25/10/05 11:20 Page 75 Les cerveaux de personnes dyslexiques présentent des amas de neurones dénotant un développement anormal. Les zones cérébrales de la lecture s’organisent mal à cause de ce défaut, peut-être d’origine génétique. LE POINT SUR : LA DYSLEXIE Ramus new La dyslexie dans les neurones Franck RAMUS Neurone Delphine Bailly Cellule gliale 1.Une ectopie dans le cortex d’un dyslexique. Il s’agit d’un amas de cellules gliales (en bleu) et de neurones (en orange), qui, au cours du développement embryonnaire, n’ont pas migré correctement : ils ont dépassé la couche © Cerveau & Psycho - N° 12 corticale où ils auraient dû s’arrêter. En désorganisant les connexions au sein du cortex, ces structures seraient responsables de l’activation trop faible de certaines zones cérébrales nécessaires à la lecture. 75 Ramus new 24/10/05 16:08 Page 76 n France, un enfant sur quatre est atteint de ce qu’il est convenu d’appeler des problèmes de lecture : difficultés de déchiffrage, lecture hachée, erreurs fréquentes, inversion de certaines syllabes, etc. Pour autant, s’agit-il toujours de dyslexie ? La dyslexie désigne les retards de lecture qui ne sont imputables, ni à un retard d’éducation, ni à une déficience intellectuelle, ni à des problèmes d’attention, ni à une mauvaise insertion dans le système scolaire. En d’autres termes, le dyslexique serait un enfant ayant été éduqué dans de bonnes conditions, scolarisé normalement, qui ne souffre d’aucun retard mental, d’aucun trouble de l’attention, mais qui présente néanmoins un retard de lecture par rapport à ses camarades. De tels enfants représentent environ cinq pour cent de leur classe d’âge, un chiffre qui se retrouve dans l’ensemble de la population. Si la cause n’est ni éducative, ni sociologique, ni intellectuelle, quelle est-elle ? Les scientifiques s’orientent de plus en plus vers une hypothèse qualifiée de neurodéveloppementale : un problème dans le développement de certaines aires du cerveau, peut-être même une petite « différence » génétique, qui instaurerait progressivement ce retard dans la faculté de lire. En 1979, un neurologue américain de l’Université de Harvard, Albert Galaburda, fait une découverte en examinant au microscope des cerveaux de patients dyslexiques décédés. Il observe de petites taches dans le cortex cérébral des patients : ce sont des agrégats de cellules gliales, E Aire pariéto-temporale Aire occipitotemporale Gyrus frontal inférieur Scissure de Sylvius Cerveau & Psycho Ectopie Chromosome 15 Gène DYX1C1 muté 2. Chez certains dyslexiques, trois zones cérébrales présentent une activité réduite : le gyrus frontal inférieur gauche, l’aire pariéto-temporale et l’aire occipitotemporale. Ces aires constituent un réseau cérébral de la lecture. On observe également de petits agrégats de neurones dans la couche superficielle du cortex (les ectopies) et, chez certains patients, une mutation sur le chromosome 15. 76 cellules de soutien, qui ont en outre une fonction nourricière. Il observe que ces cellules sont généralement regroupées avec une cinquantaine ou une centaine de neurones accolés. Une anomalie neuronale D’après lui, ces neurones se seraient égarés: lorsque le fœtus s’est développé, au lieu de rejoindre l’emplacement qui leur était assigné par le programme génétique de la migration neuronale, ils ont traversé la couche du cortex où ils auraient dû s’arrêter, et ont fini par s’amasser dans la couche la plus externe du cortex. Cette hypothèse a été confirmée par de nombreux travaux sur des rats et des souris présentant des agrégats similaires, ce qui laisse supposer une malformation neuronale chez les dyslexiques. Pourquoi ces petits agrégats entraînent-ils des troubles de la lecture ? Parce qu’ils désorganisent la structure de la substance grise spécifiquement dans certaines zones du cerveau dont l’enfant a besoin pour apprendre à lire (le cerveau est constitué de substance grise et de substance blanche ; la première regroupe les corps cellulaires des neurones, la seconde leurs prolongements recouverts de la myéline, qui est blanche). Depuis une dizaine d’années, de nombreuses équipes de recherche, dont celle d’Eraldo Paulesu à l’Université de Milan, ont observé l’activité cérébrale de patients dyslexiques dans un scanner. Chez ces personnes, on constate une trop faible activité dans trois zones de l’hémisphère gauche : l’aire occipitotemporale, le gyrus frontal inférieur et l’aire pariétotemporale. Ces zones font partie du « réseau de la lecture », vaste système cérébral œuvrant quand on déchiffre un texte. Dans l’aire pariéto-temporale, le gyrus temporal supérieur est le siège des représentations phonologiques. C’est grâce à lui qu’un enfant peut mentalement décomposer le mot salon en syllabes sa et lon. Cette capacité est essentielle pour apprendre à lire : en voyant le mot S. A. L. O. N., l’enfant va lire la première lettre et prononcer intérieurement le son (ou phonème) qu’elle produit, puis lire le A, prononcer de nouveau intérieurement ; ensuite, il réalise la fusion auditive des deux sons. Cela donne la syllabe sa. À force de voir de façon répétée un S suivi d’un A dans plusieurs mots et de relier ce motif visuel à sa représentation phonologique du son sa, l’enfant apprend à lire l’unité graphologique SA. C’est pourquoi cette zone cérébrale des représentations phonologiques est si importante : dans la plupart des cas, les enfants dyslexiques ont un problème de conscience phonologique, et cette activation cérébrale trop faible en est le pendant organique. L’activité du gyrus frontal inférieur gauche est altérée chez les dyslexiques. Cette zone comporte l’aire de Broca, qui intervient lorsqu’on articule les mots ou qu’on les maintient en mémoire à court terme. Enfin, le gyrus fusiforme, dans l’aire occipito-temporale gauche, stocke les représentations orthographiques : il s’active lorsque l’enfant perçoit les mots écrits. Les pièces du puzzle s’assemblent. Les ectopies, ces petits agrégats de glie observés par A. Galaburda il y a 20 ans, réduiraient l’activation de certaines zones cérébrales : l’aire pariéto-temporale et le gyrus frontal inférieur gauches. En effet, elles sont réparties autour de la scissure de Sylvius gauche, qui © Cerveau & Psycho - N° 12 Ramus new 24/10/05 16:08 Page 77 traverse ces zones. L’hypothèse la plus plausible est que les ectopies entraînent un sous-développement de la substance grise avoisinante ; on a d’ailleurs observé des réductions du volume de la substance grise dans ces zones. L’imagerie de diffusion a également révélé que les zones réparties autour de la scissure de Sylvius sont moins connectées au reste du cerveau… Ainsi, des perturbations locales de la migration neuronale se traduiraient, d’une part, par des ectopies dans la couche superficielle du cortex, d’autre part, par une plus faible densité de substance grise, et enfin par une plus faible connectivité de la substance blanche. Quant aux conséquences cognitives de chacun de ces symptômes, elles restent spéculatives. En tout état de cause, si ce scénario est avéré, il reste une question : quelle est la cause de l’anomalie de la migration neuronale ? Nous allons le voir, l’hypothèse génétique est intéressante. Des rats dyslexiques n 1999, le neurologue Albert Galaburda réalise des ectopies chirurgicales chez des rats de laboratoire : il pratique des micro-incisions de la première couche du cortex, de sorte que des neurones migrent vers des zones où ils ne devraient pas s’engager, et des agrégats caractéristiques apparaissent. Il constate que, dans le cerveau des rats, une zone nommée corps genouillé médial gauche du thalamus comporte un nombre anormalement faible de magnocellules. Or, ces cellules servent habituellement à percevoir les sons de courte durée, par exemple à distinguer un d d’un t. Dans les sons da et ta, la différence auditive ne se manifeste que pendant 50 millisecondes : les magnocellules du thalamus perçoivent cette différence. Certains y voient la cause primaire des défauts de lecture des dyslexiques. Mais d’autres données obtenues chez l’animal suggèrent le contraire : les ectopies entraîneraient en premier lieu une baisse d’activité des zones corticales de la lecture ; les défauts dans le thalamus ne seraient qu’un effet secondaire de ces perturbations. E Une maladie génétique ? À partir de la seconde moitié des années 1980, plusieurs équipes de recherche ont étudié la composante génétique de la dyslexie. Par exemple, le psychologue John DeFries, de l’Université du Colorado, a étudié des jumeaux et a constaté que, lorsqu’un vrai jumeau (ayant exactement le même patrimoine génétique que son frère) est dyslexique, l’autre a 70 pour cent de risques de l’être aussi. Dans le cas de faux jumeaux, dont les patrimoines génétiques sont aussi semblables que ceux de deux frères ou sœurs, la probabilité n’est que de 45 pour cent. Voilà une preuve convaincante du fait que les gènes jouent un rôle dans la genèse de la dyslexie, peut-être en participant à l’apparition des ectopies. Des études précises ont conclu que la part génétique de la dyslexie se monte à 60 pour cent environ, les 40 pour cent restant étant dus à des facteurs environnementaux. Depuis trois ans, une quinzaine d’équipes de recherche ont identifié six régions chromosomiques qui semblent participer au développement de la dyslexie ; en 2003, le généticien finlandais Mikko Taipale et ses collègues de l’Université d’Helsinki ont identifié un gène, au sein de l’une de ces régions, dont le rôle semble important, au moins au sein de deux familles finlandaises présentant des cas de dyslexie. Il s’agit du gène DYX1C1, sur le chromosome 15. Ce gène remplit apparemment une fonction déterminante dans la migration des neurones vers les différentes couches du cortex chez le fœtus en développement. En effet, en transférant à des souris de laboratoire la version de ce gène présente chez les familles finlandaises de dyslexiques, A. Galaburda et ses collègues ont constaté que la migration neuronale ne se fait pas correctement dans le cortex de ces souris, et qu’on y observe même parfois des ectopies. Pour autant, malgré le rôle important accordé au gène DYX1C1, ses mutations ne s’observent que chez une partie des dyslexiques : d’autres gènes interviennent probablement dans d’autres cas, et il faut s’attendre à ce qu’une mosaïque de gènes de la dyslexie concoure à perturber la migration des neurones chez les dyslexiques. Peu à peu, la liste s’allonge : récemment, trois nouveaux gènes ont été découverts, lesquels participent aussi à la migration neuronale. © Cerveau & Psycho - N° 12 Pour cette raison, il est peu probable qu’on en arrive un jour à une stratégie de dépistage génétique de la dyslexie, et encore moins à de la thérapie génique. Le bénéfice que l’on peut attendre des recherches dans le domaine de la génétique et des neurosciences est, paradoxalement, d’ordre éducatif. Le jour où la notion d’une maladie neurodéveloppementale d’origine partiellement génétique sera acquise, on peut espérer un changement d’attitude dans le corps enseignant, le premier confronté à la dyslexie. Les premiers signes avant-coureurs pourraient être dépistés dès l’école maternelle. Troubles neurologiques et efforts pédagogiques Or, pour l’instant, beaucoup d’enseignants répugnent à parler de dyslexie lorsqu’un élève a des difficultés de lecture. Certains gestes simples seraient pourtant d’un grand secours pour sa rééducation : lorsqu’on dépiste un enfant qui a des difficultés de lecture, on pourrait l’envoyer chez un médecin ou un psychologue scolaire, afin que le problème soit le cas échéant identifié et traité (il faudrait pour cela que ces professionnels soient eux-mêmes bien informés sur la dyslexie). La première situation qui devrait alerter l’enseignant est celle des retards de langage oral, qui, souvent, annoncent des difficultés à venir pour le langage écrit. En l’absence de symptômes évidents à l’oral, il faut rester attentif à ce qui se passe en grande section de maternelle ; dans tous les cas, les parents aussi peuvent tester la conscience phonologique de leurs enfants par des jeux de rimes : l’enfant qui ne saurait pas distinguer l’intrus parmi les trois mots garçon, ballon et sandale, risque de présenter un déficit de conscience phonologique. Pour qu’un tel changement d’attitude soit possible, il faut que la dyslexie soit peu à peu considérée comme un trouble médical à part entière. Pour cette raison, la recherche de ses causes cérébrales et éventuellement génétiques doit être considérée comme un objectif profitable à tous, et non stigmatisée comme étant une « entreprise de médicalisation d’un problème pédagogique ». Connaître une pathologie est le premier pas vers sa prise en charge. ◆ Bibliographie Observatoire national de la lecture, Les troubles de l'apprentissage de la lecture, MENESR, 2005. Téléchargeable sur: http://www.inrp.fr/onl/re ssources/publi/troublesle cture_tot.htm C. BILLARD et M. TOUZIN, Kit de formation aux troubles spécifiques des apprentissages, Signes Éditions, 2004. L. SPRENGER-CHAROLLES et P. COLÉ, Lecture et dyslexie, Dunod, 2003. M. HABIB, Dyslexie : le cerveau singulier, Solal, 1997. Franck RAMUS est chargé de recherches au CNRS, Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique EHESS/ENS/CNRS à Paris, et associé à l'Institut des neurosciences cognitives de Londres (Institute of Cognitive Neuroscience, University College, London). 77