! A E x p r e s s i o n

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!E x p r e s s i o n
lors que les exigences de la circulation mondiale des informations médicales
réduisent les langues naturelles à de simples outils standardisés de transmission
de données, dépourvus ainsi de nuances sémantiques et d’affects, il nous a paru
important, bien qu’inactuel, de rappeler à partir d’un seul mot (ici un verbe) la richesse
infinie du langage avec lequel l'homme symbolise le monde.
A
... UN MOT
Le verbe a ceci de particulier dans les langues et
entre toutes les “parties du discours” qu’il a vocation à dire le temps.
Le linguiste Gustave Guillaume a examiné, surtout
pour le français, de façon lumineuse la capacité progressive des formes verbales à exprimer le temps.
Cette théorie est nommée chronogenèse.
Les formes verbales disent un certain nombre
de choses selon leur flexion. Comme pour chaque
mot du vocabulaire, la racine lexicale de la forme
verbale dit l’action concernée, et le reste du mot
se passe essentiellement dans la désinence,
à savoir :
– le mode, ou regard conditionnant posé sur l’action permettant de l’envisager sous une modalité
particulière (chez Guillaume, on distingue, selon la
progression, le mode quasi nominal, le subjonctif
et l’indicatif) ;
– l’aspect, ou saisie de l’action par rapport
à son déroulement (inachevé, achevé, en
cours d’achèvement) ;
Naître
– le temps, ou époque à laquelle se situe l’action
par rapport au hic et nunc du supposé locuteur
(passé, présent, futur) ;
– la personne, et parfois le nombre.
Selon Guillaume, l’infinitif est une forme verbale
de degré fruste, qui ne dit ni la personne ni le temps.
Il appartient, avec le gérondif et le participe passé,
au mode quasi nominal, car il peut se comporter
comme un nom plus que comme un verbe. Ne disant
ni la personne ni le temps, l’infinitif demande à être
intégré à une syntaxe pour l’aider à faire son office
de verbe, n’étant capable par lui-même que de dire
l’aspect de l’action. L’infinitif naître dit ainsi l’aspect inachevé de l’action de naître. Le participe présent (gérondif) naissant saisit l’action dans son
déroulement, et le participe passé né dit l’action
achevée.
Ainsi, la forme verbale infinitive naître est en puissance de sa pleine signification, avant même qu’elle
ne se distribue en temps verbaux et en personnes
grammaticales. Naître se comprend, au plan de
Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (14), n° 1, janvier 2000
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l’existence, comme une promesse d’ouverture à
tous les possibles.
En regardant un nouveau-né, on est saisi par une
inquiétude pour cette nouvelle existence en devenir. Existence dont la marge de liberté responsable
dépendra autant de la qualité de son inscription dans
les filiations et les générations que dans l’ordre des
discours socio-médico-politiques du moment.
Naître à l’infinif, nous l’avons vu, est sans fin, sans
limite. Naître est autant infini qu’indéfini. Comme
en témoigne l’étude de la grammaire, la mise au
monde du nouveau-né, la naissance, n’est que
l’aube de l’épopée du petit de l’homme, c’est-à-dire
d’une vie dont il sera le héros.
Bibliographie
Beaumartin E., Éléments de chronogenèse guillamienne, université Paris III Sorbonne Nouvelle (inédit).
Expression
... UNE ŒUVRE
Mikhaïl Boulgakov
Récits d’un jeune médecin
Le baptême de la version, ou le premier accouchement
Né à Kiev en 1891, mort en 1938 peu après avoir
achevé son roman le plus important Le Maître et
Marguerite, Mikhaïl Boulgakov, médecin et écrivain, est aussi connu en France pour d’autres
textes comme Morphine (éditions des Mille et
Une Nuits) ou Cœur de chien. Dans les Récits
d’un jeune médecin, Boulgakov transcrit sous la
forme de nouvelles ses premières expériences de
médecin d’un hôpital de campagne dans un village retiré de la province de Smolensk.
Le baptème de la version, on l’aura compris, relate son premier accouchement qu’il doit accomplir
sans rien laisser voir de son inexpérience.
Pendant que l'eau coulait, tout en enlevant
le savon de mes mains rougies par la brosse,
je posais à Anna Nikolaïevna des questions insignifiantes : y avait-il longtemps que l'on avait
amené cette femme, d'où venait-elle... La main
de Pélagie Ivanovna rejeta la couverture ;
quant à moi, assis sur le bord du lit, je me mis
à palper le ventre gonflé, en le touchant
délicatement. La femme gémissait, s'étirait,
s'agrippait, chiffonnait le drap.
– Doucement, doucement... patience, disais-je
en appliquant mes mains avec précaution sur
sa peau distendue, brûlante et sèche.
À vrai dire, l'expérience d'Anna Nikolaïevna
m'ayant soufflé ce dont il s'agissait, il était
désormais inutile de procéder à des examens.
J'aurais beau examiner, je n'apprendrais rien
de plus qu'Anna Nikolaïevna. Son diagnostic,
évidemment était juste : présentation transversale.
On tient le diagnostic. Oui mais, et après? [...]
Mais il était grand temps de prendre
une quelconque décision.
– Présentation transversale... si c'est
une présentation transversale, c'est qu'il faut...
qu'il faut faire...
– Une version podalique, ne put s'empêcher
de dire Anna Nikolaïevna, comme pour
elle-même. Un vieux médecin plein d'expérience
l'aurait regardée de travers pour s'être mêlée
de conclure la première... Mais moi, je ne suis pas
susceptible...
– Oui, confirmai-je d'un air qui en disait long,
une version podalique.
Les pages du Doderlein se mirent alors à défiler
devant mes yeux. Versions par manœuvres
externes... Versions par manœuvres internes,
versions par manœuvres mixtes...
Des pages, des pages... et sur ces pages,
des schémas. [...] Je le lisais encore il n'y a pas
si longtemps. Et je soulignais, réfléchissant
attentivement à chaque mot, me représentant
mentalement le lien entre chaque partie et
les différents procédés. À la lecture il me semblait
que le texte entier s'imprimait à jamais dans mon
cerveau. Mais à présent, de tout ce que j'avais lu,
une seule phrase revenait à la surface :
... La présentation transversale est une situation
absolument fâcheuse.
Pour une vérité, c'est une vérité. Absolument
fâcheuse pour la femme elle-même, comme pour
un médecin qui vient de terminer l'université il y a
six mois. [...]
Le narrateur parvient à dissimuler son trouble.
Sous un prétexte futile il va consulter le manuel
d’obstétrique. Mais tout se brouille à sa vue : les
manœuvres diverses, leurs indications, les complications toutes redoutables... Obligé d’agir il
retourne à l’infirmerie, et se lavant les mains, il
écoute ce que raconte l’infirmière :
Anna Nikolaïevna, accompagnée par
les gémissements et les hurlements, me racontait
comment mon prédécesseur, un chirurgien expérimenté, pratiquait les versions. Je l’écoutais avidement, m’efforçant de ne pas perdre un seul mot.
Ces dix minutes-là m’apportèrent davantage que
tout ce que j’avais pu lire en obstétrique pour
les examens d’État auxquels, précisément en obstétrique, j’avais obtenu mention “Très bien”.
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Ces propos décousus, ces phrases inachevées, ces
allusions lancées en passant, m’apprirent
l’indispensable qui ne figure dans aucun livre.
Le médecin réussit alors parfaitement l'accouchement grâce à la transmission orale d’un certain
savoir-faire pratique. Tard dans la nuit, de retour
dans sa chambre, le manuel d’obstétrique est resté
ouvert sur la table, éclairé par la lampe :
Pendant près d'une heure encore je restai à
le feuilleter, avalant mon thé refroidi. Une chose
intéressante se produisit alors : tous les passages
restés obscurs devinrent tout à fait clairs, comme
en pleine lumière, et là, près de la lampe,
dans mon trou perdu, je compris cette nuit-là,
la valeur de la véritable connaissance.
On peut acquérir une grande expérience
à la campagne, pensais-je en m'endormant ;
seulement, il faut lire, lire... lire davantage...
Les lectures sont toujours plurielles. Boulgakov
déploie le thème classique d’une complémentarité
de la connaissance théorique et de la connaissance
pratique. Ses récits relatent des expériences. Or, le
terme d’expérience a deux sens dans notre langue.
Il a d’abord celui d’une épreuve. Le premier
accouchement est une épreuve que traverse le narrateur et dont il sort transformé. Le second sens
est l’expérimentation, à savoir l’observation d’une
situation provoquée artificiellement. Chez Boulgakov, du moins pour les Récits d’un jeune médecin,
il s’agit d’observer et de transcrire secondairement
une épreuve personnelle par l’artifice du langage
pour en faire faire l’épreuve au lecteur à travers
l'acte de lecture. Nous avons donc là une remarquable illustration, particulièrement pour le médecin, de l’importance de la connaissance sensible et
subjective, à côté du savoir technique, pour mieux
comprendre la complexité des réalités vécues.
Gérard Danou
(C.H. de Gonesse et université Paris VIII)
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