre n’en a pas et est impressionné, c’est ainsi que Hegeli maître devient. Regardez le fanfaronner ! Mais Hegeli n’en est pas moins dépendant de Hölderli, qu’il ne cesse de prendre à témoin des qualités qui font de lui son maître ! Sa conscience libre a besoin, pour exprimer sa liberté, d’une conscience dans une certaine mesure asservie ou niée, celle de Hölderli – et cette dernière conscience, dans son entêtement à être et à servir, n’est jamais tout à fait servile, tout à fait aliénée, puisqu’elle détient les clefs de sa propre liberté ! La Ronan de Calan © 5 reconnaissance ! Si Hölderli refuse de reconnaître Hegeli pour son maître, en l’absence de tout tiers, que reste-t-il de la maîtrise de Hegeli ? Rien ! Voyez ! Piteux Hegeli, n’est-ce pas ? Ah ! Si tous les Hölderli voulait ! Quel profit pourriez-vous tirer du récit des vies d’esclaves devenus maîtres, comme moi ! Mais pardonnez-moi Majesté, nous devons vous quitter, un navire nous attend sur la Saale, nous quittons l’Allemagne par l’Elbe puis pas la mer ! Quant à vous… je suppose que la guerre n’attend pas. Adieu ! » Et le cortège bigarré poursuit sa route, la troupe la sienne. C’est alors que Napoléon se rend compte que l’impudente Wilhelmine Amo et ses curieux serviteur viennent de lui donner la seconde clef de son énigme : l’esclave… l’esclave devient maître ! Oui c’est cela, pense l’Empereur ! Si la fleur nie le bourgeon comme une détermination insuffisante d’elle-même, l’homme se découvre lui-même en niant un autre homme comme détermination insuffisante de lui-même, cet autre dont il est par ailleurs dépendant ! Mais si un autre homme quel qu’il soit, esclave ou maître, ne suffit pas à déterminer l’humanité en soi-même ? Si, comme le pense la philosophe, cette relation de maître à esclave qui semble universelle est vouée à être dépassée, où chercher la détermination de l’homme ? La solution résiderait-elle dans la formule suivante du mourant si vivant : Le peuple… Le peuple devient État ? ***** La troupe fait alors halte au pied du Château. On frappe à la porte pour obtenir les clefs, puisque Iéna bientôt deviendra ville de l’Empire. Un homme ouvre tranquillement : il salue d’un signe de tête. Il porte un curieux accoutrement, il est comme enveloppé d’une moustiquaire. À sa suite, deux autres hommes sont vêtus à l’identique – l’un ressemble à quelqu’un, et l’on jurerai savoir qui ! Napoléon s’adresse à eux. « Qui es-tu ? Et où sont les autorités de la ville ? _ Tout le monde s’est enfui. Nous sommes restés. Nous sommes les Jardiniers, et apiculteurs _ Et philosophes ! répond, comme en écho, le second _ Et poètes ! dit le troisième _ Décidément, s’exclame l’Empereur, tout le monde est philosophe ou poète ici ! _ Vous êtes en Allemagne, Sire. _ Bon, il ne reste plus personne à part vous, qu’importe ! Les clefs de la ville, je te prie…Tu Ronan de Calan © 6 ne les as pas ? De mieux en mieux ! Soit ! Faute d’un protocole quelconque, je déclare Iéna ville d’Empire ! _ Excusez-moi, Sire ! mais ça ne se décrète pas comme cela… _ Sapristi ! Mais c’est ce que je fais tous les jours depuis des mois! _ Je vous dis simplement ceci : on ne décide pas pour un peuple, c’est tout de même plus compliqué. _ Ah bon ! Et qu’est-ce qu’on en fait d’un peuple, si on ne décide pas pour lui ? Tu le crois capable de décider seul ? _ Bien sûr ! Ce n’est tout de même pas à un Français que je vais l’apprendre : un peuple est libre de se déterminer seul ! Ou même mieux – et vous l’avez d’ailleurs éprouvé avec votre sublime Révolution : il n’est de liberté véritable pour l’homme qu’à l’échelle d’un peuple ! _ On laisse de côté la Révolution et on ne parle pas comme cela à un Empereur ! Vous êtes infernaux, vous, les Allemands ! _ C’est que… nous ne sommes pas encore vos sujets, Sire… _ Pas encore, soit : Qu’est-ce qu’un peuple pour toi, apiculteur-philosophe ? _ Qu’est-ce qu’un peuple ? Un peuple, ce n’est pas une somme d’individus, mais une totalité supérieure à la somme des parties qui la composent. C’est comme une ruche qui nécessite le travail coordonné de tout un essaim d’abeilles. La ruche n’est pas une simple association d’abeilles : elle est un organisme supérieur, et comme un but commun. _ Bzzzz, fait le second. _ Bzzzz, fait le troisième. _ Tes acolytes sont un peu agaçants… Quant à toi, tu me dis que les choses sont plus compliquées que mes décrets, et tu décrètes qu’un peuple est une ruche ? Te voilà pris au piège de ta simplicité ! _ J’ai dit : comme une ruche, Majesté ! La question à poser est alors la suivante : quelle est cette supériorité en vertu de laquelle le peuple est plus que la somme des individus qui le composent ? _ Soit : quelle est-elle ? _ C’est la vertu précisément : c’est uniquement dans un peuple que les passions individuelles se règlent pour le bénéfice de tous. Car, Majesté, pas plus que de conscience privée il n’y a pas de vertu privée. La vertu n’a aucune raison d’être dans la totale solitude, comme la conscience. Vous le savez du reste, vous Français, puisque cette simple affirmation qu’il n’y a pas de vertu privée, c’est l’un de vos modèles, le Jacobin Robespierre, qui ne cessa de le répéter et le pensa jusqu’à l’échafaud. Mais votre Robespierre avait un concept de vertu si Ronan de Calan © 7 inflexible, si froid, qu’il allait jusqu’à lui sacrifier la liberté même. Son œuvre à lui fut pure, froide et inflexible comme la mort – je crois que vous avez appelé cela la Terreur, un mot bien passionné pour un événement qui a la glaciale rationalité de l’étêtage du choux ! _ Tchack ! dis le second _ Tchack ! dit le troisième _ Gare à vous, Jacobins! dit l’Empereur excédé. _ Il n’en reste pas moins que Robespierre avait raison, jusqu’à un certain point dit l’Apiculteur-philosophe. Celui qui cultive la vertu en privé cultive des plantes mortes sur une terre infertile : c’est un imbécile ou un fou. Aussi, si l’on appelle raison la conscience vertueuse, une telle raison ne se pense-t-elle pas à l’échelle d’un individu, mais bien à l’échelle d’un tout qu’on peut appeler par commodité un peuple. _ Tu veux dire, Apiculteur, que ce qui détermine l’humanité, c’est le seul fait vivre en collectivité, comme les abeilles que tu affectionnes ? C’est un peu court ! _ Non, Majesté, pas seulement ! Vous avez compris le premier terme de la démonstration: aucune conscience individuelle n’est le lieu de la raison. Mais vous négligez ce qui fait la cohésion d’un peuple, qui n’a rien à voir avec la ruche ! Ce qui fait la cohésion d’un peuple, et par conséquent sa vertu, ce qui en fait l’incarnation de la raison, c’est une Constitution qui fait du peuple un Etat. Vous, Français, en emmenez une avec vous où que vous alliez, ce qui est déjà beaucoup ! Mais vous ne pourrez l’imposer aux autres. C’est à eux, en l’occurrence c’est à nous à nous la donner. Alors nous, peuple allemand, deviendrons un Etat. Pas une province d’Empire. _ Et le peuple devient Etat ! _ Et le peuple devient Etat, c’est cela. Adieu Majesté ! Nos ruches nous attendent, et elle n’attendent pas, elles. » Napoléon tressaille car il vient comme par magie de prononcer lui-même et d’entendre prononcer la formule du mourant si vivant. Ainsi c’était donc cela ! L’humanité ne s’accomplit pas dans un individu fût-il adulte, pas non plus en deux individus qui luttent pour la reconnaissance de l’un par l’autre, mais bien à l’échelle de tout un peuple ! Et la forme de son accomplissement, c’est la Constitution que le peuple se donne à lui-même ! Mais que faiton des autres peuples ? Y a-t-il un peuple élu, destiné à les rassembler tous, fût-ce par la force ? Que fait-on de la prétendue liberté des peuples à se déterminer eux-mêmes, que fait-on de cette multiplicité d’Etat nés ou à naître ? Ou l’humanité se reconnaît-elle ? Ou la raison ? Ou l’esprit ? Ronan de Calan © 8 ***** La nuit tombe sur Iéna, la nuit où toutes les vaches sont grises, ou même un concept n’y retrouverait pas ses petits. La troupe se dirige maintenant vers la périphérie de la ville, les campements de l’armée, où Napoléon, hâtivement, sûrement, décide de la bataille qui demain fera sa gloire, une nouvelle fois. Le plan d’attaque dressé, les généraux partis, le voici à nouveau à méditer sur les ultimes formules du mourant si vivant : « Bien amère est la leçon de l’histoire pour celui qui la conduit ! Bien amer le calice ! Car du calice de ce royaume des esprits écume jusqu’à lui sa propre infinité ! » Un mouvement dans le rideau… comme le battement d’aile d’une chouette qui s’envole au crépuscule… C’est le mourant qui paraît ! où plutôt Hegel comme nous savons, la tête enveloppée dans un bandage qui le fait curieusement ressembler à un fakir. Un fakir, non ! ses yeux noircis le font bel et bien ressembler à une chouette ! « _ Tu ressembles à quelqu’un, sans que je puisse trop savoir qui… _ Voyons, vous m’avez renversé tout à l’heure ! _ C’est donc toi ! Tu n’es donc pas mort ? Par où es-tu rentré ? _ Par la fenêtre. On chasse la philosophie par la porte, elle rentre toujours par la fenêtre, c’est ainsi. _ Tu es philosophe aussi ? Misère de la philosophie ! _ Je ne suis ni prophète, ni devin, ni fantôme. Mon nom est Wilhelm Friedrich Hegel. Je suis venu voir de plus près à quoi ressemble l’Esprit du monde. Une fois descendu de cheval, vous perdez un peu de votre superbe… _ Il suffit ! Qu’est-ce que c’est que cette mascarade… _ Une ruse… La ruse de la raison ! J’ai employé pour la servir mes deux fidèles camarades, Schelling et Hölderlin. Nous avons été aujourd’hui botanistes, femme philosophe, maîtres et esclaves, apiculteurs… Bref, nous avons tout été aujourd’hui pour vous distraire, retarder l’invasion, vous instruire peut-être… _ Eh bien, puisque te voici pour m’instruire, tu vas pouvoir me donner la clef de ton énigme. Tout m’apparaît clair désormais, hormis tes dernières formules très obscures sur le calice et l’infinité. _ C’est la fin du livre que j’ai manqué perdre tout à l’heure. La formule est un peu Ronan de Calan © 9 alambiquée, certes, mais elle est d’un poète – pas mon ami Hölderlin, Schiller cette fois – il aurait aimé participé, mais il est mort… C’est donc un emprunt. _ Et qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? _ Je le comprends ainsi : l’esprit n’a pas son lieu dans tel ou tel peuple particulier, fût-il maître de la terre, car cette maîtrise n’est qu’un moment. Il a son lieu dans le devenir universel de tous les peuples : ce qu’on appelle l’Histoire. L’esprit, qui est la fleur de la raison, n’éclot qu’au terme, à la fin de ce mouvement qu’on appelle l’histoire mondiale, dans laquelle vous et moi ballotons curieusement aujourd’hui, peut-être utilement, pour être inutilement, nous ne savons pas et ne saurons jamais. _ Et que suis-je censé faire de tout cela, moi qui aujourd’hui, demain, fais l’histoire pendant que toi tu passes par les fenêtres ou joue la comédie avec tes amis ? _ Rien, Majesté. Mais est-ce ma faute à moi si vous n’êtes que le simple gérant d’un but provisoire, d’un degré dans la progression de l’Esprit universel ? _ Peuh ! Un gérant ? Qu’ose-tu donc dire là ? _ Rien n’est plus vrai ! Puisque vous aimez les histoires, Majesté, en voici une : un homme – appelons-le François – parce qu’il a gravement été insulté par un autre homme – appelons-le Fritz et supposons même que Fritz ait roué de coup François et lui ait volé tous ses biens, ou qu’il ait eu simplement l’intention déclarée de le faire – entreprend de mettre le feu à la maison de son ennemi. Son intention est de se faire justice. Mais notez que son acte, dans son exécution même, ne se contente pas de réaliser l’intention et d’annuler l’injustice ressentie. La flamme allumée à un endroit précis, sur cette poutre précise de cette maison précise, devient un feu qui se communique à tout le village, et donc un crime qui renferme en luimême sa punition future – ou disons, la nécessité de sa punition, que celle ci s’exécute ou non. Ça n’est là bien sûr qu’une image. Ce qu’il faut entendre par là ? Eh bien, que toute action produit quelque chose de plus que l’intention de celui qui l’engageait, quelque chose que l’intention elle-même, aussi subtile et pénétrante fût-elle, ne pouvait penser. Dans notre exemple l’intention est un peu sommaire – mais quelle guerre n’a pas eu un motif aussi léger ? Il en va de même dans l’histoire mondiale : il ressort des actions des hommes autre chose que ce qu’ils prennent pour but et même autre chose que les buts mêmes qu’ils atteignent. C’est la raison pour laquelle l’Histoire n’a pas pour sujet les individus qui la réalisent, mais ce que j’ai appelé tout à l’heure l’Esprit. C’est aussi la raison pour laquelle sa Majesté Impériale n’est pas le sujet de l’histoire, mais juste son moyen, son instrument. Un gérant de l’Universel, en somme. _ Gérant ou pas, ce que j’ai accompli, aucun gérant de l’histoire avant moi ne l’a accompli, Ronan de Calan © 10 sois-en sûr, philosophe ! Ni Périclès, ni Alexandre, ni César ! _ Majesté ! Vous le savez bien ! Tout ce que vous avez bâti est éphémère et dépérira, vous mourrez peut-être haï ou pire, oublié de tous, en un lieu reculé de la terre. Ne cherchez pas de consolation dans l’idée que l’histoire vous jugera. Des gens, des historiens moralistes, vous jugeront en bien, d’autres en mal, mais l’histoire elle-même ne juge pas à cette médiocre aune : elle n’est pas un tribunal de vos faits et méfaits, mais le devenir de la raison vers l’esprit. _ Ah… Et si j’arrêtais tout ? Ne comprends-tu pas que l’histoire est suspendue à mon souffle ? _ Poursuivez une seule chose, Majesté : vos buts, vos propres fins, avec le plus de vertu possible. Osez, Bonaparte ! Le reste… c'est-à-dire l’essentiel, ne vous appartient pas. _ Il suffit, philosophe ! Je ne te raccompagne pas vers la fenêtre, tu connais le chemin… _ Menez une bonne bataille – on vous fait confiance – il se peut que ce soit essentiel au progrès de l’esprit… ou pas ! » Esquissant à peine une révérence cette fois, le philosophe disparaît dans un battement d’aile. On sait depuis qu’il a mené sa vie de philosophe comme il se devait. Quant à l’Empereur, Napoléon Bonaparte… Eh bien ! Il se retrouva vraiment seul pour la première fois de sa vie. Et pour la première fois de sa vie l’histoire mondiale lui causa une douleur fulgurante au côté. Il y passa la main, pour comprimer la douleur que l’histoire dilatait et dilaterait sans cesse. Ce geste, il dût le répéter chaque jour, presque chaque heure : car rien n’y faisait, l’histoire ne passait plus. On l’a imité stupidement, passant la main sous le veston, y croyant voir une attitude virile alors qu’il s’agissait seulement des soubresauts de l’histoire dans le cœur de celui qui, provisoirement, en était le gérant. Et que l’amère leçon de Hegel ait ou non été apprise, Napoléon Bonaparte, Empereur des français, Médiateur de la Confédération Suisse, Roi d’Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin, bref, envahisseur de presque toute l’Europe, dût bien un jour se retirer de la scène et laisser l’Histoire faire son chemin sans lui. Ronan de Calan © 11