Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale J.-L. Senninger

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Notion de dangerosité en psychiatrie
médico-légale
J.-L. Senninger
La dangerosité pathologique interpelle les psychiatres dans leur pratique quotidienne. Il s’agit pourtant
d’un concept très imprécis. La clinique de la dangerosité gagne à se référer à un niveau syndromique. Sa
valeur prédictive n’en demeure pas moins faible. La société confie à la psychiatrie les soins de la
dangerosité alors même que ce concept dépasse largement le champ de cette discipline. Une
modélisation de la dangerosité pathologique est tentée à travers une dimension situationnelle, en
privilégiant les interactions dynamiques entre les différentes composantes d’une globalité intégrant le
malade dangereux et sa victime. Le dispositif juridique et psychiatrique français induit, par sa complexité,
des trajectoires de soins parfois inadaptées. Les propositions actuelles d’amélioration du dispositif sont
développées. La chimiothérapie de la violence demeure très empirique.
© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Dangerosité ; État dangereux ; Agressivité ; Violence pathologique ; Clinique ; Prédiction ; Soins
Plan
¶ Introduction
1
¶ Aspects théoriques
Concepts
Histoire de la dangerosité
Modélisation de la dangerosité
1
1
2
3
¶ Clinique de la dangerosité
Trajectoires criminelles pathologiques
Dépression
Manie
Troubles aigus de la conscience
Déficiences intellectuelles
Personnalité psychopathique
Perversion
Dissociation schizophrénique
Délire
3
3
4
4
4
4
5
5
5
5
¶ Prédiction de la violence pathologique
Définition de la prédiction
Critères médicaux
Critères médicopsychologiques
Profil de sujet à risque
6
6
6
6
6
¶ Soins de la violence pathologique
6
¶ Conclusion
7
■ Introduction
Les faits divers, violents et effrayants parce qu’incompréhensibles, se répètent inlassablement et ce n’est pas un rapport ou
un plan de santé mentale de plus qui les empêcheront. Peut-on
dès lors saisir l’insaisissable pour éviter l’inévitable ? Il ne sera
question ici que de la dangerosité pathologique, celle-là même
que la psychiatrie est sensée appréhender, voire contrôler, celle
que génèrent les maladies mentales et qui en est directement la
conséquence. Celle qui rend leurs auteurs « irresponsables
pénalement ».
Psychiatrie
Les aspects théoriques de cette dangerosité pathologique nous
entraînent d’abord à tenter une définition et à étudier des
concepts connexes, aux frontières indécises. L’histoire de la
dangerosité est intimement liée aux évolutions de plusieurs
disciplines « scientifiques ». Devant cette complexité, il y a lieu
de concevoir une modélisation, bien que nécessairement
réductrice. Il nous apparaît alors judicieux de revenir au modèle
médical classique « diagnostic-pronostic-traitement ». Celui-ci
peut s’appliquer à la dangerosité pathologique, mais avec les
restrictions suivantes : la dangerosité est plus compréhensible si
l’on se réfère au plan sémiologique et non diagnostique ; le
pronostic reste largement imprécis ; la prise en charge n’est pas
essentiellement médicale.
■ Aspects théoriques
Concepts
Chacun sait bien ce qu’est la dangerosité sans pouvoir pour
autant la définir. Car c’est bien un concept. Dire de quelqu’un
qu’il est dangereux consiste à faire une hypothèse sur son futur,
à établir une probabilité sur son devenir. Concrètement, il s’agit
d’une prédiction pour un individu donné de commettre un acte
violent, d’une tentative d’objectiver un risque de comportement
violent. Par là même, toute prétention de définition de la
dangerosité apparaît caduque. En effet, qui peut appréhender
tous les champs de la dangerosité ? Cette dernière est un
concept transdisciplinaire, voire supradisciplinaire. Qui peut
s’octroyer le droit d’apprécier le risque de passage à l’acte
agressif, de fixer ainsi le futur possible d’un individu ? Pourtant,
d’aucuns ont estimé judicieux de parler d’état dangereux,
comme si l’avenir, par nature incertain, devenait immuable. Il
en est ainsi par exemple dans l’arrêté du 14/10/1986 portant
règlement intérieur type des unités pour malades difficiles, qui
limite les indications de ces structures à « un état dangereux
majeur ».
Les concepts connexes sont : violence, agression, agressivité,
état dangereux. Tentons de les circonscrire avant de revenir à la
dangerosité.
1
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Histoire de la dangerosité
Violence
e
Le terme de violence, dont l’origine se situe au XIII siècle,
dérive du latin violentus, violentia, signifiant le caractère violent
ou farouche, la force. Deux niveaux s’y superposent : la force
physique brutale et la transgression (des lois et règlements, des
normes et des coutumes). Ce deuxième aspect fait de la violence
une notion relative, subjective et normative. La violence est
toujours sous-tendue par l’agressivité, mais toute agressivité ne
saurait se convertir en violence. Bergeret [1] oppose une violence
fondamentale et fantasmatique, force élémentaire, à la violence
agie, toute secondaire. La violence fondamentale serait naturelle, universelle et instinctuelle. La violence serait-elle alors un
concept insaisissable ? Mais ce flou ne doit pas nous empêcher
de tenter une définition plus pragmatique.
Ainsi, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [2] dans son
« Rapport mondial sur la violence et la santé », après avoir
rappelé que « chaque année, la violence dans le monde fait plus
de 1,6 million de morts », en donne une définition exhaustive :
« l’usage délibéré ou la menace d’usage délibéré de la force
physique ou de la puissance contre soi-même, contre une autre
personne ou contre un groupe ou une communauté, qui
entraîne ou risque fort d’entraîner un traumatisme, un décès,
un dommage moral, un mal-développement ou une carence ».
L’OMS en étend délibérément le domaine, en se rapportant à
un « modèle écologique tenant compte de l’ensemble des
facteurs biologiques, sociaux, culturels, économiques et politiques qui influencent la violence. Ce modèle comprend quatre
niveaux : ceux de l’individu, des relations, de la communauté et
de la société ».
Les troubles psychiques ne seraient dès lors qu’un facteur
dans le déterminisme de la violence. Si l’on revient à l’étymologie de ce terme, on peut dire que la violence est une force
non maîtrisée qui perturbe un ordre. Mais est-elle naturelle ou
un phénomène culturel ? Kant l’appelait le « mal radical », tout
autant que Freud en faisait une donnée naturelle, puisant sa
source dans les instincts de l’homme. Cependant, les travaux
plus contemporains mettent de plus en plus en avant les
origines sociales de la violence, considérée généralement comme
un moyen de légitimer un pouvoir ou une autorité, à un niveau
individuel ou collectif, avec des fluctuations selon l’époque et
la société. Elle est toujours usage de l’agressivité.
Agressivité
L’agressivité est un terme emprunté du latin ad gradere, qui
signifie « marcher vers ». Il n’est utilisé communément qu’au
XVIIIe siècle pour désigner deux troupes allant à la rencontre
l’une de l’autre. L’agressivité serait la tendance à attaquer, à
agresser.
Dangerosité
Quant à la dangerosité, terme formé à partir du mot latin
dominiarium signifiant « pouvoir », lui-même issu de dominus,
« seigneur », sa définition reste sibylline. Il en est ainsi dans le
récent rapport de la commission santé-justice de 2005 intitulé :
« Santé, justice et dangerosité : pour une meilleure prévention
de la récidive » qui rappelle d’abord que la dangerosité joue un
rôle primordial en matière de justice pénale et qui la définit
ainsi : « Aussi relative que plurielle, cette notion est complexe.
D’une part, elle repose sur un système de valeurs et de normes
s’inscrivant dans une société déterminée, et donc variable dans
le temps, comme dans l’espace. En outre, l’état de dangerosité
d’un même individu ne présente pas nécessairement un caractère permanent et linéaire, mais peut au contraire être transitoire, s’atténuer, voire disparaître ou croître. D’autre part, la
dangerosité d’une personne revêt différentes formes : elle peut
être d’ordre criminologique et/ou psychiatrique ».
Ce rapport note également que « ce concept s’est vu conférer
une place importante dans l’histoire de la psychiatrie par deux
lois essentielles : la loi du 12/02/1810, fondatrice du Code
pénal, à travers l’article 64 de l’ancien Code pénal et la loi du
30/06/1838 à travers l’indication d’une hospitalisation d’office ».
2
Mais il n’y a pas qu’en droit que l’histoire de la dangerosité
est intéressante. La dangerosité a toujours tenu un rôle essentiel
dans les domaines de la psychiatrie et de la criminologie.
L’histoire de ce concept commence bien avant la naissance de
ces disciplines. La réalité de la dangerosité n’était alors appréhendée qu’à travers les mesures qu’il convenait de prendre à
son égard pour en limiter les effets. C’est ainsi, par exemple,
que la Constitution Carolina de Charles Quint en 1532 prévoyait que : « Si un individu, après un premier crime, paraît
menacer d’en commettre un second, le juge peut, s’il estime que
cet individu constitue un danger pour la sécurité des personnes,
par mesure de précaution contre le malheur ou le dommage
qu’on pourrait en attendre, ordonner qu’il soit détenu jusqu’à
ce qu’il ait donné une caution ou une assurance suffisante ». De
quoi s’agit-il là, sinon du premier acte d’internement (au sens
large) à titre de sûreté ?
Après un raccourci saisissant de près de cinq siècles, le
législateur de 2005 semble préoccupé par les mêmes problèmes
de récidive quand il énonce dans l’article 723-29 de la loi n°
2005-1549 du 12/12/2005 relative au traitement de la récidive
des infractions pénales : « lorsqu’une personne a été condamnée
à une peine..., le Juge de l’application des peines peut, ...,
ordonner à titre de mesure de sûreté et aux seules fins de
prévenir une récidive dont le risque apparaît avéré, qu’elle sera
placée sous surveillance judiciaire dès sa libération... ».
D’ailleurs, l’article 723-31 de cette même loi énonce que le
risque de récidive sera apprécié par une expertise médicale « ...
dont la conclusion fait apparaître la dangerosité du
condamné ».
Revenons à l’histoire de la dangerosité pour affirmer très
clairement qu’elle est le mythe fondateur de la psychiatrie. L’article 64 du Code pénal de 1810 a posé le principe du
libre arbitre dans le droit français. Le malade mental se voit
alors exclu du jeu social par annulation après coup de ses actes.
L’article 64 transfère le sujet de l’ordre judiciaire vers l’ordre
médical, ou plutôt situe le sujet hors du droit. Ainsi, la psychiatrie à ses débuts se construit autour du problème du « fou
criminel ». La psychiatrie médico-légale se développe avant la
psychiatrie proprement dite. « De par cette inscription de la
dangerosité dans le champ psychiatrique naissant, est repéré le
mythe fondateur de la psychiatrie : la dangerosité du malade
mental » [3].
De surcroît, la loi du 30/06/1838 qui a structuré la psychiatrie
française jusqu’à ce jour a comme fondements majeurs les
notions de troubles de l’ordre public et de « danger imminent ».
Jamais par la suite la psychiatrie n’a pu échapper totalement à
cette référence fondatrice. La dangerosité en restera un élément
structurel essentiel. Elle servira également de caution à l’expansionnisme psychiatrique à travers l’entité de la monomaniehomicide par exemple, ou la conceptualisation de la dangerosité
en tant que processus morbide ou, dans son aspect caricatural,
dans la théorie de la dégénérescence. C’est cette exagération
même qui a conduit à un mouvement inverse au cours du XXe
siècle, tendant à dénouer le lien entre folie et dangerosité. Les
troubles du comportement sont d’abord apparus comme non
plus essentiels, mais secondaires au processus morbide. Puis les
critiques se sont focalisées sur l’expertise psychiatrique et sa
faible valeur, notamment prédictive.
Il a également été rappelé que les malades mentaux ne
constituent pas un des groupes les plus dangereux, contrairement à ce qu’affirmait Kraepelin lorsqu’il disait que tout aliéné
constitue un danger permanent pour son entourage et surtout
pour lui-même. Enfin, il a été montré que les facteurs extérieurs
sont déterminants dans l’apparition d’une dangerosité, même
chez le malade mental. Étonnamment, ce sont surtout les
psychanalystes qui ont insisté sur ce dernier aspect. Le mouvement de mise à distance de la dangerosité par rapport à la
maladie mentale était ainsi consommé, tant et si bien que le
discours sur la dangerosité était clos en psychiatrie et laissé à
d’autres disciplines : la biologie, l’anthropologie, la sociologie,
etc.
Psychiatrie
Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale ¶ 37-510-A-10
En même temps qu’il fallait « ouvrir les hôpitaux psychiatriques », il fallait refouler, voire nier cette réalité incontournable.
Malheureusement, la dangerosité de certains malades mentaux
resurgit de façon ponctuelle et dramatique, sous la forme d’actes
violents incompréhensibles. Les mêmes mouvements concernant la dangerosité sont perceptibles de façon à peu près
identique et concomitante dans le domaine de la criminologie.
Il est vrai que la criminologie et la psychiatrie ont toujours
entretenu des rapports complexes et ambigus. « L’homme
criminel » semble avoir été créé artificiellement par Lombroso
pour servir de caution à la criminologie. Cet être à part,
dégénéré, est par nature dangereux. La dangerosité devient une
potentialité inscrite définitivement dans la trajectoire de vie de
l’« homme criminel ». Un tel excès conceptuel ne pouvait
résister longtemps à l’analyse scientifique. Ainsi, rapidement, De
Greeff [4] rappelle que le criminel n’est pas un être à part : « il
agit et pense la plupart du temps comme les autres ». De plus,
il conclut que seuls certains criminels sont dangereux et que
seule la criminologie clinique peut permettre de repérer les
facteurs de dangerosité chez certains criminels. Juste retour à la
psychiatrie.
Mais parallèlement, plusieurs auteurs accentuent le caractère
durable de la dangerosité en mettant en avant le concept d’«
état dangereux ». Ainsi est remise au goût du jour l’ancienne
théorie de la dégénérescence. Toutefois, très rapidement, il est
apparu impossible de retrouver dans l’individu, dans sa structure biologique ou psychique, tous les déterminants de l’état
dangereux. Il était essentiel de repérer aussi des « situations
sociales », des « excitants », des « indices sociaux ». L’état
dangereux devient un complexe de conditions sous l’action
desquelles il est probable qu’un individu commette un délit.
Plus récemment encore, le regard du criminologue se focalise
sur des « dynamiques de dangerosité » singulières. [5]
Les concepts d’état dangereux et même de dangerosité sont
devenus de plus en plus évanescents. Que reste-t-il de ces
notions actuellement ? Quelle est la valeur de prédiction de ces
concepts ? Nous retiendrons la définition la plus simple possible
de la dangerosité en tant que probabilité de la commission d’un
acte violent.
Modélisation de la dangerosité
Comprendre la genèse d’un acte violent, même chez le
malade mental, ne peut se faire uniquement à travers sa
psychopathologie. Même une démarche de causalité plurifactionnelle linéaire est trop réductrice. « La criminogenèse, ..., ne
peut s’appréhender valablement qu’à travers l’étude dynamique
d’une globalité intégrant tout à la fois le criminel et sa victime,
pris tous deux dans une situation singulière » [6]. En effet, la
triade milieu-auteur-victime est dotée d’une dynamique propre,
créant une situation criminogène sans cesse changeante, qui
peut faire évoluer à tout moment l’agressivité vers la violence.
Ainsi se constitue une dynamique de dangerosité singulière qui
ne se réduit pas seulement à l’interaction permanente entre ces
trois protagonistes. « En ce sens, l’analyse des dynamiques de
dangerosité demeure purement descriptive : il s’agit de décrire à
chaque fois le plus exactement possible les différents paramètres
de cette dynamique et de tenter de les intégrer dans un ensemble cohérent donnant sens à l’acte commis » [6]. L’idée est celle
d’un modèle à la fois qualitatif et dynamique où la dangerosité,
à causalité multifactorielle (génétique, biologique, psychopathologique, mais aussi sociologique, culturelle ...) agit à son tour
sur certains de ces facteurs et où l’acte agressif, qui peut résulter
de cette dangerosité, agit également sur ces facteurs ou plus
directement sur la dangerosité, par des réactions de feedback,
positives ou négatives, dont la complexité n’est pas sans
évoquer la conceptualisation mathématique du chaos.
En en restant à un niveau de compréhension plus réducteur,
mais aussi plus opérant, on pourrait considérer qu’il existe une
« impulsivité basale » dont les composantes génétiques rejoignent les expériences psychologiques de l’enfance. Cette
impulsivité fondamentale ferait partie intégrante de la personnalité de chacun et pourrait émerger du fait de perturbations
psychopathologiques facilitatrices ou inhibitrices, ou de mises
Psychiatrie
en situation désorganisatrices. L’intégration de tous ces éléments
pourrait générer une « impulsivité résultante » propre à déclencher un passage à l’acte.
Tous les paramètres de ce modèle global sont en constante
variation. Même l’impulsivité basale est changeante dans le
temps chez un même individu, bien que des constantes puissent être dégagées. C’est ainsi que l’impulsivité basale des
névrosés est très généralement faible et qu’alors sont nécessaires,
pour qu’émergent chez eux des passages à l’acte violents, des
facteurs situationnels particulièrement criminogènes ou une
comorbidité psychopathologique considérable. Inversement,
dans le cadre de la personnalité psychopathique, l’impulsivité
basale est très généralement à un niveau important, tant et si
bien que des situations par ailleurs banales ou des éléments
psychopathologiques surajoutés légers suffisent alors pour
provoquer des actes agressifs. La variable situationnelle joue elle
aussi, selon les cas, un rôle plus ou moins important. Ainsi, on
sait l’importance facilitatrice de situations très spécifiques dans
les viols et le rôle généralement inhibiteur de l’enfermement sur
l’impulsivité.
Nous étudierons plus loin les éléments psychopathologiques
pouvant influencer l’impulsivité. La plupart de ces éléments
sont plus ou moins facilitateurs, comme par exemple le délire
de persécution de structure paranoïaque, mais certains sont
indéniablement inhibiteurs, comme par exemple le développement d’un état dépressif. Au total et armé d’une démarche
clinique individuelle, il est souhaitable d’appréhender un acte
violent chez un malade mental comme la résultante à un
moment donné d’une dangerosité situationnelle, multifactorielle, qu’il convient d’analyser de façon qualitative et dynamique. La psychiatrie est loin d’être capable pour l’instant d’une
telle démarche. C’est pourquoi nous allons aborder maintenant
les données cliniques psychiatriques actuelles sur la dangerosité
pathologique.
■ Clinique de la dangerosité
Le plan d’analyse diagnostique est peu opérant. À quoi sert-il
de dire qu’un schizophrène peut être dangereux ? Il faut plutôt
savoir pourquoi il l’est, quand, où et comment il passera à
l’acte. En ce qui concerne la psychogenèse de l’agression,
l’analyse diagnostique doit laisser place à une analyse plus fine,
d’ordre sémiologique, symptomatique. Cette dernière est à la
base de l’étude clinique de la dangerosité que nous allons
entreprendre. Quand et où passera-t-il à l’acte ? Cette question
est autrement plus complexe encore. Un des éléments de
réponse consiste à repérer des « trajectoires criminelles pathologiques, avec des moments privilégiés de production de la
violence dans le parcours de la maladie » [7].
Trajectoires criminelles pathologiques
Très schématiquement, cinq trajectoires peuvent être distinguées :
• le patient « dangereux précoce », inaugurant ses troubles
psychiques par un acte violent ; le prototype pourrait en être
le crime immotivé (ou supposé tel) du schizophrène ;
• le patient « dangereux tardif » passant à l’acte après une
longue maturation de ses troubles ; le prototype pourrait en
être le délirant persécuté paranoïaque qui ne se résout à tuer
qu’après épuisement de tous les autres « moyens de défense »
contre les persécuteurs ;
• le patient « dangereux par intermittence », dont la dangerosité suit l’évolution discontinue de sa maladie ; le prototype
en serait le trouble bipolaire ;
• le patient « dangereux aigu », passant à l’acte de façon brutale
et imprévisible dans un contexte qui n’est d’ailleurs pas
forcément celui d’une pathologie aiguë ; ainsi, l’agression
peut émerger en même temps qu’un ordre hallucinatoire de
tuer, dans un contexte de psychose chronique ;
• le patient « dangereux chronique », évoquant d’emblée le
déséquilibre psychopathique dont la violence semble être une
nécessité vitale impérieuse.
De plus, il n’existe pas de lien simple entre une agression et
un type d’évolution d’une pathologie donnée. Un même acte
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peut être commis dans des contextes variés. Inversement, une
même trajectoire psychopathologique peut être à l’origine
d’actes de nature très diverse. Il nous faut revenir à un niveau
d’analyse qui nous est plus familier, celui de l’abord syndromique, en centrant notre propos sur le risque d’agressions physiques pures envers autrui (meurtre, tentative de meurtre, et
coups et blessures).
Dépression
Traditionnellement, le dépressif aurait une violence engagée
essentiellement envers lui-même. Mais, par exemple, Stapleton
constate que, dans le cadre des troubles bipolaires, le risque de
crime est plus important au cours des phases dépressives. [8] À
l’appui d’autres études, Gay et Mathis [9] concluent : « lors des
syndromes dépressifs, le risque d’homicide est plus élevé » et
« le potentiel criminogène de la dépression serait donc sousévalué. Celui-ci serait majoré par la présence d’un état de crise
existentielle (séparation de couple, épisode passionnel) ».
Rappelons surtout le risque d’homicide altruiste chez le mélancolique, lequel risque est plus grand si des éléments délirants
(de ruine, de damnation, etc.) apparaissent. En effet, le dépressif
« perçoit souvent avec une acuité toute particulière, alimentée
par son sentiment de culpabilité, l’impact de sa souffrance sur
ses proches, douloureusement affectés » [10]. Il ne faut pas non
plus sous-estimer le risque de raptus hétéroagressif induit par
une angoisse massive brutale.
Manie
« Il est classique de considérer que le malade maniaque est un
sujet en proie à tous les excès et débordements possibles, y
compris violents. La réalité clinique amène toutefois à tempérer
cette affirmation. En fait, l’excitation psychomotrice génère
habituellement une agitation désordonnée, peu propice à des
violences élaborées et efficientes ». C’est bien de la même façon
que concluent Wulach [11] lorsqu’il dit que les maniaques sont
responsables d’« infractions en général mineures » et Gay et
Mathis [9] : « concernant les états d’excitation, les homicides
sont exceptionnels. En revanche, les actes de délinquance, les
incendies criminels et les infractions sexuelles sont surreprésentés ». Le maniaque est plus souvent victime de délits sexuels
qu’auteur de tels actes. La libération instinctuelle, surtout
sexuelle, génère plutôt des faits d’outrages à la pudeur, sans
violence physique grave. Les actes d’exhibition sexuelle sont,
quant à eux, surtout à entendre comme une volonté d’affirmation de sa toute-puissance, y compris sexuelle.
Mais son sentiment de toute-puissance peut le conduire à
affronter celui qui, dans son esprit, représente l’autorité. La
puérilité et la démesure de son comportement sont de nature à
susciter les moqueries de l’entourage. Le narcissisme disproportionné du maniaque ne saurait alors tolérer la plus infime
humiliation. Plus globalement, toute velléité de « contenir » les
débordements du maniaque peut entraîner des réactions
agressives de défense. Il est préférable de tolérer certains
débordements aux conséquences futiles que de refuser toute
expression symptomatique. Attention à ne pas heurter, même a
minima, son sentiment de toute-puissance, ce qui peut avoir
comme sanction immédiate un déchaînement de violence
extrême.
Troubles aigus de la conscience
Les états de déstructuration de la conscience, quelles qu’en
soient l’intensité et l’étiologie, bouleversent le rapport du
malade à son monde. Mais les violences ne sont généralement
pas consécutives à la désinhibition instinctuelle qu’elles
induisent. Les altérations du niveau de conscience sont peu
propices à un risque grave d’agression sexuelle. En revanche, le
bouleversement du vécu immédiat avec production d’hallucinations ou d’idées délirantes peut générer un vécu effrayant de
risque vital chez le patient qui se défend alors par l’attaque.
Parfois, plus spécifiquement, un ordre hallucinatoire de tuer
émerge brutalement et impose une obéissance totale et immédiate. Globalement, c’est l’angoisse vécue (avec parfois impression de l’imminence de sa propre mort) qui est la plus
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criminogène dans ces troubles à étiologies diverses. Parmi ces
dernières, il y a lieu d’évoquer l’intoxication alcoolique et
l’usage abusif de stupéfiants.
Influence de l’alcool
L’abus d’alcool est volontiers et à juste titre associé à la
notion de dangerosité. L’alcoolisme remplit encore les prisons et
pas tant du fait de ses complications psychiatriques par usage
prolongé. Bien sûr, on ne peut pas faire l’impasse sur les
violences le plus souvent meurtrières du délire de jalousie et sur
les actes sexuels incestueux de l’alcoolique chronique qui ne
s’affirme plus que dans la domination de son entourage terrorisé. Mais surtout, ce sont les états d’ivresse qui génèrent encore
le plus d’agressions. « L’ivresse simple, banale, avec sa dissolution partielle de la conscience, peut provoquer un état d’excitation pseudomaniaque avec euphorie et levée des inhibitions. Les
accès de colère traduisent la perte d’autocontrôle sur les forces
pulsionnelles. Les actes de violence semblent toutefois garder au
cours de l’ivresse non compliquée un minimum de cohérence
avec la réalité, comme s’ils n’étaient que la caricature de la
personnalité du sujet. Ivre, il frappe alors que, mis dans la
même situation en étant sobre, il n’aurait pas traduit en actes
violents ses affects de ressentiment, de haine ou de colère » [6].
Influence des stupéfiants
Il est de plus en plus question actuellement de la dangerosité
du dépendant à des toxiques (non alcooliques). Ces dépendances peuvent générer en aigu des comportements violents par
altération de la conscience, par état de manque, voire par
réactions paradoxales. Rappelons également l’épineux problème
de la pharmacopsychose ou plus globalement des remaniements
psychotiques de la personnalité du toxicomane qui peuvent
induire des comportements violents par des mécanismes
purement psychotiques.
Déficiences intellectuelles
Les retards mentaux sont rarement pourvoyeurs d’agressions
répétées. L’insuffisance intellectuelle empêche d’échapper
longtemps aux recherches policières. D’une façon trop simpliste,
il est souvent dit que l’importance de la dangerosité est corrélée
avec le degré de déficit intellectuel. Le débile profond n’a pas
un bagage intellectuel suffisant pour commettre des agressions
élaborées. Il se contente de décharges de fureur aveugle. Le
débile moyen manque de contrôle, de jugement et de nuance
dans ses relations affectives. Il peut toutefois construire et
préméditer un acte violent un tant soit peu structuré. Le débile
léger se sent aisément dévalorisé. Il est fragile sur le plan
émotionnel et a du mal à différer ses réactions. Il est souvent
incapable de médiatiser correctement ses affects par la parole. Il
recherche des satisfactions immédiates. Tout ce complexe
affectif le rend « caractériel », au point parfois d’être agressif.
Ainsi, l’insuffisance intellectuelle n’est pas souvent la cause
immédiate de la violence chez le débile mental. La déficience
intellectuelle agit en fait indirectement par une altération de
l’affectivité : par insuffisance de structuration affective ou par
conséquence du déficit intellectuel sur le vécu affectif. On peut
citer ici l’insuffisance d’intégration des valeurs morales, la
désinhibition instinctive, l’immaturité affective, l’intolérance
aux frustrations, l’irritabilité, la suggestibilité, le sentiment
d’infériorité, le besoin d’affirmation de soi, etc. Toutes ces
composantes affectives influencent les comportements agressifs
possibles des débiles mentaux. De plus, c’est uniquement sur ces
éléments affectifs que peuvent agir les traitements, essentiellement à orientation psychothérapique.
Dans les détériorations tardives de l’intelligence, les perturbations affectives et les troubles psychiatriques surajoutés sont
surtout présents au début de la démence et peuvent même la
révéler. C’est dans un tel cadre que se situent le plus souvent les
actes violents. Mais parfois, ce sont directement les troubles de
la mémoire ou le déficit du jugement moral qui génèrent des
délits, notamment sexuels. Il est vrai qu’alors l’absence de
précautions et la maladresse dans l’exécution de l’acte orientent
facilement vers une origine psychopathologique.
Psychiatrie
Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale ¶ 37-510-A-10
Personnalité psychopathique
Tout semble avoir été dit sur les rapports étroits entre
dangerosité et personnalité psychopathique, entendue comme
une altération du caractère et du comportement, ne trouvant
pas sa place dans une organisation psychopathologique stable et
bien définie. La violence est, chez le psychopathe, une véritable
modalité d’être au monde et un recours privilégié, voire exclusif,
lors de difficultés existentielles. De plus, il n’a pas accès à la
culpabilité ou si peu. Il en est préservé par le mécanisme de la
projection psychique qui l’amène à se positionner en tant que
victime ; position encore exacerbée s’il est exposé à la sanction
pénale.
Sur le plan psychique, il n’est jamais le même, apparaissant
tantôt névrosé, tantôt psychotique, tantôt pervers, sans jamais
être vraiment l’un ou l’autre. Sa vie est émaillée de décompensations variées et, au-delà de son instabilité, de son impulsivité,
de son irritabilité et de son intolérance à la frustration, ce sont
plus souvent ces décompensations qui induisent des passages à
l’acte. Plus profondément, le psychopathe est un être blessé, un
écorché affectif au narcissisme chancelant. Confronté à des
situations existentielles traumatisantes entrant en résonance
avec son vécu abandonnique primitif, son narcissisme peut
s’effondrer dans l’éclatement psychotique. Pour autant, la
violence du psychopathe n’est que rarement incohérente ou
déconnectée de la réalité.
Perversion
« L’étude des perversions est encore ouverte. La question de
leur nature, pathologique ou non, persiste de nos jours. De plus,
un même mot recouvre des plans d’analyse différents. S’agit-il
de comportements sexuels aberrants où le partenaire perd sa
qualité de sujet pour n’être qu’un seul objet de plaisir, à travers
une mise en scène plus ou moins élaborée, ou s’agit-il d’une
organisation psychique particulière ? » [6]. La perversion, en tant
que structure, entretient des rapports étonnamment étroits avec
la psychose. Le pervers est fixé à un mode exclusif d’obtention
du plaisir et ne peut s’en défaire, ce dont il ne souffre d’ailleurs
pas. Il utilise sans angoisse et sans conflit intrapsychique cet
outil qu’est pour lui sa fixation prégénitale à une violence
primitive.
Il peut ainsi agresser l’autre, non pas simplement pour le faire
souffrir, mais aussi pour le dominer et le réduire à l’état d’objet.
Il agit comme s’il avait peur de l’intersubjectivité, et quoi de
plus rassurant alors pour lui que d’élaborer et utiliser à satiété
le rituel immuable du scénario pervers. La clinique semble
indiquer que, même s’il n’a pas accès à la culpabilité, le pervers
redoute l’émergence de ses pulsions agressives, comme s’il se
sentait chaque fois en danger d’effondrement psychique. Le
pervers a un besoin vital de tout contrôler, dans le calme, avec
froideur et de façon rationnelle, afin de transgresser la loi,
comme il l’entend. La recrudescence des agir pervers est
particulièrement à redouter durant les périodes de déstabilisation psychique au gré des aléas de la vie.
La connaissance psychiatrique de ces « malades » est encore
balbutiante. En premier lieu, sont-ils authentiquement malades ? Beaucoup en doutent, même si leurs actes sont monstrueux et proprement anormaux. Ils sont capables, en toute
lucidité, des pires atrocités. Mais alors, s’ils ne sont pas malades,
pourquoi se délectent-ils de l’horreur qu’ils lisent dans le regard
des soignants qui écoutent le récit de leurs actes violents ?
Dissociation schizophrénique
Le problème de la dangerosité du dissocié (donc du schizophrène) est de toute première importance. Les données épidémiologiques sont innombrables, mais les plus valides ont été
réalisées dans la population générale. Par exemple, Swanson [12]
estime que le risque de comportement violent est multiplié par
six en cas de diagnostic de schizophrénie et par dix s’il s’y
associe une comorbidité. Mais Lachaux, à juste titre, tempère
Psychiatrie
cette affirmation : « Cependant, dans l’analyse de cette question,
il faut faire la part de la fantasmagorie et du réel :
• d’une part, car le risque de crime violent, chez les patients
souffrant de schizophrénie, le risque de dangerosité, restent
faibles ;
• d’autre part, le risque de dangerosité, chez les patients
souffrant de schizophrénie, est beaucoup plus faible que le
risque de dangerosité lié, dans la population générale, à
l’usage de toxiques et aux troubles de la personnalité ;
• enfin, le risque de criminalité, chez les patients souffrant de
schizophrénie, est majoré (de sept à 17 fois plus) par l’usage
de toxiques » [13].
La dissociation psychique (au sens classique), notamment
lorsqu’elle atteint la sphère affective, confère à l’agression du
schizophrène des caractères particuliers. En apparence domine le
caractère incompréhensible et immotivé de l’acte. Le schizophrène agresse avec une froide détermination. Après l’acte, il
choque par son absence de culpabilité, par sa froideur et son
indifférence. Pourtant, ce stéréotype clinique superficiel semble
recouvrir deux types d’agressions, selon qu’il existe ou non un
lien affectif entre le schizophrène, auteur de l’agression, et sa
victime. Lorsque la victime n’a aucun lien affectif avec l’agresseur, il existe un acte singulier, fortement révélateur de troubles
dissociatifs chez son auteur. « La victime ne l’est que parce
qu’elle croise par hasard la vie du schizophrène dans ses
déambulations. Elle est un passant anonyme, n’ayant aucune
caractéristique particulière. Plusieurs patients dissociés ayant
commis ce type d’agression nous ont révélé l’importance de
l’échange d’un regard. Ils ont agressé la personne avec laquelle
leurs regards se sont croisés et ils ont tous eu l’impression
fulgurante de leur néantisation dans le regard de leurs victimes.
Aucun de ces patients n’a pu expliquer plus avant cette impression de mort imminente » [10].
Lorsque la victime a un lien affectif avec l’agresseur (la
victime est le plus souvent un membre de l’entourage familial,
notamment la mère), c’est l’ambivalence affective dans sa forme
la plus primitive qui s’exprime dans l’acte agressif. Bien plus, cet
acte a une dimension profonde de nature sexuelle. Le matricide
psychotique serait une forme de rejet absolu d’un désir incestueux inacceptable. Mais la réalité clinique est loin d’être aussi
dichotomique. Bien plus, le lien entre pathologie schizophrénique et violence est plus ou moins fort. Un patient dissocié peut
commettre une agression en toute lucidité et hors du champ de
sa pathologie, dans un but utilitaire par exemple. Un acte
commis par un schizophrène peut aussi n’avoir qu’une motivation psychologique et non psychopathologique, comme dans le
cas d’un meurtre passionnel.
Délire
Le délire est, à juste titre, souvent cité comme facteur
criminogène majeur. Le syndrome délirant, dans sa forme, peut
être situé entre les deux extrêmes que seraient le délire simple,
facile à saisir, compréhensible du paranoïaque et le délire
polymorphe, complexe du schizophrène. Dans un cas, la
dangerosité qui s’y rattache est elle-même simple à comprendre ; dans l’autre, elle devient complexe et le plus souvent, par
là même, totalement imprévisible car incompréhensible. Le
délire du paranoïaque est structuré. Cela n’a pas une importance
criminogène majeure, mais tout simplement aide à la compréhension du passage à l’acte ce qui, tout de même, peut avoir
une valeur prédictive de la dangerosité dans certains cas.
L’agression est, chez le paranoïaque, en cohérence totale avec
ses idées délirantes.
Le thème du délire revêt une importance criminologique
essentielle. Le délire de persécution est particulièrement à
prendre au sérieux. Mais la réaction du patient aux persécutions
dont il est victime est fortement dépendante de la structuration
prémorbide de sa personnalité. Le caractère paranoïaque au sens
fort prédispose à l’action, alors que le caractère sensitif pousse
à la résignation et à la passivité. Le délire d’influence est
rarement criminogène, sauf s’il comprend une dimension
mystique. En revanche, le délire érotomaniaque est une réalité
qu’il ne faut surtout pas méconnaître. L’être aimé puis haï est
potentiellement en danger. Le délire de jalousie est tout autant
5
37-510-A-10 ¶ Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale
criminogène, tant pour le conjoint que pour le rival. On peut
supposer que la blessure narcissique imaginaire est particulièrement insupportable pour le paranoïaque érotomane ou jaloux,
dont la surestimation de soi est mise à mal.
Le mécanisme du délire est aussi important à analyser.
Logiquement, plus l’expérience vécue est prégnante dans son
immédiateté, plus un passage à l’acte est à redouter. Par
exemple, les hallucinations peuvent induire une impression de
risque de mort immédiate et, de ce fait, être à l’origine d’une
réaction de défense par l’attaque. Les interprétations sont
habituellement moins redoutables, sauf dans le cadre d’un délire
interprétatif systématique, provoquant un harcèlement persécutif incessant et omniprésent, rendant ainsi toute fuite inutile.
Enfin, le mécanisme imaginatif est souvent peu criminogène. Le
risque agressif est majoré lorsque la conviction délirante est
forte. Chez le paranoïaque, la violence pathologique survient
très généralement après un long temps d’évolution du délire et
parfois après des réactions plus modérées (menaces, injures,
agressions légères, interventions auprès des forces de l’ordre,
etc.). Il faut particulièrement porter son attention sur ces
réactions qui ont une valeur clinique prédictive majeure d’un
futur passage à l’acte.
La dangerosité du schizophrène délirant est beaucoup moins
évidente. L’acte violent est le plus souvent imprévisible car soustendu par une logique délirante incompréhensible. Parfois,
cependant, cette incompréhension se lève par la révélation d’un
trouble précis, comme un ordre hallucinatoire de tuer avec une
obéissance immédiate du patient par la violence ou un syndrome de persécution avec persécuteur déjà désigné de longue
date.
■ Prédiction de la violence
pathologique
Définition de la prédiction
« La prédiction de la dangerosité est l’estimation du risque de
commission d’un acte de violence ; le risque étant apprécié dans
sa dimension qualitative et quantitative » [14]. Il s’agit d’une
tâche immensément complexe, avec des aspects multiples et des
déterminants relevant de domaines variés. Cette tâche est
pourtant une nécessité, tant psychiatrique que juridique,
puisqu’il s’agit ici, en particulier, de protection de la société. La
justice ne s’y trompe pas lorsqu’elle demande aux psychiatres de
se prononcer expressément sur le risque de récidive ou sur
l’existence d’un « état dangereux ». Les études sur un concept
global difficile à appréhender comme la dangerosité ont cédé la
place en psychiatrie à des études relatives à des comportements,
plus faciles à repérer et à quantifier. En ce sens, l’étude de
Benezech et al. [15] est remarquable puisqu’elle repère des
critères prédictifs d’un comportement agressif chez les malades
mentaux qu’ils classent en critères médicaux et
médicopsychologiques.
Critères médicaux
Ce sont :
le jeune âge ;
le sexe masculin ;
les caractéristiques physiques : taille, musculature ;
le goût pour les armes, en particulier si leur port est usuel ;
l’existence d’antécédents judiciaires ;
l’existence d’antécédents psychiatriques, notamment les
hospitalisations sous contrainte ;
• l’alcoolisme et la toxicomanie.
•
•
•
•
•
•
Critères médicopsychologiques
Ils sont :
• la médiocrité intellectuelle ;
• l’impulsivité, la susceptibilité et la méfiance ;
• les épisodes d’agitation ou de dépression, et davantage encore
les oscillations entre hétéro- et autoagression ;
6
• les périodes de crise ;
• les syndromes hallucinatoires, avec en particulier : les
hallucinations s’intégrant à un automatisme mental, les
hallucinations d’intuition, de suggestion et de provocation ;
les sentiments de persécution, l’impression d’un danger vécu
par le malade, les sentiments d’insécurité ;
• les délires, avec en particulier les thèmes de jalousie, préjudice, revendication et vengeance ;
• les délires mystiques ;
• les périodes d’obscurcissement de la conscience ;
• la réticence, les dénégations mensongères, les mauvaises
relations du sujet avec son entourage familial ou avec
l’équipe soignante ;
• l’absence, l’interruption ou l’inefficacité de la chimiothérapie ;
• le début de diagnostic, c’est-à-dire l’existence d’une symptomatologie psychiatrique non repérée comme telle par
l’entourage.
Profil de sujet à risque
Weiss [16] a adopté une autre démarche consistant à définir
un « profil » du sujet à risque de comportement agressif à court
terme (3 mois) : un jeune psychotique schizophrène, anxieux,
dans une phase de dissociation et/ou de production hallucinatoire. Beaucoup plus récemment, Gravier et Lustenberger [17] ont
fait le point sur cette question de façon remarquable. Avec les
réserves d’usage, ils notent : « Dans cet esprit, nous pouvons
identifier plusieurs ordres de signes qui majorent le risque
violent :
• des constellations particulières de symptômes (idées délirantes
de persécution/manipulation) ;
• le caractère aigu d’une décompensation avec symptomatologie psychotique floride ;
• l’existence d’un abus de substance, souvent considéré comme
un facteur beaucoup plus important que le trouble psychique
en soi, voire comme facteur multiplicateur ;
• enfin, certains traits de personnalité retrouvés bien souvent à
un degré ou l’autre chez ces sujets transgressifs rendent mieux
compte de ce qui se tapit dans l’acte violent. »
Comme on peut le constater, l’approche épidémiologique
confirme les données cliniques sur la dangerosité. Ainsi,
lorsqu’il s’agit de prédire la dangerosité d’un malade, ce sont
toujours les mêmes éléments qu’il s’agit de repérer chez lui.
Bien sûr, cela n’emportera jamais la certitude de la commission
prochaine d’un acte violent. Mais il est dès lors nécessaire de
prendre des mesures de nature à atténuer, voire faire disparaître
ce risque.
■ Soins de la violence pathologique
Le dispositif juridique et psychiatrique français relatif aux
malades dangereux est d’une extrême complexité, avec des
trajectoires de prise en charge très variées. Cela est essentiellement dû à une législation (spécifique à la France par rapport
aux autres pays européens) liée à l’histoire et à un pouvoir
administratif fort, dont l’articulation avec le pouvoir judiciaire
n’est pas évidente. Les trajectoires institutionnelles des patients
sont dès lors parfois fantaisistes, avec des décisions médicales ou
judiciaires quelque peu contradictoires. Un même « type » de
malade criminel est ou condamné, ou hospitalisé, ou successivement l’un et l’autre et dans les deux sens. « La faute à qui ou
à quoi : à la subjectivité des concepts de responsabilité pénale,
de discernement, de maladie mentale ou à la subjectivité des
psychiatres et des jurés, populaires ou non ? Probablement la
faute à tout ça et surtout plus profondément la faute au regard
que porte notre société sur le malade mental dangereux, regard
fait à la fois de défiance et de fascination » [7]. Mais les psychiatres doivent composer avec ce dispositif.
Ce dernier, tel qu’il est établi à ce jour, s’est nourri de
modifications successives, visant à concilier deux impératifs, qui
peuvent être contradictoires : la nécessité de soins adaptés, le
plus souvent sous contrainte, et le besoin légitime de sécurité de
Psychiatrie
Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale ¶ 37-510-A-10
la société. À juste titre, le législateur se préoccupe du « traitement de la récidive des infractions pénales » (loi n ° 20051549 du 12 décembre 2005). Pour ce faire, il peut être fait appel
à des psychiatres experts, évaluant la « dangerosité », avec toute
la subjectivité que cette appréciation induit dans les mesures de
« surveillance judiciaire » qui pourront être ordonnées. Dans le
même état d’esprit sécuritaire, dans le rapport d’information de
la mission sur les mesures de sûreté concernant les personnes
dangereuses (annexé au procès verbal de la séance du 22 juin
2006) intitulée : « les délinquants dangereux atteints de troubles
psychiatriques : comment concilier la protection de la société et
une meilleure prise en charge médicale ? », il est proposé, pour
renforcer le suivi des personnes après leur libération, une
injonction de soins (même sans condamnation à un suivi
sociojudiciaire), voire une hospitalisation dans des « unités
hospitalières spécialement aménagées de long séjour ».
De façon analogue, le rapport de la commission Santé Justice
de juillet 2005 « Santé, Justice et dangerosité : pour une
meilleure prévention de la récidive » préconise un « suivi de
protection sociale » et, dans les cas où « la mise en œuvre de
mesures en milieu ouvert ne saurait suffire à protéger la société
des agissements des auteurs d’infractions pénales les plus
dangereux », la création d’une mesure de sûreté en milieu
fermé, dans des établissements dénommés : « centres fermés de
protection sociale », visant à la « mise à l’écart de la vie
sociale ». On ne saurait être plus clair. Au total, le dispositif
juridique et psychiatrique qui s’applique aux malades mentaux
dangereux est en constante évolution, mais avec toujours au
centre des débats la question de la dangerosité, en tant
qu’appréciation prédictive d’une violence future.
Quant aux soins relatifs aux malades dangereux, il faut
d’emblée affirmer qu’il n’existe pas de type de soins spécifiques
à ces patients. Plus spécifiquement encore, la découverte d’une
molécule « anti-agressivité » reste une utopie (tout aussi
séduisante qu’effrayante d’ailleurs). Mais pour aider les psychiatres dans la prise en charge de ces patients et si nous voulons
rester pragmatiques, la seule possibilité est de se référer à la
classification des médicaments ou, plus exactement, à la
classification des médicaments qui ont, semble-t-il, prouvé une
efficacité contre l’agressivité en tant que concept de ce qui
pourrait être de nature à provoquer un comportement violent.
Dans toutes les études publiées à ce sujet, ont été utilisés : les
neuroleptiques, les thymorégulateurs, les anxiolytiques, les
antidépresseurs et d’autres encore.
On voit déjà se dessiner un premier découpage très grossier :
troubles psychotiques, troubles de l’humeur dont les troubles
dépressifs, troubles anxieux ... Il y a là un changement de
perspective : un schizophrène peut agresser parce qu’il est
persécuté, ou halluciné, ou dépressif, ou angoissé, ou dissocié ...
Le schéma thérapeutique est affiné en fonction de la situation
actuelle du patient dans sa trajectoire syndromique. C’est sur le
syndrome qui semble avoir induit ou qui pourrait provoquer la
violence qu’est centré le traitement.
Les antipsychotiques sont utilisés sur les syndromes d’allure
psychotique : délire, hallucination, dissociation affective, etc., et
en cas d’efficacité insuffisante il y a lieu de réévaluer le
traitement avec, soit le remplacement par la clozapine, soit
l’adjonction au traitement antipsychotique de carbamazépine
en cas de symptomatologie pseudopsychopathique ou d’association à des troubles épileptiques, ou de citalopram en cas de
symptomatologie dépressive ou pseudo-obsessionnelle.
Dans les troubles bipolaires, la violence est particulièrement
à redouter dans les manies mixtes avec troubles délirants
persécutifs et hallucinations. Outre les traitements symptomatiques habituels, il paraît intéressant d’avoir recours au divalproex
ou la carbamazépine.
Parmi les troubles de la personnalité, la sociopathie est
particulièrement agressogène et, dans cette indication, beaucoup
de psychotropes ont été utilisés. Nous pensons que le traitement
au long cours de l’agressivité dans le déséquilibre psychopathique relève en première intention de la carbamazépine ou du
divalproex, l’un et l’autre pouvant si besoin être associés à un
inhibiteur de la recapture de la sérotonine (IRS) à dose thérapeutique. La clozapine, dont les études montrent pourtant des
Psychiatrie
résultats positifs, est plus difficile à manier dans cette indication
et rend impossible une association avec une phénothiazine,
souvent nécessaire en raison de la présence de troubles anxieux.
Enfin, l’usage des neuroleptiques classiques à faible dose garde
son intérêt, surtout lorsque des dérapages psychotiques transitoires émaillent la trajectoire du psychopathe. Rappelons aussi
les risques d’abus et de réaction paradoxale de violence en cas
d’utilisation des benzodiazépines. D’une façon très générale, on
se souviendra de la mouvance sémiologique du psychopathe,
avec la nécessité d’une adaptation incessante de la
chimiothérapie.
L’autisme se manifeste parfois par des comportements de
violence, a priori impulsifs, imprévisibles et désordonnés, dont
nous ne percevons habituellement pas le sens. Attention à
l’angoisse massive générée par un changement minime de
l’environnement institutionnel. Dans cette indication de
l’autisme, les IRS (la sertraline et le citalopram ont été utilisés)
pourraient prendre une place de première intention, compte
tenu notamment de l’impulsivité et de la fréquence des troubles
anxieux et pseudo-obsessionnels associés.
Un dernier exemple encore plus significatif du changement
de perspective nécessité par le polymorphisme du sens de la
violence dans une pathologie donnée : il s’agit du retard
mental, dont les comportements violents peuvent être liés à des
troubles caractériels, à la diminution du sens moral, à l’angoisse,
au vécu persécutif ou dépressif... Six molécules ont été étudiées
dans cette indication : la rispéridone, la carbamazépine, le
lithium, la buspirone, le propanolol et le divalproex. Idéalement, un traitement spécifique reposerait sur une monothérapie
à partir de l’une de ces six molécules. Mais laquelle ? Si l’on
veut échapper à un choix purement empirique, il faut bien
trouver préalablement un minimum de sens aux actes violents
d’un patient donné.
On le voit bien, les études qui ont été faites sont restées
piégées par une méthodologie avec indications posées à partir
du diagnostic. C’est une des raisons pour lesquelles nous ne
pouvons pas indiquer de véritables « schémas thérapeutiques ».
La chimiothérapie de la violence demeure très empirique.
■ Conclusion
Il y a peu à retirer de ce que Bornstein et Raymond [18]
écrivaient en 1987 : « Ainsi, en psychiatrie et psychologie
légales, deux notions sont l’objet de débats infinis : la responsabilité et l’état dangereux dont les connexions restent constantes. Stone (In « Dangerousness » de Webster et Ben-Aron, 1985)
se livre à de violentes attaques en affirmant :
• il est scientifiquement impossible de prédire une conduite
dangereuse ;
• même s’il devient possible de faire des prédictions exactes,
ceci retrancherait les libertés des patients et des personnes ;
• les professionnels de la santé mentale ne devraient pas tenter
de telles prévisions car celles-ci interfèrent sur leur rôle de
soignant.
La perspective reconnue se conçoit uniquement à court terme
et, si les psychiatres et les psychologues réclament une compétence en prédictivité, ils devront en accepter les conséquences
légales et éthiques. Un fort courant de recherche dans les
instituts anglo-saxons vise à se concentrer sur la prise en charge
la plus efficace et la refonte de la terminologie ; certaines
dénominations nosologiques équivalent à de véritables
condamnations sans appel ».
La société vit-elle sur une utopie : que l’agressivité puisse être
chassée de la nature humaine ? Ou la société pense-t-elle
pouvoir appliquer à la dangerosité le principe de précaution ?
Ou veut-elle se dédouaner en confiant l’appréciation de la
dangerosité à la psychiatrie ? Peut-être, mais il n’en demeure pas
moins que la sémiologie de la dangerosité pathologique reste à
faire et que seule l’expérience clinique permet d’avancer dans ce
champ de connaissances.
7
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.
■ Références
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J.-L. Senninger, Psychiatre des Hôpitaux ([email protected]).
Unités pour malades difficiles, CHS, 1, rue Calmette, 57206 Sarreguemines, France.
Toute référence à cet article doit porter la mention : Senninger J.-L. Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale. EMC (Elsevier Masson SAS, Paris),
Psychiatrie, 37-510-A-10, 2007.
Disponibles sur www.emc-consulte.com
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