vie profes Vie professionnelle Combien de psychiatres en 2010 et pour faire quoi ? C. Alezrah* Jean de Kervasdoué écripeut-on refuser le progrès près avoir formé beaucoup de médecins en France, et cautionner une perte de vait il y a peu : “Il n’existe en France aucun débat sans doute trop et trop vite, l’instauration d’un nume- chance pour nos éventuels public sur la politique de rus clausus drastique et persistant risque d’entraîner une patients ? La psychiatrie, santé des personnes plus encore que les autres atteintes de maladies men- pénurie, particulièrement dans les hôpitaux. La question de spécialités médicales, tales. L’interprétation la la démographie médicale est complexe et multifactorielle. devrait mieux s’accomplus plausible de ce silence Elle conditionne le type d’organisation pour la psychiatrie moder du doute et de la est que les patients, leurs de demain. Après un mouvement de spécialisation et de conscience de ses limites familles et les professionqualification croissantes des équipes soignantes pendant que de certitudes. nels qui en ont la charge Le psychiatre français sont globalement satisfaits plus de trente ans s’engage une évolution vers une seg- moyen de secteur public de la politique française en mentation toujours plus grande des champs d’intervention. s’inquiète devant l’évolula matière. Les structures Certains psychiatres sont remplacés par des généralistes, tion de la démographie disponibles sont variées et une partie des infirmiers par des aides-soignants... Ce qui médicale. Les problèmes le plus souvent adaptées de démographie au sens aux besoins des personnes n’est pas sans risque de clivages, de réponses ponctuelles. large pèsent plus ou moins concernées. Par ailleurs, les Le psychiatre hospitalier de demain pourra-t-il encore être sur notre quotidien, selon moyens dont nous dispo- psychothérapeute et soigner les patients dans la durée, le lieu et le moment mais sons en France sont nette- alors que ses missions, comme les contraintes auxquelles il aussi en fonction de l’apment supérieurs à ceux que proche qui en est faite. On l’on trouve dans les autres est soumis, ne cessent de se multiplier ? connaît le questionnement pays développés.” (1) sur le financement des Dans le Livre vert, Claude Barthélémy retraites à partir d’une pyramide des âges pharmacologie, en neurologie, mais aussi nous disait : “Nous avons jugé trop longqui fait apparaître un vieillissement des en sciences sociales ne cessent de se dévetemps inutile de nous réinterroger sur notre populations assez généralisé en Europe. lopper, les modèles théoriques sur lesquels discipline, pourtant sa définition n’a jamais En France, cette question se posera aussi il a bâti sa pratique apparaissent chanceété aussi mal assurée. Qui peut prétendre, pour les médecins, sans doute plus que lants dans un champ où la complexité des en effet, résumer aujourd’hui en une forpour d’autres professions. Pour ce qui est déterminants s’ajoute à la complexité du mule holistique ce qu’est le soin des malade la démographie des psychiatres, la sujet. Doit-il céder au néopositivisme dies mentales et l’extension même du question pourrait sembler a priori paratriomphant nourri au fil des découvertes champ de la psychopathologie ?” (2) doxale : 60 millions d’habitants en France, génétiques ? Les derniers échos en provesoit 1 % de la population mondiale, envinance de l’APA évoquent un traitement de Le psychiatre français moyen est perplexe. ron 12 000 psychiatres, soit près de 10 % plus en plus précoce, non plus de la schiSi les techniques de soins se multiplient et se des psychiatres du monde, d’après les zophrénie mais à partir de prodromes, diversifient, si les connaissances en psychoinformations que me livrait Jean Garrabé voire de facteurs de risque personnels ou lors d’une rencontre récente à la Fédérafamiliaux. tion française de psychiatrie. Reviendrait-on au traitement de la schizoMais parler des psychiatres en termes de phrénie asymptomatique, de sinistre * Président de l’Association nationale nombre n’a pas de sens si l’on ne met pas mémoire dans certains pays totalitaires ? des psychiatres, présidents en parallèle la nature et les limites de leurs Où se trouve la limite entre intervention et vice-présidents de CME, interventions. On pourrait s’accorder à CH L.J. Grégory, Thuir. précoce et psychiatrisation abusive ? Mais A Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001 173 vie profes Vie professionnelle penser qu’il y a suffisamment de psychiatres en France, mais force est de constater qu’il en manque déjà dans les hôpitaux, et que l’avenir paraît particulièrement préoccupant à un moment où le champ de la psychiatrie ne cesse de s’étendre. Historiquement, le psychiatre a toujours été un thérapeute à part entière avec une dimension psychothérapique de fait. Pourra-t-il le demeurer dans l’avenir ou verra-t-il, bien malgré lui, glisser sa fonction vers un simple rôle de consultant ? Les questions essentielles demeurent : combien de psychiatres en France, combien de psychiatres publics demain, où et pour répondre à quelles missions ? Des causes profondes et anciennes aux difficultés actuelles L’idée d’une pléthore médicale et les grandes inégalités interrégionales sont très anciennes. F. Tonnelier (3), dans un rapport du CREDES, en 1992, rappelle que l’encombrement médical était déjà dénoncé en 1900. Il cite également un article paru dans le Concours médical, en octobre 1879, dont on pourrait méditer l’actualité : “Il existe dans notre pays près de 18 000 médecins ; ce nombre est évi- demment bien au-dessus de tous les besoins. De là, encombrement dans la profession et situation pénible de la plupart d’entre nous. La raison de cette conjoncture : le nombre de facultés va toujours croissant, après Lyon est venu Lille, puis Bordeaux, puis Toulouse. Chaque grande ville veut avoir la sienne. Marseille la réclame à grands cris, Nantes et Rouen font de même…” Il n’y a jamais eu de véritable lien entre une politique de santé clairement définie et une politique de formation médicale. Il n’y a jamais eu de réflexion durable sur le nombre de médecins à former pour parvenir à un équilibre du dispositif et le maintenir, contrairement à d’autres professions à vocation sanitaire ayant su s’appuyer sur un numerus clausus au long cours (vétérinaires, pharmaciens, chirurgiens dentistes). On a ainsi formé alternativement trop ou trop peu de médecins. La diminution du nombre d’étudiants en médecine, depuis les années 1980, a atteint des niveaux, tant pour le numerus clausus à la fin de PCEM 1 (3 850 en 2000), que pour le diplôme d’étude spéciale en psychiatrie, qui ne permettent pas le renouvellement des générations (tableaux I et II). Pendant longtemps, le fonctionnement des services hospitaliers s’est appuyé sur les internes, perçus comme une “main d’œuvre médicale à bon marché” plutôt que comme des étudiants en formation. La raréfaction des internes a été compensée, dans un premier temps, par la création du corps des assistants hospitaliers, dont il était prévisible, dès l’origine, qu’il ne serait pas suffisant (décret D 87-588 du 28.9.87 modifié par le D. 92-988 et le D. 94-377). La source de spécialistes se tarissant, nombre de postes d’assistant sont demeurés vacants, ce qui a entraîné le recours de plus en plus fréquent à des médecins étrangers (FFI, assistants associés, attachés associés). Non seulement cela n’a pas répondu au manque de médecins dans les hôpitaux, mais cela a placé les établissements dans une situation délicate au regard de la réglementation sur l’exercice de la médecine, puisque ces nouveaux praticiens, recrutés en nombre (plus de 7 500 médecins étrangers dans les hôpitaux), ne disposaient pas du droit de prescription. Cette situation a entraîné la création d’un nouveau statut de médecin à diplôme étranger, celui de praticien adjoint contractuel, disposant d’un véritable droit de prescription (décret D 95-569 du 6 mai 1995). À ce jour, la logique de répartition et la gestion dans le temps de ce nouveau corps apparaissent peu explicites. Tableau I. Numerus clausus en fin de 1re année des études médicales. 1976/77 1981/82 1986/87 1992/93 1993/94 1995/96 1998/99 1999/2000 2000/2001 8 725 6 409 4 460 3 500 3 570 3 576 3 700 3 850 4 100 Tableau II. Nombre d’étudiants admis en première année de DES en psychiatrie. 1987 1990 1993 1995 1996 1997 1998 1999 2000 380 280 225 210 210 200 176 176 176 Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001 174 sionnelle Vie professionnelle Démographie médicale Données générales La comparaison avec les autres pays européens montre que nous ne sommes pas, loin s’en faut, le pays le plus médicalisé, av e c u n e d e n s i t é d e 3 1 7 p o u r 100 000 habitants. L’Italie, l’Espagne, la Suisse et la Belgique ont proportionnellement plus de médecins. Au 31 décembre 1997, il y avait 189 802 médecins actifs en France, pour 29 148 médecins retraités (4). En dix ans, le nombre d’actifs a augmenté de 19 % et celui des retraités de 99 %. La profession médicale se féminise. S’il n’y a globalement que 36 % de femmes médecins, elles sont 49 % parmi les nouveaux inscrits au Conseil de l’Ordre. On constate un mouvement de surspécialisation qui a tendance à s’infléchir. De 1980 à 1995, le nombre de spécialistes a doublé, alors que celui des généralistes augmentait de 34 %. Le taux de généralistes, qui était de 62 % en 1980, passait à 53 % en 1995. Cependant, pour la première fois ces dernières années, on voit s’amorcer une régression de la spécialisation. Au cours de 1997, parmi les nouvelles inscriptions à l’Ordre, 54 % étaient des généralistes et 46 % des spécialistes. Le rapport Choussat note que la France est le seul grand pays européen où l’on rencontre une médecine spécialisée de ville. Il y a d’ailleurs plus de spécialistes libéraux que de spécialistes hospitaliers (5). Parmi les spécialistes, c’est en psychiatrie que les effectifs et la densité médicale sont les plus élevés. D’après la DREES, il y avait 19,9 psychiatres pour 100 000 habitants au 1er janvier 1999 en France métropolitaine (6). D’après le rapport Nicolas (7), le nombre de psychiatres est passé de 7 540 en 1987 à 9 707 en 1991 et à 11 511 au 1er janvier 1997, soit une progression de 53 % en 10 ans. Au 31 décembre 1997, le nombre de psy- chiatres incluant les neuropsychiatres était de 12 097. En termes de densité médicale, seule la Suisse, avec 24 psychiatres pour 100 000 habitants, a proportionnellement plus de psychiatres que la France. La comparaison avec les autres pays développés (Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis, Belgique…) montre des différences qui n’ont de sens que corrélées au mode d’organisation des soins et à la qualité du service rendu au patient en termes d’eff icacité, d’accessibilité, de rapidité d’intervention. D’après J. Gottely (8), la proportion de psychiatres d’exercice libéral est de 55 %. Cependant, les nouveaux diplômés sont de moins en moins attirés par les carrières publiques. Actuellement, deux tiers d’entre eux choisissent un exercice libéral (7). Par ailleurs, la densité de psychiatres est très variable d’une région à l’autre (voire d’un département ou d’une ville à l’autre) : 27,8 pour 100 000 habitants en Île-deFrance, 8,6 en Champagne/Ardennes et inférieure à 6 dans la plupart des DOM. Ces variations géodémographiques sont particulièrement sensibles en psychiatrie publique en raison de différents critères (9) (services en CHG, services isolés, fortes contraintes en matière de gardes). D’après le SESI, la psychiatrie est l’une des premières spécialités dont le nombre de praticiens diminuera dès 2001 (8). Il est très difficile de déterminer les besoins en matière de santé et tout particulièrement en psychiatrie. Un essai de modélisation (10, 11), se fonde sur des estimations de temps de psychiatre nécessaire à une population présentant des affections psychiatriques à partir de plusieurs hypothèses en fonction du stade de la maladie (stabilisation, poussée aiguë, nouveau malade) et du type de soins requis. Mais l’existence de nombreuses variables, notamment celle du temps de soins directs du psychiatre, variant de 20, 30 à 40 heures hebdomadaires, conduit à une évaluation du nombre de psychiatres variant de 1,1 à 130 pour 100 000 habitants ! 175 Les relations entre besoin de santé, demande de soins et offre de soins s’avèrent complexes. Les besoins en matière de santé ne sont-ils pas, par nature, infinis dès lors qu’il ne s’agit pas uniquement de traiter les maladies ? La régulation de la démographie médicale est un des instruments de contrôle de l’offre de soins. Cette régulation, si elle peut se justifier sur le plan économique, relève par trop d’une simple projection de modèles de fonctionnement passés, sans véritable dimension prospective intégrant les conséquences prévisibles des progrès médicaux, mais aussi les nouveaux besoins avec de nouvelles pathologies, le vieillissement de la population ou les nouvelles attentes en matière de santé mentale. Sur le fond, il est essentiel de rappeler qu’une limitation de l’offre de soins (démographie médicale, nombre de lits, nombre de structures sanitaires) ne peut faire office, à elle seule, de politique de santé. Les économistes nous apprennent d’ailleurs que la santé d’une population dépend beaucoup plus de facteurs non médicaux (environnement, hygiène, éducation) que du dispositif de soins. La situation de la psychiatrie publique Sur un plan général, la position du médecin hospitalier devient de plus en plus difficile à soutenir. Rappelons l’analyse du Conseil national de l’Ordre : “La charge croissante des tâches administratives non productives affectées aux médecins hospitaliers, la restriction progressive de leur responsabilité médicale à travers le conditionnement des moyens, le partage des responsabilités dans les soins éloignent progressivement ces médecins de leur responsabilité d’autrefois. Leur responsabilisation présente devient vaine et leur démobilisation inquiétante. La participation sans pouvoir de décision se révèle inutile…”(12) vie profes Vie professionnelle Les établissements hospitaliers ont longtemps fait assurer une grande part des tâches médicales quotidiennes (gardes, tenue des dossiers, observations médicales, etc.) par les internes et les étudiants. La conjonction de la réforme de l’internat et de la disparition des CES a conduit à une diminution très importante du nombre de psychiatres en formation dans les hôpitaux. Jusqu’en 1990, les promotions de psychiatres tournaient autour de 500 par an, avec un pic à 1 212 diplômés en 1991 (dernière année du CES), puis une chute brutale à 257 en 1992. Ce mouvement se poursuit, compte tenu des dernières promotions de DES. La baisse du nombre des internes soulève plusieurs questions de différentes natures. Qualitativement ◆ La présence d’internes dans une équipe médicale joue comme un facteur dynamisant de remise en cause, de questionnement renouvelé par l’apport d’un regard extérieur et neuf. De plus en plus d’équipes médicales risquent de fonctionner “en vase clos”, et ce d’autant plus que les mouvements de praticiens hospitaliers tendent à se raréfier depuis le statut du 24 février 1984 et les nouvelles modalités de recrutement des chefs de service. ◆ Alors que le poids des gardes augmente, avec la mise en œuvre des SAU, qui se superposent aux gardes et astreintes traditionnelles, le nombre des médecins (internes, assistants) qui les assumaient vient à diminuer dans des proportions qui obligent à réaménager totalement des dispositifs de gardes en les étendant à un corps de praticiens hospitaliers vieillissant. Ces contraintes supplémentaires, perçues comme un accroissement de la pénibilité des fonctions hospitalières, restreignent encore l’attractivité d’un service public au moment où le déséquilibre entre la médecine hospitalière et la médecine libérale n’a jamais été aussi important. Compte tenu des promotions de psychiatres formés en grand nombre dans les années 1970, vers 2010, moins d’un psychiatre sur trois pourra être remplacé. Cela impose d’ores et déjà de réfléchir à des aménagements du dispositif hospitalier, mais plus largement au type de réponses apportées par les psychiatres dans les systèmes de soins public et privé. La diversité de l’encadrement médical dans les services de psychiatrie a tendance à se limiter. Les équipes médicales sont formées en majorité de praticiens hospitaliers dont la pyramide des âges est dissymétrique avec un corps vieillissant (13, 14, 15). Cela pose directement la question de la composition des équipes médicales en psychiatrie, déjà à moyen terme. À compter de 2005, on peut estimer à une soixantaine par an le nombre de départs à la retraite chez les praticiens hospitaliers en psychiatrie. De 2011 à 2020, ce nombre devrait dépasser 170 départs chaque année. Les flux de formation actuels ne pourront pas les compenser. Rappelons qu’il faut en moyenne 8 ans pour former un médecin généraliste et de 12 à 15 ans pour un praticien hospitalier. Les étudiants en 1re année de médecine en 2000 seront au mieux les praticiens hospitaliers de 2012 ! Ce décalage ne pourra qu’accroître le déficit actuel de médecins hospitaliers. Une autre variable, dont l’impact est difficile à apprécier mais qui sera non négligeable, concerne les perspectives de réduction du temps de travail et d’augmentation de la formation médicale continue dans la fonction publique. Comment fonctionneront les hôpitaux avec un nombre réduit de médecins travaillant moins, se formant plus et consacrant moins de temps à l’exercice clinique du fait des nouvelles missions comme l’évaluation et l’accréditation ? Quantitativement Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001 176 Quelle psychiatrie demain ? La question récurrente en psychiatrie a longtemps été celle du manque de moyens. Demain, le principal problème ne sera plus le financement des postes mais la possibilité de les pourvoir. La diminution du nombre de médecins hospitaliers aboutira à une modification des pratiques et de l’organisation du système sanitaire, ce qui implique une réflexion en profondeur. La réponse aux besoins en santé mentale à l’avenir ne peut se situer que dans le cadre d’une politique générale intégrant la formation des médecins sur le plan quantitatif mais aussi qualitatif (la sensibilisation à la psychiatrie est quasi inexistante durant le cursus des étudiants en médecine). Cela passe surtout par une réorganisation de l’ensemble du dispositif sanitaire sur des objectifs de santé publique clairement définis, acceptés par la population et les professionnels. Il est temps de se doter d’instruments de régulation géographique de la démographie médicale. Comment impliquer davantage les psychiatres libéraux dans des missions de service public ? Comment faire assurer plus de suivis ambulatoires par les médecins généralistes ? Quelle place pour les psychothérapies, avec quels intervenants ? (16) On s’inquiète de plus en plus, à juste titre, de soulager la douleur en facilitant le recours aux antalgiques majeurs. La souffrance psychologique est d’un autre ordre ; elle nécessite du temps relationnel, du temps pour faire lien, de plus en plus à mesure que le nombre d’intervenants différents augmente, mais aussi de la compétence et une formation spécifique. Or, le temps de soins, directement au contact du patient, commence à faire dramatiquement défaut. D’une manière quelque peu abrupte, mais qui permet toutefois de poser des questions de fond, Éric Griez évoque sionnelle Vie professionnelle trois modèles évolutifs pour la psychiatrie (17) : – le premier, qu’il qualifie d’“immobilisme”, renvoie à une identité du psychiatre qui reste floue, tout à la fois de médecin généraliste, pharmacologue, psychothérapeute, travailleur social, voire même, dit-il, de philosophe ! Dans ce scénario, l’évolution des disciplines spécifiques aidant, psychologues, travailleurs sociaux, gériatres, internistes ou neurologues prétendront exercer avec plus de compétence des fonctions exercées jusqu’alors par les psychiatres ; – le deuxième modèle, selon lui, permet de retrouver nos racines médicales. La profession recentre son rôle sur une mission de diagnostic et de traitements médicaux pour les troubles anxiodépressifs, les psychoses et la pathologie psycho-organique. La formation des psychiatres adoptera un profil axé sur les neurosciences. La recherche serait biologique, avec un souci systématique d’évaluation des interactions ; – le troisième scénario, qualifié d’“absence”, reviendrait à laisser à d’autres le choix de notre type d’exercice et de notre champ d’intervention. Les pouvoirs publics font alors de la psychiatrie une police médicale. Des mesures légales toujours plus contraignantes déprécient nos missions envers les sujets déviants ou jugés comme tels par la communauté. Les personnes confiées aux psychiatres sont les toxicomanes, les psychotiques dérangeants, les sujets agressifs… Ces perspectives d’évolution me paraissent toutefois par trop réductrices et dichotomiques. Certes, il est essentiel d’affirmer notre fonction médicale. Ne serait-ce que pour percevoir l’autre dans sa dimension globale, non comme pur esprit mais avec un corps qui, lui aussi, souffre. La psychiatrie est une spécialité de paradoxe, prompte à condamner la vision “réductrice” des somaticiens, négligeant trop souvent la dimension humaine ou psychologique du sujet pour se recentrer sur l’organe. Mais combien de psychiatres rechignent encore à s’intéresser aux pathologies physiques associées, adoptant ainsi un profil en miroir de celui qu’ils dénoncent ? Plus largement, je partage l’analyse de José Guimon (18) sur le risque de suridentification des psychiatres à un modèle unique, qu’il soit biologique, psychologique ou sociologique, là où l’ouverture à d’autres champs de réflexion et de pratique devrait être essentielle. Jean Maisondieu nous rappelle fort opportunément que “l’homme n’est pas seulement un être de langage ni uniquement un être neuronal, il n’est pas le produit de son histoire, et les origines de ses passions ne sont pas que biologiques. Il est constitué d’un peu tout cela, mais il est plus que cela… Il est aussi celui qui organise cet ensemble, y réagit et le dirige : il est une personne, il est quelqu’un…” (19). La dimension économique, historiquement négligée par les médecins, pèsera demain chaque jour davantage à un moment où, paradoxalement, les techniques de soins deviendront de plus en plus efficaces… et coûteuses. Devra-t-on abandonner les traitements dont le coût dépassera de façon excessive les bénéfices attendus ? Mais qui fera ce choix ? L’orientation vers un système de soins gérés conduirait inéluctablement à infléchir les modèles thérapeutiques pour des raisons financières, limitant de plus en plus l’autonomie du prescripteur. L’introduction du PMSI en psychiatrie devrait amener à un système de capitation permettant d’allouer un budget global pour des pathologies déterminées, encadrant de fait les ressources et faisant dorénavant peser les facteurs de risque non sur le financeur mais sur le prestataire en l’obligeant à adapter ses réponses thérapeutiques. Les grandes promotions de psychiatres formés dans les années 1970 prendront 177 leur retraite à partir de 2010. Imaginons l’un d’entre eux placé en hibernation au sortir de son internat, spécimen d’une autre époque, en quelque sorte, et réveillons-le en 2010. Que constaterait-il dans son nouvel environnement quotidien ? Les services de 200 lits, occupés à l’année pour plus de 80 % de leur capacité par les mêmes malades sur qui reposaient une partie des tâches hôtelières, moyennant un pécule à la signification ambiguë, ont disparu, remplacés par des unités d’une vingtaine de lits à rotation rapide, trop rapide souvent… Ces unités sont complétées par des pavillons intersectoriels spécialisés, certains réservés aux anxieux, d’autres aux jeunes adultes, aux adolescents, à la géronto-psychiatrie, aux conduites addictives. Les durées de séjour, les passages d’une structure à l’autre, les traitements sont strictement codifiés par des protocoles. Les médecins chefs, autrefois tout-puissants, n’émettent plus d’avis ni sur la constitution des équipes de soins, ni sur l’exercice quotidien des professions paramédicales, dont le rôle propre couvre une partie chaque jour plus importante des réponses apportées en institution – ces réponses devant être standardisées et correspondre à des procédures écrites régulièrement réévaluées dans le cadre de l’accréditation… Notre psychiatricus hibernatus passerait donc ainsi d’un extrême à l’autre, d’une psychiatrie improvisatrice, relevant souvent de l’alchimie, arrimée à de fausses certitudes psychologiques, à une “vraie psychiatrie” scientifique centrée sur les attentes d’un client patient. Mais, dans ce nouveau type de relations, que privilégier ? La réponse à la souffrance de l’autre pour la soulager ? L’absence d’engagement de sa propre responsabilité en appliquant les protocoles, mais uniquement les protocoles, quitte à laisser l’autre avec ses problèmes, coupable de ne pas réagir dans la moyenne statistique ? Cette médecine ultra-codifiée à l’anglo- vie profes Vie professionnelle saxonne risque d’importer, au-delà des méthodes rigoureuses qui nous font parfois défaut, les effets délétères d’une psychiatrie américaine qui ne peut représenter un modèle, si l’on en juge par le constat fait outre-Atlantique. Dans un rapport publié en 1999, le docteur David Satcher, ministre de la Santé aux États-Unis, dresse un état des lieux inquiétant : un Américain sur cinq souffre de troubles mentaux, et la moitié de ceux qui ont une maladie mentale ne cherchent pas à se faire soigner. Il est courant que ces personnes finissent comme sans abri ou commettent des actes criminels. “Dans une certaine mesure, nous sommes en train de jeter les problèmes liés à la santé mentale dans les rues américaines... nous les jetons aussi en prison…”(20) La psychiatrie européenne, et plus particulièrement française, si elle n’est pas en avance dans le domaine des neurosciences, repose sur une expérience clinique et un savoir-faire en matière de réponse institutionnelle et d’accompagnement dans le soin sur un mode diachronique et synchronique, expérience à préserver, à développer comme une richesse irremplaçable. C’est Nancy C. Andreasen, rédactrice en chef de l’American Journal of Psychiatry, qui écrivait l’an dernier : “Un jour, au XXIe siècle, lorsque le génome et le cerveau humain auront été complètement cartographiés, peut-être sera-t-il nécessaire de mettre en place un plan Marshall inversé pour que les Européens sauvent la science américaine en lui permettant de comprendre réellement qui est schizophrène, ou même ce qu’est la schizophrénie…”(21) À un moment où la liberté du patient est plus que jamais mise en avant, où il est de bon ton de dénier à la psychiatrie, comme aux malades mentaux, toute spécificité, rappelons l’importance de disposer d’un libre arbitre pour faire valoir cette liberté : dans Le traité des hallucinations, en 1973, H. Ey nous disait : “La maladie mentale Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001 ne constitue pas une création, elle ne rapporte pas la positivité de sa force propre (comme le font l’effort créateur ou le génie) aux possibilités de l’homme. Elle n’est pas une plus-value pour être au contraire une désorganisation qui ‘libère’ seulement les instances inférieures impliquées et subordonnées. Car cette ‘libération’ des couches primitives de l’être (inconscient, pulsions) est le contraire d’un progrès vers la liberté pour être l’aliénation même de l’homme rendu esclave des choses, des autres, de cet ‘autre’ qu’il est au fond de lui-même et dont il ne peut se libérer que dans et par le dynamisme de son être conscient…”(22) 8. Gottely J, Vilain A. Les médecins de demain. Économies et statistiques 1994 ; 274 : 4. 9. Association des établissements gérant des secteurs de santé mentale. Rapport sur la pénurie de psychiatres praticiens hospitaliers, 1997. 10. Faulfner L. Estimating psychiatric manpower requirement based on patients needs. Psychiatric services 1996 ; 48. 11. Union professionnelle des médecins exerçant à titre libéral, Rhône-Alpes. Expertise de la littérature internationale sur les besoins en démographie médicale. Éval 1994. 12. Plate-forme de propositions de l’Ordre national des médecins pour la préservation et l’amélioration du système de soins français. Conseil de l’Ordre des médecins, octobre 1999. 13. Alezrah C. Les psychiatres des hôpitaux aujourd’hui et demain. L’information psychiatrique 1992 ; 8. Références 1. De Kervasdoué J. La psychiatrie : spécialité de référence ou en voie de disparition ? Halopsy 2000 ; 23. 2. Association nationale des psychiatres présidents et vice-présidents de CME. De la psychiatrie. Ed Nantes, Les bulletins d’Information Spécialisés, 1994. 3. Tonnelier F. Les inégalités géographiques et la santé : évolution depuis le XIXe siècle en France. CREDES, avril 1992. 4. Rapport de l’Ordre national des médecins. La démographie médicale Situation au 31 décembre 1997. française. 5. Choussat J. Rapport sur la démographie médicale à la demande du ministère de la Santé, 1996. 6. DREES. Collection études et statistiques. er Les médecins par département au 1 janvier 1999. Août 1999, n°5. 7. Nicolas G, Duret M. Rapport sur l’adéquation entre les besoins hospitaliers et les effectifs en anesthésie-réanimation, gynécologie-obstétrique, psychiatrie et radiologie : février 1998. 178 14. Alezrah C. Note relative à la démographie médicale dans les services de psychiatrie. Conférence nationale des présidents de CME de CHS, mai 1996. 15. Alezrah C. Réflexion sur la démographie médicale en psychiatrie. Conférence nationale des présidents de CME de CHS, février 2000. 16. Tignol J. Le futur proche de la psychiatrie. Act Méd Int Psychiatrie 1998 ; 208(15). 17. Griez E. L’évidence scientifique remetelle la psychiatrie en question ? Halopsy 2000 ; 23. 18. Guimon J. La profession de psychiatre. Paris : Masson, 1998. 19. Maisondieu J. L’idole et l’abject. Paris : Bayard, 1995. 20. Satcher D. Rapport sur la santé mentale aux États-Unis. Extraits du Quotidien du Médecin du 15 décembre 1999. 21. Andreasen N. Pas de recherche sans les cliniciens. Forum Pharma Santé. 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