ÉDITORIAL Errare humanum est, perseverare diabolicum1 É. Caumes* L’ erreur est humaine, malheureusement. Mais quand l’erreur est médicale, les malades en sont victimes. Pourquoi ? Comment ? Que faire ? Il n’y a pas beaucoup d’éléments de réflexion dans la littérature. Pour essayer d’avancer, je vais partager quelques expériences personnelles (parfois douloureuses, toujours instructives), vécues au cours des trente dernières années, au gré de différentes époques, comme responsable d’erreurs médicales mais aussi comme victime, témoin ou expert auprès des tribunaux. L’erreur médicale : un sujet tabou On n’en parle pas ou si peu. On ne connaît pas son importance, sa fréquence, ses conséquences. L’erreur médicale n’est souvent pas enseignée à la faculté, ou alors à une place négligeable par rapport à d’autres “maladies” beaucoup moins fréquentes. Et aucune revue, à ma connaissance, ne comporte de rubrique dévolue à l’erreur médicale. La hiérarchie est quant à elle mal à l’aise. En général, l’administration, quand elle est informée, prend acte sans aller au-delà. Entre collègues, nous avons aussi du mal à trouver notre voie entre nos propres erreurs, difficilement assumées, et celles des autres, trop facilement couvertes par la déontologie médicale. Pourtant, nous apprenons probablement plus de nos erreurs que de nos succès. Il est aussi essentiel de reconnaître nos erreurs, pour qu’elles ne se reproduisent pas. En effet, en dehors de rares circonstances, nos malades sont heureusement solides et peuvent se remettre d’une erreur médicale si celle-ci est bien réparée. Mais ils se remettront difficilement d’un enchaînement d’erreurs médicales, ou de la correction d’une erreur par une autre erreur, ou de l’entêtement d’un médecin à ne pas reconnaître son erreur. Et il y a malheureusement aussi des erreurs qui ne pardonnent pas, notamment dans une discipline comme les maladies infectieuses : tout retard de traitement adapté, dans le * Rédacteur en chef de La Lettre de l’Infectiologue, professeur à la faculté de médecine de la Pitié-Salpêtrière, université Pierre-et-Marie-Curie, service des maladies infectieuses et tropicales. 204 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXV - n° 6 - novembre-décembre 2010 cas d’une infection sévère, se paie en séquelles (neurologiques, perte de fonction ostéoarticulaire, amputation, etc.) voire en vies humaines. L’erreur médicale envisagée de quatre points de vue différents Responsable Je vais commencer par le plus difficile, “mes” erreurs. Comme la plupart d’entre nous (certains n’en font jamais…), j’ai fait de graves erreurs médicales (je ne parlerai pas ici des petites, sans conséquence sérieuse pour le malade). J’ai le souvenir précis de deux d’entre elles. La première, au début de mon externat, dans un service (pas très réputé) de gastroentérologie. C’était ma première semaine en tant qu’externe. On m’a demandé de faire une ponction d’ascite à un vieux cirrhotique. Ignorant la technique et non encadré, j’ai fait la ponction dans l’hypochondre droit (c’est-à-dire dans le foie hypertrophié) au lieu de la faire dans l’hypochondre gauche. En voyant l’aiguille battre au rythme du pouls et du sang en sortir à chaque pulsation, j’ai rapidement compris l’erreur qui aura “accéléré la fin” de ce pauvre patient, également atteint d’un cancer du foie en phase terminale. C’étaient les paroles de consolation de mon interne, irresponsable, adressées à un apprenti médecin effondré. La deuxième a eu lieu au cours de mon premier semestre d’internat, aux urgences d’un “grand” hôpital parisien, un samedi matin où j’étais bien seul, là encore non encadré. Je suis arrivé à 9 heures pour prendre mes fonctions. Dans le couloir, sur un brancard, gisait Albert ou Alfred, un “SDF bien connu” de ce service qui, selon la responsable, “cuvait sa cuite”. Il était arrivé dans la nuit, n’avait pas été vu par l’interne de garde que l’on n’avait pas dérangé “pour ça” et devait dégriser tranquillement, “comme d’habitude”. La matinée a été tellement chargée que je n’ai pas eu le temps de m’en occuper, d’autant que j’étais tout seul, les malades s’enchaînant les uns à la suite des autres. Et puis à 13 heures, au moment de partir, l’infirmière est entrée affolée dans le ÉDITORIAL sas de consultation. Monsieur A. était mort sur son brancard en plein milieu des urgences, probablement d’une hémorragie digestive. Il n’a pas été autopsié. Et je ne suis toujours pas à l’abri d’une erreur médicale ; je n’y serai qu’une fois que je n’exercerai plus. Victime Malheureusement, le fait d’être médecin ne nous épargne pas le fait d’être malade. Et comme dit l’adage, ce sont les cordonniers les plus mal chaussés, même si, avec l’expérience du temps, je pense que ce proverbe ne s’applique pas forcément à notre métier. Au contraire, j’ai tendance à croire que nous sommes mieux traités et pris en charge que le reste de la population. Mais il est vrai que nous sommes peut-être plus négligents par rapport à notre santé. J’ai eu la malchance de souffrir d’une maladie très rare (1 cas par an et par million d’habitants), le genre de maladies dites “orphelines” qui doivent être prises en charge par des spécialistes dans des centres de référence. Dès le départ, l’affaire a été mal engagée du fait d’une erreur de diagnostic radiologique. Cette erreur initiale de diagnostic a été corrigée dès la première intervention chirurgicale par l’évidence macroscopique, facilement confirmée par l’histologie. Mais elle a été suivie par des erreurs de prise en charge, peut-être chirurgicales (je n’ai pas la compétence pour juger) mais certainement médicales par l’administration de médicaments aujourd’hui délaissés tant ils faisaient plus de mal que de bien. Cela a duré jusqu’à ce que je sois adressé, après plusieurs années d’errance thérapeutique, à la seule personne/équipe qui connaissait cette maladie à Paris. Depuis quelque temps, je suis donc bien pris en charge. Le seul reproche que je fais finalement à ces médecins et chirurgiens est d’avoir attendu tout ce temps avant de prendre cette décision intelligente, celle qu’ils auraient dû prendre dès le début s’ils avaient été conscients des limites de leur compétence. Témoin Malheureusement, je suis toujours témoin d’erreurs médicales, des petites le plus souvent, parfois des grosses. Peutêtre ai-je une sensibilité exacerbée à ce sujet. Ou alors est-ce le fait de se retrouver en haut d’un système pyramidal ou dans un service très spécialisé qui fait que vous récupérez les malades ayant erré de médecins en médecins avec des pathologies difficiles ou rares. Mais je suis loin d’en être certain. J’ai bien l’impression que c’est fréquent. C’est en tout cas à évaluer précisément par des études rigoureuses. Les circonstances de l’erreur médicale sont souvent les mêmes : le malade a été vu par un médecin, non compétent ou débordé, isolé, sans encadrement polyvalent et de qualité. C’est toujours l’occasion de dire tout le bien (pour combien de temps encore ? à la lumière des réformes actuelles) de notre système médical (hospitalier universitaire), système pyramidal qui permet la correction des erreurs par le junior ou par le senior, qui encourage l’échange entre médecins d’expériences différentes et qui multiplie les occasions de rectifier nos erreurs. Mais je reste stupéfait, parfois, des coûts engendrés par l’incompétence médicale, non seulement pour le malade mais aussi pour la société. Car la Sécurité sociale rembourse des examens complémentaires superflus, des traitements inefficaces, des chirurgies inutiles (appendicectomie de circonstance par exemple…). Cela continue de m’interpeller. D’autant que, parfois, il suffit d’en avoir vu un cas dans sa vie pour savoir tout de suite ce dont il s’agit. Et de régler le problème avec un seul examen complémentaire (approprié) et un seul traitement (adapté). Pour prendre un exemple très classique, dans ma spécialité, combien de giardiases vues au retour de voyage et ayant “bénéficié” de diverses endoscopies (hautes et basses) et examens biologiques sanguins (aussi nombreux qu’inutiles et remboursés) avant d’envisager un simple examen parasitologique des selles. Expert De temps à autre, au gré de ma disponibilité et de mon intérêt pour le sujet, je suis sollicité pour des expertises médicales, expériences passionnantes mais chronophages. Les deux dernières expertises ont abouti à des décisions discutables qui illustrent bien la complexité du sujet. La première concernait une infection nosocomiale ostéo­ articulaire précoce à S.aureus. Le diagnostic n’avait pas été fait, ni même évoqué initialement, tant par le service des urgences de l’hôpital local que par le chirurgien qui avait opéré. Le retard diagnostique aggravé par une antibiothérapie inadaptée et d’autres péripéties ont fini par aboutir à une arthrodèse. Le patient a finalement été condamné à payer les frais de justice ! Dans un autre cas, il s’agissait d’une septicémie à streptocoque avec toxic strep syndrome, compliquant une endométrite du post-partum, la fameuse fièvre puerpérale, autrefois si fréquente dans les suites de couches avant l’arrivée de l’eau de Javel. Il est bon ici de rappeler l’histoire La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXV - n° 6 - novembre-décembre 2010 | 205 ÉDITORIAL d’Ignace Semmelweis (1818-1865), chirurgien et obstétricien hongrois, considéré comme le père de l’hygiène hospitalière et le précurseur de l’antisepsie des mains. L’utilisation de l’eau de Javel, pour désinfecter les mains des chirurgiens avant les accouchements, à partir de mai 1847, a fait chuter dans son hôpital le taux de mortalité par fièvre puerpérale des mères en post-partum de 12 % à 2,4 % puis à 1,3 %. Un grand classique des maladies infectieuses, donc. Mais c’est l’“expert”, soutenant que le streptocoque, responsable de cette infection, avait plutôt été transmis par son mari lors de relations sexuelles orogénitales avant l’accouchement, qui a été écouté. Et la patiente a été déboutée de sa demande de conciliation amiable. Gérer l’erreur médicale Les solutions à ce mal qu’est l’erreur médicale peuvent être déduites des histoires racontées. Au-delà des facteurs humains (sur lesquels nous reviendrons), il existe aussi des facteurs d’erreurs médicales qui sont propres à notre système de soins. Et on peut craindre, à la lumière de la réforme actuelle, qu’ils se multiplient. Ils feront alors le bonheur des experts judicaires comme des avocats qui gagneront bien mieux leur vie que les médecins, comme aux États-Unis, modèle pour certains ! Individuellement La première étape est de reconnaître l’erreur et de comprendre les mécanismes qui y ont conduit. Ce n’est pas toujours évident. On observe deux attitudes possibles. Les uns acceptent. Les autres réfutent, parfois point par point, avec une mauvaise foi abracadabrantesque. L’erreur doit ensuite être corrigée. Le patient doit si nécessaire en être informé, sous peine d’une perte de confiance. Enfin, il faut être encore plus attentif au risque d’une autre erreur. Collectivement Les erreurs doivent faire l’objet de réunions avec l’équipe soignante pour partager, trouver les dysfonctionnements de la chaîne décisionnelle et y remédier. Elles résultent souvent de divers facteurs : un isolement médical, un défaut d’encadrement, un manque de dialogue, un grain de sable dans la chaîne décisionnelle, une insuffisance (parfois de la suffisance) médicale, une incohérence fonctionnelle, une absence de direction. 206 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXV - n° 6 - novembre-décembre 2010 Les erreurs ont souvent lieu le week-end ou pendant les vacances, le pire étant les week-ends pendant les vacances. Et ce n’est pas un hasard. Il y a un manque d’encadrement patent pendant ces périodes. Notre système médical est excellent pour la formation dans le sens qu’il met à l’épreuve des malades les médecins assez tôt dans leur cursus. Mais ils doivent être encadrés par des juniors et des seniors qui doivent donc être disponibles pour cela. Prévenir l’erreur médicale Connaître les erreurs classiques Certaines erreurs classiques doivent être connues et enseignées : “un train peut en cacher un autre”, “avoir la syphilis et le bureau de tabac” ou, autrement dit, une maladie peut être associée à (ou en cacher) une autre. Parfois, il peut s’agir d’une maladie rarissime, d’une complication évolutive inhabituelle, d’une interaction médicamenteuse inattendue, d’un effet indésirable mal connu. Il ne faut pas non plus attribuer au “psychosomatique” des symptômes relevant d’une maladie organique, tout en sachant que c’est parfois un art bien difficile de différencier les choses, et que cela nécessite souvent une débauche d’examens complémentaires inutiles. Un autre piège classique, chez de tels patients, est de savoir reconnaître l’événement médical au sein de la cohorte des symptômes fonctionnels habituels de ce malade. Modestie, Disponibilité, compétence Les erreurs médicales résultent aussi de certains défauts propres à chacun d’entre nous. Le médecin se doit donc d’avoir certaines qualités. Mon Maître (en certains domaines), Marc Gentilini, avait pour habitude, quand il accueillait les internes, de leur demander quelle était, à leurs yeux, la qualité fondamentale d’un médecin. Cela marchait bien. Les internes se faisaient avoir à chaque fois. “La compétence, Monsieur !” Et lui de leur répondre : “Non, la Modestie, avec un grand M.” Effectivement, une des qualités fondamentales d’un médecin est d’être conscient des limites de ses compétences. “Savoir ce que l’on sait, savoir ce que l’on ne sait pas, c’est savoir véritablement” (Confucius, 551-479 av. J.-C). Et la deuxième qualité d’un médecin ? “La compétence, Monsieur !” Non (toujours pas), et il répondait : “la Disponibilité, avec un grand D.” Quand il y avait, parmi ces nouveaux internes, un major de l’internat, non conscient qu’il devait ÉDITORIAL aussi sa place à la chance, il commençait à se demander dans quel service il allait débarquer. Pourtant, la disponibilité est aussi d’une importance majeure dans notre métier pour écouter, examiner, discuter, expliquer, reconsidérer un jugement, redresser une erreur. L’écoute est aussi fondamentale. Il faut savoir entendre le malade qui bien souvent apporte le diagnostic. Fred Siguier (1909-1972), le père de la médecine interne en France, disait : “Je suis spécialisé en interrogatoire (des malades).” Ceci rejoint la formule de William Osler (1849-1919), médecin canadien et père de l’apprentissage clinique au lit du malade : “Si vous écoutez attentivement le patient, il vous donnera le diagnostic.” Et dans notre pratique quotidienne, cela reste encore souvent vrai, surtout à l’époque d’Internet. Nous devons toujours écouter attentivement nos patients : ils nous donnent souvent le diagnostic. La disponibilité nous permet aussi de garder le respect des malades et des familles, en cas de problème. Une erreur médicale sera d’autant mieux acceptée par le patient et sa famille qu’ils sentiront que le médecin référent est resté disponible et à l’écoute. Cela permettra aussi au médecin, responsable de ses actes, de mieux l’assumer. Mais il est à craindre que cette disponibilité soit de plus en plus réduite. Car ce n’est, à l’heure de la T2A, pas “rentable” d’être disponible, pour écouter, examiner, expliquer. Il est beaucoup plus “rentable” (apparemment pour la société, pas pour le malade) de multiplier les examens complémentaires inutiles et remboursés par la Sécurité sociale. Et la troisième qualité d’un médecin ? Timidement, certains des nouveaux internes (ils n’étaient plus très nombreux à encore oser) essayaient encore la “compétence”. Et alors, il leur répondait avec un grand sourire : “Oui, la compétence, mais avec un petit c.” C’était son côté provocateur. Car il est quand même nécessaire d’être compétent dans notre métier, et il vaut mieux l’être avec un grand C. Une formation à enrichir Il nous faut donc aussi nous interroger sur la qualité des médecins que nous formons, comme sur les compétences pédagogiques des enseignants. Une formation seulement fondée sur les sciences est-elle la plus adaptée pour sélectionner les hommes modestes, disponibles et compétents qui nous soigneront demain ? La sélection par la biophysique et les mathématiques formerait-elle de meilleurs médecins que la philosophie ou les sciences sociales, voire l’histoire ou la psychologie ? Il y a certainement des choses à revoir. Et certains doyens y réfléchissent d’ailleurs. L’histoire de la médecine (celle d’Ignace Semmelweis, par exemple), la psychologie, la philosophie, l’éthique devraient être (ré) introduites dans l’enseignement, histoire de sélectionner, de nouveau, des médecins philosophes autant que des médecins scientifiques. La contribution à l’impact factor serait certes plus modeste, mais la qualité humaine des médecins en serait certainement meilleure (il nous faut encore croire que la médecine reste un art, même si elle se sert de la science et de la technique [formule volée à Iradj Gandjbakhch]). Une fonction à revoir Enfin, on nous demande actuellement beaucoup trop de choses : consulter, encadrer, enseigner, administrer, lire, chercher, publier et, maintenant, financer. Il est temps de reconnaître que faire tout ceci en même temps n’est pas possible. Il est temps d’adapter en conséquence notre système médical et éducatif si nous ne voulons pas, à notre tour, être victime un jour d’erreurs médicales. ■ 1 Citation latine attribuée à Sénèque (4 av. J.-C. – 65 apr. J.-C.) mais formulée antérieurement par Tite-Live et Cicéron puis reprise plus tard par Augustin d’Hippone. Claudie Damour-Terrasson et toute l’équipe éditoriale vous souhaitent une très belle fin d’année 2010 au fil de nos pages papier et numérique La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXV - n° 6 - novembre-décembre 2010 | 207