Le phénomène Frédéric Mathieu Une synthèse philosophique

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Frédéric Mathieu
Le phénomène
Une synthèse philosophique
Montpellier 2015. Tous droits réservés.
2
Sommaire
INTRODUCTION .......................................................................... 7
a.
b.
c.
Définition ................................................................... 8
Enjeux ....................................................................... 13
Plan ........................................................................... 17
I. L’OBJET DU PHÉNOMÈNE ....................................................... 19
1.
Essences et apparences .................................................. 20
a. La voie sceptique (Pyrrhon) .................................... 20
b. La voie idéaliste (Platon) ......................................... 25
c. L’extériorisme classique (Burnyeat) ........................ 30
2. Le phénomène scientifique ........................................... 33
a. La philosophie naturelle (Aristote) ......................... 34
b. La science moderne (Duhem) .................................. 36
3. Le noumène scientifique ............................................... 39
a. La phénoménotechnique (Bachelard) ..................... 40
b. La mécanique quantique (Planck) ........................... 42
II. LE SUJET DU PHÉNOMÈNE .................................................... 49
1.
a.
Le sujet épistémologique ............................................... 51
La déceptivité des sens (Descartes).......................... 52
3
2.
3.
4.
5.
b. L’activité de la raison (Hobbes) ............................... 59
c. La distinction des qualités (Locke) .......................... 60
Le sujet transcendantal .................................................. 62
a. La révolution critique (Kant) ................................... 63
b. Les apories du criticisme (Jacobi) ............................ 66
c. L’intuition polymorphe (Uexküll) ........................... 70
Le sujet immatérialiste .................................................. 73
a. L'idéalisme empirique (Berkeley) ........................... 74
b. L’empire du simulacre (Nozick) .............................. 81
c. L’idéalisme subjectif (Fichte) ................................... 84
Le phénomène psychique .............................................. 87
a. Le phénomène onirique (Freud) ............................. 87
b. Le phénomène délirant (Shakespeare) .................... 91
c. Le phénomène refuge (Sartre) ................................. 94
d. Le phénomène affectif (Heidegger) ......................... 95
Le phénomène culturel ................................................. 97
a. Le phénomène de langue (Quine) ........................... 97
b. Le phénomène esthétique (Goodman) .................... 99
III. L’ÊTRE DU PHÉNOMÈNE .................................................... 103
1.
Le phénomène en acte ................................................. 104
a. Phénoménologie de l’esprit (Hegel) ...................... 105
b. Dynamisme et interprétation (Nietzsche) ............ 106
c. La résolution positiviste (Comte) .......................... 109
2. La réduction phénoménologique ................................ 110
a. Le phénomène pur (Husserl) ................................. 111
b. Phénoménologie du corps (Merleau-Ponty) ........ 116
c. Le phénomène originaire (Augustin) .................... 118
4
3.
La transcendance du phénomène ............................... 121
a. La querelle des images (Plotin).............................. 122
b. Le phénomène d’autrui (Levinas) .......................... 124
c. Le phénomène saturé (Marion) ............................. 125
CONCLUSION .......................................................................... 129
5
6
Le phénomène
Introduction
Le terme « phénomène » est d’un usage paradoxal. Il
s’emploie dans la vie courante pour caractériser ce qui
heurte, ce qui saute aux yeux, ce qui frappe l’imagination.
Le phénomène au sens vulgaire, c’est ce qui pèche par
outrance ; c’est ce qui exacerbe, qui outre une qualité ; c’est
ce qui est hors normes (« é-norme »). D’où son association
au monstrueux (du mot latin monstrum, « présage »,
avertissement des dieux). Il est, par suite, ce que l’on
montre : le « phénomène de foire ». Le phénomène, en un
sens moins péjoratif – bien que l’excès (hybris) comme
transgression de la norme soit toujours menaçant –, ce peut
être également le prodigieux, le surprenant, ou l’être
d’exception.
Dans tous les cas, le phénomène est quelque chose de
rare. Or, rien de plus commun, au prisme de la philosophie,
que le phénomène conçu en son sens étymologique de
« luire » (phainesthai), c’est-à-dire d’« apparaître ». Rien de
plus familier que le phénomène, qui est l’étoffe du monde
sensible ; soit de l’univers entier, à l’exclusion des êtres de
raison connus de l’esprit seul et de l’esprit connaissant.
7
Dieu même s’est fait image puis homme. Le champ du
phénomène s’étend ainsi à la totalité de ce qui vient au
jour, au propre comme au figuré. Le phénomène désigne en
conséquence et simultanément ce qui sort de l’ordinaire et
ce qu’il y a de plus banal.
Cette brève introduction à la question du phénomène
sera l’occasion de nous pencher sur cette contradiction. Et
de déterminer s’il y va réellement d’une contradiction.
Peut-être est-ce que le plus visible est également le plus
facile à ne pas voir. Comme si la projection de l’évidence
avait fini par recouvrir le monde de son rideau de lumière
ou à l’inverse, comme si le doute s’était épris des
apparences au point de ne plus leur reconnaître qu’un
simulacre de réalité. On ne saurait dire de ces deux postures
laquelle est la plus saine, tant il est vrai que les apparences
peuvent être moins trompeuses que l’apparence d’être
trompé par elles.
a.
Définition
S’il est une interrogation qui paraît traverser
l’ensemble de l’histoire de la philosophie occidentale, il
semblerait qu’elle se puisse exprimer ainsi : « Pourquoi y at-il ceci plutôt que rien ? » ; « Pourquoi y a-t-il de
l’apparaître ? » Le concept de phénomène élève à leur point
d’orgue ces interrogations, au point d’en être devenu
l’enjeu de la fracture classique entre les conceptions
qualifiées à grands traits d’« idéalistes », d’« empiristes » et
de « phénoménistes ». Des « Lumières grecques » jusqu’aux
8
essarts de la phénoménologie contemporaine, le
phénomène n’a cessé d’être questionné et, à travers le
phénomène, la relation de l’homme au monde. L’énigme de
l’apparaître en est devenue l’un des fils conducteurs de la
philosophie.
Il y a pourtant matière à s’étonner de cet
investissement, inattendu pour une notion à laquelle la
philosophie, dans son procès de rationalisation, n’a pas
toujours porté une grande estime. Le phénomène est ce qui
brille ; il est par là ce qui aveugle. Ce qui attire l’attention
sur l’éphémère, ce qui attire l’éphémère au feu qui concourt
à sa perte. Le phénomène serait ainsi à l’être ce que les
apparences seraient à la vérité et le sophisme à la
philosophie. On dit des apparences qu’elles sont
trompeuses. On dit parfois de la philosophie qu’elle sauve
des apparences ; et ce n’est rien dire encore de ceux pour
qui elle doit, sous le signe des sciences, « sauver les
apparences ». Les phénomènes ainsi compris mettent en
danger la réflexion, ou bien ne devraient leur salut qu’à la
philosophie (et à la science). Mais – premier maux de la
philosophie – ne sont-ils pas aussi le premier mot de la
philosophie ?
Ainsi les phénomènes, par leurs contradictions, parce
qu’ils sont relatifs et volontiers trompeurs, prêteraient à la
pensée sa première impulsion. Voilà l’organe-obstacle dont
dissertait Jankélévitch. Peut-être n’est-il pas hasardeux que
la littérature grecque fasse droit à la première mention
écrite du terme noèsis dans l’Odyssée, en l’attribuant au
9
chien d’Ulysse, Argos, qui reconnaît son maître dissimulé
par la déesse de la metis sous le manteau de la pauvreté1.
Avoir l’intelligence des choses, c’est donc percer le voile
des apparences ; découvrir l’or dans l’impureté ; c’est se
défier des apparences et re-connaître la vérité, laquelle
reste identique, à la manière du chien qui servirait, avec
Platon, de modèle au gardien de la cité juste (République
IV). Les choses ne sont pas telles qu’elles se présentent au
premier regard. Il se pourrait que ce soit précisément du
fait de leur déficience, des illusions et des erreurs qu’ils
occasionnent, que les phénomènes aient acquis ce statut de
nerf de la philosophie.
Les phénomènes donnent à penser parce qu’ils sont en
eux-mêmes problématiques : ils ne sont pas ce qu’ils
semblent être. Que donnent-ils à penser ? D’abord le fait de
l’inconsistance des représentations, la relation des hommes
au(x) monde(s). Précisément, cette relation est-elle directe
(le phénomène est-il le monde) ou bien médiatisée (est-il
son déguisement) ? Y a-t-il une réalité au-delà des
phénomènes ? En serait-il une, serait-ce dénier aux
phénomènes toute forme de réalité ? Ensuite, la relation des
hommes aux autres hommes. Les phénomènes ne sont pas
les mêmes pour tous ; ils sont divers et se corrompent. Ils
sont un flux sensible de sensations précaires et relatives. Ils
mettent en jeu la possibilité de rapporter le divers à l’unité
et de trouver avec autrui un langage commun. Enfin, la
Homère, Odyssée, trad. V. Bérard, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1955, chant XVII.
10
1
relation des hommes au phénomène lui-même, tel qu’il se
donne à la conscience. Le phénomène est-il un fait, une
représentation, une construction, une interprétation, une
donation, une révélation ? Est-il présence ou relation ?
Quoi qu’il en soit des différentes réponses que la
tradition ait apporté à ces questions, il semble qu’elles
nécessitent toujours de penser l’articulation – parfois
l’identité – de l’instance qui apparaît (« das Erscheinende »),
de l’apparaître en tant qu’instance (« das Erscheinen ») et de
l’instance à qui cela apparaît. Par-là est dévoilée la
dimension relationnelle du phénomène, en cela qu’il se
rapporte tantôt à une essence, tantôt à un sujet. Cette
relation est à la fois ce qui découvre un monde et le pouvoir
d’une conscience qui s’en distingue pour l’ordonner. Le
phénomène est en effet le premier contact que nous nouons
avec les choses ; or l’on admet par expérience et par
proverbe qui ne faut pas juger sur un premier regard. Le
paradoxe est néanmoins que si ces choses peuvent
apparaître comme différentes de ce qu’elles sont, leur «
apparaître » propre ne peut être réfuté. Que les apparences
trompent ne retire rien au fait que les apparences sont, ni –
autre découverte – que nous soyons aussi, puisque trompés
par elles. C’est assez dire le caractère révélateur ou
heuristique du phénomène ; ce n’est pas encore
comprendre ce que le phénomène est en lui-même.
Que le phénomène se constitue au sein d’une relation
ne retire rien au fait qu’il y ait des phénomènes dont il faut
rendre compte. De quoi le phénomène est-il le nom ?
11
D’une « monstration », nous apprend l’étymologie. La
racine phôs de « phénomène » désigne la lumière en grec.
Or, la lumière est à la fois, comme le note Aristote dans son
traité De l'âme 2, ce qui se montre soi-même en se rendant
visible, et ce qui illumine. Phaéton personnifie l’astre
solaire, irradiant par lui-même ; la lune arbore des
« phases », du grec ancien phásis. Elle illumine de sa
lumière reçue et réfléchie (comme Héraclite en a le
premier fait la supposition). Le verbe phaïnesthaï signifie «
se montrer », par référence à ce qui rayonne. Si le
paradigme de la brillance s’avère à la racine de l’ensemble
de nos impressions – les phantasma – il faut toutefois
relever le privilège de la vision sur le champ propre aux
autres sens. Ce privilège pourrait tenir à ce que la vue est,
parmi tous les autres sens, celui qui dit avec la plus grande
acuité la scission du sujet et de l’objet. Ce qui est vu l’est à
distance. Le phénomène fut en effet longtemps considéré
comme ce qui éloigne de la vérité. Thématiser le
phénomène consiste alors à prendre de la distance, à
s’éloigner par abstraction de l’apparaître pour retrouver la
vérité (lorsqu’elle est accessible). Pour s’éloigner du
phénomène, il faut toutefois partir de lui. Pour découvrir
l’instance ou l’essence dont il est le signe, mais également
ce qu’il est en lui-même – « en tant que phénomène ».
Le phénomène est avant tout lumière. Le phénomène
a donc rapport à la « brillance », laquelle peut être tout
Aristote, De l'âme, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1977, III,
1 429a3.
12
2
tantôt ou simultanément ce qui aveugle et ce qui illumine.
Double nature d’obstacle et d’auxiliaire, de remède et de
poison, de « pharmakon » épistémologique qui requiert
d’être élucidé (si l’on nous passe le pléonasme). Montaigne,
dans son Apologie de Raimond Sebond forge le terme de «
discrépance » pour évoquer l’ambivalence de cet apparaître
qui cèle et qui révèle3. Comme s’il y avait un « érotisme »
du phénomène, au sens de ce qui suggère sans exposer, sans
révéler la nudité (pornographie). L’analogie peut être
prolongée dans la mesure où la réalité supposément
dissimulée sous le voile des apparences est ce qui fait naître
le désir philosophique. Autant de raisons qui justifient la
position centrale de la problématique du phénomène dans
la philosophie.
b.
Enjeux
L’énigme du phénomène engage la réflexion en
direction du quod de ce qui apparaît, de l’instance à qui cela
apparaît et du mode d’être de cette apparition. Trois ordres
de questionnement qui ressortissent tout à la fois aux
champs de l’épistémologie (comme interrogation sur la
nature de ce qui est objet de connaissance), de la
métaphysique (conceptions et critères de la vérité) ainsi
que de la phénoménologie (modalités de l’apparaître).
M. de Montaigne, Les Essais, Paris, Pléïade, II, 12, p. 639,
673-674.
13
3
– Si l’on conçoit le phénomène sous le rapport de
la « manifestation », on ne peut pas ne pas se poser la
question de savoir ce qui s’exprime à travers lui. Toute
manifestation est manifestation de quelque chose. De
quelque chose qui se sépare en tant que tel de sa
manifestation, qui donne à voir ou à penser ce qui n’est pas
visible. Ainsi la première occurrence du terme «
phénomène » apparaît au pluriel (« tô phaïnômena ») au
sein d’un aphorisme d’Anaxagore : « les phénomènes sont la
vision du non-manifeste »4. Preuve, s’il était besoin, que
Platon(-Socrate) n’est pas le premier des Grecs à avoir
engagé une réflexion métaphysique en direction de
l’apparaître de l’inapparent, ou de la manifestation d’un
ordre de réalité qui transcende l’apparence. Le phénomène
serait en ce cas l’apparition déficitaire de ce qui ne peut
être vu, de la même manière qu’un dieu se fait connaître
aux hommes à la faveur de l’hypostase ou de l’épi-phanie :
« brillance à la surface » (ainsi d’Athéna à Achille sous les
portes de Troie, d’Aphrodite à Anchise, etc.). Voir
l’invisible s’incarner, la transcendance dans l’immanence, le
verbe (logos) se fondre dans la chair.
Le phénomène « en général » est ainsi affecté d’une
valeur « transitive » : il est « phénomène de ». De quoi ?
D’une réalité en marge du sensible, répondent les partisans
de l’idéalisme ; alors le phénomène se fait une apparence.
H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Versokratikér :
griechisch unddeutsch (= DK), Berlin, Weidmann, 1951,
Anaxagore, DK fr. B 21 a.
14
4
D’un objet constitué, proposent les sciences modernes,
induit par voie de mathématisation ; le phénomène se
donne alors pour une apparition. D’un signe ; le
phénomène comme expression d’une force ne renvoie plus
alors à une substance, mais à un processus. Il faut enfin se
demander si une telle manifestation donne un accès direct à
« la chose même » (quitte à rabattre l’être sur sa
phénoménalité), l’occulte inexorablement (ce qui est
restreindre drastiquement le champ de l’expérience et, ce
faisant, les prétentions de la connaissance) ou s’y réfère,
mais en ce cas, comment ? À la manière selon laquelle un
signifiant dénote son signifié ou bien comme l’énoncé
d’une langue qui nécessite une interprétation ? Comment
réaliser cette traduction qui s'indique dans le phénomène ?
– S’il faut que le phénomène soit manifestation de
quelque chose, ce quelque chose ne se manifeste qu’en tant
qu’il est une subjectivité pour s’ouvrir à cette manifestation.
La donation requiert le donataire autant que le donateur,
tant il est vrai que le « se montrer » s’adresse à une instance
qui participe – peut-être – à sa constitution, assurément à sa
phénoménalité. Le phénomène engage la perception. Il
présuppose un corps à affecter. Il apparaît dans la rencontre
entre les paramètres, vertus, propriétés de la chose dont il
est phénomène et les constitutions, infiniment variables,
des sensibilités individuelles. Est ainsi mise en évidence la
bipolarité (hybridité ?) du phénomène : mis en tension
entre l’apparaissant, le quod d’une monstration, et son
destinataire, à qui il apparaît. Toute la question est de
savoir dans quelle mesure ces deux instances prennent part
15
à la genèse du phénomène. Doit-on déduire de cette
tension que le phénomène ne serait qu’un compromis, un
entre-deux équilibré ? Se pourrait-il que le sujet soit en un
sens démiurge de la manifestation ? Que les objets se
règlent sur les formes de son intuition ? Ou bien, enfin, que
l’apparaître commande lui-même ses modes d’apparitions ?
– Le phénomène n’a pas toujours eu bonne littérature.
Qu’on s’en réfère aux dialogues de Platon. Il y est maintes
fois question de la prison des apparences, de l’empire des
sens, de l’illusion d’où s’origine l’erreur de raisonnement, le
mal involontaire (ayant ici valeur de pléonasme). On note
que le mot même d’« apparition » renvoie dans le langage
courant à une dégradation de l’être authentique, soit qu’il
s’agisse d’un spectre, d’un fantôme, d’un songe, d’un
simulacre, d’une ombre, etc. La vérité, la science, le bien
sont situés du côté des formes intelligibles ; c’est elles, écrit
Platon, qu’il nous faut contempler avec l’œil de l’esprit. Il y
va de la vie juste et de l’eudaïmonia. Tourner son âme en
direction des formes requiert une force d’abstraction qui se
conquiert dans l’exercice de la philosophie, praxis tout à la
fois éthique (voire sotériologique) et épistémologique. C’est
dire que le sensible et donc le phénomène en qualité de
non-réalité sensible ne peut constituer que le premier
terme de la dialectique ou de la réminiscence. S’il est un
fait que la connaissance des formes œuvre en dernier
ressort à éclairer le flux perpétuel du lieu sensible, Platon
traite souvent l’apparence en des termes peu valorisants :
tromperie, mensonge ou illusion. Mais le non-être du
phénomène ne saurait être un pur néant (comme en atteste
16
le « parricide » de Parménide dans le Sophiste). Le
phénomène n’est qu’une image – mais il est une image. Il a
donc bien une consistance ontologique intime qui doit être
étudiée à part.
c.
Plan
Étant tout à la fois le dévoilement qui manifeste et
l’apparence qui dissimule, le phénomène atteste que le
monde quotidien n’est pas d’emblée offert dans sa pureté et
dans son innocence. Les choses sont déformées par le
besoin que nous en avons. Le phénomène revêt l’étoffe de
nos croyances, de nos attentes, de nos états, de nos
opinions, de nos désirs conscients et ignorés. L’homnisavant Hippias tombe sous le coup de cette illusion
cosmique, incapable d’accéder à la beauté autrement que
sous les traits de la belle vierge (parthenos). C’est là
pourquoi toute la démarche du philosophe (aux antipodes
de celle du sophiste) va être définie dès les dialogues
platoniciens comme un effort pour arracher la vérité de
l’être à son occultation, à laisser l’être se manifester, au-delà
des contingences propres au domaine sensible (incluses
celles de nos sens).
Mais si le phénomène est bien ce que la raison doit
surmonter, il est aussi ce de quoi part la dialectique (et ce à
quoi l’intelligence retourne, tant il est vrai que les idées
prennent corps dans la pratique). Le commencement, disait
le Stagirite, est la moitié du tout. Les apparences ne sont pas
rien. Comme expressions, elles visent un exprimé. C’est
17
donc que les apparences disent quelque chose de l’être ou,
tout au moins, que des idées on peut s’élever à l’être. Mais
de quel être est-il question ? De quoi le phénomène est-il le
phénomène ?
(1) Celui d’une forme intelligible, ou d’une essence,
ou d’une substance, ou d’une monade, ou d’un objet
physique que travestissent nos sens, celui d’une entité
cachée indépendante de la sensibilité. Le phénomène ainsi
compris est phénomène d’une objectivité.
(2) Celui d’un « je » épistémologique actualisant ses
facultés de connaissances, d’une sensibilité sculptée par
l’entendement,
d’une
complexion
sensible,
d’un
inconscient, d’une ouverture au monde, d’une culture ou
d’un langage. Le phénomène est alors phénomène d’une
subjectivité.
Ainsi le phénomène se fait-il témoin de son
fondement dans l’être et dans le sujet. Le phénomène est
l’apparaître d’un être pour une subjectivité, mais aussi
dévoilement de l’être d’une subjectivité dans l’apparaître.
Le phénomène exprime la chose et le sujet, mis en tension
entre ces deux polarités que sont l’objet et le sujet de
l’apparition. Mais qu’en est-il de son expression propre ? Il
se pourrait qu’en le faisant ainsi parler, nous parlions à la
place du phénomène et, pis encore, qui parlions d’autre
chose que de lui. Le phénomène, avant d’être un discours,
se donne comme une présence ; et cette présence dissout
l’opposition entre monde vrai et monde des apparences.
18
(3) Le phénomène n’est plus fondé en autre chose
qu’en lui, il parle de lui-même. Encore faut-il que nous
puissions l’entendre et, pour cela, avoir mis entre
parenthèses le monde comme représentation. Le
phénomène, en se livrant enfin dans sa richesse
irréductible, dévoile d’un même élan sa transcendance et
son mystère. Ceux-là que la philosophie risquait d’avoir
perdus.
Ces différentes lectures du phénomène ne sont pas
sans témoigner de conceptions distinctes de ce que signifie
« philosopher ». Chacune engage un fondement, une
méthode, un jeu de préoccupations, une fin dernière et un
objet d’étude qui lui est spécifique. Il se pourrait, en
conséquence, qu’interroger le phénomène ne soit pas faire
autre chose qu’interroger le sens de la philosophie.
I. L’objet du phénomène
Le phénomène ne saurait être quelque chose sans être
tout à la fois un phénomène de quelque chose et pour
quelqu’un. Telle fut du moins la conviction qui traversa le
premier âge de la philosophie. Certains abandonnèrent
l’espoir de nouer jamais un contact immédiat entre ce
quelque chose et ce quelqu’un ; d’autres ont jugé possible
de s’affranchir des apparences pour s’élever d’elles jusqu’à
leur origine intelligible. Ces deux grandes traditions –
19
respectivement subjectivistes et réalistes – ont essaimé au
gré des siècles pour adopter des formes disparates.
1.
Essences et apparences
Pyrrhon peut être regardé comme un héraut de la
première catégorie. Platon comme le champion de la
seconde. Tous deux maintiennent l’absoluité du mobilisme
au regard du lieu des apparences. Aucun des deux toutefois
ne songe à nier le fait d’une région authentique de l’être audelà du phénomène. Il en résulte que leur différence tient
moins à leur pensée du phénomène qu’à la confiance qu’ils
font ou non à la raison pour nous en délivrer : non pas
sauver le phénomène, mais nous sauver de lui.
a.
La voie sceptique (Pyrrhon)
Pyrrhon d’Élis instaure la tradition sceptique 5 selon
laquelle nous ne sommes en relation qu’avec les
phénomènes : « Alla to phainomenon pantè sthénei ouper
an elthè », « Mais le phénomène l’emporte sur tout, partout
où il se rencontre »6. Affirmation dont Marcel Conche
Cf. J.-P. Dumont, Les Sceptiques grecs. Fragments, Paris,
PUF, 1966.
6 Pyrrhon d’Élis, cité par Timon de Phlionte, extrait de
Images (Indalmoi) et repris par Sextus Empiricus dans son
Contre les logiciens, P. Pellegrin (dir.), trad. C. Dalimier,
D.J. Delattre et B. Pérez, Paris, Seuil 2002.
20
5
propose une interprétation phénoméniste7 (au sens du
dictionnaire Lalande8). À nuancer : que les phénomènes
soient tout ce que nous percevons ne signifie pas que les
phénomènes soient tout. Le fait est que l’existence d’une
extériorité réelle aux phénomènes mentaux – nous
préciserons plus loin notre pensée – ne sera pas remise en
cause (puis rétablie) avant Descartes. De même chez
Démocrite, le principe de l’apparence est bel et bien posé :
le vide et les atomes ; mais ce n’est qu’au phénomène que
nous avons affaire9. Le phénomène n’est pas ce qui existe
mais ce qui apparaît. Le dernier Leibniz rejoue cette
partition pour qui seules les monades – les atomes spirituels
– sont véritablement10. Pour Héraclite d’Abdère11 comme
M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF,
Perspectives critiques, 1973. Voir également Sextus
Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin,
Paris, Seuil, Points Essais, 1997, I, 10.
8 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,
Quadrige Dicos Poche, 2010.
9 Cf. J. Salem, Les Atomistes de l'Antiquité : Démocrite,
Epicure, Lucrèce, Paris, Flammarion, Champs Essais, 2013.
10 G.W.L. Leibniz, « De modo distinguendi phaenomena
realia ab imaginariis », dans Leibniz, Discours de
métaphysique et autres textes (1663-1689), éd. Frémont,
Paris, Flammarion, 2001, p. 193 sq ; idem, Discours de
Métaphysique et Correspondance avec Arnauld, Paris,
Vrin, 1993, § 14 ; idem, Nouveaux essais sur l’entendement
humain, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1993.
21
7
pour le personnage platonicien de Théétète (selon sa
première définition de la science comme sensation),
Protagoras (l’homme mesure de toute chose) et les
Sophistes, le phénomène est relatif et subjectif 12. Mis sous la
dépendance de la complexion de chaque individu, il est un
flux instable et idiosyncratique. Il parle de nos sens ; il ne
dit rien de l’essence.
Cela tient, selon Schopenhauer, au fait que la Volonté,
essence des choses, est « originellement et en soi
inconsciente ». Elle ne prend connaissance d’elle-même que
par son expression dans le monde phénoménal 13. L’être
comme volonté façonne le monde comme représentation.
Encore est-ce accorder trop de crédit aux arrières-mondes
que récuse Nietzsche14. Le philosophe de Sils-Maria
Héraclite, Fragments, Paris, Garnier Flammarion,
Philosophie, 2002.
12 Platon, Théétète (45b-d 67c et 151e), dans Platon,
Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris,
Flammarion, 2008.
13 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme
11
représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung)
(1818/1819), vol. 2 (1844), trad. A. Burdeau, revue par R.
Roos, Paris, PUF, 1966 ; idem, De la volonté dans la nature
(Über den Willen in der Natur) (1836), Paris, PUF,
Quadrige, 2000.
14 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain ; Gai savoir ;
Crépuscule des idoles ; Considérations inactuelles ;
Généalogie de la morale ; La volonté de puissance ;
22
constate qu’il n’y a ni objet ni sujet fixe ou substantiel, ni
même valeur qui soit un absolu. Le monde est devenir, les
faits sont interprétations. Les tentatives menées pour fuir
cette réalité accusent le préjugé métaphysique qui veut que
la vérité vaille mieux que les apparences. Cette réclusion
dans le royaume du phénomène témoigne d’une position
que nous appellerons subjectiviste.
L’inconvénient de cette position est qu’elle ne permet
pas de rendre pensable un monde commun, une vérité ou
une science positive qui garantisse contre les illusions et les
fantasmes. Malebranche, à l’occasion de ses Entretiens sur
la métaphysique, met son lecteur en garde contre l’empire
des apparences : « Plus nos fantasmes sont terribles ou
agréables, plus ils paraissent avoir de corps et de réalité,
plus ils sont dangereux et propres à nous séduire » 15. C’est
en effet l’erreur d’Hippias, l’homme-orchestre de la
sophistique, interrogé par le Socrate de l’ Hippias majeur,
que de confondre ce qui s’exprime avec son expression,
l’essence et le phénomène16. Citant la belle jeune fille en
guise de définition du beau, Hippias ne fait qu’énoncer ce
qui lui apparaît le plus immédiatement au sens et à l’esprit,
et indiquer l’objet le plus commun de son désir. Il fait de
son désir l’aune de la manifestation et manque ainsi le beau.
Naissance de la tragédie, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien,
dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1971.
15 N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, Paris,
Folio, Folio essais, 1995, III, § VIII.
16 Platon, Hippias majeur, op. cit.
23
C’est là tout ce qui sépare le sophiste du philosophe :
Hippias prend son désir pour la réalité ; Platon prend la
réalité pour son désir. Une autre inconséquence commune
à ces relativismes que revisite Platon consiste à croire que si
tout ce qui apparaît devient, rien n’est dans le sensible
instable. Il faut plutôt penser, par contraposition, que ce qui
ne devient pas n’apparaît pas (l’intelligible), tout en restant
ouvert par son image ou ce qui participe de lui.
Préservons-nous de faire au scepticisme le faux procès
du mentalisme ou du phénoménisme. Assignation qui
pècherait par anachronisme autant que par contresens. L’on
ne comprendrait pas sinon pourquoi le plus auguste
représentant de cette école, Berkeley, aurait voulu livrer
bataille au scepticisme et à son corrélât théologique (la
mécréance ou la libre-pensée). Que le phénomène soit
relatif à une manière de voir ne remet pas en cause la thèse
d’un principe extérieur au phénomène. Sceptique : celui qui
suspend son jugement quant à la vérité des choses cachées,
hors de la représentation, et donc hors de portée –
lesquelles existent bel et bien. Phénoméniste : celui qui
réduit l’être à l’apparaître et à la subjectivité, résume la
trame de la réalité à l’idée perceptible et à l’esprit qui la
conçoit. Cette dernière attitude ne se fera jour qu’ensuite
de la reconduction avec Descartes de la méthode du doute
poussée à son plus haut degré, contemporaine et tributaire
de la substitution à la passivité de l’hupokeimenon du sujet
organisateur moderne.
24
b.
La voie idéaliste (Platon)
Le phénomène antique se définit selon Jean-Paul
Dumont comme « un produit mixte né de la rencontre de
l'effluence du sens avec celle du sensible » 17. Il est marqué
du sceau du double mobilisme : celui de la chose et de la
sensibilité. Ainsi Socrate, dans le dialogue du Théétète,
rend à Protagoras ce qui lui appartient, la théorie de
l’anthropomètron que semblait indiquer une première
définition par le jeune mathématicien de la science comme
« sensation »18. Platon ne nie en rien que le phénomène soit
en effet en proie à la labilité des sens et du devenir ; il
exclut en revanche que le phénomène puisse être objet de
science, et constitue le tout de la réalité. Le mobilisme reste
valable en ce qui concerne le lieu sensible, il ne l’est pas
dans l’absolu. Or l’absolu est du domaine de la dialectique,
la seule science authentique.
Le continuum de sensations dont est peint
l’apparaître, son instabilité et sa précarité rendraient la
J.-P. Dumont, Le Scepticisme et le phénomène, Paris,
Vrin, 1985, p. 3.
18 Les dialogues mentionnés sont édités dans Platon,
Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris,
Flammarion, 2008. Voir en particulier le Théétète (156157 pour l’argument dit « des six osselets ») ; Hippias ;
Sophiste ; Protagoras ; Parménide ; Cratyle ; Timée (29c-d :
le mythe, « conte vraisemblable ») ; République (VII pour le
symbole de la caverne et X pour la typologie des lits).
25
17
science inopérante, s’il n’existait un ordre fixe au-delà des
choses sensibles, une méta-physique qui fixe des repères
(avec peut-être pour base empirique l’observation de la
sphère des fixes ; cf. infra). En butte à la menace relativiste
et nihiliste dans le domaine épistémologique aussi bien que
moral et politique ; face aux sceptiques et aux sophistes,
Platon fait l’hypothèse de formes intelligibles accessibles à
l’esprit. L’être lui-même, au-delà du phénomène, n’est pas
voué à demeurer caché (adelon, pour reconduire le mot
qu’aimait à citer Héraclite, dit également l’ « obscur » :
« Physis kryptesthai philei », « La nature aime à se cacher
»19). C’est en partant de l’étonnement produit par la
diversité et les incohérences de la multiplicité sensible que
le philosophe, en s’abstrayant de ce sensible, pourra tourner
son âme en direction des formes capables de l’expliquer et
d’orienter l’action20. Il faut fermer les yeux sur le sensible
pour enfin voir avec les yeux de l’esprit. Tel Tirésias rendu
aveugle par Athéna déesse de la sagesse, il s’agit de
s’affranchir de la lumière du jour pour devenir clairvoyant.
Héraclite, op. cit., Aphorisme 123. Voir également
Anaxagore, cité dans H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente
der Versokratikér : griechisch unddeutsch (= DK), Berlin,
Weidmann, 1951, frg DK 21a : « Les apparences sont un
aperçu de l’obscur ».
20 Cf. E.(/I.) Kant, Critique de la faculté de juger (1790),
trad. A. Renault, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie,
2000, pour constater l’analogie fonctionnelle établie par
l’auteur entre les formes intelligibles platoniciennes et ses
idées régulatrices de la raison pratique.
26
19
Encore que les yeux nous soient donnés pour observer les
astres, et préparer à cette contemplation.
La versatilité du phénomène met la science en échec
en cela qu’elle n’offre à l’expérience que des objets relatifs
et périssables. L’opinion seule peut s’appliquer aux
phénomènes, à ce qui s’offre par le truchement des sens. Or
l’opinion, tenant le milieu entre l’erreur et la vérité, se
laisse contaminer par l’inconstance de son objet. Le risque
épistémologique est reporté dans le champ des valeurs qui
deviennent relatives sous l’empire des sophistes (cf.
Gorgias). Platon veut croire que la science ni la morale ne
sont démocratiques ; elles ne sont pas affaires de goût et de
couleur. Un philosophe idéaliste ne peut s’en tenir au seul
spectacle de l’apparaître sans le réduire à un paraître
interrogé en direction de son principe. C’est
paradoxalement le sensible lui-même qui pointe ce dont il
est l’image ou ce à quoi il participe (Phédon), prête à la
dialectique ou sert d’amorce à la réminiscence, de même
que l’ombre de la caverne fait signe en direction de l’objet
dont elle est l’ombre, projetée par la lumière ; cette chose
elle-même n’étant que la copie sensible d’une réalité
suprasensible sous l’éclairage du bien (République, VII).
S’il est un fait que l’« on ne se baigne jamais deux fois
dans le même fleuve », comme le formule la thèse du
mobilisme universel, il reste néanmoins possible
d’envisager qu’un principe en retrait de l’immanence
sensible offre à l’esprit des objets immuables, intelligibles et
stables qui accomplissent l’unité de la diversité et rendent
27
raison des apparences contradictoires. La position d’un lieu
intelligible, foyer des formes inaltérables rend conciliables
le devenir perpétuel ou mobilisme universel hérité de
Cratyle et l’être stable de Parménide (« une seule et même
chose sont être et penser »)21. Conciliation ou réconciliation
de l’eau et du feu à la faveur de ce que Platon présente plus
sous un mode conjectural que doctrinal : l’hypothèse des
idées, jointe à une conception de leur rapport avec les
phénomènes (le modèle paradigmatique ou participatif) et
entre elles-mêmes (la communication des genres dans le
Sophiste). Le terme chorismos (« séparation ») est d’Aristote
; mais il semble applicable à la doctrine platonicienne (cf.
Timée), quoiqu’en pense Gaël Fine qui fait état de
« différence » dans le but d’affaiblir cette dichotomie. On
ne peut parler non plus de self-prédication (Vlastos) au sens
des philosophes analytiques : ce que l’idée est, le
phénomène l’a de manière imparfaite et transitoire. Tout
phénomène devient à cette enseigne une manifestation
partielle, partiale et mélangée des formes offertes à la
contemplation (cf. Phèdre).
Les phénomènes peuvent en ce sens se concevoir
comme le support d’apparition de quelque chose qui n’est
pas perceptible aux sens. Comme s’il y avait un second type
de phénomène au-delà du phénomène : un phénomène
d’ordre second, manifesté par le premier. Les
caractéristiques d’un corps peuvent suggérer l’idée de
Parménide, Sur la nature ou sur l'étant. La langue de
l'être, trad. B. Cassin, Paris, Seuil, Points Essais, 1998.
21
28
beauté (Banquet) – idée que nous ne voyons pas. Pas plus
que la justice d’un acte (République, I, alias Thrasymaque),
ou la piété d’un homme (Euthyphron). Nous ne voyons pas
l’égalité en soi, mais un espace sensible au sein duquel se
montre quelque chose qui le dépasse et s’y trouve diffracté.
Ce « quelque chose » ne peut qu’être indiqué sans se laisser
saisir par le moyen des sens.
Un autre lieu privilégié de manifestation de
l’intelligible réside dans le discours, et plus
particulièrement sous sa forme dialogique et dialectique, tel
qu’il est évoqué dans le Phédon (72d). Le terme de logos
prend ici toute son envergure. Le rhéteur du Gorgias
revient sur cette propriété qu’a le discours de manifester de
l’invisible (de l’élégance, de la beauté, de la rigueur, etc.).
C’est également à la faveur du mythe, du « récit
vraisemblable » que Platon affleure les vérités intelligibles
(cf. le « palaïos logos » narré dans le Timée). La notice «
phénomène » du Dictionnaire étymologique de la langue
grecque édité par Chantraine22, attire notre attention sur la
polysémie du radical sanscrit « bha » sur lequel est formé le
verbe grec «phaïnô ». En dérivent aussi bien les mots
« phaïnoi » (« éclairer ») et « phami » (« briller ») que
« phêmi », « expliquer » et « fari » (« parler », en latin) ; par
extension « phasis » (« déclaration »), se partageant entre
« kataphasis »
(« affirmation »)
et
« apophasis »
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue
grecque, Paris, Klincksieck, Série linguistique, 2009.
22
29
(« négation »), comme s’il y avait coextensivité de la parole
et de l’apparaissant23.
Ce n’est donc pas que le phénomène soit défectueux,
ou déficient, ou fasse défaut, ou reste muet qui pose
problème. Il « dit » bien quelque chose, « atteste » bien de
qualités réelles. Le fait est qu’il ne s’identifie pas à ce qu’il
manifeste. La belle jeune fille n’est qu’une image de la
beauté. Qui voudrait l’ignorer resterait prisonnier de ses
fantasmes, vivant comme dans un rêve.
c.
L’extériorisme classique (Burnyeat)
Une précision s’impose dont on voudrait qu’elle lève
une confusion récalcitrante quant au statut de l’intelligence
du phénomène dans la philosophie classique (antique et
médiévale). Nous faisons nôtre la position de M.
Burnyeat24, d’après laquelle il semblerait que ni l’idéalisme
ni le scepticisme, ni quelque autre doctrine idéaliste ou
empiriste héritée des Anciens n’ont revêtu la forme du
23
Motif central de la Genèse biblique : création par le
Verbe. L’énoncé d’une « phénoménologie » serait, en
dernier ressort, tautologique.
24 Position énoncée dans ses articles « Idealism and greek
philosophy : what Descartes saw and Berkeley missed »,
Philosophical review, 91, 1982, p. 3-40 et « The sceptic in
his place and lime », dans R. Rorty, J.-B. Schneerwind, Q.
Skinner, Philosophy in History, Cambridge, 1984, p. 225254.
30
phénoménisme. Notons toutefois que cette position est
contestée par certains interprètes de la philosophie antique,
parmi lesquels G. Fine25 qui soutient son propos par
l’exégèse de certains loci de Sextus Empiricus26. Nous
persistons à croire que les différences notoires qui séparent
Platon d’Épicure ou de Démocrite préservent intact leur
commun accord à reconnaître aux apparences sensibles un
substrat substantiel, objectivement réel, Idée chez l'un,
Atome chez les deux autres. Fils de la Terre (matérialistes),
Amis des Formes (idéalistes), atomistes ou éléatiques,
d’Héraclite jusqu’à Parménide, tous posent et présupposent
un principe au-delà du phénomène – que ce dernier soit
accessible ou non depuis le phénomène. Le phénomène luimême, pensé en relation avec l’en-soi, ne peut être exprimé
dans l’absolue occultation, non plus que dans la
transparence totale, au risque de se nier comme « apparaître
». Il est le lieu d’un entre-deux : jonction, suture, symbole.
Nous ne pouvons en conséquence souscrire à la lecture «
phénoméniste » de Marcel Conche du scepticisme grec 27.
25
Cf. « The Cyrenaics, Sextus and Descartes » dans èd. J.
Miller et B. Inwood, Hellenistic and Early Modem
Philosophy, Cambridge, 2000. p. 192-231 et « Sextus and
External World Scepticism », Oxford Studies in Ancien
Philosophy, 23, 2003, p. 341-385.
26 Cf., entre autres, les Esquisses pyrrhoniennes, éd. P.
Pellegrin, Paris, Seuil, 1997, I § 19-20 et II. S 72-75.
27 M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF, Mégare,
1973, section 9, p. 56.
31
Que le primat soit donné à l’expérience sensible ou à
la force d’abstraction de l’intellect, l’ensemble de la
philosophie antique demeure substantialiste, « extérioriste »
dans la mesure où les idées et sensations ne sont pas
originairement contenues dans notre esprit. Le Moyen Âge
ne l’est pas moins. La querelle des universaux a beau
sembler faire vaciller ce cadre, il tient jusqu’à Descartes.
Descartes n’est pas phénoméniste mais, du phénoménisme,
il sème dans ses Méditations les germes théoriques28.
Descartes, malgré son innéisme, restait de fait extérioriste
en tant qu’il affirmait une substance étendue (« res
extensa », réalité fondamentale de la physique cartésienne)
en marge de la substance pensante (« res cogitans »). Locke
n’en pensait pas moins, bien qu’empiriste, qui entérine
pour ses contemporains la distinction des qualités
premières réelles, extérieures à l’esprit, et des qualités
secondes, dites également sensibles, relatives au sujet (ainsi
que des qualités tertiaires). On devra à Leibniz29, à
Berkeley30, à John Stuart Mill31, à Fichte32, à Russell33 ou à
R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GFFlammarion, Paris, 1993.
29 G.W.L. Leibniz, Discours de métaphysique et autres
textes, éd. C. Frémont, Paris, GF. 2001, p. 191-199 : «
Comment distinguer les phénomènes réels des imaginaires
».
30 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, dans
Œuvres, t.1, G. Brykman (dir.), Paris, PUF, 1985.
32
28
Nozick34 de l’avoir battu en brèche. Les qualités premières,
rétorquent ces auteurs, nous sont aussi connues par le
truchement des sens, si bien que l’étendue elle-même n’est
qu’un complexe de sensations tactiles et musculaires. Les
attributs sensibles se passent de substratum. Ce n’est
qu’alors, en suite de cette réduction, que le phénoménisme
investira vraiment la scène philosophique – pour être
défendu ou récusé comme tel35. Alors seulement l’existence
d’un monde extérieur devient problématique.
2.
Le phénomène scientifique
Le phénomène conçu comme apparaître avère ainsi
son statut ambigu de moyen-terme (franchissable ou non)
entre un sujet et une essence percluse dans l’envers du
décor, un être demeuré occulte (adelon). Il peut être aussi
bien ce qui obère définitivement l’accès à la réalité qu’une
J.S. Mill, The Logic of the Moral Sciences. A System of
Logic, Ratiocinative and Inductive, L. VI, Peru, Illinois,
31
Open Court, 1988.
32 J.G. Fichte, La Doctrine de la science Nova Methodo ,
Paris, L'Âge d'homme, 1989.
33 B. Russell, Probems of philosophy, Londres, Williams &
Norgate, 1912.
34 R. Nozick, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988.
35 L’imputation à Kant d’avoir soutenu une doctrine
phénoméniste est la raison de la rédaction de la seconde
préface à la Critique de la raison pure, occasion pour
l’auteur de se départir de l’option berkeleyenne.
33
voie d’accès à la réalité de l’en-soi. Reste que l’on ne peut
s’en tenir à l’apparaître seul dès lors qu’il est question, non
plus seulement de ressentir ou de juger d’après la sensation,
mais de pourvoir à des nécessités pratiques. La science
(épistémê) doit alors ordonner le flux des phénomènes, les
rendre prévisibles, intelligibles, manipulables.
a.
La philosophie naturelle (Aristote)
Le monde phénoménal ne semble pas d’emblée
manifester de véritable unité ou d’ordre intelligible. C’est
que cette unité, cet ordre, s’il en est un, n’est pas donné
avec les phénomènes. Il est induit ou découvert par leur
étude. Sans doute, l’explication des phénomènes ne donne
pas nécessairement lieu à un discours rationnel et
scientifique. Il n’en demeure pas moins que même une
genèse mythique ou une explication magique témoigne déjà
de la position d’un principe de raison. La science peut être
définie comme une tentative plus raffinée d’induire un
ordre intelligible de la variabilité et du chaos des
apparences. La récurrence de certaines observations à
l’exclusion de la versatilité des circonstances met sur la voie
d’un invariant qui prend ainsi la forme de lois naturelles.
Ces lois permettent ensuite de faire des prédictions.
Aux phénomènes est donc envisagée une cause qui
leur soit extérieure, fasse sens et ne réduise pas le monde à
un ensemble d’événements irrationnels. C’est ainsi que
l’astronomie se donne, selon le mot du Stagirite, comme ce
qui tente de « sauver les phénomènes » (« sozein ta
34
phainomena »)36. En découvrant les rapports rationnels, les
régularités et les lois invisibles qui administrent le monde
supra-lunaire37. En dépassant le désordre apparent des
phénomènes célestes. La connaissance doit s’attacher à
mettre en évidence une rationalité que manifestent les
mouvements du ciel, l’intelligible du sensible, présent dans
le sensible. Duhem étend cette prétention de l’astronomie à
la totalité de la science hellénique. « Sauver les
phénomènes » revient à les faire dériver d’un système
d’hypothèses ayant une portée universelle38. Des principes
tels que celui de simplicité et de cohérence sont institués à
titre de repères heuristiques pour constituer de tels
systèmes39. Le phénomène devient alors la manifestation
d’une raison (logos) que la philosophie naturelle a pour
objet de percer à jour.
Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000
Alpha, 8, 1074a.
37 Aristote, Traité du ciel (De Coelo), trad J. Groisard, Paris,
GF-Flammarion, 2004.
38 G. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de
théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin,
coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005.
39 G. Duhem, Le Système du Monde. Histoire des Doctrines
cosmologiques de Platon à Copernic (1913-1959), Paris,
Biblio, 2009.
35
36
b.
La science moderne (Galilée)
Les
penseurs
médiévaux
se
départissent
progressivement des idéaux de la science grecque
(christianisée) pour s’acheminer vers une physique qui
anticipe le mécanisme du Grand siècle. La théorie de
l'impetus prépare ainsi le principe d’inertie40. La science
moderne franchit un pas de plus dans ce procès de
désubjectivation du phénomène. Le recours aux
mathématiques, « langage de la nature » (Galilée) lui prête
une dimension universelle qui supplée à la défectivité des
sens. La nature est « soumise à la question »41
conformément à une méthode qui articule l’établissement
de lois universelles et la constitution de schémas idéalisés
de la nature. Le phénomène auparavant donné dans
l’expérience non sollicitée ou de l’observation naturelle
devient l’objet construit de l’expérimentation. La science,
alors, change de nature dans le courant de la révolution
intellectuelle qui accomplit le passage « du monde clos à
l’univers infini », selon le mot de Koyré 42.
Cf. N. Oresme, Le livre du ciel et du monde (De Caelo)
(1377), éd. A.D. Menut, A.J. Denomy, New York, 19411943 et Albert le Grand, De Mineralibus, Paris, Manucius,
Alchimie, 2003, II, 2, 1.
41 Fr. Bacon, Novum Organum (1620), trad. M. Malherbe et
J.-M. Pousseur, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1986.
42 A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini , trad. R. Tarr,
Paris, Gallimard, 2003.
36
40
Non que ce bouleversement soit uniquement le fait de
l’évolution de l’instrumentation. Ni même de la
mathématisation du monde43 ou de l’expérimentation,
critère privilégié par les travaux de Ian Hacking 44. Une
discipline se constitue comme science moderne par voie de
dématérialisation d'un champ de l'expérience. Il s’agit de
surmonter l’apparence immédiate pour remonter du fait
irrationnel et subjectif au phénomène réglé et objectif. Le
geste de Descartes consiste ainsi d’abord à effectuer la
spatialisation de ce qui n’est pas spatial, la quantification de
ce qui n’est pas (ou du moins pas immédiatement)
quantifiable. La dimension ou la mesure (d’une étendue,
Cf. G. Galilée, L’essayeur (Il saggiatore) (1623), trad. Ch.
Chauviré, Paris, les Belles Lettres, 1979 : « La philosophie
est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement
ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le
comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la
langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit.
Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont
des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques,
sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. »
Mathématisation de l’étendue corrélative à la
mathématisation de l’esprit : Logique de Port-Royal par
Arnauld et Nicole, Éthique « more geometrico » de Spinoza,
Leibniz et son projet de « Caractéristique universelle », etc.
44
I. Hacking, « Est-ce qu’on voit à travers un
microscope ? », dans S. Laugier, P. Wagner (dir.),
Philosophie des sciences, t. 2 : Naturalismes et réalismes,
Paris, Vrin, 2004.
37
43
d’une translation) a chez Descartes fonction de paramètre.
La mesure de tels paramètres est ce que l’on retient pour
constituer l’objet des sciences. La certitude (le fait de
circonscrire une vue) résulte de ce processus. Les sciences
modernes effectuent lors une réduction dont la finalité est
de donner accès au phénomène-objet.
Ce qui vaut des phénomènes vaut également des lois
universelles qui les régissent. Nul n’a jamais de ses yeux vu
la loi de l’inertie, ni une situation au sein de laquelle elle
s’appliquerait adéquatement (à l’exclusion de toute friction,
etc.). Il est heureux que Galilée n’ait pas gravi la Tour de
Pise pour expérimenter la loi de la chute des corps. Les
apparences auraient joué contre lui, de même qu’elles
jouaient contre l’hypothèse de la rotation de la Terre. Et
contre Copernic45. Le phénomène selon la science n’est
ainsi plus le phénomène selon la perception. Le phénomène
construit du sujet théorique (l’objet) fait sécession d’avec le
phénomène à titre de sense-data bien liées, d’apparition
sensible. Le premier a néanmoins pour vocation d’expliquer
le second. C’est en ce sens que Koyré a pu écrire que le nerf
de la révolution galiléenne consiste dans la « décision de
traiter la mécanique comme une branche des
mathématiques, c'est-à-dire de substituer au monde réel de
l'expérience quotidienne un monde géométrique hypostasié
N. Copernic, Des Révolutions des orbes célestes (De
Revolutionibus), trad. A. Koyré, Paris, Diderot éditeur,
Pergame, 1998.
38
45
et d'expliquer le réel par l'impossible » 46. Changement de
« paradigme », changement de vision du monde ; voire
également de monde47.
3.
Le noumène scientifique
La science moderne accuse un schisme entre l’image
que les phénoménologues ont appelé « manifeste » et
l’image scientifique (« épistémique ») du monde. La
mécanique relativiste, quantique et les géométries noneuclidiennes ont mis les philosophes des sciences du XXe
siècle en situation de constater combien celle-ci pouvait
être éloignée de celle-là, donnant naissance à des courants
tels
que
le
conventionnalisme
(Poincaré),
le
représentationnisme ou le constructivisme, alternatives au
réalisme qui considère l’adéquation de la chose et de son
concept (intellectus et rei). Le problème est posé avec une
acuité sans précédent de savoir sur quoi porte la science.
A. Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique,
Paris, Gallimard, Tel, 1985. Voir également idem, Études
newtoniennes, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées,
1968 ; idem, A. Koyré, Études galiléennes (1939), vol. III :
Descartes et Galilée, Paris, Hermann, 1986 ; idem, A.
Koyré, La Révolution astronomique : Copernic, Kepler,
Borelli, Paris, Hermann, 1961.
47 T.S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques ,
Paris, Flammarion, Champs, 1983 ; en part. chap. IX : « Les
révolutions comme transformations dans la vision du
monde ».
39
46
Popper promeut la notion de vér(i)similarité (ou de
vér(i)similitude) pour indiquer comment ses théories
tendent vers la réalité sans jamais l’épouser 48 : le territoire
excède nécessairement la carte.
a.
La phénoménotechnique (Bachelard)
Toute connaissance, comme le montre Bachelard, ne
peut être qu’« approchée », et en rupture avec le sens
commun. Le philosophe épistémologue, dans son article de
1931 intitulé « Noumène et microphysique » 49, fait un sort à
la conception kantienne de la séparation entre noumène et
phénomène qu’il investit d’un sens nouveau. Cette
revisitation sous les auspices de l’anthropotechnie lui fait
prôner l’usage régulateur de celui-là en vue de la
production de celui-ci : « Entre le phénomène scientifique
et le noumène scientifique, écrit Bachelard, il ne s'agit donc
plus d'une dialectique lointaine et oisive, mais d'un
mouvement alternatif qui, après quelques rectifications des
projets, tend toujours à une réalisation effective du
noumène. La véritable phénoménologie scientifique est
donc bien essentiellement une phénoménotechnique »50.
K. Popper, Logique de la découverte scientifique, Paris,
Payot, Bibliothèque scientifique, 2007.
49 G. Bachelard, « Noumène et microphysique » dans
Études,
Paris,
Vrin,
Bibliothèque
des
Textes
Philosophiques, 1970.
50 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF,
Quadrige, 2013, § 1, p. 17.
40
48
Cette promotion de la phénoménotechnique rend compte
d’une nouvelle forme d’expérimentation, contemporaine de
l’émergence de la « big science » (il faudrait ajouter, pour
rafraîchir cette analyse, de l’usage des « big data »). Les
phénomènes sont désormais produits par des dispositifs qui
sont eux-mêmes des « théories matérialisées ».
Théorie matérialisée : le LHC du CERN qui permit
récemment de confirmer l’existence du boson de Higgs,
prévu par le modèle standard. Comme si la théorie (l’outil
intellectuel et expérimental) anticipait ses résultats.
L’attitude scientifique exposée par Bachelard inaugure
un usage réglé du noumène comme norme du phénomène,
propice à indiquer les axes de l’expérimentation. Cela
implique que le noumène ne soit plus la chose en soi,
inaccessible à l’intuition sensible et aux catégories de
l’entendement, qu’avait défini Kant. Il est la « contexture »
de la réalité. Le monde nouménal est celui de la relation
réelle, le seul doté de sa consistance propre ; celui des
phénomènes ne peut être que son dérivé, il est « dissous »
dans ce monde inconnu que révèle la micro-physique. Un
monde où la matière n’est plus distincte de l’énergie, ni les
principes de localité ou de non-contradiction, où la
substance le cède à l’événement. Monde « inimaginable » ;
si bien que « c'est l'effort mathématique qui forme l'axe de
la découverte, c'est l'expression mathématique qui, seule,
permet de penser le phénomène »51. Le phénomène est
51
G. Bachelard, op. cit., p. 58.
41
traversé dans une mesure qui le réduit à un produit
artificiel d’invocation et d’ordonnancement obtenu en
laboratoire. Émile Meyerson n’exclut nullement le
scientifique de son constat que « l’homme fait de la
métaphysique comme il respire »52.
b.
La mécanique quantique (Planck)
La science classique croyait « sauver les phénomènes »
en dégageant des lois abstraites à même de subsumer la
multiplicité des faits sous des principes universels. Il
s’agissait de faire ressortir une constance au sein des
phénomènes en apparence aléatoires ; une permanence qui
rende possible l’explication et l’anticipation. Les faits
d’observation n’étaient plus capricieux, mais ordonnés à la
faveur d’une théorie. Cette théorie ressaisissait le monde
dans un modèle qui s’en voulait une simplification
commode.
Née des travaux de physiciens théoriciens tels que
Max Planck, Feynman, Einstein et Schrödinger durant le
second tiers du XXe siècle, la mécanique quantique remet
en cause l’idée qu’un tel modèle puisse même être
représenté. L’architecture ultime de la matière, les
52
« L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans
le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps »
(É. Meyerson, « De l'analyse des produits de la pensée »,
dans Essais (1936), rééd. Corpus des œuvres philosophiques
en langue française, Paris, Fayard, 2009).
42
particules subatomiques – fermions (leptons, quarks),
bosons de champ + antiparticules
–, voient leurs
comportements décrits à la faveur d’un formalisme
mathématique ardu, hautement contrintuitif, qui n’a plus
rien à voir avec les équations de la physique relativiste, a
fortiori de la physique newtonienne. Richard Feynman
explique la modestie requise de la part de ses théoriciens : «
Je crois pouvoir affirmer que personne ne comprend
vraiment la physique quantique »53.
Cette « incompréhension » (laquelle n’est pas
rédhibitoire quant à la « description ») met en relief le
gouffre qui sépare le monde perçu, qui nous est familier, du
monde quantique sur lequel il repose. Leurs points de
divergence concernent notamment :
1) la quantification d’un certain nombre d’observables
qui ne peuvent prendre leur valeur, en mécanique
quantique, que dans un ensemble discret de résultats là où
la mécanique classique dessine un continu ;
2) la dualité onde-particule fait que les notions d’onde
et de particules cessent d’être séparées pour constituer les
deux aspects d’un phénomène unique, exprimé
mathématiquement par une fonction d’onde. Ainsi de la
lumière, analysable en onde ou en photons selon le
contexte expérimental ;
3) le principe (les relations) d'indétermination de
Heisenberg rend impossible de donner la mesure précise de
R. Feynman, The Character of Physical Law, Modern
Library, 1994.
43
53
la vitesse d’une particule en même temps que celle de sa
position. La perturbation irrémédiablement induite par
l’instrument de mesure fait que le degré de précision de
l’une est en fonction inverse de celui que l’on peut obtenir
de l’autre (et vice versa) ;
4) un même état quantique peut cumuler plusieurs
valeurs pour une même observable (spin, position, quantité
de mouvement, etc.), et cela simultanément en vertu du
principe de superposition. Cette divergence du phénomène
quantique d’avec le phénomène commun est illustrée de
façon emblématique par l’expérience de pensée du chat de
Schrödinger54 ;
5) la superposition d’état ne se conserve pas à notre
échelle qui est celle de l’observation nue, administrée par le
principe du tiers exclu. Une « réduction du paquet d’ondes
» s’opère dès lors que le système quantique interagit avec
un instrument de mesure ou un observateur. L’observation
influe sur le système observé en poussant à prendre des
valeurs fixes, déterminées, discrètes et non probabilistes.
Un électron ne devient ainsi un électron ayant une position
déterminée que par le fait de l’observation. Que l’existence
d’une propriété ne constitue plus ainsi une propriété
ontologique de l’objet mesuré ou non, mais soit comptable
de l’interaction de l’objet et de l’appareil de mesure, remet
en cause la conception classique d’une réalité indépendante
de l’observateur ;
Cf. J.R. Gribbin, Le Chat de Schrödinger. Physique
quantique et réalité, Paris, aux éditions Champs
Flammarion, 2000.
44
54
6) l’intrication quantique atteste que deux particules
ayant interagi par le passé continuent d’être en relation
quel que puissent être l’espace et le temps qui les séparent.
À telle enseigne que la détection d’une particule serait
responsable de la localisation complémentaire de sa
partenaire. Ce phénomène peut être interprété en direction
de la non-localité de la réalité quantique (abolition de
l’espace-temps), de l’identité des particules ( : une particule
visible en deux endroits/moments, comme un objet dans un
trou de ver ; lien EPR = pont ER) ou de l’émission par l’une
d’une onde qui remonterait le temps afin d’informer l’autre
à l’instant de la mesure (ce qui entre en contradiction avec
la relativité restreinte qui fixe une vitesse limite, la
constante c, à la propagation de l’information) ;
7) citons enfin le caractère de contrafactualité
quantique qui œuvre en sorte que des événements possibles
qui ne se sont pas produits rejaillissent sur les résultats de
l’expérience.
Il en ressort que le monde de l’infiniment petit
répond d’un cadre théorique nettement distinct de celui
applicable à notre environnement macroscopique 55. Il y a
bien loin de la métaphysique quantique à la métaphysique
classique, si l’on ose s’exprimer ainsi. Les physiciens ont mis
au jour un univers subatomique qui ne prend sa forme
déterminée spatiale et temporelle que par l’observation.
Schrödinger, Physique quantique et
représentation du monde, Paris, Le Seuil, Points-Sciences,‎
1992.
45
55
Cf.
Er.
Étant acquis que celui-ci n’est que le prolongement de
celui-là, force est d’admettre que le phénomène comme
apparaître procède effectivement de cet univers étrange. La
question est : comment passe-t-on d’une région à l’autre ?
d’une physique probabiliste à une physique déterministe ?
Du niveau le plus fondamental de la matière au niveau
supérieur du phénomène ? Comment, pour permuter les
termes de l’interrogation de Bachelard, la structure peutelle rejoindre la construction ?56 Comment résoudre le
problème de la détermination par la mesure ? Comment, en
somme, « sauver les phénomènes » en rendant compte de
leur émergence ?
Diverses interprétations ont proposées. La théorie
d’Everett (ou théorie des états relatifs) est la plus riche de
conséquences, qui postule que l’ensemble des possibilités
que tolère la théorie quantique se réalise, actualisant autant
de mondes et donc autant d’observateurs n’ayant accès
qu’au leur. Une interprétation « transactionnelle » (aussi
dite théorie de « l’absorbeur généralisé ») est avancée par
John Cramer. Elle fait droit à la possibilité pour une onde
de confirmation de remonter le temps, afin d’atteindre et
d’informer sa source au moment de l’émission de l’onde
offerte. C’est alors la causalité qui est battue en brèche.
Mais l’interprétation la plus souvent retenue est celle de
Copenhague. Elle établit que l’effondrement de la fonction
d’onde serait un effet de l’interaction du système quantique
G. Bachelard, Étude de l'évolution d'un problème de
physique (1927), Paris, Vrin, 2014.
56
46
avec l’environnement (inclus l’observateur, l’appareil de
mesure, etc.). Une telle interaction provoque un
phénomène de décohérence qui réduit à néant la
probabilité d’états superposés. La raison pour laquelle la
fonction d’onde évoluera vers un état déterminé plutôt
qu’un autre n’est pourtant pas explicitée. Nonobstant leurs
lacunes (la perfection n’est pas de ce monde), l’intérêt
essentiel de ces théories et de rendre possible de retrouver
les phénomènes de la physique classique sans rien admettre
d’autres que les lois quantiques. De la mécanique quantique
à la physique macroscopique, une continuité peut ainsi être
rétablie.
Les postulats de la mécanique quantique restent en
revanche résolument incompatibles avec ceux de la
physique relativiste, propre à décrire les phénomènes
soumis à l’influence de la gravitation57. Les singularités
physiques tiennent de l’une et de l’autre et motivent la
recherche active d’une théorie du tout qui unifie les quatre
interactions fondamentales, une théorie quantique de la
gravitation (théorie des cordes, gravitation quantique à
boucles, etc.) réconciliant ces deux physiques, de la même
manière que Newton appareillait sous de mêmes lois celles
W. Heisenberg, A. Salam, P. Dirac, La grande unification
: Vers une théorie des forces fondamentales, Paris, Seuil,
Science ouverte, 1991.
47
57
des espaces célestes et du monde sublunaire 58. Le mot
d’ordre « sauver les phénomènes » reste on ne peut plus
actuel.
À supposer que la théorie quantique (ou la structure
seulement de cette théorie, à part ses entités) décrive
effectivement la trame de la réalité pour nous
phénoménale, alors une telle réalité ne peut être décrite à
l’exclusion de l’observateur. Dans le sillage de Michel
Bitbol59, les interprètes récents de la mécanique quantique
insistent sur le fait que le physicien n’est pas dans un
rapport de face-à-face à la réalité physique ; il est partie
prenante de la réalité physique, juge et partie de la réalité
physique. Le biais d’immersion que l’on voulait réserver
aux sciences humaines doit s’élargir aux sciences de la
nature. Le spectateur est également acteur de la pièce qu’il
« interprète », dans les deux sens du terme (« analyser »,
« pro-duire ») : il est un « spectacteur ». Le mantra de
l’objectivité – ce Graal mythique de l’épistémologie naïve –,
le cède à l’objectivation. L’on ne peut plus considérer que
l’homme est poussière, et même poussière d’étoiles
(l’ensemble des atomes qui nous composent en sont la
I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie
naturelle (Principia Mathematica), trad. M. Châtelet, pref.
Voltaire, Paris, Dunod, 2005.
59 M. Bitbol, L’Aveuglante proximité du réel , Paris,
Flammarion, Champs, 1999. Voir également B. d'Espagnat,
À la Recherche du Réel, Paris, Bordas Édition, 1993.
48
58
conception), sans prendre en compte le fait que ces
poussières proviennent aussi de nous.
Reflet de l’intelligible, objet physique ou
manifestation de l’être ineffable, le phénomène apparaît
toujours lié à une substance qui se tient en retrait de lui. Il
semble en cela l’ombre portée de la chose véritable.
Considérer le phénomène en sa nature d’intermédiaire
entre un sujet et une essence suppose pourtant de ne pas
nous en tenir à l’une seulement de ses polarités : celle de
l’apparaissant. Janus aux deux visages, il regarde aussi bien
vers son principe que vers sa manifestation. Comme vient
le confirmer la mécanique quantique, il n’y a de
phénomène que pour et par une subjectivité. « Il y a » parce
que « je suis » (et réciproquement). Le phénomène engage
une réceptivité en l’absence de laquelle il n’y aurait aucun
sens à parler d’apparaître. L’enjeu est alors de comprendre
dans quelle mesure cette réceptivité pourrait ne pas être
exclusivement passive. C’est à cette fin qu’il nous faut
transpercer le voile des apparences en direction, non plus
de la chose versée dans son apparition, mais du sujet de
l’apparition. La visibilité tient-elle exclusivement à l’être
qui se manifeste, ou doit-elle être rapportée – si oui, dans
quelle mesure – au pouvoir du sujet qui inspecte le monde ?
II. Le sujet du phénomène
L’esprit, dans sa quête d’ordre et de stabilité, refuse
que le désordre apparent du monde soit le fin mot des
49
phénomènes. Sa quête d’une connaissance possible le
conduit à théoriser des régularités dans un système
explicatif et prédictif. La science repose sur cet axiome
fondamental d’intelligibilité de l’apparaissant. Il n’est de
discours (logos) possible sur la réalité qu’en la présence
d’une rationalité (logos) de la réalité. Reste à nous
demander si cette raison cachée habite l’empire des
phénomènes ou bien relève d’abord d’une projection par le
sujet, d’une injection de catégories qui n’ont de consistance
que dans et pour la subjectivité. Notre interrogation portée
sur le phénomène en qualité d’objet de science atteint par
abstraction suggère déjà que le sujet pourrait avoir un rôle
actif prépondérant dans sa constitution. Quel est
exactement le rôle assumé par le sujet dans la genèse des
apparences ? Se pourrait-il que le phénomène soit (en un
sens qui reste à définir) une production de nos facultés et
de notre subjectivité en acte plus que l’émanation d’une
objectivité perçue ?
Le doute méthodique à l’œuvre dans les Méditations
serait un premier moment d’une recherche en direction de
la signification du phénomène compris dans la sphère
immanente
de
son
apparaître
à
un
« sujet
épistémologique »60. La revisitation critique du phénomène
par Kant achève ce déplacement du centre de gravité de la
question du phénomène dont le sujet redevient
60
Y.C. Zarka, « Le moment moderne : Michel Foucault et la
subjectivité », dans Archives de philosophie, vol. 65, n° 2,
Paris, 2002, p. 255-267.
50
l’administrateur. Nous resituer sur le terrain de la genèse
subjective du phénomène implique enfin de prendre en
compte, au-delà des conditions transcendantales de
l’expérience possible, un certain nombre de variables
accidentelles qui ressortissent tantôt à la culture, tantôt aux
langues, tantôt à l’affectivité, et dont on ne peut manquer
d’interroger les incidences épistémologiques. Ainsi seronsnous à même de décider dans quelle mesure toute
interrogation sur l’apparaître peut être qualifiée de «
réflexion », au sens le plus entier du terme.
1.
Le sujet épistémologique
L’on ne saurait mésestimer le rôle joué par
l’humanisme dans le travail de réinterprétation du
phénomène comme objet constitué par le sujet pensant. Le
credo de l’humanisme est de resituer l’homme au cœur de
ses préoccupations (cf. l’homme de Vitruve, foyer du cercle
qui épouse toutes les figures), lieu dont l’avait expulsé la
théologie. Les retrouvailles avec les auteurs grecs via
l’apport des penseurs arabes desserrent l’étau de la pensée
médiévale (thomiste et scolastique) tandis que l’idéal
contemplatif le cède à celui d’efficacité (Machiavel). C’est
la revanche posthume de Marthe sur Marie. Il ne s’agit plus
d’observer l’ordre du monde (le voir, le respecter) mais
d’ordonner le monde. Avec Montaigne affleure la
subjectivité moderne, encouragée par le protestantisme,
mais aussi préparée par un mouvement de repli sur
l’intériorité ressentie comme un ultime bastion de stabilité
dans un monde bouleversé. Les moralistes de Port-Royal
51
dénoncent le règne de l’amour-propre. Avec Descartes et
Locke naît la notion de « conscience » (mind). C’est autour
du « sujet que désormais se constitue le monde 61.
a.
La déceptivité des sens (Descartes)
Descartes commence, dans ses Méditations parues en
1641 , par récuser en doute la pertinence de la sensibilité
comme instrument (organon donne « organe ») de saisie de
la réalité. Le champ du connaissable se restreint peu à peu
au fur et à mesure des arguments produits dans la première
méditation : argument de l’illusion d’optique (du latin
illusio, dérivé de illudere, « jouer avec », « se jouer de », «
railler »), de la folie, du rêve, du Dieu trompeur et du malin
génie. La mise en œuvre du doute hyperbolique aboutit
néanmoins à ce constat qu’à tort ou à raison, étant ou non
trompé par un malin génie, il me faut être pour douter
(quoique l’ordre logique du raisonnement constate plutôt
qu’il faut douter pour être). Et qu’aussi bien pour
62
61
Pour le détail de cette évolution philosophique et
historique de l’idéal contemplatif au souci d’éfficacité
pratique, se reporter à J. Rohou, Le XVIIe siècle, une
révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002 ; voir
en part. chap. I, art. 2 : « La logique d'une civilisation plus
contemplative que technique et son évolution à partir du
XIIIe siècle ».
62 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GFFlammarion, Paris, 1993.
52
concevoir, pour affirmer, vouloir, imaginer, sentir, il doit y
avoir une chose pensante : « res cogitans »63.
Le soleil qui m’éclaire pourrait ne pas être à la mesure
d’un pied, il est indubitable qu’il m’apparaît ainsi.
Indubitable, aussi longtemps que ce qui est vu est vu, et
cela indépendamment de son adéquation avec la chose
représentée. C’est un apport majeur de l’épicurisme que
celui de la distinction entre les opinions (« doxa ») d’une
part, les impressions (« phantasia ») et affections (« pathos »)
de l’autre. Contre les stoïciens qui promeuvent une
opposition captieuse entre perception vraie et fausse,
Épicure montre que les perceptions ne sont que pures
passivités, sans mémoire ni raison (« alogos »). Par-delà le
vrai et le faux, elles ne sont pas justiciables de valeur de
63
N’est pas ici envisagée la question de savoir si une telle
chose pensante s’identifie à moi, ou bien si « cela » pense à
travers moi. Cf. G. Groddeck, Le livre du ça, Paris,
Gallimard, Tel, 1976.
53
vérité64. Ne le sont que les jugements (de prédication) que
nous portons sur elles65. Descartes a retenu la leçon.
Indubitables donc, les illusions d’optique qui ne
trompent pas mes sens, mais me conduisent à affirmer plus
que ce que je puis connaître (par cela de regrettable qu’en
l’état post-lapsaire, la volonté déborde l’entendement) ;
indubitables, le rêve, qui révèle un rêveur. Le cogito, telle
est la découverte de la deuxième méditation. Les facultés
humaines ne sont pas niées, le monde n’est pas annihilé au
terme de la procédure sceptique. Reste que les phénomènes
sont plus désormais pensés qu’à titre, précisément, d’objets
de pensée. Leur connaissance est subjective (elle est
actualisée plutôt qu’acquise par les idées qui sont dans
l’entendement66). Une nouvelle théorie de la sensation
étayée par les novations de la dioptrique périme la
conception classique et scolastique de la perception,
Épicure, Lettre à Hérodote, § 50-51, trad. O. Hamelin,
publiée dans la Revue de métaphysique et de morale, 1910,
p. 397-440, où se trouve évoqué l’exemple de la tour rondecarrée, repris par Descartes, Condillac, Berkeley, etc. Voir
également Lucrèce, De la Nature, IV, trad. A. Ernout, Paris,
Les Belles Lettres, Classiques en poche, 2009, v. 802-818 et
Sextus Empiricus, Contre les logiciens, op. cit., VII, §209210.
65 Ibid., VII, §206. Cf. aussi Lucrèce, De la Nature, IV, op.
cit., v. 379-386.
66 Se reporter à l’analyse du morceau de cire dans la
Méditation troisième, § 11-13.
54
64
envisagée comme affection directe du sentant par le senti 67.
Le doute sceptique conduit Descartes à ne plus penser le
phénomène sous l’angle de la métaphysique ou comme une
compénétration d’éléments objectifs et subjectifs. Il se voit
détaché de tout corrélat objectif pour devenir « état mental
». Et rien ne prouve qu’en vérité (ou du point de vue de
Dieu, ce qui est tout un) aucun objet ne lui corresponde
hors de l’esprit ou dans l’esprit d’autrui.
La certitude du cogito est bel et bien acquise, autant
par intuition que par démonstration. Mais cette certitude
est elle-même temporaire, ponctuelle ; sa vérité n’est jamais
effective que chaque fois « que je la prononce, ou que je la
conçois en mon esprit ». Du reste, rien ne permet d’assurer
que ce qui nous apparaît de manière subjective a bien, en
vérité, une valeur objective universelle. Dit en termes
kantiens, il reste à faire passer le monde perçu du statut
d’objet de pur jugement réfléchissant à celui de jugement
déterminant. L’aporie solipsiste qui menace d’enfermer
l’ego cogito dans la prison de ses représentations (de ses
cogitationes) ne peut être surmontée qu’au prix de la
démonstration de l’existence de Dieu ; soit par la cause
(c’est l’idée d’infini de la troisième méditation, qui est
Cf. R. Descartes, La Dioptrique (1637), dans René
Descartes, Œuvres complètes, t. III, èd. J.-M. Beyssade et D.
Kambouchner, Paris, Gallimard, Tel (n° 364), 2009 ; idem,
Traité du monde et de la lumière (1664), dans René
Descartes, Le Monde, L'Homme, éd. A. Bitbol-Hespériès et
J.-P. Verdet, Paris, Seuil, Sources du Savoir, 1996.
55
67
l’empreinte de l’ouvrier dans son ouvrage), soit par
l’analyse de son concept même (la preuve ontologique de la
sixième méditation). Le fait de ce Dieu bon et tout puissant
exclut qu’il soit trompeur ou laisse sévir le malin génie de la
première méditation. Dieu seul peut concevoir de manière
synoptique et conserver l’ensemble des vérités ; lui seul
peut assurer que si nos sens parfois nous trompent, au
moins l’usage réglé de notre raison nous permettra toujours
de redresser le tir. Si bien que la substance pensante n’est
véritablement fondée à titre de « substance » (ce qui subsiste : « ce tient en deçà de » ses accidents), tout comme la
vérité de l’objet extérieur, qu’une fois livrée la preuve
ontologique de la sixième méditation. Dieu nous conserve
en nous créant à chaque instant, de même qu’il garantit aux
choses une existence hors de leur représentation 68.
L’article 64 de la deuxième partie des Principes de la
philosophie (1644)69 confirme d’une manière plus explicite
encore l’identification entérinée par Dieu, dans l’ordre de la
connaissance, de la nature des choses que nous connaissons
de manière phénoménale et des objets de la mathesis
abstracta : la quantité continue ou l'étendue géométrique
diversifiée par les figures et le mouvement. C’est par
ailleurs à l’occasion de cet article décisif, comme le relève
68
Ainsi selon Descartes, l’athée, qui rejette Dieu, ne peut
fonder de science mathématique qui ne soit pas douteuse.
69 R. Descartes, Les Principes de la philosophie (Principia
philosophiae) (1644), Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 1993, I, 66.
56
Frédéric de Buzon70, qu’est posée l’articulation des termes
« physica » et « phaenomena ». Cette articulation fait fonds
sur une « institution de la nature »71 responsable de la
géométrie naturelle. Et ce n’est rien autre chose que cette
institution réglée par Dieu qui légitime la réduction
épistémologique, à la faveur de la seule lumière naturelle,
du phénomène aux modes de l’étendue, et l’accès aux
choses mêmes ; donc aux mêmes choses pour tout
individu72. La relation du phénomène à la réalité en ressort
subvertie. Il n’y a plus, à proprement parler, de contact
effectif ou affectif entre ces deux instances, mais une
coïncidence médiatisée par la raison, se dévoilant par une
intervention active de la subjectivité pensante.
Descartes, par ses Méditations, n’en a pas moins fait
voir que le solipsisme était une position tenable en théorie.
Sa mise en cause de l’extériorité du monde atteint un degré
de radicalité que ne connaissait pas le scepticisme antique.
Cf. Fr. de Buzon, « La mathesis des Principia : remarques
sur II 64 », dans J.-R. Armogathe et G. Belgioioso (dir.),
Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), Naples.
Vivarium, 1996, p. 303-320 ; repris dans Fr. de Buzon, La
Science cartésienne et son objet. Mathesis et phénomène,
Paris, Champion, 2013, p. 127-146.
71 Cf. R. Descartes, Les Passions de l'âme (1649), Paris, Tel
(n° 131), Gallimard, 1988.
72 Cf. É. Mehl, Descartes et la visibilité du monde. Les
Principes de la philosophie, Paris, PUF-CNED, 2009, p.
132.
57
70
Burnyeat rappelle que ce dernier ne se défiait ni de
l’existence de l’objet, ni de la véracité de la sensation ;
seulement de la transparence de la relation qui accordait les
deux73. Le doute hyperbolique invite au solipsisme. Sauf à «
sauver les phénomènes » grâce à l’intervention
providentielle de Dieu, ainsi qu’y pourvoira Descartes en sa
sixième méditation, point névralgique de son système
philosophique, au-delà du cogito.
Descartes… et nombre de ses successeurs. Si bien que
ce Dieu des philosophes allait bientôt devenir
l’incontournable deus ex macchina de la métaphysique
revisitée selon Malebranche (occasionnalisme), Leibniz
(harmonie préétablie) ou Berkeley (immatérialisme). Mais
il s’en faut de beaucoup que les preuves démonstratives de
l’existence de Dieu, ou que même Dieu comme
transcendance et dogme à même de garantir la fiabilité de
la perception externe soit reconnu par tous les philosophes.
Si bien que la récusation d’une démonstration a priori de
Dieu peut conduire la postérité à adopter une forme
d’idéalisme qui ne permette plus de postuler rien
d’extérieur à soi : et c’est le monde de Fichte qui vient à la
lumière, univers résultant du moi posé et du non-moi
posant (Dieu n’est réintroduit qu’à titre de postulat subjectif
identifié à l’ordre moral). On voit en cela que Descartes, s’il
déjoue habilement le brisant du solipsisme et du
73
Cf. M. Burnyeat, « Idealism and Greek Philosophy : What
Descartes Saw and Berkeley Missed », dans The
Philosophical Review, 91/1, 1982, p. 3-40.
58
phénoménisme, ouvre un chemin risqué pour la postérité.
Le ver est dans le fruit.
b.
L’activité de la raison (Hobbes)
Descartes promeut dans le Discours de la méthode un
ensemble de règles authentifiant la rectitude, par suite la
puissance rectificatrice de la raison bien employée, seule en
mesure de nous préserver contre l’erreur 74. Un tel recours à
la recta ratio n’est nécessaire qu’autant que le phénomène a
été dissocié de son corrélat externe à la conscience. C’est
cette dissociation que revisite Hobbes dans une perspective
non plus idéaliste et innéiste mais empiriste, à la faveur
d’une théorie de la sensation75. Hobbes ne nie pas – non
plus que ne le faisait Descartes – la substantialité d’une
matière extérieure, indépendante de nos représentations.
Le monde n’est pas soluble dans le phénomène mental. Le
mécanisme universel thématisé par Hobbes admet que tout
être est corporel et tout ce qui arrive s’explique par le
mouvement. Dans le cas de la vision est supposé un objet
R. Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire
sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), dans
Œuvres, éd. Adam & Tannery, Paris, Vrin, 1996.
75 Cf. T. Hobbes, Éléments de droit naturel et politique ,
74
trad. D. Tivet, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2010, ch. 1, § 2 et 2, § 4 ; idem, Léviathan,
Paris, Folio, Folio essais, 2000, I, 1 et idem, De Corpore,
Paris, Librairie Philosophique Vrin, Textes Philo, 2000,
XXV.
59
extérieur et matériel qui, agissant sur l’œil, induit des
représentations fantasmatiques. On ne peut toutefois, à
partir de ces perceptions, déterminer son lieu, ni même
aucune de ses propriétés.
Car c’est une autre chose que d’affirmer que l’objet
dont nous avons la sensation a quoi que ce soit de commun
avec l’image que nous nous en faisons. Cela est si vrai que
nous pouvons produire des représentations en l’absence
manifeste d’objets extérieurs : moyennant la stimulation
d’un organe sensoriel (chocs ou pression sur l’œil) ou bien
par des mouvements internes au corps d’aller-retour du
cœur aux organes sensitifs, comme dans le cas du rêve. Il en
ressort que le phénomène, même embrassé dans un cadre
empiriste, peut être libéré de l’exigence de la ressemblance
avec la chose qui l’occasionne.
c.
La distinction des qualités (Locke)
Avec Descartes et Hobbes est donc entériné le divorce
de l’apparaître et de l’apparaissant. Un détour par la
physique lockéenne serait une opportunité pour nous de
préciser sur quoi repose cette inadéquation. Le
corpuscularisme de Locke s’inscrit en réaction face à la
scolastique ou à la physique d’Aristote revisitée par les
Pères de l’Église. Les choses ne sont pas investies de qualités
saillantes, sensibles ou de vertus intrinsèques (cf. Molière,
Le malade imaginaire) et ne sont pas mues selon des causes
finales, comme le prétend la théorie des lieux. Les
phénomènes sont le produit de l’interaction des qualités
60
premières indissociables des corps, inséparables de chaque
partie de la matière aussi petite soit-elle – soit la solidité,
l’étendue, le mouvement76 – et de la sensibilité. De cette
rencontre procèdent en notre esprit les idées corrélées aux
qualités secondes, dites plus communément les qualités
sensibles, qui ne sont pas absolues 77, mais bien
relationnelles78 ou interactionnelles : couleurs, odeurs et
sons. Elles restent tributaires des qualités premières en cela
qu’elles en dépendent, mais ne sont que pour et par un
esprit incarné79.
Précisément, les qualités secondes sont des puissances
de production attachées à la chose (elles y sont
virtuellement et non pas réellement présentes) ; elles
induisent des idées dans notre esprit par le truchement de
l’appareil sensitif. Pour être ainsi décrites comme «
différentes puissances que [l]es substances ont de produire
diverses idées en nous à la faveur des sens »80, elles ne sont
pas l’image de ces substances ; « car, écrit Locke, s'il n'y
avait point d'organes propres à recevoir les impressions du
feu sur la vue et sur l'attouchement, et qu'il n'y eût point
d'âme unie à ces organes pour recevoir des idées de lumière
J. Locke, Essai sur l'entendement humain (1689), trad. P.
Coste, Paris, Le Livre de Poche, Classiques de la
philosophie, 2009, II, VIII, 9.
77 J. Locke, op. cit., II, XXXI, 2.
78 J. Locke, op. cit., II, XXIII, 37.
79 J. Locke, op. cit., II, VIII, 17.
80 J. Locke, op. cit., II, XXIII, 9.
61
76
et de leur chaleur par le moyen des impressions du feu ou
du soleil, il n'y aurait non plus de lumière ou de chaleur
dans le monde, que de douleur s'il n'y avait aucune créature
capable de la sentir, quoique le soleil fut précisément le
même qu'il est à présent »81. Un troisième type de qualité
plus spécifique à la physique de Locke doit être mentionné :
les qualités tertiaires, définies comme puissances de
produire des effets sur d’autres corps (et non, comme
s’agissant des précédentes, des idées dans l’esprit)82.
La théorie des qualités permet de spécifier à quoi tient
l’hétérogénéité du phénomène présenté par les sens et de
l’objet extérieur. Cette distinction n’est pas propre au
matérialisme ou à l’empirisme, mais se retrouve aussi chez
un penseur idéaliste tel que Descartes. Elle thématise une
différence ontologique entre deux ordres de sensation qui
ne laissera pas d’être remise en cause. Son principal apport,
pour ce qui touche à notre objet, est d’avoir constaté
combien la structure de la sensibilité et l’esprit connaissant
prenaient activement part à la constitution du phénomène.
Kant saura s’en souvenir.
2.
Le sujet transcendantal
Le phénomène, jusqu’à présent, a paru s’opposer
tantôt à la substance ou à l’essence qui serait sa cause ou
son fondement, tantôt à l’expérience commune en ce qu’il
81
82
J. Locke, op. cit., II, XXXI, 2.
J. Locke, op. cit., II, VIII, 23.
62
procède d’une construction rationnelle, en devenant l’objet
de la physique. Mais est-on bien fondé à maintenir une
conception selon laquelle le voile des apparences
dissimulerait l’objet réel ou que la chose en soi serait
manifestée – donc en partie reconstituable, par abstraction,
– à travers lui ? Y a-t-il, derrière le phénomène, une
connaissance possible de la chose en soi ?
a.
La révolution critique (Kant)
Rien n’est moins sûr ; rien n’est plus sûr après que la
Critique de la raison pure a achevé de redéfinir le rôle de la
métaphysique, et de limiter les prétentions de la raison aux
objets éligibles à l’expérience possible. En vue de mettre un
terme à la « crise de métaphysique », l’ontologie critique de
Kant exhibe les conditions transcendantales de la
connaissance. Il fait de l’être raisonnable le centre de la
connaissance, de manière analogue (mais en fait inversée :
contre-révolution) à Copernic dans le domaine de
l’astronomie. Il y va en effet de la structuration du
phénomène par les formes de l’intuition sensible et des
concepts purs ou des catégories de l’entendement, qui sont
a priori. Ce n’est plus l’objet qui contraint le sujet à se
conformer à lui, c’est le sujet qui donne à son objet ses
règles83.
E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787),
trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006. Cf. en particulier
la Préface de la seconde édition, III, 12.
63
83
La sensibilité se définit chez Kant comme réceptivité
tandis que le pouvoir de penser relève de l’entendement.
Or, affection et spontanéité œuvrent toujours de pair à la
constitution de l’objet de connaissance : « Des pensées sans
contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles »
résume lapidairement l’auteur dans sa Logique
transcendantale84. Si l’expérience (première source de la
connaissance) est bien l’origine de toute connaissance
possible, elle n’en est pas le fondement, en cela que les
principes organisateurs ou les formes appliquées à cette
matière relèvent de la spontanéité de l’esprit (deuxième
source de la connaissance). Il en ressort que nous ne
pouvons connaître la réalité en soi ; seulement telle qu’elle
nous apparaît sous la forme du phénomène : « L'objet
indéterminé
d'une intuition empirique s'appelle
phénomène »85. Contre la théorie classique de la
connaissance illustrée par Leibniz et Wolff, Kant établit
que la réception-information-synthèse du phénomène ne
nous dit rien de ce dont il est le phénomène. On atteint là
l’apex de la coupure entre l’apparaissant et l’apparaître, la
manifestation et le manifesté.
Le scepticisme qui menaçait le monde des
phénomènes est paradoxalement disqualifié par cette
évacuation du phénomène de toute valeur représentative
de la chose en soi. Ou plus exactement de la chose «
E.(/I.) Kant, op. cit., Logique transcendantale : « De la
logique en général ».
85 E.(/I.) Kant, op. cit., Esthétique transcendantale, § 1.
64
84
considérée comme en soi » ou « en elle-même » (« das Ding
an sich selbst betrachtet »), expression employée dans les
deux tiers des occurrences86 ; car le noumène87 dont il s’agit
ne peut même être appelé une « chose », ce qui le rendrait
éligible à nos catégories. Il ne peut pas être conçu, imaginé,
prouvé ; seulement pensé comme exigence de la raison
(noumène provient précisément du mot grec noumenon
qui désigne un contenu de pensé). C’est un concept négatif,
limitatif, problématique au sens kantien du terme, on
ignore même s’il est, combien il est, etc. ; on ne peut
l’envisager que de manière apophatique. Le noumène ni la
mort ne se peuvent regarder en face. Il ne peut y avoir de
« nouménologie » cataphatique ou positive qui ferait
pendant à la phénoménologie. L’intuition empirique qui est
la seule que nous ayons n’accède qu’aux phénomènes88 dont
l’exégèse critique ne peut nous faire connaître que la forme
qui les détermine, et qui est celle de notre esprit 89. Le
phénomène ne renvoie plus aux choses en soi
86
Sur cette substitution malencontreuse et ses
répercussions, cf. F.-X Chenet, L’Assise de l’ontologie
critique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 313
sq.
87 E.(/I.) Kant, op. cit., Analytique des principes, chap. III :
Du principe de la distinction de tous les objets en général
en phénomènes et noumènes ».
88 E.(/I.) Kant, op. cit., Esthétique transcendantale, § 8.
89 Cf. E.(/I.) Kant, Prolégomènes à toute métaphysique
future,
Paris, Vrin,
Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2000, I, remarque 3.
65
indépendantes de l’apparaître ; il n’en est pas moins
traversé au profit des a priori transcendantaux qui nous
révèlent la structure de la subjectivité.
b.
Les apories du criticisme (Jacobi)
L’idéalisme transcendantal a beau tenter de mettre un
point définitif aux controverses métaphysiques, beaucoup
s’en faut que Kant soit parvenu à le soustraire à la
contradiction. Amené à qualifier le rapport liant la chose en
soi au phénomène, il semble à maintes reprises manquer à
sa résolution de réserver les tables du jugement et les
formes de la sensibilité aux objets de l’expérience possible.
On ne peut saisir conceptuellement ce qui est par définition
exclu du champ de la connaissance : l’en soi ; a fortiori, le
rapport de l'en-soi à l'apparence (pour soi). En aucun cas,
précise l’auteur, la chose en soi ne peut être considérée sous
les rapports de la quantité, de la qualité, de la relation et de
la modalité. Aucun des éléments de la table des catégories
ne peut être admis dans un discours portant sur le
noumène. Il n’y a de place au sein du criticisme kantien
que pour une ontologie apophatique. Le noumène, comme
son rapport au champ du phénomène, échappe aux
déterminations catégorielles de la réalité, de la négation ou
de la limitation, de l’unité ou de la multiplicité, du possible
ou de l’impossible, du contingent ou du nécessaire, de
l’existant ou du non-existant. Sont pourtant employés les
termes relationnels de « fondement » (Grund) et d'«
affection » (Affektion) pour qualifier la chose en soi comme
son rapport aux apparences. Mais c’est plus
66
particulièrement à un usage privilégié chez Kant de la
catégorie de causalité que s’en prennent Jacobi et Schulze.
Schopenhauer, Maimon et Fichte en tirent les
conséquences.
– Pour être inexplicables sans les noumènes, note
Jacobi90, nos représentations ne peuvent leur être articulées
selon un rapport de détermination qui ne convient qu’au
phénomène. La chose en soi demeure sans prise pour notre
connaissance.
– Un usage régressif de la causalité qui remonterait de
l’effet à la cause ne peut ainsi, comme le signale Gottlob
Schulze, dans son Aenesidemus, justifier (même
indirectement) l’hypothèse de la chose en soi 91. Le principe
de raison (Leibniz) est ici sans valeur.
– Schopenhauer, élève de Schulze, croit pouvoir
contourner cette objection à la faveur d’une
réinterprétation de la chose en soi à titre de Volonté et de
la causalité en termes d’expression : la volonté s’exprime au
sein des phénomènes de même que la substance chez
Spinoza est exprimée selon ses attributs 92.
90
F.H. Jacobi, « Appendice sur l’idéalisme transcendantal »,
dans David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme,
trad. de L. Guillermit, Paris, Vrin, 2000, p. 239-248.
91
G. Schulze, Aenesidemus, dans Zeitschrift für
philosophische Forschung, 33/3, 1792.
92
A. Schopenhauer, « Critique de la philosophie
kantienne » dans Le Monde comme volonté et comme
représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung)
67
– Salomon Maimon, en qui Fichte honorera un
précurseur, entend que le kantisme bien compris constate
naturellement l’identité du phénomène et de la chose en
soi par réduction phénoméniste93. Cela en dépit des efforts
accomplis par Kant pour se dédire de l’option
phénoméniste à laquelle sa première Préface pouvait prêter
le flanc (c’est la raison de la seconde Préface). Il reconnaît
toutefois le caractère inachevé ou insatisfaisant de son
explication du lien entre noumène et phénomène.
D’où il ressort que les « choses [considérées comme]
en soi » ne sont pas éligibles à la notion de « chose » ( Ding) ;
ou pas au sens commun du terme, la chose étant d’ordre
phénoménal. Et Karl Jaspers de relever que le syntagme de
« chose en soi » (Ding an sich) constitue en lui-même un
oxymore : « Comme "chose" on ne peut penser qu'une
apparence ; "en soi" indique qu'il ne s'agit pas d'une
apparence. [...] [Cette pensée] suggère deux mondes, l'un au
premier plan, l'autre caché derrière – un dédoublement du
monde. Il peut sembler alors qu'ils existent tous deux, l'un
se rapportant à l'autre. Dès lors le deuxième monde, celui
qui est derrière, devient un royaume de fantasmes dont
tous les contenus proviennent de ce monde-ci, qui est le
nôtre. Mais il n'y a pour Kant qu'un seul monde. Ce que,
grâce au mouvement transcendant, la pensée réussit à
(1818/1819), vol. 2 (1844), trad. A. Burdeau, revue par R.
Roos, Paris, PUF, 1966.
93 S. Maimon, Essai sur la philosophie transcendantale trad.
J.-B. Scherrer, Paris, Vrin, 1989.
68
toucher, n'est pas un autre monde, n'est pas monde du tout.
Et, pour autant que cela existe, cela aura en ce monde une
présence de non-monde. Une théorie d'un double monde
n'est pas kantienne ; c'est seulement une manière de dire,
inévitablement contradictoire »94. L’idée de « chose en soi »
n’est pas tenable. Que la chose en soi soit bien une chose,
elle ne pourrait exister en soi ; que la chose en soi existe en
soi, elle ne pourrait être appelée une chose. L’antinomie
n’est pas soluble, elle fait échec à la dichotomie kantienne :
« on ne peut décrire l'en-soi, en conclut Fichte, que comme
ce qui anéantit sa pensée »95.
L’idéalisme
transcendantal
appréhendait
le
phénomène dans la synthèse entre, d’une part, la réception
passive du donné intuitif modélisé dans le temps et l’espace
et, d’autre part, l’imposition des catégories pures et
empiriques qui transforment ce donné en objet de
connaissance unifiée par l’aperception transcendantale. Le
phénomène ne prenait sens que par rapport sujet, mais
également à une non-chose que la raison doit postuler pour
ne pas tomber dans les errements phénoménistes. La
critique du kantisme par ses successeurs accuse l’inanité de
ce second pôle du phénomène. De cette critique émergera
une pensée originale qui, certes, pourra prendre la
K. Jaspers, Les grands philosophes, ceux qui fondent la
philosophie et ne cessent de l'engendrer : Kant, Paris, Plon,
94
Agora, Paris, 1989.
95 J.G. Fichte, La théorie de la science. Exposé de 1804, trad.
D. Julia, Paris, Aubier, 1967, conférence XII.
69
direction du phénoménisme, mais pourra également s’en
affranchir pour donner corps à la phénoménologie.
c.
L’intuition polymorphe (Uexküll)
Une chose sur laquelle Kant se veut explicite est que
la complexion humaine est telle qu’il n’a pas d’intuition
intellectuelle (Fichte reviendra sur cette affirmation). Dieu
seul pourrait en être doué, et accéder aux noumènes purs,
c’est-à-dire exclusif des conditions de l’expérience sensible.
Cela n’exclut pas que d’autres modes de l’expérience
sensible puissent être envisagés. C’est-à-dire des manières
alternatives de constituer le phénomène, donc de
phénoménaliser ; donc une pluralité de phénomènes d’un
même divers sensibles. À tout le moins ne saurait-on
l’exclure, quand bien même nous ne pourrions savoir de
quoi il retourne : « D'autres formes de l'intuition pure (que
l'espace et le temps) et aussi d'autres formes de
l'entendement (que les formes discursives de la pensée ou
de la connaissance par concepts) seraient-elles possibles,
que nous ne pourrions d'aucune manière les concevoir ni
les rendre concevables »96. C’est assez pour l’auteur que de
les savoir possibles. Leur existence, « problématique », ne
peut qu’être « postulée ».
Explorer ces alternatives à la phénoménalité humaine,
tel est pourtant le défi que s’est proposé le biologiste et
E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787),
trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006.
70
96
philosophe allemand, pionnier de la « biosémiotique » et de
l’éthologie, Jakob Johann von Uexküll. Uexküll propose le
concept d' « Umwelt » pour qualifier l’univers propre de
chaque espèce vivante, en tant que ces dernières
l’investissent d’un sens et lui imposent leurs
déterminations97. Le « sujet animal » est moins en cela un
animal-machine qu’un animal-mécanicien. C’est en
attribuant des caractères, marqueurs ou balises perceptives
à son milieu qu’il s’y adapte, aménageant, selon la « règle
générale », « un milieu vécu optimal (ce que le sujet peut)
dans un environnement pessimal (l’infinité indiscernable
de la nature). L’exemple de la tique, repris par Gilles
Deleuze98, a force d’illustration : « De tous les effets dégagés
par le corps du mammifère, il n’y en a que trois, et dans un
certain ordre, qui deviennent des excitations. Dans le
monde gigantesque qui entoure la tique trois stimulants
brillent comme des signaux lumineux dans les ténèbres et
lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but
sans défaillance »99. Il s’agit de la lumière qui permet à une
femelle fécondée de se diriger jusqu’à la branche d’un
arbre. Percevant l’acide butyrique qui se dégage des glandes
sudoripares d’un mammifère, la tique se laisse alors tomber.
97
J. von Uexküll, « Théorie de la composition naturelle »,
dans Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie
de la signification (1934), éd. Denoël, 1965 ; réed. sub titulo
Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010.
98 G. Deleuze, « A comme Animal », dans Mille Plateaux,
Paris, Editions de Minuit, Critique, 1980, p. 67-68 et p. 314.
99 J. von Uexküll, op. cit.
71
Elle ressent la chaleur de sa peau dénudée, y ensevelit sa
tête, se gorge de sang avant de pondre et de se laisser
mourir. Le monde propre d'un organisme est donc la
somme des expériences qui lui sont accessibles par le
truchement de ses parties fonctionnelles, sa sensorialité. Le
monde de la tique n’est pas le nôtre et, quoiqu’il nous
paraisse restreint, il est un monde à part entière.
Si l’on fait sienne la thèse de modes alternatifs de
l’intuition sensible et d’autres formes du jugement, doit-on,
comme le suggérait Kant, renoncer à savoir à quelle
phénoménalité ils ouvrent ? Incommensurable, aux yeux
d’un philosophe de l’esprit tel que Thomas Nagel, serait
alors le monde de la chauve-souris100, qu’il tient pour un
exemple paradigmatique. Les expériences phénoménales
d’une chauve-souris nous sont inaccessibles et
irreprésentable pour cela que notre constitution diffère
radicalement de celui d'une chauve-souris. Il faudrait être
soi-même une chauve-souris pour ressentir en chauvessouris. C’est que les qualia (les propriétés sensationnelles,
les phénomènes de l’expérience) échappent à l’analyse,
privant de pertinence toute investigation de la conscience
en direction d’autres manières de phénoménaliser. Plus
largement selon Nagel, l’expérience en « première personne
» se caractérise par l’immersion au sein d’un univers mental
100
Th. Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris
? » (« What is it like to be a bat ? »), dans The Philosophical
Review, no 83, 4, 1974.
72
particulier que manque nécessairement le point de vue
objectif des sciences.
3.
Le sujet immatérialiste
« On ne cherche pas derrière les phénomènes : ils
sont eux-mêmes la doctrine », affirmait Goethe dans ses
Maximes et réflexions. Jusqu’à quel point pouvons-nous
suivre le poète allemand dans cette rupture d’avec
l’essence, ce reniement de l’« adelon » de la pensée grecque
? Aussi loin que nous y autorise l’idéalisme le plus radical.
Cette réduction de l’être à l’apparaître – à l’appar-être – et à
l’esprit pour qui il y a apparition, Berkeley fut le premier à
la mener à bien. Il fut en cela suivi par Mill, par Fichte et
de manière tout aussi singulière, par des auteurs tels que
Nozick. Le phénoménisme n’a d’ailleurs rien perdu de son
intérêt auprès des philosophes intéressés à la simulation
informatique101. Comprendre comment une pareille théorie
de l’esprit en est venue à exister implique d’en revenir aux
acquis de la philosophie moderne. Ce qui s’était fait jour
chez trois auteurs d’obédiences aussi différentes que
Descartes, Hobbes et Locke, était le caractère actif de la
raison qui lie entre elles et juge nos représentations. La
cause ou l’occasion du phénomène n’est pas donnée à
contempler. L’être et le phénomène sont séparés par un
écart propice à l’attitude sceptique.
Cf. R. Sussan, Demain, les mondes virtuels, Paris,
Pearson, La fabrique des possibles, 2009.
73
101
a.
L'idéalisme empirique (Berkeley)
La résorption de cet écart est l’enjeu décisif de la
philosophie de Berkeley. C’est à cette fin qu’est postulé le
Nouveau Principe selon lequel « être, c’est être perçu ou
percevoir » (« esse est percipi aut percipere ») : n’existent
réellement que des idées et les esprits qui les perçoivent.
Les phénomènes sont l’intégralité de la réalité sensible ; eux
seuls sont susceptibles de nous affecter. Quant aux esprits –
autrui et Dieu – ils nous sont suggérés par les effets
sensibles de leurs actions. Par le langage humain et par
celui de l’auteur de la nature, lequel s’exprime par les idées
sensibles102 ; si bien que tout fait signe en direction de Dieu.
Le scepticisme et la libre pensée sont ainsi récusés : le
scepticisme en cela qu’il s’appuyait sur une dissociation non
pertinente de l’apparaître et de l’apparaissant pour douter
de l’adequatio rei et intellectus ; et l’athéisme (partant, le
solipsisme) en tant qu’il ignorait l’omniprésence de Dieu,
lequel s’adresse sans cesse à nous. Les deux grands
adversaires du penseur immatérialiste sont ainsi désarmés.
Le monde comme vérité n’est pas distinct du monde
comme représentation. Cette réduction phénoméniste a
pour effet de faire un sort à la typologie des qualités. « Je
réponds [à Locke] qu'une idée ne peut ressembler à rien
qu'à une idée ; une couleur, une figure ne peuvent
ressembler à rien qu'à une autre couleur ou figure. Si nous
G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine
(1710), Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998, § 30-33.
74
102
regardons un tant soit peu dans nos pensées, nous
trouverons qu'il nous est impossible de concevoir de la
ressemblance si ce n'est entre nos idées »103. Donc pas de
ressemblance entre une idée et une chose matérielle conçue
hors de l’esprit. Pas de matière hors de l’esprit ; pas de
matière, de chose en soi, d’objet physique au-delà ou en
deçà de nos idées sensibles.
L’évêque de Hanovre réduit ainsi les choses à des
idées, puis les idées aux choses. Une entreprise en germe
dans la Théorie de la vision (1709), qui soutenait la thèse de
l’hétérogénéité des champs perceptifs dans le contexte du
problème de Molyneux, ainsi que le caractère sémiotique
de nos idées visuelles (distances, etc.) élaborées d’après les
objets propres de la vue (idées visibles), mises en
correspondance avec les objets propres du toucher (idées
tangibles) de même qu’un signifiant dénote un signifié104.
Non pas arbitrairement, en ce qui concerne Berkeley, mais
en s’autorisant de l’expérience répétée des rapports de
succession et de coïncidence entre nos différentes idées.
Berkeley affirmait en effet dès le premier paragraphe de ses
Principes que les choses ne sont rien d’autre que des «
collections d’idées »105. Et l’on pouvait alors se demander si
ce sont bien les choses en tant qu’objets, ou les idées dont
G. Berkeley, op. cit., § 8.
G. Berkeley, Théorie de la vision (1709), dans Œuvres,
Paris, PUF, Epiméthée, 2009.
105 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine
(1710), Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998, § 1.
75
103
104
elles sont faites, qui apparaissent. Comment la chose estelle construite ? De quoi la manifestation est-elle la
manifestation ?
Répondre à cette question implique de distinguer,
d’une part, ce qui est immédiatement « senti », les objets
propres de nos sens, et d’autre part ce qui l’est par eux de
manière médiatisée, qui nous est « suggéré » par ces idées
sensibles et que nous « percevons ». La sensibilité relève de
l’affection et de la donation, la perception d’une synthèse
opérée à l’horizon de ce que suggèrent les sensations
élémentaires actuelles.
« J'accorde que, suivant une certaine acception
des mots, on peut dire que nous percevons les choses
sensibles médiatement par les sens : quand, par suite
d'une connexion fréquemment perçue, la perception
immédiate d'idées par un sens en suggère à l'esprit
d'autres, qui appartiennent peut-être à un autre sens,
mais qui ont coutume d'être connectées avec les
premières. Par exemple, quand j'entends une voiture
rouler dans la rue, immédiatement, je ne perçois que
le son ; mais, de par mon expérience passée qu'un tel
son est en liaison avec une voiture, on dit que
j'entends une voiture. Il est toutefois évident que, en
réalité et strictement parlant, rien ne peut être
entendu que le son ; et la voiture n'est donc pas
76
proprement perçue par le sens, mais suggérée par
l'expérience. »106
Berkeley réussit-il à refermer comme il se doit la
brèche ouverte par les penseurs modernes entre la chose et
l’apparaître, l’être et son corrélat sensible ? Une question
délicate, dans la mesure où les idées de Dieu que nous
percevons en nous (non pas en Dieu, comme le voulait
Malebranche) ne sont pas perçues en nous comme elles le
sont en Dieu.
Le Philonous (« ami de l’esprit ») des Trois Dialogues
admet que Dieu soit cause ultime de toutes les choses au
point de rendre effectives, c’est-à-dire perceptibles, les
décisions de notre volonté, conformément aux lois de la
nature. Or les idées ne sont pas sans (« without » : à
l’exclusion et à l’extérieur de) les esprits qui les perçoivent :
le nôtre, celui de Dieu. Que l’esprit de Dieu perçoive
continuellement les choses est ce qui permet de résoudre le
problème de l’anéantissement d’un monde qui ne serait pas
actuellement perçu. Le monde dépend effectivement de
l’esprit en cela qu’il n’est pas sans être perçu, mais ne
s’évanouit pas pour si peu que l’on ferme les yeux, qu’on lui
tourne le dos ou que l’on disparaisse. Il en irait ainsi si la
totalité des esprits percevant (dont Dieu) devaient cesser
d’exister, de la même manière qu’une langue peut sans
G. Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous
(1713), trad. G. Bryckman et R. Dégremont, Paris, GF Flammarion, Paris, 1998, 3e dial.
77
106
difficulté survivre à la disparition d’un locuteur, mais pas à
leur disparition à tous 107. Dieu est le premier locuteur du
monde selon Berkeley. Voilà donc surmontée l’aporie de
l’intermittence introduite pas Hylas (« matière »), qui ne
concerne en dernier ressort que des esprits finis. Les choses
existent continuellement en Dieu qui les adresse à nous 108.
Cette relation qu’entretiennent les idées en Dieu,
perçues par Dieu, et les idées sensibles telles qu’elles nous
apparaissent, c’est-à-dire telles qu’elles apparaissent en
nous, Berkeley la spécifie dans sa Lettre adressée à Johnson
du 24 mars 1730109. En Dieu, elles sont des archétypes. Dieu
les perçoit sans en être affecté, sans endurer, sans ressentir,
au-delà des sens qui ne sont les attributs que d’esprits
incarnés. Il n’éprouve pas la peine, la haine ni la douleur ; il
les connaît toutefois. Les connaît sub specie aeternitatis,
107
Cf. M. Atherton, « Berkeley Without God », dans éd. R.
Muehlmann,
Berkeley's
Melaphysks.
Structural,
Interpretive and Critical Essays, Pennsylvany, University
Park, The Pennsylvania State University Press, 1995, p.
244-245.
108 Et ce faisant, s’adresse à nous. « Entendre » cet « appel »
et lui répondre de sa voix, tel est le sens « vocation »
théologique.
109 La correspondance de Georges Berkeley, incluant les
lettres à Johnson datées du 10 septembre 1729 et du 24
mars 1730 est éditée en version originale dans The works of
George Berkeley, bishop of Cloyne, éd. G. Sampson,
Londres, George Bell and sons, 1898.
78
d’une façon synoptique et objectale qui n’admet pas la
succession110. Sa connaissance est, au sens strict, une théorie
(« contemplation »). Ce qui est en Dieu comme archétype
affecte l’homme de l’extérieur (il n’y a donc pas d’idées
innées, contra Descartes), en tant qu'ectype. Non que
l’archétype soit à l'ectype ce que la cause est à l’effet. Pas
davantage n’est-il ce que l’intelligible est au sensible ou le
modèle à la copie. Il s’agit pour Berkeley de différencier
deux types de perception : l’une éternelle, en Dieu, la
connaissance divine des archétypes ; et l’autre temporelle,
externe ou adventice, la perception humaine.
« J'imagine que, si j'avais été présent à la
Création, j'aurais vu les choses amenées à l'être,
autrement dit devenir perceptibles dans l'ordre
décrit par l'historien sacré [...] Quand on dit que les
choses commencent ou finissent d'exister, ce n'est
pas par rapport à Dieu qu'on l'entend ainsi, mais au
regard de ses Créatures. Tous les objets sont
éternellement connus de Dieu, ou, ce qui revient au
même, ils ont une existence éternelle dans son esprit
; mais quand des choses auparavant imperceptibles
aux créatures deviennent, par un décret de Dieu,
perceptibles à celles-ci, alors on dit que ces choses
commencent une existence relative, au regard des
esprits créés. Donc en lisant le récit de la Création, je
comprends que les différentes parties du monde
devinrent graduellement perceptibles aux esprits
110
G. Berkeley, op. cit., troisième Dialogue.
79
finis dotés de facultés appropriées ; si bien qu'elles
furent véritablement perçues par tous les esprits de
ce genre, quels qu'ils aient pu être, qui étaient
présents. »111
Dès lors que les idées existent en Dieu, par Dieu, de
toute éternité, le décret divin de création doit être
reconsidéré comme une « révélation » à des « esprits finis
dotés des facultés appropriées » de ce qui est en latence ; la
parole créatrice est actualisation des archétypes rendus
sensibles en qualité d’ectypes situés dans le temps. Ou plus
exactement, le temps procède de la consécution de telles
idées sensibles que nous communique Dieu. C’est dire que
le temps est, pour Berkeley, une forme du sentir et non une
propriété ontologique des choses. La temporalité est ce en
quoi nous recueillons et phénoménalisons les idées-signes
communiquées par Dieu. Leur apparaître est également,
pour nous qui percevons au gré d’une succession d’idées, un
disparaître. Il est aussi accompagné d’une qualité de plaisir
ou de douleur. C’est elle qui, réfléchie et raffinée par la
philosophie, informe sur la conduite à tenir dans l’existence
et constitue le critère de la morale.
Savoir s’il est possible à Dieu de connaître ce qui n’est
pas encore, soit le moment du décret de création, n’est pas à
la portée d’un esprit incapable de se représenter l’éternité
comme autre chose qu’une prolongation indéfinie du
temps, et de comprendre un acte comme autre chose qu’un
111
G. Berkeley, op. cit., p. 218.
80
événement inscrit dans une chronologie. Dieu conçoit de
manière intellectuelle ce qui se donne à nous de manière
sensible, et même particulière (en ce qui concerne les objets
seconds des sens) dès lors que les « idées générales » sont
des idées particulières dont nous usons de manière
générale. D’où il ressort que pour un entendement non
limité, non incarné, ce que nous percevons comme des
réalités physiques – le monde sensible, la nature – existe en
Dieu comme une réalité mentale. Or une réalité mentale
n’est pas un phénomène, c’est une essence (ousia), c’est une
pensée : un noumenon.
N’est-ce pas réintroduire sous de nouveaux auspices la
distinction entre la chose intellectuelle ou « pure » et son
état manifesté ? Entre une essence divine et son
appréhension sensible ? Entre l’être d’une part, prérogative
divine, le phénomène de l’autre ? Il ne suffit peut-être pas
d’éventer l’illusion d’une substance matérielle extérieure à
l’esprit pour échapper à la dichotomie, contrairement à ce
qu’une communis lectio tend à accréditer.
b.
L’empire du simulacre (Nozick)
Berkeley, après Descartes, surmonte l’écueil du
solipsisme en assignant à nos idées sensibles le statut de
signes par lesquels s’adresse à nous l’auteur de la nature. Si
la question de la correspondance entre le phénomène et
l’être ne se pose plus avec Berkeley, on a pu voir que son
issue n’allait pas de soi chez le philosophe français. C’est
encore Dieu qui résout l’équation. On peut toutefois se
81
demander si l’argument tient bon dans un contexte
scientifique athée, réticent à utiliser ce genre de
raisonnement métaphysique.
L’hypothèse du « Malin génie » n’a pas laissé d’être
reprise et adaptée ad libitum au cinéma de science-fiction.
Citons des films tels que EXistenZ (David Cronenberg,
1999), Matrix (Andy et Larry/Lana Wachowsky, 1999)
Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001), et Inception
(Christopher Nolan, 2010). Ces œuvres ont en commun de
mettre en scène une variante transhumaniste de
l’hypothèse de Descartes, thématisée par des penseurs
américains frottés d’épistémologie comme Hilary Putnam
et Robert Nozick. L’expérience de pensée imaginée par le
premier est connue sous le nom de « cerveau dans une cuve
» (« brain in a vat »)112. Nozick la reconduit dans son
ouvrage Anarchie, État et Utopie pour démontrer
l’impossibilité d’avoir la certitude apodictique que nous ne
soyons pas un davantage qu’une collection de neurones
branchés sur une machine113.
Synthétisons. Nozick réduit le phénomène à une
stimulation. Le monde perçu n’est pas distinct de sa
représentation. Supposons que l’univers ne soit que
112
H. Putnam, « Brain in a vat » (« Le Cerveau dans une
cuve »), dans Reason, Truth, and History (Raison, Vérité et
Histoire, trad. A. Gerschenfeld), Cambridge, Philosophical
Papers, 1981.
113 R. Nozick, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988.
82
l’ensemble de ce qui a lieu pour nous, il se réduit en dernier
lieu à un complexe de sensations distribuées dans le temps
(l’espace lui-même n’est pas requis, s’il est une dimension
déduite du temps, une anticipation de la durée qui nous
sépare des choses et qui sépare les choses entre elles). De
quoi sont faites nos sensations ? Si l’on se range à une
option moniste physicaliste, d’impulsions électrochimiques.
Comment nous prouvons-nous, dans de telles conditions,
que nous ne sommes pas qu’un cerveau immergé dans du
formol, stimulé par un ordinateur ? De quels critères
disposons-nous pour décider si nous ne sommes pas en
présence de purs fantasmes induits par une machine ?
À l’objection qui arguerait de l’insuffisance de nos
technologies actuelles pour mettre en place un tel
dispositif, l’auteur objectera que notre présente incapacité
ne préjuge pas de la stricte « possibilité » d’un tel dispositif.
Rien n’interdit de penser que nous le puissions un jour. Ou,
mieux, que cela soit déjà le cas : dans la réalité externe à la
simulation. Le monde perçu produit par le truchement de
stimuli électrochimiques artificiels serait délibérément
élaboré de telle manière que nous croyons vivre au début
du XXIe siècle, à une époque où il n’est pas encore possible
de générer ce simulacre. Cette indigence technologique
serait propre à la réalité virtuelle, non pas à la réalité qui
voit se dérouler l’expérimentation. Je doute, je suis, j’existe
– mais où, comment et quand, c’est ce que ne permet pas de
découvrir un raisonnement fondé sur la simulation.
83
L’expérience de pensée développée par Nozick n’est
pas pour mettre en cause l’existence d’une réalité extérieure
à l’esprit. Ni même pour récuser le caractère matériel de
cette réalité. Elle nécessite au moins le substrat d’un
cerveau connecté et d’un ordinateur en charge de la
simulation. Par suite, d’une énergie capable d’alimenter
l’ordinateur, et le reste à l’avenant114. Rupture d’avec
Berkeley pour qui seuls coexistent les idées et les esprits. Ce
qui fait problème dans le cas qui nous occupe, c’est à
nouveau l’adéquation du monde représenté, virtuel, et de la
réalité tangible du monde depuis lequel a lieu
l’expérimentation. Nous n’avons pas de contact avec un tel
substrat. On peut encore imaginer que la simulation ait lieu
depuis un monde qui n’est lui-même que la simulation d’un
monde, et ainsi de suite à l’infini. Il n’en demeure pas
moins que dans le cas de la simulation autant que dans celui
de l’immatérialisme berkeleyen est déduite l’existence
d’une extériorité : respectivement celle du simulateur et des
stimulations, celle de l’auteur de la nature et des idées
sensibles.
c.
L’idéalisme subjectif (Fichte)
C’est déjà trop admettre. Johann Gottlieb ne
s’embarrasse pas de cette extériorité. Nul autre que ce
disciple dissident de Kant, à notre connaissance, ne s’est
enfoncé plus loin sur la voie de la réduction phénoméniste.
A. Milon, La réalité virtuelle : Avec ou sans le corps,
Paris, Éditions Autrement, Le corps plus que jamais, 2005.
84
114
Si l’on s’en tient à la manière d’idéalisme baptisé «
subjectif » ou « absolu » de sa première philosophie, c’est
désormais le « Moi auto-posant » qui est intronisé auteur et
organisateur de la réalité perçue ; « Moi absolu » qui
s’objective par la confrontation (de facture dialectique) du
Moi posant (posant le Non-Moi posé) et du Non-Moi posé
(posé par le Moi même)115. Le phénomène est une
émanation du Moi ressaisi par le Moi selon des formes et
des catégories produites par ce même Moi. Le monde est
activement projeté depuis le Moi en même temps qu’il
affecte passivement le Moi. Le Moi s’auto-affecte
inconsciemment
et
n’a
conscience
que
d’être
affecté comme le rêveur découvre en même temps qu’il
produit son rêve ; il n’aperçoit qu’une vérité partielle, de
même que l’œil ne se voit pas voir. L’altérité du phénomène
n’est en ce sens que l’ignorance de l’identité foncière, mais
pas encore « pour soi », de l’être et du non-être.
Que deviennent alors autrui et Dieu ? Quelle place
pour l’autre et le Grand Autre s’ils sont en vérité le (Moi)Même ? Kant ayant récusé les preuves ontologiques116, il
ne reste plus possible de postuler Dieu qu’en qualité de
garant de la morale (et c’est en tant que Dieu moral qu’il
J.G. Fichte, La Doctrine de la science Nova Methodo,
Paris, L'Âge d'homme, 1989.
116 E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787),
trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006.
85
115
sera par ailleurs disqualifié par Nietzsche117) et de
l’existence d’une extériorité au Moi. Voilà qui met
l’idéalisme de Fichte en butte au solipsisme. Fichte
considère que la dialectique du Moi et du Non-Moi résout à
terme cette aporie à un niveau métaphysique. Une solution
par provision est suggérée par le sentiment pratique. Seul
un acte de foi conscient et volontaire, distinct de la
croyance de l’attitude naturelle, peut nous hisser de
l’incertitude à la vérité et de l’imagination à la réalité. Tout
ne peut pas être qu’illusion – ou bien l’action morale et la
vertu, qui n’ont de sens qu’en relation avec autrui, seraient
proprement absurdes. Le sentiment pratique ou l’exigence
morale que nous éprouvons en nous nous induit à penser le
monde perçu comme existant hors de l’esprit, un monde au
sein duquel l’homme est présent à ses devoirs ; voire à un
monde meilleur au terme de cette vie118.
Mais la pratique ne peut rien inférer de certain sur le
plan scientifique, celui de la théorie. Autrui pourrait ne pas
exister comme autre chose qu’un phénomène mental.
Demeure au moins ceci d’acquis que, par contraste avec
Descartes, la question de la ressemblance entre nos
représentations et la réalité hors de l’esprit cesse d’être
pertinente. La formuler serait à nouveau mettre en regard
un phénomène et une essence ou un pour soi à un en soi
Fr. Nietzsche, L’Antéchrist (1888), Paris, Gallimard,
Folio Essais, 2006.
118 J.G. Fichte, Destination de l'homme, trad. B. de
Penhoen, Paris, Charpentier, 1836.
86
117
qui s’en affranchirait ; soit, dans les termes de Fichte,
envisager le Non-Moi posé comme posé indépendamment
du Moi posant. Moi et les phénomènes comme processus de
réappropriation du Moi se confondent de même que la
nature naturante inhère la nature naturée.
4.
Le phénomène psychique
Le
phénoménisme
franchit
ainsi
un
pas
supplémentaire dans le processus de subjectivation du
phénomène. En quoi le phénomène peut-il être une
empreinte de la subjectivité, c’est ce qu’il nous faut
maintenant considérer en marge de l’idéalisme, à l’aune
non plus de la physique, mais de la psychologie.
a.
Le phénomène onirique (Freud)
C’est une tendance ancienne que de concevoir le rêve
et la réalité sous le mode de l’opposition. Depuis
l’Antiquité, et plus encore depuis Descartes et l’irruption du
doute hyperbolique, a prévalu la question des critères
propres à faire le départ entre le monde onirique et la
réalité. Descartes, dans la sixième de ses Méditations, met
en avant la pierre de touche de la liaison de nos idées entre
elles119. C’est par la congruence des phénomènes, leur
inscription dans une série qui permet d’en extraire des
régularités et de faire des prédictions ; enfin, par l’accord
R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GFFlammarion, Paris, 1993, sixième méditation.
87
119
intersubjectif que Leibniz entend réaliser cette partition 120.
Mais le monde onirique n’est-il pas une partie (sinon le tout
: « skias onar anthropos », « l’homme est le rêve d’une
ombre », écrit Pindare dans sa huitième Pythique 121) de la
réalité ? En quoi le phénomène du rêve serait-il moins «
réel » que le phénomène vigile ? Ne pourrait-il être
également l’indicateur d’une vérité inscrite dans le sujet ?
C’est bien la conviction de Freud, dont le propos
réhabilite le rêve en tant que « voie royale vers
l’inconscient ». Ses précurseurs d’Égypte et de Grèce
antique pouvaient encore interpréter le rêve comme une
prophétie ou un présage à valeur collective 122. Freud
inaugure une nouvelle lecture centrée sur le psychisme de
sujet. Tout l’intérêt de l’interprétation des rêves frayée par
la psychanalyse consiste à dégager cette vérité individuelle
et refoulée de sa gangue onirique. Au sein d’un rêve mis en
120
G.W.L. Leibniz, « De modo distinguendi phaenomena
realia ab imaginariis », dans Leibniz, Discours de
métaphysique et autres textes (1663-1689), éd. Frémont,
Paris, Flammarion, 2001, p. 193 sq.
121 Pindare, VIIIe Pythique, dans Œuvres complètes, trad.
J.-P. Savignac, Paris, éd. La Différence, Minos, 2004, p. 242243, vers 95 à 97 : « Êtres éphémères ! L'homme est le rêve
d'une ombre. Mais quand les dieux dirigent sur lui un
rayon, un éclat brillant l'environne, et son existence est
douce. »
122 Cf. Artémidore d’Éphèse, Clef des songes, Paris, Vrin,
Textes Philo, 1999.
88
récit doit être distingué le contenu manifeste du contenu
latent. Seule l’interprétation du contenu manifeste permet
de mettre au jour le contenu latent : il est toujours, pour
Freud, l’accomplissement masqué d’un désir refoulé. Le
rêve, en tant qu’il réalise ce désir refoulé tout en s’en
défendant, retrouve l’ambivalence de ce compromis
psychique que la psychanalyse décelait dans le
symptôme123.
Le rêve de « l’injection faite à Irma » décrit dans
l’Interprétation des rêves est l’occasion pour Freud de
préciser de quelle nature est le désir manifesté : c’est, en
dernière instance, un désir infantile124. L’inconscient est le
lieu de processus primaire et le rêve un moment privilégié,
non pas de leur satisfaction brute ni de leur ajournement,
mais de leur réalisation sur le mode hallucinatoire. Parmi
les caractéristiques du rêve revisité par Freud sont
distinguées :
(1) sa tendance à incorporer des résidus diurnes. Des
événements ayant eu lieu la veille lui servent de matériaux,
mêlés à des souvenirs inconscients plus ou moins anciens ;
(2) l’opération de figurabilité. Soit la mise en image de
désirs inconscients ; (3) l’opération de déplacement qui
tantôt accentue les éléments du rêve les moins révélateurs
S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot,
Petite bibliothèque Payot, 2004.
124 S. Freud, L'Interprétation du rêve, Paris, Points, Points
Essais, 2013.
89
123
du point de vue du refoulé au détriment des plus chargés de
signification, tantôt lie un affect dérangeant à une
représentation qui désamorce sa charge émotionnelle ; (4)
sa faculté de condensation, qui lui permet de fondre
plusieurs éléments en une seule représentation. Cette
représentation est investie de plusieurs niveaux de sens et
prête à des lectures hétéronomes qui s’additionnent au lieu
de se neutraliser. Un postulat de la métapsychologie est en
effet qu’une même image puisse être interprétée sous
plusieurs angles et à plusieurs reprises en des sens
différents ; (5) l’opération de figuration, aussi dite «
élaboration secondaire », qui articule les désirs figurés dans
un schème narratif. Le rêve déploie un scénario qui
détourne l’attention de ce qui est en jeu.
Il en ressort que le rêve, tissé de phénomènes
psychiques, n’est pas que le « gardien du sommeil ». Il
manifeste la réalité de la pulsion qu’il symbolise au moyen
de l’imagination. Le désir inconscient se phénoménalise en
se travestissant125.
125
Pour un échantillon des différentes approches
psychologiques ou psychanalytiques du rêve, voir R.
Bernet, Force-Pulsion-Désir. Une autre philosophie de la
psychanalyse, Paris, Vrin, Problèmes et controverses, 2013 ;
M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF,
Epiméthée, 2011 et P. Carrique, Rêve, vérité. Essai sur la
philosophie du sommeil et de la veille, Paris, Gallimard,
NRF, 2002.
90
b.
Le phénomène délirant (Shakespeare)
Il y a loin que le rêve soit l’unique circonstance à
l’occasion de laquelle la vie psychique revêt la toge du
phénomène pour se manifester. Témoins, en psychiatrie,
les mécanismes de l’hallucination, de la psychose et de la
paranoïa. En référence au personnage de la pièce éponyme,
le syndrome d’Othello baptise ainsi la projection maniaque
de l’amant jaloux qui ne voit partout que trahison 126. Sa
jalousie prédétermine tout ce qui lui apparaît au point de
bientôt contaminer l’ensemble de ses représentations : tout
s’interprète en termes de rivalité. Projection hallucinatoire
qui bien souvent finit par se donner raison, en cela que le
jaloux, par son comportement odieux, finit par provoquer
l’adultère qu’il redoute (espère ?). Son imagination, «
maîtresse d’erreur et de fausseté » (Pascal), a finalement
raison de sa raison. Tout le conforte dans sa folie. Le
phénomène ne fait alors qu’objectiver une obsession 127 ; ou
dans le cas d’Othello, sous l’éclairage de la psychanalyse,
que métaboliser l’angoisse de la séparation. C’est en tout
état de cause l’impossibilité de sortir de la particularité
d’une interprétation pour trouver la sécurité d’un monde
stabilisé que dit l’enfer de la folie. L’enfer de la folie n’a pas
besoin des autres : l’enfer, c’est la prison du soi.
W. Shakespeare, Othello, Paris, Librio, Théatre, 2003.
Cf. G. Lagache, Les hallucinations verbales et travaux
cliniques (1932-1946), Paris, PUF, Bibliothèque de
psychanalyse, 1969.
91
126
127
L’enfer peut être nous au sens où le monde entier se
laisse contaminer par des agitations psychiques que le sujet
n’est plus à même d’identifier comme siennes. Tel est le cas
du trouble psychotique et, de manière plus éloquente, de la
schizophrénie. Celle-ci se manifeste, non pas comme on le
croit communément, par un syndrome de personnalité
multiple (troubles dissociatifs de l’identité), mais bien
essentiellement par une difficulté à établir une démarcation
entre le soi et le non-soi, à distinguer le phénomène interne
du phénomène externe. Le schizophrène – littéralement,
l’homme dont l’esprit (phrèn) est fractionné (schizein) – est
paradoxalement
celui
dont
l’esprit
cesse
de
compartimenter, suggérant par là-même qu’une telle
compartimentation n’est pas a priori (exemple du
nourrisson chez Winnicott, qui est sa mère avant l’épreuve
de la séparation). Le schizophrène fait « apparaître » ses
démons, il leur donne corps dans l’ordre de la manifestation
et se laisse dévorer par eux. On citera pour exemple le cas
de l’économiste et mathématicien américain John Forbes
Nash dont la biographie128 adaptée à l’écran (A Beautiful
Mind, réalisé par Ron Howard, 2001) a largement participé
à sensibiliser le grand public sur la question.
On peut encore citer les travaux précurseurs d’Eugène
Minkowski, figure pionnière de la psychopathologie. Cet
ancien assistant d’Eugène Bleuler propose une description
S. Nasar, Un cerveau d'exception : de la schizophrénie au
prix Nobel, la vie singulière de John Forbes Nash, Paris,
Calmann-Lévy, 2000.
92
128
proto-phénoménologique de la schizophrénie, laquelle est
définie comme une perte de contact avec la réalité 129. Il
retient de Bergson le concept d’élan vital exposé dans
L'Évolution créatrice 130, ainsi que le caractère dynamique,
vécu et intuitif de l’espace et du temps131. C’est à leur
distorsion que tiendrait l’élément pathologique de la
schizophrénie132. Cette distorsion empêche la mise en place
d’une relation viable au monde et à autrui… et à soi-même
– d’où la difficulté de circonscrire le « soi ». Le monde du
schizophrène, s’il n’est pas notre monde, peut néanmoins se
laisser approcher par l’art et la littérature. Shutter Island
E. Minkowski, La schizophrénie, Paris, Payot, Petite
Bibliothèque Payot, 2002. Pour un développement
proprement phénoménologique de la question, cf. H.
Maldiney, Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2012 et idem,
Penser l’homme et la folie, Paris, Jérôme Million, Krisis,
2007.
130 H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. A. François,
Paris, PUF, Paris, PUF, Quadrige Grands textes, éd.
critique, 2007.
131 H. Bergson, Durée et simultanéité : À propos de la
théorie d’Einstein (1922), Paris, PUF, Quadrige Grands
textes, éd. critique, 1992 ; idem, Essai sur les données
immédiates de la conscience (1889), Paris, PUF, Quadrige
Grands textes, éd. critique, 2007.
132 E. Minkowski, Le Temps vécu. Étude phénoménologique
et psychopathologique (1933), Paris, PUF, Quadrige, 2013.
93
129
tente de faire partager cette expérience dans le registre du
roman-puzzle133.
c.
Le phénomène refuge (Sartre)
La manifestation schizophrénique tout comme le
délire interprétatif qui accompagne la jalousie pathologique
ne constituent jamais que des exemplifications cliniques
d’un mécanisme de mutilation ou de déformation de la
réalité perçue qui peut prendre des formes plus prosaïques
et moins spectaculaires. Des formes quotidiennes ; ainsi
lorsque devient aveugle celui qui ne veut pas voir et sourd
celui qui ne veut entendre. Ce qui n’est pas toujours
apprendre en un sens figuré. L’extinction d’un champ
perceptif en suite d’un traumatisme est un topos classique
de la psychopathologie, inscrit sous la rubrique de l’«
hallucination négative ». De façon plus insidieuse, le
praticien qui ne veut pas voir l’être souffrant (« patient »
vient du latin patiens : « celui qui souffre ») derrière la
maladie jette sur son cas un voile d’invisibilité ; il l’annihile
comme homme pour mieux traiter l’organe ou la
pathologie134. La distance s’établit au moyen de l’abstraction
et de la connaissance qui se veut objective ; elle immunise
contre le poids de l’empathie.
D. Lehane, Shutter Island, Paris, Sélection du Reader's
digest, 2005.
134 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique (1943 ;
rev. 1966), Paris, Presses Universitaires de France, 2005.
94
133
Dans la lignée des moralistes de Port-Royal, Pascal,
dans une pensée sur l’amour-propre, accuse une même
manière d’auto-aveuglement de l’homme envers luimême135. L’homme s’aime tel qu’il n’est pas et il ne s’aime
pas tel qu’il est. Il veut faire illusion, vivre dans l’illusion.
Une illusion peut être préférable à la réalité : seule la vérité
blesse, dit l’adage populaire. Le roi Œdipe n’ignorait rien de
cette violence, qui se creva les yeux d’avoir percé le voile
des apparences, et aperçu ses crimes136). Que l’homme soit
donc victime des illusions n’empêche pas qu’il leur donne
parfois son consentement, qu’il se complaise en elles. «
Nous avons l’art, écrivait Nietzsche, pour ne pas mourir de
la vérité ». La vie inauthentique du « on » heideggerien137, la
mauvaise foi chez Sartre138 sont des exemples sans cesse
échoués de la subjectivité qui tente de se réfugier dans
l’être de l’étant qui n’est qu’une apparence sédimentée.
d.
Le phénomène affectif (Heidegger)
On ne peut conclure sur la prédétermination du
phénomène par le sujet sans évoquer le rôle de ces «
Bl. Pascal, Pensées, Paris, Folio Classique, 2004.
Sophocle, Œdipe roi, trad. A. Dain, P. Mazon, Paris, J'ai
lu, Librio Théâtre, 2013.
137 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit) (1927),
trad. Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
Philosophie, Œuvres de Martin Heidegger, 1986, I : 1, § 27.
138 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, TEL,
1976.
95
135
136
existentiaux » que sont les affections fondamentales chez
Heidegger. Au cours du § 40 de Sein und Zeit, Heidegger
définit
l’angoisse
comme
cette
disposition
(Befindlichkeit) fondamentale dont toutes les autres sont
dérivées (l’ennui, etc.)139. Le monde, de fait, ne se donne
pas sur un mode objectif, dans un rapport purement
intellectuel (ni même déjà dans un « rapport » au sens de «
face-à-face »). Le regard théorique le plus dépassionné n’est
pas lui-même exempt de tonalité. La tonalité affective
(Stimmung) est ce qui ouvre le Dasein au monde. Elle se
distingue en cela du sentiment induit par les choses
extérieures ou de l’état psychologique. Elle détermine la
manière dont l'étant peut être rencontré. Elle est ce qui
ouvre le Dasein en son être-jeté selon une réceptivité qui
est toujours et originairement pathique ; en sorte que le
commerce avec le monde ambiant ne relève jamais de la
simple perception ou de l’observation. Autrui, et les choses,
ne sont pas simplement perçus ou ressentis. Ils font
encontre selon diverses modalités allant de la répulsion à
l’attraction. Ils se dévoilent sous le rapport du
« concernement » (Betroffenheit). Cette analyse s’avère
d’un intérêt crucial pour ce qui touche à notre enquête, le
phénomène se découvrant d’emblée saisi ou infecté par une
M. Heidegger, op. cit., § 40. À lire en parallèle avec les
commentaires suivis de J. Greisch, Ontologie et
139
temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein
und Zeit, Paris, PUF, 1994 et de M. Zarader, Lire Être et
temps de Heidegger, Paris, Vrin, Bibliothèque d'histoire de
la philosophie, 2012.
96
tonalité affective inséparable du sujet. Reflet de passions
fondamentales, il se découvre le miroir de l’âme. « Psychè »
en grec, c’est le miroir et l’âme.
5.
Le phénomène culturel
Nous ne pouvons voir le monde sans aussitôt le revêtir
de sens. Aussi ne voyons-nous pas immédiatement le
monde, mais telle instanciation de concept, de qualité ou de
relation : une table, une couleur, un acte. C’est que la
culture soutient la perception en lui offrant un cadre. Le
phénomène n’est donc pas relatif qu’à l’appareil sensible
des individus, il l’est encore à la totalité de leur savoir et de
leur expérience passée.
a.
Le phénomène de langue (Quine)
La manière dont le monde nous apparaît n’est pas
indifférente à la constitution des langues qui nous servent à
le dire. Le phénomène est structuré par un schème
perceptif, filtré par le concept, taillé dans la réalité en
épousant les articulations de la langue. Si le langage peut
refléter le monde perçu, le monde perçu est lui-même en
partie le fruit d’une syntaxe et d’une sémantique qui
mettent en forme les données de l’intuition sensible, de la
même manière que les formes a priori et les concepts purs
dans l’Esthétique et dans l’Analytique transcendantale
kantiennes. La langue est également ce qui stabilise le flux
de la pensée. Tout ce qui tend à devenir phénomène fait
donc les frais d’une « démiurgie » particulière, renvoyant à
97
des contingences de nature socioculturelle. Chaque langue
peut, à ce titre, témoigner d’une modalité originale de
phénoménalisation.
Originale,
et
peut-être
incommensurable.
Quine parle en ce sens d’« inscrutabilité de la
référence » pour qualifier l’impossibilité pour un linguiste
de déterminer le sens d’un énoncé analytique émis par
d’autres locuteurs de langues étrangères en situation de
traduction radicale140. Quand bien même cette proposition
serait émise à partir de faits d’observation communs. Le
lapin (« gavagaï ») pointé par le chasseur peut être pour le
chasseur un lapin-événement, une partie de lapin ou un
concept de gibier. Nietzsche, de la même manière, relève ce
fait que la langue Hopi ne distingue pas l’ « éclair » du «
luire » – et en tire argument pour réfuter la permanence
d’un sujet séparé de son action. Pour en revenir à Quine,
nous ne pouvons qu’imposer – et donc interpréter – la
langue de l’indigène au sein du schème de langue qui est le
nôtre, de notre patron d’objectivation local, articulant
substance et prédicat. L’indétermination de la traduction
est telle que la clause de cohérence peut être respectée pour
différents manuels de traduction. Que l’ontologie soit
relative, et le phénomène ne le sera pas moins.
W.V.O. Quine, « Parler d’objets », dans Relativité de
l'ontologie et autres essais (1977), trad. S. Laugier, Paris,
140
Aubier, coll. Philosophie, 2008.
98
La détermination du phénomène par le langage (qui
sélectionne et interprète le flux des impressions sensibles)
renoue avec une intuition déjà présente dans la Genèse,
celle de la parole comme puissance créatrice, réinvestie
dans l’Évangile de Jean141. Le Fiat lux préside à la naissance
du phénomène en tant que ce qui « luit », reçoit dans un
même acte l’existence et la visibilité (contrairement à ce
qu’une lecture trop rapide pourrait laisser penser : les «
luminaires » (ou astres) ne sont ordonnés qu’au troisième
jour de la création). Certains, dans le sillage de J.G. Herder,
au risque de l’essentialiser ou de la naturaliser, iront jusqu’à
prêter aux langues de « substantialiser » l’Esprit d’un
peuple, assimilant par-là les collectifs de locuteurs à des
êtres captifs de leurs déterminations. Autant de langues,
autant de points de vue, autant de perceptions uniques et
singulières sur la réalité142.
b.
Le phénomène esthétique (Goodman)
Le fait de l’hétérogénéité des mouvements artistiques
donne à penser que le phénomène ne relève pas que de la
donation. Ce qui est offert à contempler dans l’œuvre n’est
Genèse ; Prologue de l’Évangile selon Jean, dans La
Bible, Traduction œcuménique, Paris, Les éditions du Cerf,
141
Bibli'O : Société biblique française, 2010.
142 J.G. Herder, Traité sur l'origine de la langue. Suivi de
l'analyse de Mérian et des textes critiques de Hamann , trad.
P. Pénisson, dans Revue Philosophique de Louvain, vol. 77,
n° 35, 1979, p. 430-432.
99
pas qu’une simple image de la réalité, mais déjà une
manière d’interpréter, sinon de transformer le monde.
Comme le remarque Nelson Goodman143, le réel perçu peut
devenir un objet d’art au terme d’une opération de
sublimation que l’on retrouve sous d’autres formes dans sa
transformation en objet de science. Un même flux sensitif
ne sera pas vu (phénoménalisé ou métaphorisé) de la même
façon selon que la nature parle le langage des
mathématiques ou le langage de la lumière, qu’elle s’adresse
à l’esprit ou se rapporte aux sens de telle ou telle manière.
Car il est mille manières de représenter les sens, témoins,
juges et parties des choses, qui sont autant de possibilités de
phénoménalisation144. Le canon esthétique serait alors aux
arts ce que le paradigme serait aux sciences, ce nonobstant
leur coutumière opposition. Loin que le phénomène ainsi
« produit » (au sens de scénique du terme) soit à distance du
« spectacteur » et de l’auteur (premier parmi ses
spectateurs), il se présente d’abord comme l’interprète (le
traducteur) d’une subjectivité.
Cette analyse n’a pas à être cantonné aux arts
figuratifs (et « défiguratifs »), non plus qu’à la peinture ainsi
nommée. Les arts plastiques autant que les arts du temps et
N. Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Folio
essais, 2006.
144 Comparer, par exemple, Les Pêcheurs à la ligne de
Georges Seurat (1883, impressionnisme), Adieu de August
Macke (1914, expressionnisme), et la Léda atómica de
Salvador Dalí (1949, surréalisme).
100
143
la prose littéraire confèrent au phénomène un statut
d’expression de la sensibilité. Cette expression peut être
partagée, de sorte que la perception du récepteur se
discipline (se fait disciple) en étant attentive à de nouvelles
réalités, nuances et variations saisies dans l’œuvre d’art.
Une sensibilité première éclaire notre sensibilité. Il y a là
un effet en retour faisant que lecture de la réalité perçue se
nourrit de la précédente, une causalité récursive
apparentable au cercle herméneutique chez Heidegger. De
la même manière, pour reconduire l’analogie, que la théorie
en sciences prépare l’observation145, l’art configure la
perception. Il n’y a pas loin de l’atelier au laboratoire. Le
phénomène est en partie l’ouvrage de cette configuration.
Que chaque culture, chaque langue, chaque épistémè 146,
chaque courant artistique puisse donner lieu à autant
d’expériences du monde147 plaide en faveur de l’idée que le
phénomène est tributaire à de nombreux égards de
l’individu historiquement situé à qui il apparaît.
Cf. P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa
structure (1906), Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes
145
Philosophiques, 2007.
146 Cf. P.-M. Foucault, Les mots et les choses : une
archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard,
Bibliothèque des sciences humaines,‎‎1966.
147 Voir notamment M. Pastoureau, Couleurs, images,
symboles. Études d'histoire et d'anthropologie, Paris, Le
Léopard d'Or, 1996.
101
L’injonction à « sauver les phénomènes » laisse à
penser que les phénomènes seraient en péril, ou qu’ils
seraient impuissants à se tenir par eux-mêmes. C’est peu
leur faire justice, et trop prêter aux théories grâce
auxquelles nous les rationalisons. Réfléchissant au
phénomène, il nous est apparu que le phénomène nous
réfléchit aussi. Il réfléchit autant l’activité de la raison, que
le sujet connaissant qui accompagne potentiellement
chacune de ses représentations, les formes de l’intuition
sensible et la structure de l’entendement, les désirs refoulés,
les passions de l’âme, ses emballements révélateurs, le fond
affectif de toute présence au monde, les soubassements
métaphysiques de la culture, de l’épistémè, de l’esthétique,
de la langue qui voit ce que nous percevons et pense à
travers nous, façonne notre « vision du monde ». Il n’est pas
impossible qu’en rapportant le phénomène à l’homme, nous
ne finissions ainsi par mieux connaître l’homme que le
phénomène lui-même.
C’est dire qu’encore une fois, le phénomène nous aura
échappé.
Encore une fois, de même qu’en concentrant notre
attention sur l’être hypothétique dont le phénomène serait
le phénomène, nous avons traversé le phénomène vers
autre chose que lui. Perdu de vue l’apparaître au profit de
l’un des pôles de son apparition : soit qu’il s’agisse de l’objet
de la manifestation (le locuteur, la chose qui se dirait en
lui), soit qu’il s’agisse du sujet percevant (le récepteur,
objectivant ses facultés). Le message a été absorbé,
102
l’intermédiaire contourné soigneusement ; or le message,
c’est le médium (McLuhan), le phénomène lui-même. Il
faut donc prendre le phénomène au mot. Se « convertir » :
se « tourner vers » le phénomène. Et pour ce faire, ne plus
l’interpréter comme le symbole d’une vérité occulte, mais
en revenir à sa présence originaire.
III. L’être du phénomène
Présence originaire du phénomène qui donne à voir
sa variété et sa richesse, son étrangeté, sa singularité, voire
son excès. Si bien que cette régression aux origines du
monde, pour procéder – comme nous le verrons – d’une «
réduction » phénoménologique, consiste paradoxalement
en une prolifération phénoménologique, soit un
« élargissement » considérable du champ de l’expérience.
Encore faut-il être en mesure, pour investir ce champ,
de contourner l’écueil de la « représentation » qui risque
incessamment de dégrader le phénomène au statut de
dérivation d’un fait plus radical. Lui restituer sa dignité
ontologique revient à reconnaître au phénomène une
existence irréductible au modèle de l’émanation, de la copie
ou de la projection. Autrement dit, ce n’est qu’en
surmontant l’obstacle épistémologique de la séparation
entre la cause et l’apparaître du phénomène que l’on rendra
pleinement intelligible son caractère de nouveauté, de
jaillissement, de transcendance, de vie, de première
évidence, de rencontre et d’événement.
103
1.
Le phénomène en acte
« Le monde entier est un théâtre », déclare le plus
célèbre des dramaturges anglais dans sa pièce Comme il
vous plaira (As You Like it), produite un an avant Hamlet.
La métaphore du Theatrum mundi a fait florès sous le règne
du baroque. Mais en a-t-on saisi toutes les implications ? Le
monde entier n’est pas que la scène, et il n’est pas que la
représentation ou l’interprétation ; c’est également les
stalles et les coulisses, la cour et le jardin. Il n’y a pas de
quatrième mur. Il n’y a pas de séparation entre l’acteur et le
personnage (persona : masque). Pas d’apparaître distinct de
l’être ou, transposé à la philosophie, de noumène distinct
du phénomène.
Le dépassement de la dichotomie entre noumène et
phénomène s’est effectué principalement, à compter de la
seconde moitié du XIXe siècle, en direction de la
phénoménologie. Il était préparé par des pensées du
phénomène original qui ressaisissent déjà les apparences de
manière ouverte et dynamique. Les penseurs postérieurs à
Kant ont su très tôt prendre acte des limites et des
contradictions de l’idéalisme transcendantal, grevé des
mêmes dislocations ontologiques que les précédentes
épistémologies. Diverses tentatives ont été faites pour
penser autrement le phénomène qu’hypothéqué par le
noumène, tout en lui conservant une valeur expressive.
104
a.
Phénoménologie de l’esprit (Hegel)
De toutes ces tentatives, celle de Hegel allait
connaître la plus abondante postérité. Hegel avance que
l’opposition du phénomène et du noumène relève encore
d’une logique dualiste, antagonique, c’est-à-dire inachevée,
qui méconnaît le troisième moment de la dialectique 148. Si
la loi dégagée de l’observation est bien ce qui conjure
l’erratisme apparent de la réalité (aussi longtemps que le
réel est rationnel), elle ne peut épuiser le phénomène qui
est aussi la source de son propre sens. Le phénomène n’est
pas le résultat statique d’une élaboration de la subjectivité :
il est lui-même activité, opération, accomplissement. Non
pas état, mais devenir, non pas substance, mais processus.
Le phénomène est ce à travers quoi l’esprit qui s’objective
dans le mouvement de l’histoire se reconnaît, prend acte de
sa liberté, devient en soi pour soi, tend vers l’adéquation de
l’Esprit Absolu149.
On peut trouver chez Aristote matière à éclairer cette
conception du phénomène en termes de devenir, comme
G.W.F. Hegel, La Science de la logique (Wissenschaft
der Logik) (1812), trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris,
Editions Kimé, Logique hegelienne, 2007.
149 G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l'Esprit (1807),
trad. J. Hyppolite, Paris, Editions Aubier, Bibliothèque
philosophique, 1998.
105
148
force de manifestation150. Le phénomène serait ainsi
l’actualisation d’une vérité qui serait déjà là mais pas encore
« pour soi », vérité en puissance. L’entéléchie désignerait
cet élan dynamique d’accomplissement (entelecheia : « qui
séjourne dans sa fin ») ou d’objectivation achevée. L’usage
que fait Aristote des notions d’acte (energeia) et puissance
(dunamis) enveloppe autant la politique que la physique et
que la biologie. C’est avec cette dernière, et plus
spécifiquement dans le domaine de l’embryologie, que nous
débusquons le syntagme évocateur de « phénotype »
(« empreinte brillante »), état manifesté du génotype
(« empreinte inchoative »), ordre caché qui vient à la
lumière. Le phénomène, littéralement, devient l’épiphanie
de l’être.
b.
Dynamisme et interprétation (Nietzsche)
Qu’il n’y ait pas lieu de rechercher les causes des
phénomènes (idées, essences, substances, etc.) ailleurs que
dans la psychologie humaine, c’est ce que découvre un
philosophe comme Nietzsche. La quête d’une stabilité audelà des apparences relève d’une illusion de l’esprit
dégradé, incapable d’affronter le devenir incessant du
Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000,
Alpha, 9 ; idem, Aristote, Parties des Animaux, trad. P.
Pellegrin, Paris, Flammarion, GF bilingue, 2011.
106
150
monde et du sujet151. Ce qu’Heidegger interprétera comme
un « oubli de l’être », Nietzsche le dénonce comme un oubli
du devenir. Un oubli mortifère en cela qu’il est aussi celui
de la vie, et une déploration de la terre au nom du ciel des
fixes. Cette foi ontologique en une réalité extra-mondaine
s’est ancrée (encrée ?) jusque dans les langues issues de
l’indo-européen, qui aboutissent à une dissociation entre
sujet et attribut, substance et accident. Cette dissociation
explique en grande partie la méprise de Descartes. Le sujet
prétendument originaire et absolu (puisque substance) du
cogito ne se distingue pas en dernier ressort du flux des
prédicats qui lui sont liés, pas plus que l’éclair ne se
distinguent du luire. L’analyse nietzschéenne de la
conscience comme succession d’états mentaux retrouve
certains accents humiens.
Quant à la généalogie des arrières-mondes
fantasmatiques de la métaphysique occidentale, Nietzsche
en retrace les origines dans la pensée éléatique. Le
promeneur de Sils Maria impute à Parménide d’avoir été
père de l’ « être » ; soit du concept inaugural qui incuba
(avec le nombre pythagoricien) l’idée intelligible
platonicienne, laquelle aurait ensuite contaminé le
christianisme spéculatif à la manière d’une lèpre. Il
diagnostique chez Kant l’acmé de cette métaphysique
idéaliste. Pas plus que celle de matière et l’esprit, la
distinction du phénomène et de la chose en soi – cet être
Fr. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris,
Gallimard, Folio essais, 1989.
107
151
hypothétique – n’a d’intérêt pour un penseur du devenir :
« Ce n'est pas le monde en soi, c'est le monde en tant que
représentation, donc en tant qu'erreur, qui a de l'intérêt
pour nous. Connaître la chose en soi nous importe aussi peu
qu'il importe peu à des passagers qui se noient de connaître
la composition chimique de l'eau de mer ». Il faut
apprendre à respirer sous l’eau.
La vérité, faisait valoir Platon, la science ne peut
porter que sur un contenu stable. Et Nietzsche d’objecter
l’inexistence d’un tel contenu dès lors que tout devient.
Que la science soit rendue impossible par ce dynamisme est
infirmé par les sciences historiques naissantes ou
l’évolutionnisme
contemporain
de
l’auteur.
Le
152
transformisme de Lamarck , la sélection selon Darwin 153
démontrent que les espèces elles-mêmes ne sont pas fixes.
Mais c’est déjà, plus fondamentalement, un préjugé
métaphysique que celui qui veut que la vérité vaille mieux
que l’illusion, ou même que la vérité soit autre chose que la
plus puissante de nos illusions. Être trompé par les
apparences est peut-être moins lourd de conséquences que
de se tromper sur elles. Parce que les « faits » ne sont pas
J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, pref. A.
Pichot, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1994.
153 Ch. Darwin, De l’origine des espèces au moyen de la
sélection naturelle, ou la Préservation des races favorisées
dans la lutte pour la vie (1859), trad. d. Berra, Genève,
Champion, édition du Bicentenaire, 2009.
108
152
indépendamment de leur interprétation. Parce que les «
faits » ne sont pas autre chose que leur interprétation.
Autant de raisons qui ne rendent que plus urgent le
dépassement de l’opposition entre le monde vrai et le
monde des apparences. Une même chose sont, à l’aune du
gai savoir, penser et devenir. Être fidèle au phénomène
n’est pas s’en rendre maître en l’assignant à être ce qu’il
n’est pas : un être ; c’est l’accueillir comme phénomène,
sans rien céder de son étrangeté.
c.
La résolution positiviste (Comte)
Renoncer à chercher une cause au phénomène pour
s’en tenir à lui est également à l’agenda de la démarche
positiviste consacrée par Auguste Comte 154. Le progrès de la
pensée comme celle de la société s’effectue, selon Comte,
moyennant l’adoption successive de différentes formes
d’esprit. La première correspond au stade théologique. Des
entités mystiques y sont élues en guise de principes
explicatifs des phénomènes de la nature. De tels principes
évoluent en concepts une fois hissés au stade métaphysique.
Sortir du stade métaphysique implique alors, de la même
manière, de renoncer à la métaphysique, de brûler ce que
l’on a adoré pour entrer de plain-pied dans l’état positif. Un
tel état, dit aussi « scientifique », se caractérise par
l’abandon de la question des causes – tant premières que
A. Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842),
Paris, Allal Sinaceur, Hermann, 1975.
109
154
finales – pour celles des relations constantes que l’on peut
observer à l’œuvre dans le monde : « La révolution
fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence
consiste essentiellement à substituer partout, à
l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la
simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations
constantes qui existent entre les phénomènes observés » 155.
La description des lois disqualifie celle des raisons.
L’énigme du « pourquoi » s’efface au profit du « comment ».
On ne peut que constater le chemin parcouru depuis le
platonisme qui réservait la seule et véritable science
(appelée dialectique) au domaine de l’intelligible. La seule
science tolérée par le positivisme ne peut inversement
porter que sur les phénomènes.
2.
La réduction phénoménologique
Sans prétendre en conclure aucun enseignement
méta-philosophique définitif sur les tendances évolutives
ou régressives de la pensée, il aura pu sembler que nous
assistions, siècle après siècle, à un renversement de rapport
de force entre l’être et sa manifestation. D’abord, avec le
binôme Platon-Aristote et la pensée chrétienne, focalisée
sur l’être de l’apparaissant, la réflexion s’est orientée
progressivement en direction de l’apparaître pour douter
A. Comte, Discours sur l'esprit positif (1844), Paris, Vrin,
1974 ; où sont thématisés les transitions entre les états
théologiques, métaphysiques (marqués par une commune
recherche des causes) et positif (description des effets).
110
155
finalement de la pertinence de la dissociation traditionnelle
entre le phénomène et la réalité en soi. C’est de cette
réflexion que se nourrit Husserl pour fonder la
phénoménologie.
a.
Le phénomène pur (Husserl)
Husserl part du constat que les analyses classiques
conduites autour du phénomène ont abouti à toujours
l’établir sur autre chose que lui. Qu’il ait été fondé par une
essence ou par une subjectivité, le plus souvent par l’un et
l’autre ensemble, le phénomène est toujours négligé comme
apparaître, son être propre est occulté, mis en retrait,
comme oublié156. C’est à chaque fois ne s’arrêter sur le
phénomène que pour le traverser. La vitre (transparente) et
le miroir (réfléchissant) peuvent nous servir de paradigmes
en vue de mieux comprendre comment le phénomène peut
renvoyer à autre chose tout en s’investissant d’une réalité
propre. La vitre et le miroir peuvent également s’opacifier.
C’est cette dimension concrète du phénomène qui se donne
« en chair et en os » que tente de retrouver Husserl, en
réaction contre le psychologisme des philosophies de la fin
du siècle, mu par l’idée que seule une « suspension de
l’attitude naturelle » est susceptible de reconduire à la
pureté du phénomène. La voie ouverte par la
phénoménologie se présente sous ces auspices comme un
E. Husserl, La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, Tel,
2004, § 9.
111
156
retour à ces « choses mêmes » (« zu den Sachen selbst »157)
cofondatrices du moi et de l’expérience du monde.
Il n’y a plus lieu de rapporter le phénomène à quelque
chose qui le précède et dont il serait une manifestation.
C’est en lui-même, en qualité de « vécu concret », d’acte de
« présentification », de « donation » (« Gegebenheit ») qu’il
doit être exploré : « Toute intuition donatrice originaire est
une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s'offre
à nous dans "l'intuition" de façon originaire (dans sa réalité
corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour
ce qu'il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites
dans lesquelles il se donne alors »158. Comment tenir et se
maintenir en deçà de ces limites ? Comment ne pas céder
sur la résolution phénoménologique ; comment contrevenir
aux tendances spontanées de la conscience naturelle,
résister aux sirènes des arrières-mondes ? En commençant
par distinguer du phénomène au sens de la psychologie, le
phénomène au sens de la phénoménologie. Le phénomène,
compris au sens de la phénoménologie, précise Laurent
Perreau dans son article sur « Le sens de l’apparaître chez
Husserl », n’est « ni l'objet phénoménal, ni une composante
E. Husserl, Recherches Logiques, t. II, Recherche 1,
Paris, PUF, 1959, § 1, p. 6.
158 Idem, Idées directrices pour une phénoménologie et une
philosophie phénoménologique pure, t. I, Paris, Gallimard,
1950, § 24, p. 78.
112
157
du vécu, mais le vécu lui-même compris comme rapport
intentionnel à l'objet »159.
Ce conscription du phénomène au sens de la
phénoménologie, distinct du phénomène posé de l’attitude
naturelle,
rend
surmontable
une
amphibologie
fondamentale de la phénoménalité : toute chose se donne
comme une totalité, c’est-à-dire « en personne » (ce que
théorise, au XXe siècle, le gestaltisme ou la psychologie de
la forme160) mais également selon une infinie série
d’esquisses. Être fidèle au phénomène, c’est ainsi s’emparer
de l’objet intentionnel comme « guide transcendantal » et
non pas s’enferrer dans le subjectivisme. Les concepts purs
de l’entendement sont dérivés de la chose-même, en aucun
cas « plaqués » sur elle. L’accès au phénomène originaire
nous fait ainsi comprendre la réalité de l’objet comme «
unité de sens » donnée par la « noèse » et à laquelle Husserl
assigne le statut de « noème ». Cette distinction
noèse/noème épouse la partition entre, d’une part, « les
composantes proprement dites des vécus intentionnels » et,
d’autre part, « leurs corrélats intentionnels » (Idées
directrices)161. Relève de la noèse « le processus originaire
159
L. Perreau, « Le sens de l’apparaître chez Husserl », dans
O. Tinland (dir.), Le phénomène, Paris, Vrin, 2014, p. 165.
160 Husserl reprend d’ailleurs l’exemple de l’arbre de
Christian von Ehrenfels, pionnier de la discipline, issu de
son article « Über Gestaltqualitäten » paru en 1890.
161 Deux exposés suivis de ce couple dialectique figurent
entre les §§ 87-99 et 128-135 des Idées directrices. Se
113
d’animation des "data hylétiques" ou des "vécus sensuels"
(sensations, phantasmes, souvenirs) qui produit un "sens
d'appréhension" qui les animent »162. Par la noèse s’opère
ainsi la donation de l’objet « réel » à la conscience. Le
noème est en retour ce qui détermine l’objet « intentionnel
» – le cogitatum –, et « ce qui établit la médiation vers
l'objet transcendant »163.
Le fait qu’Husserl conçoive le phénomène de manière
dynamique découvre la nécessité d’une analyse du temps et
de la temporalité vécue. Celle-ci trouvera son
développement dans les Leçons pour une phénoménologie
de la conscience intime du temps 164. Une autre tâche de la
phénoménologie est d’affranchir l’esprit de sa propension à
ne considérer les choses que sous le rapport de leur
ustensilité (« Zeughaftigkeit », thème cher à Heidegger).
L’art s’aborde à ce titre comme une pédagogie de la
perception. Il y va d’une purification du regard, qui nous
rend disponible au phénomène en soi, d’une innocence
retrouvée par l’effort, d’une renaissance au monde. C’est en
un sens une suspension du monde réalisé par
reporter plus particulièrement aux §88, p. 303, 89, p. 308 et
91, p. 316 de l’op. cit.
162 L. Perreau, op. cit., p. 177.
163 Ibid.
164 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps, Paris, PUF, 1996.
114
l’ « épochè »165. Ne plus réduire les choses au besoin que
nous en avons, c’est alors rendre au phénomène sa richesse
et sa variété. Sa variété, aussi longtemps que les « objets
investis d'esprit » ou « spiritualisés » et les « objets
d’entendement » ont leurs caractères propres, et ne se
donnent pas de la même manière. Une figure géométrique
ne se livre pas comme se donnerait un arbre, ni comme
autrui s’« apprésenterait » à nous sur le mode directindirect qui nous suggère sa transcendance. « Nous n'avons
proprement rien perdu, constate Husserl, mais gagné la
totalité de l'être absolu, lequel, si on l'entend correctement,
recèle en soi toutes les transcendances du monde, les
"constitue" en son sein »166.
Le phénomène revisité par la phénoménologie n’est
plus le phénomène au sens psychologique, classique du
terme, entendu comme une manifestation partielle ou
défectueuse de la réalité cachée. Il est un « se montrer » qui
ne renvoie qu’à lui-même, sans déficit de perfection ou
réserve de puissance. Il est une manifestation complète et
exclusive de l’être. La chose, le geste, l’idée, l’acte, l’œuvre
ne doivent pas être recherchés ailleurs ou au-delà d’euxmêmes. Le phénomène n’est que le phénomène ; mais il est
tout le phénomène.
E. Husserl, L'Idée de la phénoménologie, Paris, PUF,
1992.
166 E. Husserl, op. cit., § 50, p. 166.
115
165
b.
Phénoménologie du corps (Merleau-Ponty)
Que le phénomène ne doive pas être rapporté à une
réalité qui lui soit extrinsèque ne doit pas faire oublier qu’il
ne peut y avoir de donation sans une conscience. Or cette
conscience, rappelle Merleau-Ponty, est solidaire d’un
corps vivant (« Leib »). Elle lui est inhérente. Les relations
éidétiques ne sont pas des liens désincarnés 167. À la
conscience intentionnelle que découvrait Husserl répond
ainsi l’intentionnalité de la chair, à la fois phénomène et
condition fondamentale de toute phénoménalité.
L’établissement d’une phénoménologie de la perception 168
ne peut donc faire l’économie d’une analyse du corps
sentant.
Le corps est phénomène ; le corps peut-être en cela
objectivé sous le chiffre des sciences. La chair est
phénomène en tant que nous la sentons, mais c’est aussi
avec la chair que nous sentons la chair qui sent, la chair que
nous sentons, comme en témoigne l’expérience de la
caresse des mains superposées. Celle-ci met la conscience
aux prises avec le corps au génitif à la fois objectif et
subjectif de la conscience « d »’un corps. L’œil ne se voit pas
voir, écrivions-nous tantôt ; la chair, en revanche, peut se
sentir sentir. Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible,
Cf. D. Franck, Dramatique des phénomènes, Paris, PUF,
Epiméthée, 2001.
168 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, Tel, 1976.
116
167
développe ainsi les deux définitions de la sensibilité du
corps comme simultanément sensible et (se) sentant 169. Il
en ressort que le rapport au monde est toujours un rapport
de chair à chair et que la réflexivité qui est celle du toucher
n’a pas lieu hors du monde, elle descend dans les choses.
Com-prendre le phénomène, c’est donc littéralement le
prendre avec son corps, c’est se l’in-corporer. C’est
également comprendre que son opacité, sa résistance, est
une condition de visibilité et de tangibilité de la chose
saisie dans l’épaisseur d’une chair. Existe ce qui nous
résiste.
Loin que le corps soit ce qui fasse obstacle à la
visibilité, il est le phénomène par excellence qui rend
sensible tous les autres. Il est une interface avant d’être un
écran, à la frontière de l’intériorité et de l’extériorité. Le cas
de la chair, à la fois expérience et détermination ultime de
l’expérience, est en cela sans équivalent, un phénomène
premier qui porte sa lumière sur tous les phénomènes (de
même que l’idée de bien rend, chez Platon, intelligibles
toutes les autres idées). C’est par la chair que nous sommes
ouverts au monde et par la chair encore que nous
investissons le monde. La chair est immersion au monde.
Son épaisseur nous place au cœur des choses. Elle est le lieu
de l’inscription du phénomène, le phénomène s’écrit en
elle. Si bien que sa complexion, ses accidents, son nuancier
déteint sur l’expérience : un corps malade, souffrant,
M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris,
Gallimard, 1993.
117
169
intoxiqué, réaménage intégralement son univers, eu égard à
la dimension constitutive de la perception.
Une telle réhabilitation phénoménologique du corps
ouvre le champ à une ontologie exonérée de l’opposition
entre l’objet et le sujet. Le tangible est définitoirement ce
qui s’appréhende, mais il est également ce qui contrarie la
chair. Le visible est aussi bien ce qui se donne à voir que ce
qui borne le regard. Il est donc solidaire de l’invisible ; et
c’est cet invisible indissociable du visible qui dit sa
transcendance.
c.
Le phénomène originaire (Augustin)
Merleau-Ponty instruit la quête du phénomène
premier, du phénomène qui ouvre à la lumière (phos). Il est
un phénomène qui rend possibles tous les autres, faisant de
tous les autres des épiphénomènes de ce phénomène
premier. Un phénomène dont la nature détermine celle de
toute phénoménalité. Quelle pourrait être la condition sine
qua non de l’apparaître ? C’est à la chair que la
Phénoménologie de la perception semble confier le premier
rôle. Mais c’est encore trop peu faire cas de ce « rapport au
monde social » que le même texte dit archaïque et plus
profond que toute espèce de perception et de jugement.
Que la méthode (le cheminement) phénoménologique
innove est un point manifeste. Il n’en va pas de même pour
son aspiration à situer l’« origine du monde ». Comme si
aucun système métaphysique digne de ce nom ne pouvait
118
se développer sans isoler un fait inaugural, le fondement
non fondé de toute phénoménalité. Est-ce à partir de la
donnée absolue du « je » accompagnant sciemment ou non
chacune de ses représentations qu’advient, de la manière
décrite par Kant, le monde du phénomène, le phénomène
de monde ? Est-ce par le « je » qui se saisit, si l’on en croit
Husserl, comme pouvoir inconditionné de réflexion,
comme transcendance jetée dans l’immanence ? Est-ce
l'être-au-monde (In-der-Welt-sein), ce mode existential
fondamental et unitaire que révèle Heidegger comme
antérieur à tout « rapport », comme « immersion » attesté
par le dévalement ; ce « toujours déjà là » du monde
ambiant qui prime toute connaissance, et expose le Dasein à
l’existence à partir de possibilités ouvertes d'ores et déjà
saisies ? Ou bien serait-ce la transcendance d'autrui,
manifestée par le visage décrit par Levinas comme
l'évidence des évidences éclairant toutes les autres
(conformément à l’étymologie latine de evidens, video : «
voir »). N'est-ce pas enfin la donnée du soi en situation,
engagé dans un monde et, par sa liberté, au sein d’une
historicité, d’un faisceau de possibilités tel que l’envisagent
Sartre et l’existentialisme ?
Ou bien ne serait-ce pas Dieu, dont le nom même
réfère à la lumière ; « Dieu » dérivé de la racine indoeuropéenne dei- (« éclat », « brillance ») présente dans le
sanskrit dyen (« jour lumineux »), de laquelle procède
encore les termes Zeus, dies, « diurne », « divin », « jour »…,
le phénomène premier ? Que les mystiques rhénans se
119
disent sujets à des « visions »170, que la contemplation se
peigne en termes de « lumière »171, d’« éblouissement »172,
d’« épiphanie » – autant d’équivalents du « phénomène » en
son sens étymologique – fait expressément signe en
direction de la doctrine de l’illumination qui trouve en
Augustin l’un de ses plus éloquents prédicateurs. Avec les
Soliloques où se trouve discutée la question de
l’immortalité, l’évêque d’Hippone identifie la vérité à Dieu
(« le vrai [...] c'est ce qui est », « id est quod est »)173. De
l’idée platonicienne de Bien (souvent assimilée au démiurge
du Timée et au phyturge du Xe livre de la République), il
retient l’exclusive capacité de faire croître et de rendre
visible, de même que le soleil éclaire et nourrit de sa
lumière le lieu sensible174. Notons de surcroît que la
remontée de l’âme (épanodos, apagogie) initiée aux
mystères de la contemplation du beau, est rapportée dans
un dialogue intitulé le Phèdre 175, nom dérivé de
« phaidros », « brillant ». Augustin fait sienne cette
Cf. H. de Bingen, Scivias (Sache les voies), Paris, Cerf,
Sagesses chrétiennes, 1996.
171 Cf. Dante (Durante degli Alighieri), La divine comédie,
Paris, Flammarion, 2010.
172 Cf. Augustin d’Hippone, Confessions, Paris, Garnier
Flammarion, Philosophie, 1993.
173 Augustin d’Hippone, Soliloques, Paris, Rivages, 2010, II,
5, 8.
174 Platon, Timée ; République X, dans Œuvres complètes,
trad. L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008.
175 Platon, Phèdre, op. cit.
120
170
métaphore de l’illumination sous sa forme plotinienne qu’il
tente de concilier, dans La cité de Dieu avec l’apport de la
Révélation (Dieu est lumière)176. Le fait est que
l’illumination n’affecte plus seulement la part intelligible de
l’âme ; elle prend l’homme tout entier.
3.
La transcendance du phénomène
L’« objet transcendantal » admis par la
phénoménologie comme prescripteur de ses modes de
donation contrebalance la thèse centrale du criticisme
selon laquelle l’être du phénomène se réglerait sur les
structures a priori du sujet transcendantal. Les phénomènes
ont leurs raisons que la raison ne commande pas. Il reste à
préciser que les phénomènes ne se donnent pas tous de
manière univoque, ou pas identiquement, selon les mêmes
modalités. Merleau-Ponty attire notre attention sur le
caractère propre de l’expérience du corps, au fondement de
toutes les autres expériences. La chair – hapax
phénoménologique – n’est cependant que l’une parmi bien
d’autres manifestations de la détermination du phénomène.
Quel statut accorder au phénomène d’autrui et à son mode
de donation, tout à la fois direct et indirect (soit l’«
apprésentation ») ? Au monde, moins comme ensemble de
phénomènes qu’en qualité d’abîme, de ligne d’horizon
ouverte sur l’infini ? À l’œuvre d’art, au vertige du néant, à
la souffrance, à Dieu ? À l’impensable qui se manifeste auAugustin d’Hippone, La cité de Dieu, Paris, Seuil, Points
Sagesses, 2004, X, 2, 1.
121
176
delà de tout concept ? Y a-t-il des phénomènes qui ne
peuvent être fondés, de véritables « épiphanies » en marge
d’autres phénomènes « communs » relevant de
l’objectivation infinie de la conscience ? Des phénomènes
irréductibles à l’apparaître ? Des phénomènes dont le
mystère serait à jamais scellé, et dont la seule présence
suffit à perpétuer un étonnement sans fin ?
a.
La querelle des images (Plotin)
La transcendance du phénomène plaide pour l’idée
selon laquelle il pourrait être paradoxalement, sans
renvoyer à une essence distincte, la manifestation d’un
absolu, d’un infini ou d’un excès. Tout se passe comme s’il y
avait une région apophatique de la phénoménologie. Une aphénoménologie. Comme si le phénomène pouvait aussi
rendre visible son débordement, sa surabondance d’être,
telle l’idée d’infini dans l’entendement humain (Descartes).
Déjà Plotin en s’emparant de la question du beau se posait
la question de savoir si le phénomène était donné à voir ou
bien donné à être177. La pensée médiévale distingue les
beautés spirituelles des beautés temporelles, puis interroge
leur articulation par le truchement de l’icône qui manifeste
sans capturer l’essence de la divinité (là où l’idole
prétendait s’y assimiler). Le Concile de Trente porte à son
apogée la controverse en même temps qu’il y met un terme
; du moins, doctrinalement, pour ce qui concerne le
Plotin, Ennéades, Adamant Media Corporation, Elibron
classics, 2002.
122
177
catholicisme. Mais l’iconoclastie de l’art byzantin 178,
l’interdit de la représentation exprimée par le décalogue
(Exode 20:4-6), par la Torah (Exode, 20:3 paracha Yitro),
l’épître de Jean (1 Jean 5:21) et la fatwa célèbre du juriste
shaféite syrien al-Nawawî (féconde prohibition qui
donnera lieu, entre autres, à l’art de la calligraphie), ne
laissent pas de suggérer la déficience du phénomène au
regard de la transcendance qu’il ne ferait que caricaturer,
c’est-à-dire blasphémer.
L’image et l’invisible pensés comme adversaires
peuvent l’être aussi comme les deux faces d’une même
médaille. Image de l’invisible : c’est ainsi qu’une certaine
phénoménologie contemporaine tend à traiter du
phénomène. Qu’on se rappelle l’exemple de Plotin 179.
L’excès de ce qui se manifeste est manifeste dans la beauté.
La beauté est la manifestation par excellence, virtuellement
accessible dans toutes les productions de l’homme et de la
nature. N’est-elle pas néanmoins – pour entretenir la
métaphore du numineux – un authentique mystère
(mystère à distinguer de l’énigme comme ce qui ne trouve
pas de résolution) ? Ainsi de la beauté, ainsi de l’œuvre
d’art, d’autrui, de Dieu. Le dévoilement de tous ces
phénomènes-limites ne semble rien ôter de leur secret.
Leur apparaître suggère un autre monde que l’on
n’attendait pas, un faisceau infini de possibilités. Une
M.-Fr. Auzépy, L'iconoclasme, Paris, PUF, Que sais-je ?,
2006.
179 Plotin, op. cit.
123
178
œuvre d’art n’est-elle pas en effet ce qui se dérobe à toute
itération, ce qui dans son absolue unicité conduit à voir le
monde sous des aspects encore jamais considérés ? Une
grâce porte en elle quelque chose d’inattendu,
d’irréductible au seul concept ; elle suscite la surprise et
force l’admiration180. « Admiration », dans le langage grand
siècle (ainsi dans le français de Descartes), traduit le terme
d’« étonnement ». Or c’est de l’étonnement/émerveillement
(thaumazein), selon une tradition qui remonte à Platon 181,
consacrée par le Stagirite182, que procède tout entière la
réflexion philosophique.
b.
Le phénomène d’autrui (Levinas)
Le plus originaire peut être aussi le plus dissimulé,
parce que le plus présent. Le poisson ne sent pas l’eau sein
de laquelle il baigne. De même, la conscience naturelle
180
« La beauté est toujours bizarre », pouvait écrire
Baudelaire ; ce qui ne signifie pas que le bizarre soit
toujours beau. Voir C. Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris,
Larousse, Petits Classiques Larousse, 2011. Cf. aussi J.-L.
Chrétien, « La beauté dit-elle adieu ? », dans J.-L. Chrétien
(dir.), L’arche de la parole, Paris, Presses PUF, Epiméthée,
1999, p. 105 sq.
181 Platon, Théétète, dans Platon, Œuvres complètes, trad.
L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008.
182 Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000,
Alpha, I, 1.
124
neutralise l’extranéité du phénomène. Se rendre disponible
à ce qu’elle implique de transcendance requiert une
conversion du regard, une forme d’attention qui nous
amène à nous rendre présent à la présence du phénomène,
au-delà de son être objectif. Autrui, dans son surgissement,
porte à son plus extrême degré cette transcendance. Autrui,
note Levinas, excède toujours l’image que nous nous faisons
de lui. Le visage auquel nous nous ouvrons est investi d’une
exigence éthique183. Il est un phénomène qui dit l’abîme et
en même temps suscite la compassion, l’amour ; il porte en
lui l’énigme de l’altérité184, enjoint au dépassement de l’ego.
Au point de vaincre la mort.
c.
Le phénomène saturé (Marion)
La réflexion de Jean-Luc Marion185 consacre le «
virage théologique » de la phénoménologie française
(Dominique Janicaud) en se tournant vers Dieu comme
l’ultime manifestation du phénomène « saturé ». Une
nouvelle typologie phénoménologique établie au regard du
E. Levinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche,
Biblio Essais, 1990.
184 E. Levinas, « Énigme et phénomène » dans En
découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris,
Vrin, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 2002.
185
Cf. J.-L. Marion, Étant donné. Essai d'une
phénoménologie de la donation, Paris, PUF, Quadrige,
2013 ; J.-L. Marion, De surcroît, Paris, PUF, Quadrige,
Essais Débats, 2010.
125
183
modèle de la donation caractérise une telle catégorie de
phénomènes comme englobant les cas où un surcroît
irréductible d’intuition excède la signification, là où
Descartes, Kant et Husserl n’avaient envisagé que le cas
d’une intuition déficiente au regard de la signification, des
phénomènes « communs ». Le phénomène saturé est
entendu comme l’événement irréductible à son concept. Il
est un surgissement qui dépasse l’entendement et ne peut
être objet de communication, une expérience de
l’inintelligible. Notre incapacité à le comprendre n’est pas
cette fois le fait de la finitude et de la précarité de toute
connaissance humaine ; elle tient à un excès de ce qui se
donne. Toute parole prononcée sur un tel phénomène
mesure son impuissance à être à la hauteur de ce qui se
manifeste.
Ainsi de l’ego qui ne peut que se manquer en tant que
sujet dès lors qu’il se rapporte à lui ; ainsi d’autrui qui est
toujours plus que son propre nom, la transcendance d’une
liberté et d’un avenir ; ainsi, entre autres, du néant,
révélateur par excellence du monde comme monde et de
l’infinité de nos possibles ; ainsi de la chair, à l’estran du
sujet et de l’objet, sentant sensible, « moi-peau » de la
psychanalyse ; ainsi de la mort ; ainsi de l’œuvre d’art ; ainsi
de l'icône et du sacré ; ainsi éminemment de Dieu, qui seul
parle bien de lui-même, et peut se comprendre sans se
réduire à une définition (et donc à une idole). Prétendre
dire des phénomènes plus grands que leur concept est le
moyen le plus certain de passer à côté. Les phénomèneslimites ont pour propriété de se donner en excès. L’oubli de
126
cet excès appert alors comme un oubli de la phénoménalité.
Oubli qui peut avoir partie liée aux mécanismes
d’habituation que décrivait Leibniz dans la préface de ses
Nouveaux Essais. Il faut tenir ensemble l’étant donné et le
surcroît.
Le nihilisme et la mystique sont deux façons de réagir
à l’excédence du phénomène, soit qu’on le nie, soit qu’on le
laisse nous submerger. Une autre voie est la voix du poète
qui parle par analogie, et célèbre les choses comme au
premier matin du monde. Le chant du phénomène devient
louange lorsque, passant de la création au créateur, il se
destine à Dieu. Il est l’hommage que le fini témoigne à
l’infini. Il reste, en marge de ces orientations, une place
pour la philosophie comme exercice de mise en condition.
Beaucoup s’en faut que la réfutation des arrières-mondes
expose au chaos perpétuel et porte à l’aphasie. Même
saturé, le phénomène ne saurait être muet. Disert, il ne
prête pas qu’à la parole d’ivresse du poète inspiré. De la
même manière que la théologie apophatique purifie Dieu
de nos désirs, de nos attentes et de nos projections, JeanLuc Marion pose les linéaments d’une phénoménologie
apophatique à même de libérer le phénomène saturé des
tentatives de réduction que la conscience lui fait
spontanément subir, tout en rendant possible un discours
rationnel sur ce qui semble échapper à la rationalisation 186.
L’accès à la pureté du phénomène dépend éminemment de
J.-L. Marion, Dieu sans l'être, Paris, PUF, Quadrige,
2013.
127
186
la pureté du regard que nous portons sur lui. À la
phénoménologie serait alors dévolu le rôle de préparer
l’esprit à accueillir les phénomènes comme autant de
révélations187.
Reste à savoir si la démarcation que théorise Marion
entre les phénomènes communs et saturés peut être
maintenue. Ce dernier type de phénomène constitue-t-il
une exception à l’ordre régulier de l’apparaître, une
catégorie sui generis de la phénoménalité, ou bien peut-il
être pensé comme dévoilant de la manière la plus
spectaculaire un surcroît inhérent à toute phénoménalité ?
N’est-ce pas que tout objet se donne déjà comme en excès,
encore que cet excès soit recouvert par l’usage quotidien ou
la moindre valeur ontologique que nous lui attribuons ? Il
faut imaginer, avec Pascal188, que l’infini consiste autant
dans les immensités vertigineuses du temps et de l’espace
que dans les plus petites parcelles de l’être.
Passer des apparences à l’être comme nous y invitait
le Théétète ne peut plus tenir lieu de programme
philosophique. Le fait des phénomènes-limites porte un
coup décisif à la dissociation du phénomène et de la
substance ou de l’essence ; non plus seulement parce que ce
départage serait problématique, mais également parce qu’il
J.-L. Marion, Le visible et le révélé, Paris, Cerf,
Philosophie et Théologie, 2005.
188 B. Pascal, Pensées, Paris, Folio Classique, 2004, liasse
« Misère », frg. 17.
128
187
existe des formes de voilement qui ne s’opposent pas au
dévoilement, des phénomènes qui concilient opacité et
transparence, des transcendances qui font encontre et ne se
rencontrent que sous le chiffre du mystère.
À ce mystère du phénomène qui se dérobe à la pensée
peut néanmoins répondre une pensée qui s’interroge sur ses
limites – et se demande jusqu’où elle peut les repousser.
Son échec perpétuel à enchaîner le phénomène pourrait en
cela être conçu comme le ressort caché de la philosophie,
tant il est vrai que l’on ne se ne se heurte qu’à ce qui fait
obstacle. Preuve que les apparences n’ont pas cessé de
constituer pour elle, quoiqu’elle en ait, son premier
interlocuteur.
Conclusion
Nos investigations nous ont permis de dégager trois
différentes manières d’appréhender le phénomène. À ces
approches sont corrélées des interprétations distinctes du
rapport de l’être à l’apparaître, de la nature et de la réalité
de l’apparaître.
(1) Notre premier réflexe a été de nous attacher à
l’objectivité de la chose phénoménalisée ; par suite, à
l’extériorité, à l’étrangeté et à l’excès de ce qui se donne
derrière le « voile des apparences ». Les premières traces de
cette démarche remontent à l’Antiquité grecque
(Parménide, Platon, Pyrrhon) ; elle se poursuit au Moyen
129
Âge sous les auspices de la théologie naturelle avec les
thèmes de la révélation et de la manifestation divine.
L’intelligible et Dieu le cèdent au sacerdoce de la science
moderne qui « sauve les phénomènes », en retrouvant par
les mathématiques les lois et les objets physiques au-delà
des contingences de la nature qui ne sont que l’apparence.
Le phénomène est phénomène d’un être indépendant
auquel il s’agit d’accéder ; il est la manifestation partielle
d’une objectivité qui rend possible, intelligible, mais aussi
dépassable la représentation (archétypes, idées, essences ou
choses en soi, objets, etc.) L'accès à l’être du phénomène
relève ici d'une purification du regard.
(2) Une autre tradition insiste sur le pôle subjectif du
phénomène. La cause de l’ordre des phénomènes est
ressaisie comme le fait extériorisé d’une rationalité ( logos)
que la Renaissance cesse de poser dans le cosmos ou dans la
Bible, mais trouve dans le sujet. C’est à partir de lui, du
cogito, que se déploie la connaissance dans les Méditations
(connaissance des idées – et non des choses directement – à
l’occasion de la perception) ; c’est le sujet transcendantal
qui, d’après Kant, informe les sense-data de l’intuition
sensible, selon ses règles propres. Le phénomène est
phénomène d’une élaboration ou représentation par le sujet
acteur de sa vision, une objectivation de la subjectivité
(c’est-à-dire par et de et dans la subjectivité) pouvant aller
jusqu’à remettre en cause le bien-fondé de la croyance en
l’extériorité physique (tradition immatérialiste), qui peut
être aussi altérée par une complexion, par une culture, par
130
un langage, par une disposition, par un état d’esprit. Le
phénomène relève alors d’une construction par le regard.
(3) De la même manière que « la crainte des ennemis »
(metus hostium) peut être celle inspirée ou éprouvée par les
ennemis, nous avons donc appréhendé le « phénomène de
quelque chose » selon le génitif objectif (le phénomène de
ce qui apparaît) puis subjectif (le phénomène par qui il
apparaît). Ces deux approches focalisées, qui sur l’objet du
phénomène, qui sur la subjectivité, ont en commun de
postuler au moins un élément au-delà du phénomène :
essence ou objet substantiel d’une part, sujet ou esprit
stable de l’autre. Or, non content d’ouvrir la voie à ce que
que Nietzsche appelle des arrières-mondes, elles manquent
le phénomène en le traversant vers autre chose que lui. Le
voilà devenu un épiphénomène sans consistance, le simple
effet d’une cause qui lui est extrinsèque. Le phénomène
n’est pourtant pas que le phénomène de quelque chose
(d’une objectivité, par une subjectivité ; d’une subjectivité,
par une objectivité), il est aussi un quelque chose qui
apparaît.
D’où la nécessité de surmonter l’opposition entre être
et apparaître, processus d’objectivation et de subjectivation,
pour retrouver le phénomène selon son mode de donation
première, comme événement, présence, encontre. Le
phénomène est alors phénomène de manière intransitive,
offert dans toute son épaisseur, sa transcendance et sa
richesse (le phénomène perceptif, construit par la raison,
limite ou saturé ne se donne pas de la même façon). Ce
131
n’est qu’au terme d’une odyssée de la conscience que le plus
originaire est retrouvé. Le mode ordre du « retour aux
choses mêmes » semble à cette aune teinté d’une nostalgie
qui ne dit pas son nom, et leur redécouverte féconde un
étonnement dont on ne veut croire qu’il soit indifférent
aux origines de la philosophie. Le phénomène relève enfin
du phénomène.
Être rendu au monde par la présence du phénomène
n’est pas prendre congé du jour de la connaissance qui rend
les choses/idées « claires et distinctes ». C’est nous souvenir,
comme l’écrivait dans ses Hymnes à la nuit le poète
Novalis, que « les yeux infinis que la nuit ouvre en nous
paraissent plus célestes que ces étoiles scintillantes, et leur
regard porte plus loin, par-delà les cohortes du firmament
»189. La nuit ne se fait lumière que lorsque nous renonçons à
l’éclairage artificiel que nous projetons en elle. À nos pâles
représentations succède alors l’éblouissement des choses
qui rayonnent par elles-mêmes. Il ne s’agit plus de « sauver
les phénomènes » au seuil de la caverne mais d’accepter
d’être sauvé par eux.
Novalis (G.P.F.F von Hardenberg), Hymnes à la nuit et
Cantiques spirituels, trad. R. Voyat, Paris, Éditions de la
Différence, Orphée, 1990.
132
189
Bibliographie
Afin de ne pas surcharger la bibliographie, nous limitons
nos références aux œuvres mentionnées dans le corps de
cette introduction.
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Édités chez TheBookEdition
Le Dernier Mot (2008)
Kant et la Subjectivité (2008)
Les Texticules t. I, II, III (2009-2012)
Somme Philosophique t. I (2009-2012), II (2013-2014)
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Le Miroir aux Alouates (2013)
Platon. Un regard sur l’Égypte t. I, II, III (2014)
Les Valeurs de la Vie (2014)
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