Cas clinique Au-delà du modèle J.M. Havet* Je reçus pour la première fois en consultation, à la demande de son médecin traitant, M. S., le 20 juillet 1988. Cet homme de 35 ans, marié et père de deux enfants de deux et quatre ans, savait de quoi il souffrait. “J’ai des obsessions depuis 1986. Quand je croise quelqu’un, surtout s’il est fragile – comme une femme enceinte, un enfant ou un vieillard –, je me retourne pour voir s’ils ne sont pas tombés et j’attends jusqu’à ce que je ne les voie plus. Quand je conduis ma voiture, je me demande si je n’ai pas écrasé un cycliste ; alors je reviens sur mes pas et, comme il y a chaque fois quelqu’un, je recommence parce que j’ai des doutes. J’ai peur d’avoir dénudé un fil électrique et que quelqu’un s’électrocute. Même si je ne fais que l’enjamber, je ne suis pas sûr de moi, je crois que j’ai marché dessus. Au travail, je vérifie les fils électriques du distributeur de boissons pour m’assurer qu’ils ne sont pas dénudés. Mais comme je les ai secoués, je me dis que c’est peut-être moi qui les ai dénudés lors de ma vérification et je retourne voir comment ils sont. Quand je passe près d’une voiture en stationnement, je crains d’avoir déréglé le rétroviseur et ainsi de devenir responsable d’un accident. Alors, je m’assure qu’il est bien en place. Tout cela m’épuise. Je sais que c’est absurde, mais je ne peux m’en empêcher. Cela ne me permet plus de travailler comme conducteur de train. On m’a mis au balayage. Du fait de mes idées, je n’ai plus de relations sexuelles avec mon épouse.” Il était alors en hospitalisation de nuit et traité par Tranxène® 50 (un comprimé le matin), Tercian® 100 (un demi-comprimé trois fois par jour) et Ludiomil® (quarante gouttes au coucher). Auparavant, il avait été traité, sans résultat, par Anafranil® en perfusion, sismothérapie et psychothérapie. En reprenant cette observation et en abordant la question de la thérapeutique, j’essayais de m’imaginer les questions que mes confrères à orientation biologique ou psychanalytique pourraient me poser. Quelle était la posologie de l’Anafranil® ? Combien de temps en avait-il pris ? Quel type de psychothérapie avait-il tenté et à quel rythme ? * Service de psychiatrie des adultes, hôpital Robert-Debré, Reims Act. Méd. Int. - Psychiatrie (16) - n° 4 - avril 1999 Quelle était sa demande ? Y avait-il une participation financière de sa part ? Il faut bien tenter d’expliquer l’échec de ces traitements éprouvés. Je dois reconnaître que je n’ai pas de réponse à ces questions, car, à cette époque, elles ne m’étaient pas venues à l’esprit. En revanche, j’avais alors un confrère orienté vers les thérapies comportementales qui m’affirmait que ce type de prise en charge pouvait être efficace dans les cas de névrose obsessionnelle. Je décidai donc de lui adresser ce patient tout en écrivant au médecin traitant que le pronostic était réservé et que l’avenir me paraissait bien sombre. 132 Je revis ce patient le 29 novembre 1989. Il me dit alors : “Je suis transformé à cent pour cent, je n’ai plus d’obsession.” La conjonction d’une thérapie comportementale et d’une chimiothérapie psychotrope avait eu raison de ses symptômes. La question du médecin traitant concernait alors la réduction des médicaments puisque ce patient prenait un comprimé de Laroxyl® 50 ainsi qu’un comprimé de Tercian® 25 au coucher et un comprimé de Survector® 100 le matin. Je commençais par interrompre le Survector® et, par la suite, j’arrêtais également le Tercian®. Actuellement, M. S. va bien et il prend toujours un comprimé de Laroxyl® 25 au coucher. Il est devenu un adepte du comportementalisme et adresse, chaque fois qu’il le peut, des patients à celui qu’il considère comme son sauveur. Cette histoire, si elle s’arrêtait là, serait sans grand intérêt. Il ne s’agirait que d’un cas parmi d’autres, démontrant les vertus des thérapies comportementales dans le traitement des névroses obsessionnelles (ou des TOC, comme l’on dit maintenant...), à condition d’y adjoindre des médicaments pourrait-on se hâter d’ajouter (même si ceux qui furent prescrits à ce patient ne relèvent pas de la plus stricte orthodoxie en la matière). Toutefois, d’autres éléments méritent d’être rapportés. En effet, un an après notre seconde rencontre, M. S. m’apprit qu’il était en instance de divorce. Son épouse avait menacé de le quitter à l’époque où ses symptômes étaient florissants parce que, disait-il, elle en avait assez de l’entendre raconter ses obsessions. Cependant, assez curieusement, c’est au moment où il fut débarrassé de celles-ci qu’elle demanda le divorce. Après coup, il se souvenait que, lorsqu’il était rentré chez lui après sa première consultation chez mon confrère comportementaliste, il avait pris son épouse dans les bras et lui avait dit : “Le docteur m’a dit que je serai guéri dans six mois.” Il avait alors été surpris par sa réaction dont la froideur contrastait avec les espoirs qui naissaient en lui. Ces événements s’intègrent parfaitement à la théorie systémique qui veut que les symptômes contribuent à l’homéostasie du groupe familial et permettent d’éviter la crise sous-jacente. De la même manière, le surgissement de la symptomatologie peu de temps après la naissance de son second fils correspond parfaitement à l’idée que les troubles apparaissent le plus souvent lors des différentes étapes du cycle de la vie familiale qui se caractérisent par l’entrée ou la sortie d’un membre de la famille nucléaire (naissance, adolescence, mariage, décès, etc.), mouvement qui, chaque fois, exige une réorganisation des relations au sein de la famille. Toujours est-il qu’avec la disparition des symptômes l’équilibre se modifia. Il divorça et se remaria quelque temps plus tard avec une femme qui, n’ayant elle-même pas d’enfant, fut ravie de pouvoir “adopter” les siens. Cette nouvelle existence est, à ce qu’il en dit, très satisfaisante pour lui, son épouse et ses enfants. Même la venue à la maison de sa maman âgée ne semble avoir posé aucun problème. Une thérapie familiale aurait-elle permis une aussi bonne évolution ? Enfin, ces neuf années de suivi furent marquées par la survenue de “problèmes digestifs”. M. S. se plaignit de grouillements et de spasmes intestinaux, de gaz, de douleurs abdominales, de diarrhées, de tiraillements dans l’anus et de suintements à l’anus après les selles l’obligeant à s’essuyer plusieurs fois. Ces troubles qui furent, après les examens d’usage, étiquetés “colopathie fonctionnelle” cédèrent avec la prise d’un traitement symptomatique (Duspatalin®, Bedelix®, Débridat®, Smecta®) alors qu’il avait craint d’avoir un cancer. Il fut parfois nécessaire d’y adjoindre trois gélules de Dogmatil® 50 par jour, mais il n’y était pas favorable car ce traitement lui faisait prendre du poids. Actuellement, il ne rencontre plus aucun problème, il surveille son alimentation en évitant les plats épicés et il est satisfait d’avoir de “belles selles”. Tout cela n’est pas sans nous rappeler l’analité caractéristique des obsessionnels, fort justement décrite par les psychanalystes. Aurait-il été possible de travailler cela en psychothérapie individuelle avec ce patient ? Je voudrais revenir sur le traitement comportemental de ce patient, car compte tenu des multiples pistes qu’il aurait été possible de suivre, je me suis demandé ce 133 qui avait été opératoire dans cette prise en charge. Était-ce la théorie en ellemême, ou d’autres facteurs pouvaient-ils être isolés ? Il est certain que le modèle du thérapeute a rencontré celui du patient qui a parfaitement intégré, sur le plan cognitif, les concepts qui lui étaient proposés, puisqu’il lui arrive d’imaginer pour d’autres ce qu’il faudrait faire dans des circonstances analogues à celles qu’il a connues (par exemple, il m’a dit qu’il conseillerait à quelqu’un qui vérifie plusieurs fois s’il a bien fermé à clef sa boîte aux lettres de la laisser ouverte volontairement). Par ailleurs, il rapporte qu’ayant dit à son thérapeute qu’il n’arriverait jamais à réaliser les tâches que ce dernier lui demandait d’exécuter, celui-ci s’était levé et lui avait dit en le regardant droit dans les yeux : “Voulez-vous guérir ou non ?” Il avait ainsi mis dans sa voix la conviction de celui qui est certain de l’efficacité de sa méthode. Or, les études sur le placebo ont démontré que celui-ci est d’autant plus actif que celui qui le prescrit est convaincu du bien-fondé de sa prescription. En outre, il entrait certainement dans ses propos une part de suggestion renforcée par l’asymétrie de la relation médecin-malade. Enfin, comme le patient hésitait à aller volontairement dans la rue dérégler systématiquement tous les rétroviseurs des voitures en stationnement ainsi qu’il le lui avait demandé, le thérapeute l’accompagna et commença lui-même à le faire ce qui l’encouragea à poursuivre. Cet engagement physique du thérapeute dans la prise en charge contribua sans doute à son engagement personnel vers le changement : il pouvait s’aventurer vers ce qu’il redoutait le plus, car il avait confiance dans le soutien que son thérapeute lui apporterait puisque celui-ci n’hésitait pas à se comporter comme il lui demandait de le faire.