Éditorial - M. Komajda É D 6/05/04 I T 12:23 Page 3 O R I A L IEC et insuffisance cardiaque : quelle dose ? Les leçons de l’étude ATLAS ● M. Komajda* L a démonstration de l’effet bénéfique des inhibiteurs de l’enzyme de conversion sur l’insuffisance cardiaque à fonction systolique altérée a été apportée par de très nombreux essais de grande envergure portant sur l’insuffisance cardiaque sévère (CONSENSUS I), l’insuffisance cardiaque modérée à moyenne (études SOLVD et V-HEFT II), ainsi que sur la dysfonction ventriculaire gauche post-infarctus (étude SAVE) ou les infarctus compliqués de symptômes d’insuffisance cardiaque (étude AIRE et TRACE). Ce faisceau convergent de preuves fait que les inhibiteurs de l’enzyme de conversion sont considérés comme la pierre angulaire du traitement de l’insuffisance cardiaque à l’heure actuelle. Néanmoins, des incertitudes persistent sur la posologie à utiliser dans ce syndrome. À une époque marquée par la médecine fondée sur les preuves (evidence based medicine), la logique voudrait que l’on utilise les posologies qui ont démontré leur efficacité dans les essais thérapeutiques cités ci-dessus, et donc de fortes doses, par exemple 20 mg/jour d’énalapril dans l’étude SOLVD ou 150 mg/jour de captopril dans l’étude SAVE. Force est de constater, lors d’enquêtes réalisées sur les prescriptions de pratique clinique, que la posologie utilisée en routine est loin d’atteindre ces objectifs. La question est donc posée de savoir si de faibles doses sont aussi bénéfiques en termes de mortalité et de morbidité cardiovasculaires que les doses utilisées dans les grands essais thérapeutiques. Une seule étude a essayé de répondre à cette question, l’étude NETWORK. Cette étude n’a pas montré de différences en termes de décès et d’hospitalisations pour insuffisance cardiaque pour des doses de 5, 10 et 20 mg d’énalapril, mais il est probable que la durée d’observation (6 mois) n’était pas suffisante pour permettre de conclure de façon définitive. * Service cardiologie, CHU Pitié-Salpêtrière, 47-83, bd de l’Hôpital, 75013 Paris. La Lettre du Cardiologue - n° 293 - avril 1998 L’étude ATLAS, dont les résultats viennent d’être présentés à l’American College of Cardiology à Atlanta le 30 mars 1998, a eu pour objectif principal de comparer les effets d’une forte posologie (32,5 à 35 mg) et d’une faible posologie (2,5 à 5 mg) de lisinopril sur la survie de patients atteints d’insuffisance cardiaque chronique congestive de classes II, III et IV selon la classification NYHA et avec une fraction d’éjection inférieure ou égale à 30 %. Ces patients recevaient un traitement de base par diurétiques, associés ou non à des digitaliques, depuis au moins deux mois, et ont été suivis pendant une durée d’observation de 3 à 4,5 années. Après une phase de présélection et de tolérance en ouvert, les patients ont été randomisés pour la dose forte de lisinopril (30 mg sur un traitement de base de 2,5 à 5 mg), ou pour le placebo sur un traitement de base de 2,5 à 5 mg. C’est donc bien une dose faible et une dose forte qui ont été comparées. L’objectif principal était la mortalité toutes causes confondues. De nombreux objectifs secondaires avaient été prédéfinis, incluant la mortalité cardiovasculaire, la morbidité cardiovasculaire, la combinaison mortalité toutes causes et morbidité cardiovasculaire ainsi que la combinaison mortalité et morbidité cardiovasculaires. LES RÉSULTATS L’étude ATLAS a randomisé 3 164 patients, en majorité des hommes (79 %), de classes II, III et IV de la NYHA (16/77/7 %) dont l’âge moyen était de 64 ans. Près des deux tiers des malades étaient porteurs d’une cardiopathie ischémique. Environ 90 % avaient reçu au préalable un inhibiteur de l’enzyme de conversion. Environ 11 % des patients ont été exclus durant la période ouverte de traitement par IEC, dont 5,2 % pour effets indésirables. Au cours du suivi moyen de 46 mois, la posologie utilisée dans l’étude, initialement 32,5 à 35 mg vs 2,5 à 5 mg de lisinopril, a légèrement diminué dans le groupe “forte dose” et était, à la fin de l’essai, d’environ 28 mg/jour. 3 Éditorial - M. Komajda É D 6/05/04 I 12:23 T Un nombre relativement impor- O Page 4 R Tableau I. Principaux résultats de l’étude ATLAS. I A L Critères de jugement Groupe faible dose n = 1 596 Groupe forte dose n = 1 568 RR* p tant de patients en outre a reçu Décès toutes causes 717 (44,9 %) 666 (42,5 %) 0,92 NS en ouvert un IEC au cours de l’étude (19 % vs 17,2 % dans les Décès cardiovasculaires 641 (40,2 %) 583 (37,2 %) 0,90 NS groupes forte et faible dose). Les principaux résultats d’ATLAS Décès ou hospitalisations 1 339 (83,9 %) 1 251 (79,8 %) 0,88 0,002 toutes causes (0,82-0,99) sont donnés dans le tableau I et indiquent notamment une réducDécès toutes causes 1 156 (70,1 %) 1 081 (66,9 %) 0,92 0,036 tion significative du critère com+ hospitalisations cardiovasculaires (0,84-0,90) biné décès et mortalité toutes causes. Par ailleurs, il n’y a pas Décès toutes causes 964 (60,4 %) 864 (55,1 %) 0,86 0,001 eu de différence entre les deux + hospitalisations pour IC (0,78-0,94) (non préspécifié) groupes pour la survenue d’infarctus du myocarde et d’hospiHospitalisations pour IC 247 198 0,80 NC** talisations pour angor instable. Le nombre d’événements indéFréquence des hospitalisations sirables survenus en cours Toutes causes 4 397 3 819 0,87 0,021 d’étude a été dans l’ensemble Cardiovasculaires 2 923 2 456 0,84 0,05 voisin, avec davantage d’altéraInsuffisance cardiaque 1 576 1 199 0,76 0,002 tions de la fonction rénale et de phénomènes d’hypotension arté* RR = risque relatif (forte dose vs faible dose) ; ** NC = non calculé. rielle ou de malaises dans le groupe “forte posologie”, mais moins de toux et de poussées d’insuffisance cardiaque. Le pourinsuffisance cardiaque (24 %) sous forte posologie. Ces résultats centage de ces événements secondaires requérant l’arrêt du traibénéfiques sont importants et démontrent qu’une forte posologie tement a été faible, en particulier pour les problèmes tensionnels de lisinopril améliore significativement la morbidité hospitalière (1,1 vs 0,6 %) et l’altération de la fonction rénale (1,3 vs 0,8 %). liée à la maladie par rapport à une faible dose. Il a été ainsi calLa tolérance biologique à forte posologie a été bonne. culé que le traitement de 1 000 patients pendant trois ans préDans les analyses en sous-groupes présentées, les patients les viendrait 395 hospitalisations, dont 234 liées à une insuffisance plus jeunes (< 70 ans), de classe II NYHA, et non hyponatrécardiaque, permettant ainsi des gains importants en termes d’écomiques semblent tirer le plus de bénéfice de la forte posologie, nomie de santé. alors qu’il n’y a pas de différence en fonction de la valeur de la fraction d’éjection, du sexe, de l’étiologie de l’insuffisance carIl reste beaucoup de données à dépouiller à partir de l’étude diaque. L’analyse en sous-groupes à ce stade préliminaire de la ATLAS, et de nombreuses questions demeurent posées : les présentation des résultats doit cependant être prudente et mérite faibles doses sont-elles efficaces ? Les fortes doses sont-elles confirmation. supérieures aux doses moyennes ? L’effet observé est-il assimilable aux autres inhibiteurs de l’enzyme de conversion ? QUELLES CONCLUSIONS EN PRATIQUE ? ATLAS a été conduit à son terme dans le contexte d’une utilisation croissante des IEC dans l’insuffisance cardiaque. La réduction modeste et non significative de mortalité observée entre les deux doses est peut-être la conséquence de cet environnement pharmacologique. L’étude montre, en revanche, une réduction significative de la combinaison d’événements mortels et d’hospitalisations (12 %), de décès ou d’hospitalisations pour insuffisance cardiaque (14 %), et de la survenue d’hospitalisations pour 4 Malgré toutes ces incertitudes qui nécessiteront de nouvelles études, il paraît raisonnable de conclure en 1998, à partir de l’étude ATLAS, que les fortes doses de lisinopril sont bien tolérées et améliorent significativement la morbidité cardiovasculaire, notamment par insuffisance cardiaque évaluée en termes d’hospitalisations seules ou combinées au décès. C’est un résultat important, que nous devons donc intégrer dans notre stratégie de prise en charge de cette fréquente pathologie. ■ La Lettre du Cardiologue - n° 293 - mai 1998