¶ 37-510-A-10 Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale J.-L. Senninger La dangerosité pathologique interpelle les psychiatres dans leur pratique quotidienne. Il s’agit pourtant d’un concept très imprécis. La clinique de la dangerosité gagne à se référer à un niveau syndromique. Sa valeur prédictive n’en demeure pas moins faible. La société confie à la psychiatrie les soins de la dangerosité alors même que ce concept dépasse largement le champ de cette discipline. Une modélisation de la dangerosité pathologique est tentée à travers une dimension situationnelle, en privilégiant les interactions dynamiques entre les différentes composantes d’une globalité intégrant le malade dangereux et sa victime. Le dispositif juridique et psychiatrique français induit, par sa complexité, des trajectoires de soins parfois inadaptées. Les propositions actuelles d’amélioration du dispositif sont développées. La chimiothérapie de la violence demeure très empirique. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Dangerosité ; État dangereux ; Agressivité ; Violence pathologique ; Clinique ; Prédiction ; Soins Plan ¶ Introduction 1 ¶ Aspects théoriques Concepts Histoire de la dangerosité Modélisation de la dangerosité 1 1 2 3 ¶ Clinique de la dangerosité Trajectoires criminelles pathologiques Dépression Manie Troubles aigus de la conscience Déficiences intellectuelles Personnalité psychopathique Perversion Dissociation schizophrénique Délire 3 3 4 4 4 4 5 5 5 5 ¶ Prédiction de la violence pathologique Définition de la prédiction Critères médicaux Critères médicopsychologiques Profil de sujet à risque 6 6 6 6 6 ¶ Soins de la violence pathologique 6 ¶ Conclusion 7 ■ Introduction Les faits divers, violents et effrayants parce qu’incompréhensibles, se répètent inlassablement et ce n’est pas un rapport ou un plan de santé mentale de plus qui les empêcheront. Peut-on dès lors saisir l’insaisissable pour éviter l’inévitable ? Il ne sera question ici que de la dangerosité pathologique, celle-là même que la psychiatrie est sensée appréhender, voire contrôler, celle que génèrent les maladies mentales et qui en est directement la conséquence. Celle qui rend leurs auteurs « irresponsables pénalement ». Psychiatrie Les aspects théoriques de cette dangerosité pathologique nous entraînent d’abord à tenter une définition et à étudier des concepts connexes, aux frontières indécises. L’histoire de la dangerosité est intimement liée aux évolutions de plusieurs disciplines « scientifiques ». Devant cette complexité, il y a lieu de concevoir une modélisation, bien que nécessairement réductrice. Il nous apparaît alors judicieux de revenir au modèle médical classique « diagnostic-pronostic-traitement ». Celui-ci peut s’appliquer à la dangerosité pathologique, mais avec les restrictions suivantes : la dangerosité est plus compréhensible si l’on se réfère au plan sémiologique et non diagnostique ; le pronostic reste largement imprécis ; la prise en charge n’est pas essentiellement médicale. ■ Aspects théoriques Concepts Chacun sait bien ce qu’est la dangerosité sans pouvoir pour autant la définir. Car c’est bien un concept. Dire de quelqu’un qu’il est dangereux consiste à faire une hypothèse sur son futur, à établir une probabilité sur son devenir. Concrètement, il s’agit d’une prédiction pour un individu donné de commettre un acte violent, d’une tentative d’objectiver un risque de comportement violent. Par là même, toute prétention de définition de la dangerosité apparaît caduque. En effet, qui peut appréhender tous les champs de la dangerosité ? Cette dernière est un concept transdisciplinaire, voire supradisciplinaire. Qui peut s’octroyer le droit d’apprécier le risque de passage à l’acte agressif, de fixer ainsi le futur possible d’un individu ? Pourtant, d’aucuns ont estimé judicieux de parler d’état dangereux, comme si l’avenir, par nature incertain, devenait immuable. Il en est ainsi par exemple dans l’arrêté du 14/10/1986 portant règlement intérieur type des unités pour malades difficiles, qui limite les indications de ces structures à « un état dangereux majeur ». Les concepts connexes sont : violence, agression, agressivité, état dangereux. Tentons de les circonscrire avant de revenir à la dangerosité. 1 37-510-A-10 ¶ Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale Histoire de la dangerosité Violence e Le terme de violence, dont l’origine se situe au XIII siècle, dérive du latin violentus, violentia, signifiant le caractère violent ou farouche, la force. Deux niveaux s’y superposent : la force physique brutale et la transgression (des lois et règlements, des normes et des coutumes). Ce deuxième aspect fait de la violence une notion relative, subjective et normative. La violence est toujours sous-tendue par l’agressivité, mais toute agressivité ne saurait se convertir en violence. Bergeret [1] oppose une violence fondamentale et fantasmatique, force élémentaire, à la violence agie, toute secondaire. La violence fondamentale serait naturelle, universelle et instinctuelle. La violence serait-elle alors un concept insaisissable ? Mais ce flou ne doit pas nous empêcher de tenter une définition plus pragmatique. Ainsi, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [2] dans son « Rapport mondial sur la violence et la santé », après avoir rappelé que « chaque année, la violence dans le monde fait plus de 1,6 million de morts », en donne une définition exhaustive : « l’usage délibéré ou la menace d’usage délibéré de la force physique ou de la puissance contre soi-même, contre une autre personne ou contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fort d’entraîner un traumatisme, un décès, un dommage moral, un mal-développement ou une carence ». L’OMS en étend délibérément le domaine, en se rapportant à un « modèle écologique tenant compte de l’ensemble des facteurs biologiques, sociaux, culturels, économiques et politiques qui influencent la violence. Ce modèle comprend quatre niveaux : ceux de l’individu, des relations, de la communauté et de la société ». Les troubles psychiques ne seraient dès lors qu’un facteur dans le déterminisme de la violence. Si l’on revient à l’étymologie de ce terme, on peut dire que la violence est une force non maîtrisée qui perturbe un ordre. Mais est-elle naturelle ou un phénomène culturel ? Kant l’appelait le « mal radical », tout autant que Freud en faisait une donnée naturelle, puisant sa source dans les instincts de l’homme. Cependant, les travaux plus contemporains mettent de plus en plus en avant les origines sociales de la violence, considérée généralement comme un moyen de légitimer un pouvoir ou une autorité, à un niveau individuel ou collectif, avec des fluctuations selon l’époque et la société. Elle est toujours usage de l’agressivité. Agressivité L’agressivité est un terme emprunté du latin ad gradere, qui signifie « marcher vers ». Il n’est utilisé communément qu’au XVIIIe siècle pour désigner deux troupes allant à la rencontre l’une de l’autre. L’agressivité serait la tendance à attaquer, à agresser. Dangerosité Quant à la dangerosité, terme formé à partir du mot latin dominiarium signifiant « pouvoir », lui-même issu de dominus, « seigneur », sa définition reste sibylline. Il en est ainsi dans le récent rapport de la commission santé-justice de 2005 intitulé : « Santé, justice et dangerosité : pour une meilleure prévention de la récidive » qui rappelle d’abord que la dangerosité joue un rôle primordial en matière de justice pénale et qui la définit ainsi : « Aussi relative que plurielle, cette notion est complexe. D’une part, elle repose sur un système de valeurs et de normes s’inscrivant dans une société déterminée, et donc variable dans le temps, comme dans l’espace. En outre, l’état de dangerosité d’un même individu ne présente pas nécessairement un caractère permanent et linéaire, mais peut au contraire être transitoire, s’atténuer, voire disparaître ou croître. D’autre part, la dangerosité d’une personne revêt différentes formes : elle peut être d’ordre criminologique et/ou psychiatrique ». Ce rapport note également que « ce concept s’est vu conférer une place importante dans l’histoire de la psychiatrie par deux lois essentielles : la loi du 12/02/1810, fondatrice du Code pénal, à travers l’article 64 de l’ancien Code pénal et la loi du 30/06/1838 à travers l’indication d’une hospitalisation d’office ». 2 Mais il n’y a pas qu’en droit que l’histoire de la dangerosité est intéressante. La dangerosité a toujours tenu un rôle essentiel dans les domaines de la psychiatrie et de la criminologie. L’histoire de ce concept commence bien avant la naissance de ces disciplines. La réalité de la dangerosité n’était alors appréhendée qu’à travers les mesures qu’il convenait de prendre à son égard pour en limiter les effets. C’est ainsi, par exemple, que la Constitution Carolina de Charles Quint en 1532 prévoyait que : « Si un individu, après un premier crime, paraît menacer d’en commettre un second, le juge peut, s’il estime que cet individu constitue un danger pour la sécurité des personnes, par mesure de précaution contre le malheur ou le dommage qu’on pourrait en attendre, ordonner qu’il soit détenu jusqu’à ce qu’il ait donné une caution ou une assurance suffisante ». De quoi s’agit-il là, sinon du premier acte d’internement (au sens large) à titre de sûreté ? Après un raccourci saisissant de près de cinq siècles, le législateur de 2005 semble préoccupé par les mêmes problèmes de récidive quand il énonce dans l’article 723-29 de la loi n° 2005-1549 du 12/12/2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales : « lorsqu’une personne a été condamnée à une peine..., le Juge de l’application des peines peut, ..., ordonner à titre de mesure de sûreté et aux seules fins de prévenir une récidive dont le risque apparaît avéré, qu’elle sera placée sous surveillance judiciaire dès sa libération... ». D’ailleurs, l’article 723-31 de cette même loi énonce que le risque de récidive sera apprécié par une expertise médicale « ... dont la conclusion fait apparaître la dangerosité du condamné ». Revenons à l’histoire de la dangerosité pour affirmer très clairement qu’elle est le mythe fondateur de la psychiatrie. L’article 64 du Code pénal de 1810 a posé le principe du libre arbitre dans le droit français. Le malade mental se voit alors exclu du jeu social par annulation après coup de ses actes. L’article 64 transfère le sujet de l’ordre judiciaire vers l’ordre médical, ou plutôt situe le sujet hors du droit. Ainsi, la psychiatrie à ses débuts se construit autour du problème du « fou criminel ». La psychiatrie médico-légale se développe avant la psychiatrie proprement dite. « De par cette inscription de la dangerosité dans le champ psychiatrique naissant, est repéré le mythe fondateur de la psychiatrie : la dangerosité du malade mental » [3]. De surcroît, la loi du 30/06/1838 qui a structuré la psychiatrie française jusqu’à ce jour a comme fondements majeurs les notions de troubles de l’ordre public et de « danger imminent ». Jamais par la suite la psychiatrie n’a pu échapper totalement à cette référence fondatrice. La dangerosité en restera un élément structurel essentiel. Elle servira également de caution à l’expansionnisme psychiatrique à travers l’entité de la monomaniehomicide par exemple, ou la conceptualisation de la dangerosité en tant que processus morbide ou, dans son aspect caricatural, dans la théorie de la dégénérescence. C’est cette exagération même qui a conduit à un mouvement inverse au cours du XXe siècle, tendant à dénouer le lien entre folie et dangerosité. Les troubles du comportement sont d’abord apparus comme non plus essentiels, mais secondaires au processus morbide. Puis les critiques se sont focalisées sur l’expertise psychiatrique et sa faible valeur, notamment prédictive. Il a également été rappelé que les malades mentaux ne constituent pas un des groupes les plus dangereux, contrairement à ce qu’affirmait Kraepelin lorsqu’il disait que tout aliéné constitue un danger permanent pour son entourage et surtout pour lui-même. Enfin, il a été montré que les facteurs extérieurs sont déterminants dans l’apparition d’une dangerosité, même chez le malade mental. Étonnamment, ce sont surtout les psychanalystes qui ont insisté sur ce dernier aspect. Le mouvement de mise à distance de la dangerosité par rapport à la maladie mentale était ainsi consommé, tant et si bien que le discours sur la dangerosité était clos en psychiatrie et laissé à d’autres disciplines : la biologie, l’anthropologie, la sociologie, etc. Psychiatrie Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale ¶ 37-510-A-10 En même temps qu’il fallait « ouvrir les hôpitaux psychiatriques », il fallait refouler, voire nier cette réalité incontournable. Malheureusement, la dangerosité de certains malades mentaux resurgit de façon ponctuelle et dramatique, sous la forme d’actes violents incompréhensibles. Les mêmes mouvements concernant la dangerosité sont perceptibles de façon à peu près identique et concomitante dans le domaine de la criminologie. Il est vrai que la criminologie et la psychiatrie ont toujours entretenu des rapports complexes et ambigus. « L’homme criminel » semble avoir été créé artificiellement par Lombroso pour servir de caution à la criminologie. Cet être à part, dégénéré, est par nature dangereux. La dangerosité devient une potentialité inscrite définitivement dans la trajectoire de vie de l’« homme criminel ». Un tel excès conceptuel ne pouvait résister longtemps à l’analyse scientifique. Ainsi, rapidement, De Greeff [4] rappelle que le criminel n’est pas un être à part : « il agit et pense la plupart du temps comme les autres ». De plus, il conclut que seuls certains criminels sont dangereux et que seule la criminologie clinique peut permettre de repérer les facteurs de dangerosité chez certains criminels. Juste retour à la psychiatrie. Mais parallèlement, plusieurs auteurs accentuent le caractère durable de la dangerosité en mettant en avant le concept d’« état dangereux ». Ainsi est remise au goût du jour l’ancienne théorie de la dégénérescence. Toutefois, très rapidement, il est apparu impossible de retrouver dans l’individu, dans sa structure biologique ou psychique, tous les déterminants de l’état dangereux. Il était essentiel de repérer aussi des « situations sociales », des « excitants », des « indices sociaux ». L’état dangereux devient un complexe de conditions sous l’action desquelles il est probable qu’un individu commette un délit. Plus récemment encore, le regard du criminologue se focalise sur des « dynamiques de dangerosité » singulières. [5] Les concepts d’état dangereux et même de dangerosité sont devenus de plus en plus évanescents. Que reste-t-il de ces notions actuellement ? Quelle est la valeur de prédiction de ces concepts ? Nous retiendrons la définition la plus simple possible de la dangerosité en tant que probabilité de la commission d’un acte violent. Modélisation de la dangerosité Comprendre la genèse d’un acte violent, même chez le malade mental, ne peut se faire uniquement à travers sa psychopathologie. Même une démarche de causalité plurifactionnelle linéaire est trop réductrice. « La criminogenèse, ..., ne peut s’appréhender valablement qu’à travers l’étude dynamique d’une globalité intégrant tout à la fois le criminel et sa victime, pris tous deux dans une situation singulière » [6]. En effet, la triade milieu-auteur-victime est dotée d’une dynamique propre, créant une situation criminogène sans cesse changeante, qui peut faire évoluer à tout moment l’agressivité vers la violence. Ainsi se constitue une dynamique de dangerosité singulière qui ne se réduit pas seulement à l’interaction permanente entre ces trois protagonistes. « En ce sens, l’analyse des dynamiques de dangerosité demeure purement descriptive : il s’agit de décrire à chaque fois le plus exactement possible les différents paramètres de cette dynamique et de tenter de les intégrer dans un ensemble cohérent donnant sens à l’acte commis » [6]. L’idée est celle d’un modèle à la fois qualitatif et dynamique où la dangerosité, à causalité multifactorielle (génétique, biologique, psychopathologique, mais aussi sociologique, culturelle ...) agit à son tour sur certains de ces facteurs et où l’acte agressif, qui peut résulter de cette dangerosité, agit également sur ces facteurs ou plus directement sur la dangerosité, par des réactions de feedback, positives ou négatives, dont la complexité n’est pas sans évoquer la conceptualisation mathématique du chaos. En en restant à un niveau de compréhension plus réducteur, mais aussi plus opérant, on pourrait considérer qu’il existe une « impulsivité basale » dont les composantes génétiques rejoignent les expériences psychologiques de l’enfance. Cette impulsivité fondamentale ferait partie intégrante de la personnalité de chacun et pourrait émerger du fait de perturbations psychopathologiques facilitatrices ou inhibitrices, ou de mises Psychiatrie en situation désorganisatrices. L’intégration de tous ces éléments pourrait générer une « impulsivité résultante » propre à déclencher un passage à l’acte. Tous les paramètres de ce modèle global sont en constante variation. Même l’impulsivité basale est changeante dans le temps chez un même individu, bien que des constantes puissent être dégagées. C’est ainsi que l’impulsivité basale des névrosés est très généralement faible et qu’alors sont nécessaires, pour qu’émergent chez eux des passages à l’acte violents, des facteurs situationnels particulièrement criminogènes ou une comorbidité psychopathologique considérable. Inversement, dans le cadre de la personnalité psychopathique, l’impulsivité basale est très généralement à un niveau important, tant et si bien que des situations par ailleurs banales ou des éléments psychopathologiques surajoutés légers suffisent alors pour provoquer des actes agressifs. La variable situationnelle joue elle aussi, selon les cas, un rôle plus ou moins important. Ainsi, on sait l’importance facilitatrice de situations très spécifiques dans les viols et le rôle généralement inhibiteur de l’enfermement sur l’impulsivité. Nous étudierons plus loin les éléments psychopathologiques pouvant influencer l’impulsivité. La plupart de ces éléments sont plus ou moins facilitateurs, comme par exemple le délire de persécution de structure paranoïaque, mais certains sont indéniablement inhibiteurs, comme par exemple le développement d’un état dépressif. Au total et armé d’une démarche clinique individuelle, il est souhaitable d’appréhender un acte violent chez un malade mental comme la résultante à un moment donné d’une dangerosité situationnelle, multifactorielle, qu’il convient d’analyser de façon qualitative et dynamique. La psychiatrie est loin d’être capable pour l’instant d’une telle démarche. C’est pourquoi nous allons aborder maintenant les données cliniques psychiatriques actuelles sur la dangerosité pathologique. ■ Clinique de la dangerosité Le plan d’analyse diagnostique est peu opérant. À quoi sert-il de dire qu’un schizophrène peut être dangereux ? Il faut plutôt savoir pourquoi il l’est, quand, où et comment il passera à l’acte. En ce qui concerne la psychogenèse de l’agression, l’analyse diagnostique doit laisser place à une analyse plus fine, d’ordre sémiologique, symptomatique. Cette dernière est à la base de l’étude clinique de la dangerosité que nous allons entreprendre. Quand et où passera-t-il à l’acte ? Cette question est autrement plus complexe encore. Un des éléments de réponse consiste à repérer des « trajectoires criminelles pathologiques, avec des moments privilégiés de production de la violence dans le parcours de la maladie » [7]. Trajectoires criminelles pathologiques Très schématiquement, cinq trajectoires peuvent être distinguées : • le patient « dangereux précoce », inaugurant ses troubles psychiques par un acte violent ; le prototype pourrait en être le crime immotivé (ou supposé tel) du schizophrène ; • le patient « dangereux tardif » passant à l’acte après une longue maturation de ses troubles ; le prototype pourrait en être le délirant persécuté paranoïaque qui ne se résout à tuer qu’après épuisement de tous les autres « moyens de défense » contre les persécuteurs ; • le patient « dangereux par intermittence », dont la dangerosité suit l’évolution discontinue de sa maladie ; le prototype en serait le trouble bipolaire ; • le patient « dangereux aigu », passant à l’acte de façon brutale et imprévisible dans un contexte qui n’est d’ailleurs pas forcément celui d’une pathologie aiguë ; ainsi, l’agression peut émerger en même temps qu’un ordre hallucinatoire de tuer, dans un contexte de psychose chronique ; • le patient « dangereux chronique », évoquant d’emblée le déséquilibre psychopathique dont la violence semble être une nécessité vitale impérieuse. De plus, il n’existe pas de lien simple entre une agression et un type d’évolution d’une pathologie donnée. Un même acte 3 37-510-A-10 ¶ Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale peut être commis dans des contextes variés. Inversement, une même trajectoire psychopathologique peut être à l’origine d’actes de nature très diverse. Il nous faut revenir à un niveau d’analyse qui nous est plus familier, celui de l’abord syndromique, en centrant notre propos sur le risque d’agressions physiques pures envers autrui (meurtre, tentative de meurtre, et coups et blessures). Dépression Traditionnellement, le dépressif aurait une violence engagée essentiellement envers lui-même. Mais, par exemple, Stapleton constate que, dans le cadre des troubles bipolaires, le risque de crime est plus important au cours des phases dépressives. [8] À l’appui d’autres études, Gay et Mathis [9] concluent : « lors des syndromes dépressifs, le risque d’homicide est plus élevé » et « le potentiel criminogène de la dépression serait donc sousévalué. Celui-ci serait majoré par la présence d’un état de crise existentielle (séparation de couple, épisode passionnel) ». Rappelons surtout le risque d’homicide altruiste chez le mélancolique, lequel risque est plus grand si des éléments délirants (de ruine, de damnation, etc.) apparaissent. En effet, le dépressif « perçoit souvent avec une acuité toute particulière, alimentée par son sentiment de culpabilité, l’impact de sa souffrance sur ses proches, douloureusement affectés » [10]. Il ne faut pas non plus sous-estimer le risque de raptus hétéroagressif induit par une angoisse massive brutale. Manie « Il est classique de considérer que le malade maniaque est un sujet en proie à tous les excès et débordements possibles, y compris violents. La réalité clinique amène toutefois à tempérer cette affirmation. En fait, l’excitation psychomotrice génère habituellement une agitation désordonnée, peu propice à des violences élaborées et efficientes ». C’est bien de la même façon que concluent Wulach [11] lorsqu’il dit que les maniaques sont responsables d’« infractions en général mineures » et Gay et Mathis [9] : « concernant les états d’excitation, les homicides sont exceptionnels. En revanche, les actes de délinquance, les incendies criminels et les infractions sexuelles sont surreprésentés ». Le maniaque est plus souvent victime de délits sexuels qu’auteur de tels actes. La libération instinctuelle, surtout sexuelle, génère plutôt des faits d’outrages à la pudeur, sans violence physique grave. Les actes d’exhibition sexuelle sont, quant à eux, surtout à entendre comme une volonté d’affirmation de sa toute-puissance, y compris sexuelle. Mais son sentiment de toute-puissance peut le conduire à affronter celui qui, dans son esprit, représente l’autorité. La puérilité et la démesure de son comportement sont de nature à susciter les moqueries de l’entourage. Le narcissisme disproportionné du maniaque ne saurait alors tolérer la plus infime humiliation. Plus globalement, toute velléité de « contenir » les débordements du maniaque peut entraîner des réactions agressives de défense. Il est préférable de tolérer certains débordements aux conséquences futiles que de refuser toute expression symptomatique. Attention à ne pas heurter, même a minima, son sentiment de toute-puissance, ce qui peut avoir comme sanction immédiate un déchaînement de violence extrême. Troubles aigus de la conscience Les états de déstructuration de la conscience, quelles qu’en soient l’intensité et l’étiologie, bouleversent le rapport du malade à son monde. Mais les violences ne sont généralement pas consécutives à la désinhibition instinctuelle qu’elles induisent. Les altérations du niveau de conscience sont peu propices à un risque grave d’agression sexuelle. En revanche, le bouleversement du vécu immédiat avec production d’hallucinations ou d’idées délirantes peut générer un vécu effrayant de risque vital chez le patient qui se défend alors par l’attaque. Parfois, plus spécifiquement, un ordre hallucinatoire de tuer émerge brutalement et impose une obéissance totale et immédiate. Globalement, c’est l’angoisse vécue (avec parfois impression de l’imminence de sa propre mort) qui est la plus 4 criminogène dans ces troubles à étiologies diverses. Parmi ces dernières, il y a lieu d’évoquer l’intoxication alcoolique et l’usage abusif de stupéfiants. Influence de l’alcool L’abus d’alcool est volontiers et à juste titre associé à la notion de dangerosité. L’alcoolisme remplit encore les prisons et pas tant du fait de ses complications psychiatriques par usage prolongé. Bien sûr, on ne peut pas faire l’impasse sur les violences le plus souvent meurtrières du délire de jalousie et sur les actes sexuels incestueux de l’alcoolique chronique qui ne s’affirme plus que dans la domination de son entourage terrorisé. Mais surtout, ce sont les états d’ivresse qui génèrent encore le plus d’agressions. « L’ivresse simple, banale, avec sa dissolution partielle de la conscience, peut provoquer un état d’excitation pseudomaniaque avec euphorie et levée des inhibitions. Les accès de colère traduisent la perte d’autocontrôle sur les forces pulsionnelles. Les actes de violence semblent toutefois garder au cours de l’ivresse non compliquée un minimum de cohérence avec la réalité, comme s’ils n’étaient que la caricature de la personnalité du sujet. Ivre, il frappe alors que, mis dans la même situation en étant sobre, il n’aurait pas traduit en actes violents ses affects de ressentiment, de haine ou de colère » [6]. Influence des stupéfiants Il est de plus en plus question actuellement de la dangerosité du dépendant à des toxiques (non alcooliques). Ces dépendances peuvent générer en aigu des comportements violents par altération de la conscience, par état de manque, voire par réactions paradoxales. Rappelons également l’épineux problème de la pharmacopsychose ou plus globalement des remaniements psychotiques de la personnalité du toxicomane qui peuvent induire des comportements violents par des mécanismes purement psychotiques. Déficiences intellectuelles Les retards mentaux sont rarement pourvoyeurs d’agressions répétées. L’insuffisance intellectuelle empêche d’échapper longtemps aux recherches policières. D’une façon trop simpliste, il est souvent dit que l’importance de la dangerosité est corrélée avec le degré de déficit intellectuel. Le débile profond n’a pas un bagage intellectuel suffisant pour commettre des agressions élaborées. Il se contente de décharges de fureur aveugle. Le débile moyen manque de contrôle, de jugement et de nuance dans ses relations affectives. Il peut toutefois construire et préméditer un acte violent un tant soit peu structuré. Le débile léger se sent aisément dévalorisé. Il est fragile sur le plan émotionnel et a du mal à différer ses réactions. Il est souvent incapable de médiatiser correctement ses affects par la parole. Il recherche des satisfactions immédiates. Tout ce complexe affectif le rend « caractériel », au point parfois d’être agressif. Ainsi, l’insuffisance intellectuelle n’est pas souvent la cause immédiate de la violence chez le débile mental. La déficience intellectuelle agit en fait indirectement par une altération de l’affectivité : par insuffisance de structuration affective ou par conséquence du déficit intellectuel sur le vécu affectif. On peut citer ici l’insuffisance d’intégration des valeurs morales, la désinhibition instinctive, l’immaturité affective, l’intolérance aux frustrations, l’irritabilité, la suggestibilité, le sentiment d’infériorité, le besoin d’affirmation de soi, etc. Toutes ces composantes affectives influencent les comportements agressifs possibles des débiles mentaux. De plus, c’est uniquement sur ces éléments affectifs que peuvent agir les traitements, essentiellement à orientation psychothérapique. Dans les détériorations tardives de l’intelligence, les perturbations affectives et les troubles psychiatriques surajoutés sont surtout présents au début de la démence et peuvent même la révéler. C’est dans un tel cadre que se situent le plus souvent les actes violents. Mais parfois, ce sont directement les troubles de la mémoire ou le déficit du jugement moral qui génèrent des délits, notamment sexuels. Il est vrai qu’alors l’absence de précautions et la maladresse dans l’exécution de l’acte orientent facilement vers une origine psychopathologique. Psychiatrie Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale ¶ 37-510-A-10 Personnalité psychopathique Tout semble avoir été dit sur les rapports étroits entre dangerosité et personnalité psychopathique, entendue comme une altération du caractère et du comportement, ne trouvant pas sa place dans une organisation psychopathologique stable et bien définie. La violence est, chez le psychopathe, une véritable modalité d’être au monde et un recours privilégié, voire exclusif, lors de difficultés existentielles. De plus, il n’a pas accès à la culpabilité ou si peu. Il en est préservé par le mécanisme de la projection psychique qui l’amène à se positionner en tant que victime ; position encore exacerbée s’il est exposé à la sanction pénale. Sur le plan psychique, il n’est jamais le même, apparaissant tantôt névrosé, tantôt psychotique, tantôt pervers, sans jamais être vraiment l’un ou l’autre. Sa vie est émaillée de décompensations variées et, au-delà de son instabilité, de son impulsivité, de son irritabilité et de son intolérance à la frustration, ce sont plus souvent ces décompensations qui induisent des passages à l’acte. Plus profondément, le psychopathe est un être blessé, un écorché affectif au narcissisme chancelant. Confronté à des situations existentielles traumatisantes entrant en résonance avec son vécu abandonnique primitif, son narcissisme peut s’effondrer dans l’éclatement psychotique. Pour autant, la violence du psychopathe n’est que rarement incohérente ou déconnectée de la réalité. Perversion « L’étude des perversions est encore ouverte. La question de leur nature, pathologique ou non, persiste de nos jours. De plus, un même mot recouvre des plans d’analyse différents. S’agit-il de comportements sexuels aberrants où le partenaire perd sa qualité de sujet pour n’être qu’un seul objet de plaisir, à travers une mise en scène plus ou moins élaborée, ou s’agit-il d’une organisation psychique particulière ? » [6]. La perversion, en tant que structure, entretient des rapports étonnamment étroits avec la psychose. Le pervers est fixé à un mode exclusif d’obtention du plaisir et ne peut s’en défaire, ce dont il ne souffre d’ailleurs pas. Il utilise sans angoisse et sans conflit intrapsychique cet outil qu’est pour lui sa fixation prégénitale à une violence primitive. Il peut ainsi agresser l’autre, non pas simplement pour le faire souffrir, mais aussi pour le dominer et le réduire à l’état d’objet. Il agit comme s’il avait peur de l’intersubjectivité, et quoi de plus rassurant alors pour lui que d’élaborer et utiliser à satiété le rituel immuable du scénario pervers. La clinique semble indiquer que, même s’il n’a pas accès à la culpabilité, le pervers redoute l’émergence de ses pulsions agressives, comme s’il se sentait chaque fois en danger d’effondrement psychique. Le pervers a un besoin vital de tout contrôler, dans le calme, avec froideur et de façon rationnelle, afin de transgresser la loi, comme il l’entend. La recrudescence des agir pervers est particulièrement à redouter durant les périodes de déstabilisation psychique au gré des aléas de la vie. La connaissance psychiatrique de ces « malades » est encore balbutiante. En premier lieu, sont-ils authentiquement malades ? Beaucoup en doutent, même si leurs actes sont monstrueux et proprement anormaux. Ils sont capables, en toute lucidité, des pires atrocités. Mais alors, s’ils ne sont pas malades, pourquoi se délectent-ils de l’horreur qu’ils lisent dans le regard des soignants qui écoutent le récit de leurs actes violents ? Dissociation schizophrénique Le problème de la dangerosité du dissocié (donc du schizophrène) est de toute première importance. Les données épidémiologiques sont innombrables, mais les plus valides ont été réalisées dans la population générale. Par exemple, Swanson [12] estime que le risque de comportement violent est multiplié par six en cas de diagnostic de schizophrénie et par dix s’il s’y associe une comorbidité. Mais Lachaux, à juste titre, tempère Psychiatrie cette affirmation : « Cependant, dans l’analyse de cette question, il faut faire la part de la fantasmagorie et du réel : • d’une part, car le risque de crime violent, chez les patients souffrant de schizophrénie, le risque de dangerosité, restent faibles ; • d’autre part, le risque de dangerosité, chez les patients souffrant de schizophrénie, est beaucoup plus faible que le risque de dangerosité lié, dans la population générale, à l’usage de toxiques et aux troubles de la personnalité ; • enfin, le risque de criminalité, chez les patients souffrant de schizophrénie, est majoré (de sept à 17 fois plus) par l’usage de toxiques » [13]. La dissociation psychique (au sens classique), notamment lorsqu’elle atteint la sphère affective, confère à l’agression du schizophrène des caractères particuliers. En apparence domine le caractère incompréhensible et immotivé de l’acte. Le schizophrène agresse avec une froide détermination. Après l’acte, il choque par son absence de culpabilité, par sa froideur et son indifférence. Pourtant, ce stéréotype clinique superficiel semble recouvrir deux types d’agressions, selon qu’il existe ou non un lien affectif entre le schizophrène, auteur de l’agression, et sa victime. Lorsque la victime n’a aucun lien affectif avec l’agresseur, il existe un acte singulier, fortement révélateur de troubles dissociatifs chez son auteur. « La victime ne l’est que parce qu’elle croise par hasard la vie du schizophrène dans ses déambulations. Elle est un passant anonyme, n’ayant aucune caractéristique particulière. Plusieurs patients dissociés ayant commis ce type d’agression nous ont révélé l’importance de l’échange d’un regard. Ils ont agressé la personne avec laquelle leurs regards se sont croisés et ils ont tous eu l’impression fulgurante de leur néantisation dans le regard de leurs victimes. Aucun de ces patients n’a pu expliquer plus avant cette impression de mort imminente » [10]. Lorsque la victime a un lien affectif avec l’agresseur (la victime est le plus souvent un membre de l’entourage familial, notamment la mère), c’est l’ambivalence affective dans sa forme la plus primitive qui s’exprime dans l’acte agressif. Bien plus, cet acte a une dimension profonde de nature sexuelle. Le matricide psychotique serait une forme de rejet absolu d’un désir incestueux inacceptable. Mais la réalité clinique est loin d’être aussi dichotomique. Bien plus, le lien entre pathologie schizophrénique et violence est plus ou moins fort. Un patient dissocié peut commettre une agression en toute lucidité et hors du champ de sa pathologie, dans un but utilitaire par exemple. Un acte commis par un schizophrène peut aussi n’avoir qu’une motivation psychologique et non psychopathologique, comme dans le cas d’un meurtre passionnel. Délire Le délire est, à juste titre, souvent cité comme facteur criminogène majeur. Le syndrome délirant, dans sa forme, peut être situé entre les deux extrêmes que seraient le délire simple, facile à saisir, compréhensible du paranoïaque et le délire polymorphe, complexe du schizophrène. Dans un cas, la dangerosité qui s’y rattache est elle-même simple à comprendre ; dans l’autre, elle devient complexe et le plus souvent, par là même, totalement imprévisible car incompréhensible. Le délire du paranoïaque est structuré. Cela n’a pas une importance criminogène majeure, mais tout simplement aide à la compréhension du passage à l’acte ce qui, tout de même, peut avoir une valeur prédictive de la dangerosité dans certains cas. L’agression est, chez le paranoïaque, en cohérence totale avec ses idées délirantes. Le thème du délire revêt une importance criminologique essentielle. Le délire de persécution est particulièrement à prendre au sérieux. Mais la réaction du patient aux persécutions dont il est victime est fortement dépendante de la structuration prémorbide de sa personnalité. Le caractère paranoïaque au sens fort prédispose à l’action, alors que le caractère sensitif pousse à la résignation et à la passivité. Le délire d’influence est rarement criminogène, sauf s’il comprend une dimension mystique. En revanche, le délire érotomaniaque est une réalité qu’il ne faut surtout pas méconnaître. L’être aimé puis haï est potentiellement en danger. Le délire de jalousie est tout autant 5 37-510-A-10 ¶ Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale criminogène, tant pour le conjoint que pour le rival. On peut supposer que la blessure narcissique imaginaire est particulièrement insupportable pour le paranoïaque érotomane ou jaloux, dont la surestimation de soi est mise à mal. Le mécanisme du délire est aussi important à analyser. Logiquement, plus l’expérience vécue est prégnante dans son immédiateté, plus un passage à l’acte est à redouter. Par exemple, les hallucinations peuvent induire une impression de risque de mort immédiate et, de ce fait, être à l’origine d’une réaction de défense par l’attaque. Les interprétations sont habituellement moins redoutables, sauf dans le cadre d’un délire interprétatif systématique, provoquant un harcèlement persécutif incessant et omniprésent, rendant ainsi toute fuite inutile. Enfin, le mécanisme imaginatif est souvent peu criminogène. Le risque agressif est majoré lorsque la conviction délirante est forte. Chez le paranoïaque, la violence pathologique survient très généralement après un long temps d’évolution du délire et parfois après des réactions plus modérées (menaces, injures, agressions légères, interventions auprès des forces de l’ordre, etc.). Il faut particulièrement porter son attention sur ces réactions qui ont une valeur clinique prédictive majeure d’un futur passage à l’acte. La dangerosité du schizophrène délirant est beaucoup moins évidente. L’acte violent est le plus souvent imprévisible car soustendu par une logique délirante incompréhensible. Parfois, cependant, cette incompréhension se lève par la révélation d’un trouble précis, comme un ordre hallucinatoire de tuer avec une obéissance immédiate du patient par la violence ou un syndrome de persécution avec persécuteur déjà désigné de longue date. ■ Prédiction de la violence pathologique Définition de la prédiction « La prédiction de la dangerosité est l’estimation du risque de commission d’un acte de violence ; le risque étant apprécié dans sa dimension qualitative et quantitative » [14]. Il s’agit d’une tâche immensément complexe, avec des aspects multiples et des déterminants relevant de domaines variés. Cette tâche est pourtant une nécessité, tant psychiatrique que juridique, puisqu’il s’agit ici, en particulier, de protection de la société. La justice ne s’y trompe pas lorsqu’elle demande aux psychiatres de se prononcer expressément sur le risque de récidive ou sur l’existence d’un « état dangereux ». Les études sur un concept global difficile à appréhender comme la dangerosité ont cédé la place en psychiatrie à des études relatives à des comportements, plus faciles à repérer et à quantifier. En ce sens, l’étude de Benezech et al. [15] est remarquable puisqu’elle repère des critères prédictifs d’un comportement agressif chez les malades mentaux qu’ils classent en critères médicaux et médicopsychologiques. Critères médicaux Ce sont : le jeune âge ; le sexe masculin ; les caractéristiques physiques : taille, musculature ; le goût pour les armes, en particulier si leur port est usuel ; l’existence d’antécédents judiciaires ; l’existence d’antécédents psychiatriques, notamment les hospitalisations sous contrainte ; • l’alcoolisme et la toxicomanie. • • • • • • Critères médicopsychologiques Ils sont : • la médiocrité intellectuelle ; • l’impulsivité, la susceptibilité et la méfiance ; • les épisodes d’agitation ou de dépression, et davantage encore les oscillations entre hétéro- et autoagression ; 6 • les périodes de crise ; • les syndromes hallucinatoires, avec en particulier : les hallucinations s’intégrant à un automatisme mental, les hallucinations d’intuition, de suggestion et de provocation ; les sentiments de persécution, l’impression d’un danger vécu par le malade, les sentiments d’insécurité ; • les délires, avec en particulier les thèmes de jalousie, préjudice, revendication et vengeance ; • les délires mystiques ; • les périodes d’obscurcissement de la conscience ; • la réticence, les dénégations mensongères, les mauvaises relations du sujet avec son entourage familial ou avec l’équipe soignante ; • l’absence, l’interruption ou l’inefficacité de la chimiothérapie ; • le début de diagnostic, c’est-à-dire l’existence d’une symptomatologie psychiatrique non repérée comme telle par l’entourage. Profil de sujet à risque Weiss [16] a adopté une autre démarche consistant à définir un « profil » du sujet à risque de comportement agressif à court terme (3 mois) : un jeune psychotique schizophrène, anxieux, dans une phase de dissociation et/ou de production hallucinatoire. Beaucoup plus récemment, Gravier et Lustenberger [17] ont fait le point sur cette question de façon remarquable. Avec les réserves d’usage, ils notent : « Dans cet esprit, nous pouvons identifier plusieurs ordres de signes qui majorent le risque violent : • des constellations particulières de symptômes (idées délirantes de persécution/manipulation) ; • le caractère aigu d’une décompensation avec symptomatologie psychotique floride ; • l’existence d’un abus de substance, souvent considéré comme un facteur beaucoup plus important que le trouble psychique en soi, voire comme facteur multiplicateur ; • enfin, certains traits de personnalité retrouvés bien souvent à un degré ou l’autre chez ces sujets transgressifs rendent mieux compte de ce qui se tapit dans l’acte violent. » Comme on peut le constater, l’approche épidémiologique confirme les données cliniques sur la dangerosité. Ainsi, lorsqu’il s’agit de prédire la dangerosité d’un malade, ce sont toujours les mêmes éléments qu’il s’agit de repérer chez lui. Bien sûr, cela n’emportera jamais la certitude de la commission prochaine d’un acte violent. Mais il est dès lors nécessaire de prendre des mesures de nature à atténuer, voire faire disparaître ce risque. ■ Soins de la violence pathologique Le dispositif juridique et psychiatrique français relatif aux malades dangereux est d’une extrême complexité, avec des trajectoires de prise en charge très variées. Cela est essentiellement dû à une législation (spécifique à la France par rapport aux autres pays européens) liée à l’histoire et à un pouvoir administratif fort, dont l’articulation avec le pouvoir judiciaire n’est pas évidente. Les trajectoires institutionnelles des patients sont dès lors parfois fantaisistes, avec des décisions médicales ou judiciaires quelque peu contradictoires. Un même « type » de malade criminel est ou condamné, ou hospitalisé, ou successivement l’un et l’autre et dans les deux sens. « La faute à qui ou à quoi : à la subjectivité des concepts de responsabilité pénale, de discernement, de maladie mentale ou à la subjectivité des psychiatres et des jurés, populaires ou non ? Probablement la faute à tout ça et surtout plus profondément la faute au regard que porte notre société sur le malade mental dangereux, regard fait à la fois de défiance et de fascination » [7]. Mais les psychiatres doivent composer avec ce dispositif. Ce dernier, tel qu’il est établi à ce jour, s’est nourri de modifications successives, visant à concilier deux impératifs, qui peuvent être contradictoires : la nécessité de soins adaptés, le plus souvent sous contrainte, et le besoin légitime de sécurité de Psychiatrie Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale ¶ 37-510-A-10 la société. À juste titre, le législateur se préoccupe du « traitement de la récidive des infractions pénales » (loi n ° 20051549 du 12 décembre 2005). Pour ce faire, il peut être fait appel à des psychiatres experts, évaluant la « dangerosité », avec toute la subjectivité que cette appréciation induit dans les mesures de « surveillance judiciaire » qui pourront être ordonnées. Dans le même état d’esprit sécuritaire, dans le rapport d’information de la mission sur les mesures de sûreté concernant les personnes dangereuses (annexé au procès verbal de la séance du 22 juin 2006) intitulée : « les délinquants dangereux atteints de troubles psychiatriques : comment concilier la protection de la société et une meilleure prise en charge médicale ? », il est proposé, pour renforcer le suivi des personnes après leur libération, une injonction de soins (même sans condamnation à un suivi sociojudiciaire), voire une hospitalisation dans des « unités hospitalières spécialement aménagées de long séjour ». De façon analogue, le rapport de la commission Santé Justice de juillet 2005 « Santé, Justice et dangerosité : pour une meilleure prévention de la récidive » préconise un « suivi de protection sociale » et, dans les cas où « la mise en œuvre de mesures en milieu ouvert ne saurait suffire à protéger la société des agissements des auteurs d’infractions pénales les plus dangereux », la création d’une mesure de sûreté en milieu fermé, dans des établissements dénommés : « centres fermés de protection sociale », visant à la « mise à l’écart de la vie sociale ». On ne saurait être plus clair. Au total, le dispositif juridique et psychiatrique qui s’applique aux malades mentaux dangereux est en constante évolution, mais avec toujours au centre des débats la question de la dangerosité, en tant qu’appréciation prédictive d’une violence future. Quant aux soins relatifs aux malades dangereux, il faut d’emblée affirmer qu’il n’existe pas de type de soins spécifiques à ces patients. Plus spécifiquement encore, la découverte d’une molécule « anti-agressivité » reste une utopie (tout aussi séduisante qu’effrayante d’ailleurs). Mais pour aider les psychiatres dans la prise en charge de ces patients et si nous voulons rester pragmatiques, la seule possibilité est de se référer à la classification des médicaments ou, plus exactement, à la classification des médicaments qui ont, semble-t-il, prouvé une efficacité contre l’agressivité en tant que concept de ce qui pourrait être de nature à provoquer un comportement violent. Dans toutes les études publiées à ce sujet, ont été utilisés : les neuroleptiques, les thymorégulateurs, les anxiolytiques, les antidépresseurs et d’autres encore. On voit déjà se dessiner un premier découpage très grossier : troubles psychotiques, troubles de l’humeur dont les troubles dépressifs, troubles anxieux ... Il y a là un changement de perspective : un schizophrène peut agresser parce qu’il est persécuté, ou halluciné, ou dépressif, ou angoissé, ou dissocié ... Le schéma thérapeutique est affiné en fonction de la situation actuelle du patient dans sa trajectoire syndromique. C’est sur le syndrome qui semble avoir induit ou qui pourrait provoquer la violence qu’est centré le traitement. Les antipsychotiques sont utilisés sur les syndromes d’allure psychotique : délire, hallucination, dissociation affective, etc., et en cas d’efficacité insuffisante il y a lieu de réévaluer le traitement avec, soit le remplacement par la clozapine, soit l’adjonction au traitement antipsychotique de carbamazépine en cas de symptomatologie pseudopsychopathique ou d’association à des troubles épileptiques, ou de citalopram en cas de symptomatologie dépressive ou pseudo-obsessionnelle. Dans les troubles bipolaires, la violence est particulièrement à redouter dans les manies mixtes avec troubles délirants persécutifs et hallucinations. Outre les traitements symptomatiques habituels, il paraît intéressant d’avoir recours au divalproex ou la carbamazépine. Parmi les troubles de la personnalité, la sociopathie est particulièrement agressogène et, dans cette indication, beaucoup de psychotropes ont été utilisés. Nous pensons que le traitement au long cours de l’agressivité dans le déséquilibre psychopathique relève en première intention de la carbamazépine ou du divalproex, l’un et l’autre pouvant si besoin être associés à un inhibiteur de la recapture de la sérotonine (IRS) à dose thérapeutique. La clozapine, dont les études montrent pourtant des Psychiatrie résultats positifs, est plus difficile à manier dans cette indication et rend impossible une association avec une phénothiazine, souvent nécessaire en raison de la présence de troubles anxieux. Enfin, l’usage des neuroleptiques classiques à faible dose garde son intérêt, surtout lorsque des dérapages psychotiques transitoires émaillent la trajectoire du psychopathe. Rappelons aussi les risques d’abus et de réaction paradoxale de violence en cas d’utilisation des benzodiazépines. D’une façon très générale, on se souviendra de la mouvance sémiologique du psychopathe, avec la nécessité d’une adaptation incessante de la chimiothérapie. L’autisme se manifeste parfois par des comportements de violence, a priori impulsifs, imprévisibles et désordonnés, dont nous ne percevons habituellement pas le sens. Attention à l’angoisse massive générée par un changement minime de l’environnement institutionnel. Dans cette indication de l’autisme, les IRS (la sertraline et le citalopram ont été utilisés) pourraient prendre une place de première intention, compte tenu notamment de l’impulsivité et de la fréquence des troubles anxieux et pseudo-obsessionnels associés. Un dernier exemple encore plus significatif du changement de perspective nécessité par le polymorphisme du sens de la violence dans une pathologie donnée : il s’agit du retard mental, dont les comportements violents peuvent être liés à des troubles caractériels, à la diminution du sens moral, à l’angoisse, au vécu persécutif ou dépressif... Six molécules ont été étudiées dans cette indication : la rispéridone, la carbamazépine, le lithium, la buspirone, le propanolol et le divalproex. Idéalement, un traitement spécifique reposerait sur une monothérapie à partir de l’une de ces six molécules. Mais laquelle ? Si l’on veut échapper à un choix purement empirique, il faut bien trouver préalablement un minimum de sens aux actes violents d’un patient donné. On le voit bien, les études qui ont été faites sont restées piégées par une méthodologie avec indications posées à partir du diagnostic. C’est une des raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas indiquer de véritables « schémas thérapeutiques ». La chimiothérapie de la violence demeure très empirique. ■ Conclusion Il y a peu à retirer de ce que Bornstein et Raymond [18] écrivaient en 1987 : « Ainsi, en psychiatrie et psychologie légales, deux notions sont l’objet de débats infinis : la responsabilité et l’état dangereux dont les connexions restent constantes. Stone (In « Dangerousness » de Webster et Ben-Aron, 1985) se livre à de violentes attaques en affirmant : • il est scientifiquement impossible de prédire une conduite dangereuse ; • même s’il devient possible de faire des prédictions exactes, ceci retrancherait les libertés des patients et des personnes ; • les professionnels de la santé mentale ne devraient pas tenter de telles prévisions car celles-ci interfèrent sur leur rôle de soignant. La perspective reconnue se conçoit uniquement à court terme et, si les psychiatres et les psychologues réclament une compétence en prédictivité, ils devront en accepter les conséquences légales et éthiques. Un fort courant de recherche dans les instituts anglo-saxons vise à se concentrer sur la prise en charge la plus efficace et la refonte de la terminologie ; certaines dénominations nosologiques équivalent à de véritables condamnations sans appel ». La société vit-elle sur une utopie : que l’agressivité puisse être chassée de la nature humaine ? Ou la société pense-t-elle pouvoir appliquer à la dangerosité le principe de précaution ? Ou veut-elle se dédouaner en confiant l’appréciation de la dangerosité à la psychiatrie ? Peut-être, mais il n’en demeure pas moins que la sémiologie de la dangerosité pathologique reste à faire et que seule l’expérience clinique permet d’avancer dans ce champ de connaissances. 7 37-510-A-10 ¶ Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale . ■ Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] Senninger JL, Fontaa V. Les unités pour malades difficiles. In: Criminologie et psychiatrie. Paris: Ellipses; 1997. [11] Wulach JS. Mania and crime: a study of 100 manic defendants. Bull Am Acad Psychiatry Law 1983;11:69-77. [12] Swanson JW, Holzer 3rd CE, Ganju VK, Jono RT. Violence and psychiatric disorder in the community. Hosp Community Psychiatry 1990;41:761-70. [13] Lachaux B. À propos de la dangerosité des patients schizophrènes. In: Les dangerosités. Paris: John Libbey Eurotext; 2004. [14] Senninger JL, Fontaa V. Les unités pour malades diffıciles. Paris: Heures de France; 1994. [15] Benezech M, Addad M, Grasset A. Criminologie et psychiatrie. 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