S c i e n c e e t c o n s c i e n c e Nature et technique (II) : à propos des biotechnologies ● T. du Puy-Montbrun* P les questions que soulève le rapport de l’homme à la science, celles posées par les biotechnologies, et en particulier par les techniques de procréation, font l’objet d’un débat très vif centré sur le fait de savoir si elles constituent ou non une menace pour la nature même de l’homme. La possibilité, par exemple, d’intervenir sur le génome humain fait-elle courir le risque de porter atteinte à la nature même de l’être humain et, partant, à sa dignité ou, à l’inverse, ne serait-elle pas source d’un nouvel espace de liberté ? La controverse est ici extrême car il en va de la conception que l’on a de l’homme, de la place qu’on lui accorde au sein de la nature, de sa liberté et donc de sa responsabilité. Elle amène à s’interroger sur les limites de la technique ou, plus exactement, à se demander si l’acceptation de l’idée d’une technique sans limites n’est pas la condition préalable à la réification de l’homme, sorte d’avatar ultime du corps machine qui, dès lors, résumerait à lui seul la totalité de l’être ? Finalement, y a-t-il un intouchable pour la science ? Y aurait-il une frontière audelà de laquelle son champ d’expérimentation menacerait la spécificité même de l’homme ? Cette zone interdite pourraitelle être celle de l’eugénisme ? Nul ne peut éluder ces questions et leur actualité est telle que la presse s’en fait l’écho régulièrement et laisse, parfois, la parole aux philosophes. C’est ainsi que, cette année, deux thèses radicalement opposées sur cette problématique ont fait l’objet d’un article dans deux hebdomadaires. Il n’est pas sans intérêt de les rapporter et d’en * Paris. ARMI essayer l’analyse car elles sont toutes deux caractéristiques des grands courants de pensée qui s’opposent actuellement. Dans Le Nouvel Observateur du 16-22 janvier 2003 (n° 1 993) , Jürgen Habermas expose les grandes lignes de sa réflexion sur l’eugénisme à propos de son livre L’avenir de la nature humaine (Gallimard, 2002). L’auteur s’interroge sur l’impact éventuel et les conséquences qu’aurait sur sa propre liberté le fait d’avoir été en quelque sorte “programmé”. En d’autres termes, qu’en serait-il des actes posés par un être qui ne serait pas le fruit du hasard de l’union entre un homme et une femme mais le résultat d’un choix préétabli. La subjectivité même du choix parental ne pourrait-elle pas faire obstacle à la réalisation de l’être ainsi conçu en tant qu’être unique et responsable ? Si je ne suis que l’expression délibérée de la subjectivité parentale, me sera-t-il possible d’être moimême autre chose que l’objet d’une volonté qui s’est exprimée pour me façonner sans pour autant – et pour cause – m’avoir laissé un espace de liberté ? Pourrais-je être autrement que ce qu’ils – mes parents – auront voulu faire de moi ? Ainsi, Habermas s’interroge : “Si certaines pratiques de génie génétique venaient à se normaliser à l’avenir, n’auraient-elles pas un impact sur la manière dont nous pouvons revendiquer notre qualité d’‘auteur’pour notre propre vie, et sur la manière dont nous pouvons répondre des conséquences de nos propres actions ?” On le voit, la crainte est bien ici que l’eugénisme ampute le champ d’autonomie et de responsabilité. Avant d’aller plus avant, l’auteur distingue l’eugénisme thérapeutique de l’eugénisme d’“amélioration”. C’est de ce dernier qu’il s’agit ici et qu’il considère comme une menace. Quand bien même il ne serait 82 qu’une hypothèse, la seule probabilité de disposer un jour d’une technologie nécessaire à sa réalisation impose, “dans le contexte d’une société du risque”, une réflexion sur les menaces qu’il sous-tend. L’“eugénisme libéral” est donc suspect, par la “distribution prénatale” des ressources génétiques de l’individu qu’il autorise, de le mettre dans une situation quasi ingérable en raison du caractère exorbitant – “post-humain” pour reprendre Fukuyama – que représente cette “redéfinition de la gamme naturelle des possibilités à partir de laquelle toute personne future est à même de faire usage de sa liberté éthique pour donner forme à sa propre vie.” En d’autres termes, de quelle liberté pourrait jouir une “personne programmée” dans la mesure ou elle “ne peut plus attribuer à des circonstances contingentes” la possession de tels ou tels dons (qu’elle peut aussi regretter d’avoir) et dans la mesure où ces dons ne sont que le reflet de “la préférence subjective” de ses parents ? On ne peut, dès lors, exclure que cette personne “ayant à vivre avec cette conscience étrange qu’elle partage avec quelqu’un d’autre la qualité d’auteur de sa propre vie” n’ait le sentiment “qu’a été violée l’enveloppe déontologique qui fait d’elle un être intangible, unique, irremplaçable devant être considéré comme l’auteur unique de sa vie…” Comment assumer la totalité de ses actes alors qu’on a été déterminé et que rien ne permet de revenir sur cette programmation : le codage génétique ne se refait pas. Comment être soi-même – et cela aurait-il encore un sens – quand on n’est que le projet de l’autre ? Au fond, le message d’Habermas est de rappeler que rien ne nous autorise à définir selon nos propres idées ce que doit être la vie de l’autre. Nous ne pouvons pas savoir ce qui sera bon pour lui : l’autre est insubstituable. Il n’est pas Le Courrier de colo-proctologie (IV) - n° 3 - juill - août - sept 2003 S c i e n c e dans nos capacités d’accéder à une connaissance objective de ce qui peut être une valeur pour l’autre. C’est une thèse opposée que soutient Dominique Lecourt dans Le Point, du 18 juillet 2003 (n° 1 609) à propos de son livre Humain, post-humain (PUF, 2003). Il s’insurge contre les tenants du “biocatastrophisme” qui soutiennent l’idée que les “biotechnologies font courir le risque à l’humanité de perdre sa nature même”. À des auteurs comme Fukuyama (La fin de l’homme : les conséquences de la révolution biotechnique, La Table Ronde, 2002) qui soutiennent que la nature humaine est avant tout un fait biologique et que “s’emparer de l’intimité du vivant” va la modifier de manière irréductible, il oppose – sans contester l’existence d’un noyau biologique – que “la biologie nous montre aussi que le déterminisme génétique ne suffit pas à expliquer le comportement humain”. Si toucher au génome, c’est porter atteinte à la nature humaine, cela implique que l’on réduit cette nature au seul biologique, ce qui est difficilement soutenable. Dominique Lecourt refuse “que l’on puisse, du fait de notre capacité à maîtriser notre noyau biologique, en e t c o n s c i e n c e inférer que la nature humaine est en danger”. En ce sens, il récuse le clivage classique de la problématique inné/acquis (1). Il voit, dans cette opposition radicale aux nouvelles techniques de procréation, le “retour en force de l’alliance entre le théologique et le politique, celle-là même que les philosophes ont mis des siècles à desceller”. Quant à la menace que les biotechnologies feraient courir à la dignité humaine, hypothèse soutenue entre autres par Jean-François Mattei et Jürgen Habermas, l’auteur la conteste en refusant de faire de l’impératif catégorique de Kant le fondement d’une valeur morale absolue. Il rappelle, à ce propos que “l’expression ‘dignité humaine’ a été employée pour la première fois au XVIe siècle par Pic de la Mirandole [pour dire] que la dignité de l’homme est celle de l’être qui ne se satisfait jamais de la place qu’il occupe et qui toujours avance sur le chemin de la connaissance et de l’ingéniosité”. En fait, insiste Dominique Lecourt, si “la technique et la science ne sont ni bonnes ni mauvaises”, il n’empêche qu’elles impliquent toujours “un surcroît de puissance”, ce qui nécessite de notre part que “nous nous repensions sans cesse pour mettre la technique au service des valeurs l e ro n t 2003 embre v o n 29 28 et Le Courrier de colo-proctologie (IV) - n° 3 - juill - août - sept 2003 P O U R E N S A V O I R Cyrulnik. La naissance des sens. Paris, Hachette Littérature, 2002. 2. Luc Ferry, Jean-Didier Vincent. Qu’est-ce que l’homme ? Sur les fondamentaux de la biologie et de la philosophie, Paris, Odile Jacob “poches”, 2001. Les différents thèmes abordés pendant ce congrès seront : – Périnée et rhumatologie – Périnée et psyché – Les tumeurs rétro-rectales 83 P L U S 1. Boris au Sofitel Paris Bercy 1, rue de Libourne 756012 Paris Tél. : 01 44 67 34 00 Métro : Cour St Emilion (ligne 14) ou Bercy (ligne 6) ises rança f s e é urn ogie Les Jo roctol p o l o de c le s ro u se dé que nous reconnaissons comme les meilleures (…). Sur les valeurs, pas sur la technique ou la science”. C’est donc sur les valeurs et sur ce qui les fonde qu’il va falloir s’interroger. Et de la réponse dépendra le regard qu’on portera sur la technique et les limites éventuelles qu’on acceptera ou non de fixer à son champ d’application. C’est au fond la question des relations entre éthique et science qui se pose alors. Peut-on fonder scientifiquement la morale ? La science n’est-elle pas, au contraire, neutre par rapport à la morale ? Si le descriptif engendre le normatif ne court-on pas le risque de réduire l’éthique à une simple éthologie (2) ? L’éthique est-elle le fruit d’un impératif ou une simple réalité sélectionnée par les lois de la science ? (À suivre) ■