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vie profes
Vie professionnelle
Combien de psychiatres en 2010
et pour faire quoi ?
C. Alezrah*
Jean de Kervasdoué écripeut-on refuser le progrès
près avoir formé beaucoup de médecins en France, et cautionner une perte de
vait il y a peu : “Il n’existe
en France aucun débat
sans doute trop et trop vite, l’instauration d’un nume- chance pour nos éventuels
public sur la politique de rus clausus drastique et persistant risque d’entraîner une patients ? La psychiatrie,
santé des personnes
plus encore que les autres
atteintes de maladies men- pénurie, particulièrement dans les hôpitaux. La question de spécialités médicales,
tales. L’interprétation la la démographie médicale est complexe et multifactorielle. devrait mieux s’accomplus plausible de ce silence Elle conditionne le type d’organisation pour la psychiatrie moder du doute et de la
est que les patients, leurs de demain. Après un mouvement de spécialisation et de conscience de ses limites
familles et les professionqualification croissantes des équipes soignantes pendant que de certitudes.
nels qui en ont la charge
Le psychiatre français
sont globalement satisfaits plus de trente ans s’engage une évolution vers une seg- moyen de secteur public
de la politique française en mentation toujours plus grande des champs d’intervention. s’inquiète devant l’évolula matière. Les structures Certains psychiatres sont remplacés par des généralistes, tion de la démographie
disponibles sont variées et une partie des infirmiers par des aides-soignants... Ce qui médicale. Les problèmes
le plus souvent adaptées
de démographie au sens
aux besoins des personnes n’est pas sans risque de clivages, de réponses ponctuelles. large pèsent plus ou moins
concernées. Par ailleurs, les Le psychiatre hospitalier de demain pourra-t-il encore être sur notre quotidien, selon
moyens dont nous dispo- psychothérapeute et soigner les patients dans la durée, le lieu et le moment mais
sons en France sont nette- alors que ses missions, comme les contraintes auxquelles il aussi en fonction de l’apment supérieurs à ceux que
proche qui en est faite. On
l’on trouve dans les autres est soumis, ne cessent de se multiplier ?
connaît le questionnement
pays développés.” (1)
sur le financement des
Dans le Livre vert, Claude Barthélémy
retraites à partir d’une pyramide des âges
pharmacologie, en neurologie, mais aussi
nous disait : “Nous avons jugé trop longqui fait apparaître un vieillissement des
en sciences sociales ne cessent de se dévetemps inutile de nous réinterroger sur notre
populations assez généralisé en Europe.
lopper, les modèles théoriques sur lesquels
discipline, pourtant sa définition n’a jamais
En France, cette question se posera aussi
il a bâti sa pratique apparaissent chanceété aussi mal assurée. Qui peut prétendre,
pour les médecins, sans doute plus que
lants dans un champ où la complexité des
en effet, résumer aujourd’hui en une forpour d’autres professions. Pour ce qui est
déterminants s’ajoute à la complexité du
mule holistique ce qu’est le soin des malade la démographie des psychiatres, la
sujet. Doit-il céder au néopositivisme
dies mentales et l’extension même du
question pourrait sembler a priori paratriomphant nourri au fil des découvertes
champ de la psychopathologie ?” (2)
doxale : 60 millions d’habitants en France,
génétiques ? Les derniers échos en provesoit 1 % de la population mondiale, envinance
de
l’APA
évoquent
un
traitement
de
Le psychiatre français moyen est perplexe.
ron 12 000 psychiatres, soit près de 10 %
plus
en
plus
précoce,
non
plus
de
la
schiSi les techniques de soins se multiplient et se
des psychiatres du monde, d’après les
zophrénie mais à partir de prodromes,
diversifient, si les connaissances en psychoinformations que me livrait Jean Garrabé
voire de facteurs de risque personnels ou
lors d’une rencontre récente à la Fédérafamiliaux.
tion française de psychiatrie.
Reviendrait-on au traitement de la schizoMais parler des psychiatres en termes de
phrénie
asymptomatique,
de
sinistre
* Président de l’Association nationale
nombre n’a pas de sens si l’on ne met pas
mémoire dans certains pays totalitaires ?
des psychiatres, présidents
en parallèle la nature et les limites de leurs
Où se trouve la limite entre intervention
et vice-présidents de CME,
interventions. On pourrait s’accorder à
CH L.J. Grégory, Thuir.
précoce et psychiatrisation abusive ? Mais
A
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001
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Vie professionnelle
penser qu’il y a suffisamment de psychiatres en France, mais force est de
constater qu’il en manque déjà dans les
hôpitaux, et que l’avenir paraît particulièrement préoccupant à un moment où le
champ de la psychiatrie ne cesse de
s’étendre. Historiquement, le psychiatre a
toujours été un thérapeute à part entière
avec une dimension psychothérapique de
fait. Pourra-t-il le demeurer dans l’avenir
ou verra-t-il, bien malgré lui, glisser sa
fonction vers un simple rôle de consultant ? Les questions essentielles demeurent : combien de psychiatres en France,
combien de psychiatres publics demain,
où et pour répondre à quelles missions ?
Des causes profondes
et anciennes aux difficultés
actuelles
L’idée d’une pléthore médicale et les
grandes inégalités interrégionales sont très
anciennes. F. Tonnelier (3), dans un rapport du CREDES, en 1992, rappelle que
l’encombrement médical était déjà
dénoncé en 1900. Il cite également un
article paru dans le Concours médical, en
octobre 1879, dont on pourrait méditer
l’actualité : “Il existe dans notre pays près
de 18 000 médecins ; ce nombre est évi-
demment bien au-dessus de tous les
besoins. De là, encombrement dans la profession et situation pénible de la plupart
d’entre nous. La raison de cette conjoncture : le nombre de facultés va toujours
croissant, après Lyon est venu Lille, puis
Bordeaux, puis Toulouse. Chaque grande
ville veut avoir la sienne. Marseille la
réclame à grands cris, Nantes et Rouen
font de même…”
Il n’y a jamais eu de véritable lien entre
une politique de santé clairement définie
et une politique de formation médicale. Il
n’y a jamais eu de réflexion durable sur le
nombre de médecins à former pour parvenir à un équilibre du dispositif et le
maintenir, contrairement à d’autres professions à vocation sanitaire ayant su s’appuyer sur un numerus clausus au long
cours (vétérinaires, pharmaciens, chirurgiens dentistes). On a ainsi formé alternativement trop ou trop peu de médecins.
La diminution du nombre d’étudiants en
médecine, depuis les années 1980, a atteint
des niveaux, tant pour le numerus clausus
à la fin de PCEM 1 (3 850 en 2000), que
pour le diplôme d’étude spéciale en psychiatrie, qui ne permettent pas le renouvellement des générations (tableaux I et II).
Pendant longtemps, le fonctionnement des
services hospitaliers s’est appuyé sur les
internes, perçus comme une “main
d’œuvre médicale à bon marché” plutôt
que comme des étudiants en formation.
La raréfaction des internes a été compensée, dans un premier temps, par la création du corps des assistants hospitaliers,
dont il était prévisible, dès l’origine, qu’il
ne serait pas suffisant (décret D 87-588 du
28.9.87 modifié par le D. 92-988 et le
D. 94-377).
La source de spécialistes se tarissant,
nombre de postes d’assistant sont
demeurés vacants, ce qui a entraîné le
recours de plus en plus fréquent à des
médecins étrangers (FFI, assistants associés, attachés associés). Non seulement
cela n’a pas répondu au manque de médecins dans les hôpitaux, mais cela a placé
les établissements dans une situation délicate au regard de la réglementation sur
l’exercice de la médecine, puisque ces
nouveaux praticiens, recrutés en nombre
(plus de 7 500 médecins étrangers dans les
hôpitaux), ne disposaient pas du droit de
prescription.
Cette situation a entraîné la création d’un
nouveau statut de médecin à diplôme
étranger, celui de praticien adjoint contractuel, disposant d’un véritable droit de prescription (décret D 95-569 du 6 mai 1995).
À ce jour, la logique de répartition et la
gestion dans le temps de ce nouveau corps
apparaissent peu explicites.
Tableau I. Numerus clausus en fin de 1re année des études médicales.
1976/77
1981/82
1986/87
1992/93
1993/94
1995/96
1998/99
1999/2000
2000/2001
8 725
6 409
4 460
3 500
3 570
3 576
3 700
3 850
4 100
Tableau II. Nombre d’étudiants admis en première année de DES en psychiatrie.
1987
1990
1993
1995
1996
1997
1998
1999
2000
380
280
225
210
210
200
176
176
176
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001
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sionnelle
Vie professionnelle
Démographie médicale
Données générales
La comparaison avec les autres pays
européens montre que nous ne sommes pas,
loin s’en faut, le pays le plus médicalisé,
av e c u n e d e n s i t é d e 3 1 7 p o u r
100 000 habitants. L’Italie, l’Espagne, la
Suisse et la Belgique ont proportionnellement plus de médecins.
Au 31 décembre 1997, il y avait
189 802 médecins actifs en France, pour
29 148 médecins retraités (4). En dix ans,
le nombre d’actifs a augmenté de 19 % et
celui des retraités de 99 %.
La profession médicale se féminise. S’il
n’y a globalement que 36 % de femmes
médecins, elles sont 49 % parmi les nouveaux inscrits au Conseil de l’Ordre.
On constate un mouvement de surspécialisation qui a tendance à s’infléchir. De
1980 à 1995, le nombre de spécialistes a
doublé, alors que celui des généralistes
augmentait de 34 %. Le taux de généralistes, qui était de 62 % en 1980, passait à
53 % en 1995. Cependant, pour la première fois ces dernières années, on voit
s’amorcer une régression de la spécialisation. Au cours de 1997, parmi les nouvelles inscriptions à l’Ordre, 54 % étaient
des généralistes et 46 % des spécialistes.
Le rapport Choussat note que la France est
le seul grand pays européen où l’on rencontre une médecine spécialisée de ville.
Il y a d’ailleurs plus de spécialistes libéraux que de spécialistes hospitaliers (5).
Parmi les spécialistes, c’est en psychiatrie
que les effectifs et la densité médicale sont
les plus élevés. D’après la DREES, il y
avait 19,9 psychiatres pour 100 000 habitants au 1er janvier 1999 en France métropolitaine (6). D’après le rapport Nicolas
(7), le nombre de psychiatres est passé de
7 540 en 1987 à 9 707 en 1991 et à
11 511 au 1er janvier 1997, soit une progression de 53 % en 10 ans.
Au 31 décembre 1997, le nombre de psy-
chiatres incluant les neuropsychiatres était
de 12 097. En termes de densité médicale,
seule la Suisse, avec 24 psychiatres pour
100 000 habitants, a proportionnellement
plus de psychiatres que la France. La comparaison avec les autres pays développés
(Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis,
Belgique…) montre des différences qui
n’ont de sens que corrélées au mode
d’organisation des soins et à la qualité du
service rendu au patient en termes d’eff icacité, d’accessibilité, de rapidité
d’intervention.
D’après J. Gottely (8), la proportion de psychiatres d’exercice libéral est de 55 %.
Cependant, les nouveaux diplômés sont de
moins en moins attirés par les carrières
publiques. Actuellement, deux tiers d’entre
eux choisissent un exercice libéral (7). Par
ailleurs, la densité de psychiatres est très
variable d’une région à l’autre (voire d’un
département ou d’une ville à l’autre) :
27,8 pour 100 000 habitants en Île-deFrance, 8,6 en Champagne/Ardennes et
inférieure à 6 dans la plupart des DOM.
Ces variations géodémographiques sont
particulièrement sensibles en psychiatrie
publique en raison de différents critères (9)
(services en CHG, services isolés, fortes
contraintes en matière de gardes).
D’après le SESI, la psychiatrie est l’une
des premières spécialités dont le nombre
de praticiens diminuera dès 2001 (8). Il est
très difficile de déterminer les besoins en
matière de santé et tout particulièrement
en psychiatrie. Un essai de modélisation
(10, 11), se fonde sur des estimations de
temps de psychiatre nécessaire à une
population présentant des affections psychiatriques à partir de plusieurs hypothèses en fonction du stade de la maladie
(stabilisation, poussée aiguë, nouveau
malade) et du type de soins requis. Mais
l’existence de nombreuses variables,
notamment celle du temps de soins directs
du psychiatre, variant de 20, 30 à 40 heures
hebdomadaires, conduit à une évaluation
du nombre de psychiatres variant de 1,1 à
130 pour 100 000 habitants !
175
Les relations entre besoin de santé,
demande de soins et offre de soins s’avèrent complexes. Les besoins en matière de
santé ne sont-ils pas, par nature, infinis dès
lors qu’il ne s’agit pas uniquement de traiter les maladies ? La régulation de la
démographie médicale est un des instruments de contrôle de l’offre de soins. Cette
régulation, si elle peut se justifier sur le
plan économique, relève par trop d’une
simple projection de modèles de fonctionnement passés, sans véritable dimension prospective intégrant les conséquences prévisibles des progrès médicaux,
mais aussi les nouveaux besoins avec de
nouvelles pathologies, le vieillissement de
la population ou les nouvelles attentes en
matière de santé mentale.
Sur le fond, il est essentiel de rappeler
qu’une limitation de l’offre de soins
(démographie médicale, nombre de lits,
nombre de structures sanitaires) ne peut
faire office, à elle seule, de politique de
santé. Les économistes nous apprennent
d’ailleurs que la santé d’une population
dépend beaucoup plus de facteurs non
médicaux (environnement, hygiène, éducation) que du dispositif de soins.
La situation de la psychiatrie
publique
Sur un plan général, la position du médecin hospitalier devient de plus en plus difficile à soutenir. Rappelons l’analyse du
Conseil national de l’Ordre : “La charge
croissante des tâches administratives non
productives affectées aux médecins hospitaliers, la restriction progressive de leur
responsabilité médicale à travers le conditionnement des moyens, le partage des responsabilités dans les soins éloignent progressivement ces médecins de leur
responsabilité d’autrefois. Leur responsabilisation présente devient vaine et leur
démobilisation inquiétante. La participation sans pouvoir de décision se révèle
inutile…”(12)
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Vie professionnelle
Les établissements hospitaliers ont longtemps fait assurer une grande part des
tâches médicales quotidiennes (gardes,
tenue des dossiers, observations médicales, etc.) par les internes et les étudiants.
La conjonction de la réforme de l’internat et de la disparition des CES a conduit
à une diminution très importante du
nombre de psychiatres en formation dans
les hôpitaux. Jusqu’en 1990, les promotions de psychiatres tournaient autour de
500 par an, avec un pic à 1 212 diplômés
en 1991 (dernière année du CES), puis
une chute brutale à 257 en 1992. Ce mouvement se poursuit, compte tenu des dernières promotions de DES. La baisse du
nombre des internes soulève plusieurs
questions de différentes natures.
Qualitativement
◆ La présence d’internes dans une équipe
médicale joue comme un facteur dynamisant de remise en cause, de questionnement renouvelé par l’apport d’un regard
extérieur et neuf. De plus en plus d’équipes médicales risquent de fonctionner
“en vase clos”, et ce d’autant plus que les
mouvements de praticiens hospitaliers
tendent à se raréfier depuis le statut du 24
février 1984 et les nouvelles modalités de
recrutement des chefs de service.
◆ Alors que le poids des gardes augmente,
avec la mise en œuvre des SAU, qui se
superposent aux gardes et astreintes traditionnelles, le nombre des médecins
(internes, assistants) qui les assumaient
vient à diminuer dans des proportions qui
obligent à réaménager totalement des dispositifs de gardes en les étendant à un
corps de praticiens hospitaliers vieillissant. Ces contraintes supplémentaires,
perçues comme un accroissement de la
pénibilité des fonctions hospitalières,
restreignent encore l’attractivité d’un service public au moment où le déséquilibre
entre la médecine hospitalière et la médecine libérale n’a jamais été aussi important.
Compte tenu des promotions de psychiatres formés en grand nombre dans
les années 1970, vers 2010, moins d’un
psychiatre sur trois pourra être remplacé.
Cela impose d’ores et déjà de réfléchir à
des aménagements du dispositif hospitalier, mais plus largement au type de
réponses apportées par les psychiatres
dans les systèmes de soins public et
privé.
La diversité de l’encadrement médical
dans les services de psychiatrie a tendance à se limiter. Les équipes médicales
sont formées en majorité de praticiens
hospitaliers dont la pyramide des âges est
dissymétrique avec un corps vieillissant
(13, 14, 15). Cela pose directement la
question de la composition des équipes
médicales en psychiatrie, déjà à moyen
terme. À compter de 2005, on peut estimer à une soixantaine par an le nombre
de départs à la retraite chez les praticiens
hospitaliers en psychiatrie. De 2011 à
2020, ce nombre devrait dépasser
170 départs chaque année. Les flux de
formation actuels ne pourront pas les
compenser. Rappelons qu’il faut en
moyenne 8 ans pour former un médecin
généraliste et de 12 à 15 ans pour un praticien hospitalier. Les étudiants en
1re année de médecine en 2000 seront au
mieux les praticiens hospitaliers de
2012 ! Ce décalage ne pourra qu’accroître le déficit actuel de médecins hospitaliers.
Une autre variable, dont l’impact est difficile à apprécier mais qui sera non négligeable, concerne les perspectives de
réduction du temps de travail et d’augmentation de la formation médicale
continue dans la fonction publique.
Comment fonctionneront les hôpitaux
avec un nombre réduit de médecins travaillant moins, se formant plus et consacrant moins de temps à l’exercice clinique du fait des nouvelles missions
comme l’évaluation et l’accréditation ?
Quantitativement
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001
176
Quelle psychiatrie demain ?
La question récurrente en psychiatrie a
longtemps été celle du manque de
moyens. Demain, le principal problème
ne sera plus le financement des postes
mais la possibilité de les pourvoir.
La diminution du nombre de médecins
hospitaliers aboutira à une modification
des pratiques et de l’organisation du
système sanitaire, ce qui implique une
réflexion en profondeur. La réponse aux
besoins en santé mentale à l’avenir ne
peut se situer que dans le cadre d’une
politique générale intégrant la formation
des médecins sur le plan quantitatif mais
aussi qualitatif (la sensibilisation à la psychiatrie est quasi inexistante durant le
cursus des étudiants en médecine). Cela
passe surtout par une réorganisation de
l’ensemble du dispositif sanitaire sur des
objectifs de santé publique clairement
définis, acceptés par la population et les
professionnels. Il est temps de se doter
d’instruments de régulation géographique de la démographie médicale.
Comment impliquer davantage les psychiatres libéraux dans des missions de
service public ? Comment faire assurer
plus de suivis ambulatoires par les médecins généralistes ? Quelle place pour les
psychothérapies, avec quels intervenants ? (16)
On s’inquiète de plus en plus, à juste titre,
de soulager la douleur en facilitant le
recours aux antalgiques majeurs. La souffrance psychologique est d’un autre
ordre ; elle nécessite du temps relationnel, du temps pour faire lien, de plus en
plus à mesure que le nombre d’intervenants différents augmente, mais aussi de
la compétence et une formation spécifique. Or, le temps de soins, directement
au contact du patient, commence à faire
dramatiquement défaut.
D’une manière quelque peu abrupte, mais
qui permet toutefois de poser des questions de fond, Éric Griez évoque
sionnelle
Vie professionnelle
trois modèles évolutifs pour la psychiatrie (17) :
– le premier, qu’il qualifie d’“immobilisme”, renvoie à une identité du psychiatre qui reste floue, tout à la fois de
médecin généraliste, pharmacologue,
psychothérapeute, travailleur social, voire
même, dit-il, de philosophe ! Dans ce scénario, l’évolution des disciplines spécifiques aidant, psychologues, travailleurs
sociaux, gériatres, internistes ou neurologues prétendront exercer avec plus de
compétence des fonctions exercées jusqu’alors par les psychiatres ;
– le deuxième modèle, selon lui, permet
de retrouver nos racines médicales. La
profession recentre son rôle sur une mission de diagnostic et de traitements médicaux pour les troubles anxiodépressifs, les
psychoses et la pathologie psycho-organique. La formation des psychiatres adoptera un profil axé sur les neurosciences.
La recherche serait biologique, avec un
souci systématique d’évaluation des interactions ;
– le troisième scénario, qualifié d’“absence”,
reviendrait à laisser à d’autres le choix de
notre type d’exercice et de notre champ d’intervention. Les pouvoirs publics font alors
de la psychiatrie une police médicale. Des
mesures légales toujours plus contraignantes déprécient nos missions envers
les sujets déviants ou jugés comme tels
par la communauté. Les personnes
confiées aux psychiatres sont les toxicomanes, les psychotiques dérangeants, les
sujets agressifs…
Ces perspectives d’évolution me paraissent toutefois par trop réductrices et
dichotomiques. Certes, il est essentiel
d’affirmer notre fonction médicale. Ne
serait-ce que pour percevoir l’autre dans
sa dimension globale, non comme pur
esprit mais avec un corps qui, lui aussi,
souffre. La psychiatrie est une spécialité
de paradoxe, prompte à condamner la
vision “réductrice” des somaticiens,
négligeant trop souvent la dimension
humaine ou psychologique du sujet pour
se recentrer sur l’organe. Mais combien
de psychiatres rechignent encore à s’intéresser aux pathologies physiques associées, adoptant ainsi un profil en miroir
de celui qu’ils dénoncent ?
Plus largement, je partage l’analyse de
José Guimon (18) sur le risque de suridentification des psychiatres à un modèle
unique, qu’il soit biologique, psychologique ou sociologique, là où l’ouverture
à d’autres champs de réflexion et de pratique devrait être essentielle. Jean Maisondieu nous rappelle fort opportunément
que “l’homme n’est pas seulement un être
de langage ni uniquement un être neuronal, il n’est pas le produit de son histoire,
et les origines de ses passions ne sont pas
que biologiques. Il est constitué d’un peu
tout cela, mais il est plus que cela… Il est
aussi celui qui organise cet ensemble, y
réagit et le dirige : il est une personne, il
est quelqu’un…” (19).
La dimension économique, historiquement négligée par les médecins, pèsera
demain chaque jour davantage à un
moment où, paradoxalement, les techniques de soins deviendront de plus en
plus efficaces… et coûteuses. Devra-t-on
abandonner les traitements dont le coût
dépassera de façon excessive les bénéfices attendus ? Mais qui fera ce choix ?
L’orientation vers un système de soins
gérés conduirait inéluctablement à infléchir les modèles thérapeutiques pour des
raisons financières, limitant de plus en
plus l’autonomie du prescripteur.
L’introduction du PMSI en psychiatrie
devrait amener à un système de capitation
permettant d’allouer un budget global
pour des pathologies déterminées, encadrant de fait les ressources et faisant dorénavant peser les facteurs de risque non sur
le financeur mais sur le prestataire en
l’obligeant à adapter ses réponses thérapeutiques.
Les grandes promotions de psychiatres
formés dans les années 1970 prendront
177
leur retraite à partir de 2010. Imaginons
l’un d’entre eux placé en hibernation au
sortir de son internat, spécimen d’une
autre époque, en quelque sorte, et
réveillons-le en 2010. Que constaterait-il
dans son nouvel environnement quotidien ? Les services de 200 lits, occupés à
l’année pour plus de 80 % de leur capacité par les mêmes malades sur qui reposaient une partie des tâches hôtelières,
moyennant un pécule à la signification
ambiguë, ont disparu, remplacés par des
unités d’une vingtaine de lits à rotation
rapide, trop rapide souvent… Ces unités
sont complétées par des pavillons intersectoriels spécialisés, certains réservés
aux anxieux, d’autres aux jeunes adultes,
aux adolescents, à la géronto-psychiatrie,
aux conduites addictives.
Les durées de séjour, les passages d’une
structure à l’autre, les traitements sont
strictement codifiés par des protocoles.
Les médecins chefs, autrefois tout-puissants, n’émettent plus d’avis ni sur la
constitution des équipes de soins, ni sur
l’exercice quotidien des professions
paramédicales, dont le rôle propre couvre
une partie chaque jour plus importante des
réponses apportées en institution – ces
réponses devant être standardisées et correspondre à des procédures écrites régulièrement réévaluées dans le cadre de l’accréditation…
Notre psychiatricus hibernatus passerait
donc ainsi d’un extrême à l’autre, d’une
psychiatrie improvisatrice, relevant souvent de l’alchimie, arrimée à de fausses
certitudes psychologiques, à une “vraie
psychiatrie” scientifique centrée sur les
attentes d’un client patient. Mais, dans ce
nouveau type de relations, que privilégier ? La réponse à la souffrance de l’autre
pour la soulager ? L’absence d’engagement de sa propre responsabilité en appliquant les protocoles, mais uniquement les
protocoles, quitte à laisser l’autre avec ses
problèmes, coupable de ne pas réagir dans
la moyenne statistique ?
Cette médecine ultra-codifiée à l’anglo-
vie profes
Vie professionnelle
saxonne risque d’importer, au-delà des
méthodes rigoureuses qui nous font parfois défaut, les effets délétères d’une psychiatrie américaine qui ne peut représenter un modèle, si l’on en juge par le
constat fait outre-Atlantique. Dans un rapport publié en 1999, le docteur David Satcher, ministre de la Santé aux États-Unis,
dresse un état des lieux inquiétant : un
Américain sur cinq souffre de troubles
mentaux, et la moitié de ceux qui ont une
maladie mentale ne cherchent pas à se
faire soigner. Il est courant que ces personnes finissent comme sans abri ou commettent des actes criminels. “Dans une
certaine mesure, nous sommes en train de
jeter les problèmes liés à la santé mentale
dans les rues américaines... nous les jetons
aussi en prison…”(20)
La psychiatrie européenne, et plus particulièrement française, si elle n’est pas en
avance dans le domaine des neurosciences, repose sur une expérience clinique et un savoir-faire en matière de
réponse institutionnelle et d’accompagnement dans le soin sur un mode diachronique et synchronique, expérience à
préserver, à développer comme une
richesse irremplaçable. C’est Nancy
C. Andreasen, rédactrice en chef de
l’American Journal of Psychiatry, qui
écrivait l’an dernier : “Un jour, au
XXIe siècle, lorsque le génome et le cerveau humain auront été complètement
cartographiés, peut-être sera-t-il nécessaire de mettre en place un plan Marshall
inversé pour que les Européens sauvent la
science américaine en lui permettant de
comprendre réellement qui est schizophrène, ou même ce qu’est la schizophrénie…”(21)
À un moment où la liberté du patient est
plus que jamais mise en avant, où il est de
bon ton de dénier à la psychiatrie, comme
aux malades mentaux, toute spécificité,
rappelons l’importance de disposer d’un
libre arbitre pour faire valoir cette liberté :
dans Le traité des hallucinations, en 1973,
H. Ey nous disait : “La maladie mentale
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001
ne constitue pas une création, elle ne rapporte pas la positivité de sa force propre
(comme le font l’effort créateur ou le
génie) aux possibilités de l’homme. Elle
n’est pas une plus-value pour être au
contraire une désorganisation qui ‘libère’
seulement les instances inférieures impliquées et subordonnées. Car cette ‘libération’ des couches primitives de l’être
(inconscient, pulsions) est le contraire
d’un progrès vers la liberté pour être l’aliénation même de l’homme rendu esclave
des choses, des autres, de cet ‘autre’ qu’il
est au fond de lui-même et dont il ne peut
se libérer que dans et par le dynamisme de
son être conscient…”(22)
8.
Gottely J, Vilain A. Les médecins de
demain. Économies et statistiques 1994 ;
274 : 4.
9. Association des établissements gérant des
secteurs de santé mentale. Rapport sur la
pénurie de psychiatres praticiens hospitaliers, 1997.
10. Faulfner L. Estimating psychiatric manpower requirement based on patients needs.
Psychiatric services 1996 ; 48.
11. Union professionnelle des médecins
exerçant à titre libéral, Rhône-Alpes.
Expertise de la littérature internationale sur
les besoins en démographie médicale. Éval
1994.
12. Plate-forme de propositions de l’Ordre
national des médecins pour la préservation
et l’amélioration du système de soins
français. Conseil de l’Ordre des médecins,
octobre 1999.
13. Alezrah C. Les psychiatres des hôpitaux
aujourd’hui et demain. L’information psychiatrique 1992 ; 8.
Références
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