Frédéric Mathieu Le phénomène Une synthèse philosophique Montpellier 2015. Tous droits réservés. 2 Sommaire INTRODUCTION .......................................................................... 7 a. b. c. Définition ................................................................... 8 Enjeux ....................................................................... 13 Plan ........................................................................... 17 I. L’OBJET DU PHÉNOMÈNE ....................................................... 19 1. Essences et apparences .................................................. 20 a. La voie sceptique (Pyrrhon) .................................... 20 b. La voie idéaliste (Platon) ......................................... 25 c. L’extériorisme classique (Burnyeat) ........................ 30 2. Le phénomène scientifique ........................................... 33 a. La philosophie naturelle (Aristote) ......................... 34 b. La science moderne (Duhem) .................................. 36 3. Le noumène scientifique ............................................... 39 a. La phénoménotechnique (Bachelard) ..................... 40 b. La mécanique quantique (Planck) ........................... 42 II. LE SUJET DU PHÉNOMÈNE .................................................... 49 1. a. Le sujet épistémologique ............................................... 51 La déceptivité des sens (Descartes).......................... 52 3 2. 3. 4. 5. b. L’activité de la raison (Hobbes) ............................... 59 c. La distinction des qualités (Locke) .......................... 60 Le sujet transcendantal .................................................. 62 a. La révolution critique (Kant) ................................... 63 b. Les apories du criticisme (Jacobi) ............................ 66 c. L’intuition polymorphe (Uexküll) ........................... 70 Le sujet immatérialiste .................................................. 73 a. L'idéalisme empirique (Berkeley) ........................... 74 b. L’empire du simulacre (Nozick) .............................. 81 c. L’idéalisme subjectif (Fichte) ................................... 84 Le phénomène psychique .............................................. 87 a. Le phénomène onirique (Freud) ............................. 87 b. Le phénomène délirant (Shakespeare) .................... 91 c. Le phénomène refuge (Sartre) ................................. 94 d. Le phénomène affectif (Heidegger) ......................... 95 Le phénomène culturel ................................................. 97 a. Le phénomène de langue (Quine) ........................... 97 b. Le phénomène esthétique (Goodman) .................... 99 III. L’ÊTRE DU PHÉNOMÈNE .................................................... 103 1. Le phénomène en acte ................................................. 104 a. Phénoménologie de l’esprit (Hegel) ...................... 105 b. Dynamisme et interprétation (Nietzsche) ............ 106 c. La résolution positiviste (Comte) .......................... 109 2. La réduction phénoménologique ................................ 110 a. Le phénomène pur (Husserl) ................................. 111 b. Phénoménologie du corps (Merleau-Ponty) ........ 116 c. Le phénomène originaire (Augustin) .................... 118 4 3. La transcendance du phénomène ............................... 121 a. La querelle des images (Plotin).............................. 122 b. Le phénomène d’autrui (Levinas) .......................... 124 c. Le phénomène saturé (Marion) ............................. 125 CONCLUSION .......................................................................... 129 5 6 Le phénomène Introduction Le terme « phénomène » est d’un usage paradoxal. Il s’emploie dans la vie courante pour caractériser ce qui heurte, ce qui saute aux yeux, ce qui frappe l’imagination. Le phénomène au sens vulgaire, c’est ce qui pèche par outrance ; c’est ce qui exacerbe, qui outre une qualité ; c’est ce qui est hors normes (« é-norme »). D’où son association au monstrueux (du mot latin monstrum, « présage », avertissement des dieux). Il est, par suite, ce que l’on montre : le « phénomène de foire ». Le phénomène, en un sens moins péjoratif – bien que l’excès (hybris) comme transgression de la norme soit toujours menaçant –, ce peut être également le prodigieux, le surprenant, ou l’être d’exception. Dans tous les cas, le phénomène est quelque chose de rare. Or, rien de plus commun, au prisme de la philosophie, que le phénomène conçu en son sens étymologique de « luire » (phainesthai), c’est-à-dire d’« apparaître ». Rien de plus familier que le phénomène, qui est l’étoffe du monde sensible ; soit de l’univers entier, à l’exclusion des êtres de raison connus de l’esprit seul et de l’esprit connaissant. 7 Dieu même s’est fait image puis homme. Le champ du phénomène s’étend ainsi à la totalité de ce qui vient au jour, au propre comme au figuré. Le phénomène désigne en conséquence et simultanément ce qui sort de l’ordinaire et ce qu’il y a de plus banal. Cette brève introduction à la question du phénomène sera l’occasion de nous pencher sur cette contradiction. Et de déterminer s’il y va réellement d’une contradiction. Peut-être est-ce que le plus visible est également le plus facile à ne pas voir. Comme si la projection de l’évidence avait fini par recouvrir le monde de son rideau de lumière ou à l’inverse, comme si le doute s’était épris des apparences au point de ne plus leur reconnaître qu’un simulacre de réalité. On ne saurait dire de ces deux postures laquelle est la plus saine, tant il est vrai que les apparences peuvent être moins trompeuses que l’apparence d’être trompé par elles. a. Définition S’il est une interrogation qui paraît traverser l’ensemble de l’histoire de la philosophie occidentale, il semblerait qu’elle se puisse exprimer ainsi : « Pourquoi y at-il ceci plutôt que rien ? » ; « Pourquoi y a-t-il de l’apparaître ? » Le concept de phénomène élève à leur point d’orgue ces interrogations, au point d’en être devenu l’enjeu de la fracture classique entre les conceptions qualifiées à grands traits d’« idéalistes », d’« empiristes » et de « phénoménistes ». Des « Lumières grecques » jusqu’aux 8 essarts de la phénoménologie contemporaine, le phénomène n’a cessé d’être questionné et, à travers le phénomène, la relation de l’homme au monde. L’énigme de l’apparaître en est devenue l’un des fils conducteurs de la philosophie. Il y a pourtant matière à s’étonner de cet investissement, inattendu pour une notion à laquelle la philosophie, dans son procès de rationalisation, n’a pas toujours porté une grande estime. Le phénomène est ce qui brille ; il est par là ce qui aveugle. Ce qui attire l’attention sur l’éphémère, ce qui attire l’éphémère au feu qui concourt à sa perte. Le phénomène serait ainsi à l’être ce que les apparences seraient à la vérité et le sophisme à la philosophie. On dit des apparences qu’elles sont trompeuses. On dit parfois de la philosophie qu’elle sauve des apparences ; et ce n’est rien dire encore de ceux pour qui elle doit, sous le signe des sciences, « sauver les apparences ». Les phénomènes ainsi compris mettent en danger la réflexion, ou bien ne devraient leur salut qu’à la philosophie (et à la science). Mais – premier maux de la philosophie – ne sont-ils pas aussi le premier mot de la philosophie ? Ainsi les phénomènes, par leurs contradictions, parce qu’ils sont relatifs et volontiers trompeurs, prêteraient à la pensée sa première impulsion. Voilà l’organe-obstacle dont dissertait Jankélévitch. Peut-être n’est-il pas hasardeux que la littérature grecque fasse droit à la première mention écrite du terme noèsis dans l’Odyssée, en l’attribuant au 9 chien d’Ulysse, Argos, qui reconnaît son maître dissimulé par la déesse de la metis sous le manteau de la pauvreté1. Avoir l’intelligence des choses, c’est donc percer le voile des apparences ; découvrir l’or dans l’impureté ; c’est se défier des apparences et re-connaître la vérité, laquelle reste identique, à la manière du chien qui servirait, avec Platon, de modèle au gardien de la cité juste (République IV). Les choses ne sont pas telles qu’elles se présentent au premier regard. Il se pourrait que ce soit précisément du fait de leur déficience, des illusions et des erreurs qu’ils occasionnent, que les phénomènes aient acquis ce statut de nerf de la philosophie. Les phénomènes donnent à penser parce qu’ils sont en eux-mêmes problématiques : ils ne sont pas ce qu’ils semblent être. Que donnent-ils à penser ? D’abord le fait de l’inconsistance des représentations, la relation des hommes au(x) monde(s). Précisément, cette relation est-elle directe (le phénomène est-il le monde) ou bien médiatisée (est-il son déguisement) ? Y a-t-il une réalité au-delà des phénomènes ? En serait-il une, serait-ce dénier aux phénomènes toute forme de réalité ? Ensuite, la relation des hommes aux autres hommes. Les phénomènes ne sont pas les mêmes pour tous ; ils sont divers et se corrompent. Ils sont un flux sensible de sensations précaires et relatives. Ils mettent en jeu la possibilité de rapporter le divers à l’unité et de trouver avec autrui un langage commun. Enfin, la Homère, Odyssée, trad. V. Bérard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1955, chant XVII. 10 1 relation des hommes au phénomène lui-même, tel qu’il se donne à la conscience. Le phénomène est-il un fait, une représentation, une construction, une interprétation, une donation, une révélation ? Est-il présence ou relation ? Quoi qu’il en soit des différentes réponses que la tradition ait apporté à ces questions, il semble qu’elles nécessitent toujours de penser l’articulation – parfois l’identité – de l’instance qui apparaît (« das Erscheinende »), de l’apparaître en tant qu’instance (« das Erscheinen ») et de l’instance à qui cela apparaît. Par-là est dévoilée la dimension relationnelle du phénomène, en cela qu’il se rapporte tantôt à une essence, tantôt à un sujet. Cette relation est à la fois ce qui découvre un monde et le pouvoir d’une conscience qui s’en distingue pour l’ordonner. Le phénomène est en effet le premier contact que nous nouons avec les choses ; or l’on admet par expérience et par proverbe qui ne faut pas juger sur un premier regard. Le paradoxe est néanmoins que si ces choses peuvent apparaître comme différentes de ce qu’elles sont, leur « apparaître » propre ne peut être réfuté. Que les apparences trompent ne retire rien au fait que les apparences sont, ni – autre découverte – que nous soyons aussi, puisque trompés par elles. C’est assez dire le caractère révélateur ou heuristique du phénomène ; ce n’est pas encore comprendre ce que le phénomène est en lui-même. Que le phénomène se constitue au sein d’une relation ne retire rien au fait qu’il y ait des phénomènes dont il faut rendre compte. De quoi le phénomène est-il le nom ? 11 D’une « monstration », nous apprend l’étymologie. La racine phôs de « phénomène » désigne la lumière en grec. Or, la lumière est à la fois, comme le note Aristote dans son traité De l'âme 2, ce qui se montre soi-même en se rendant visible, et ce qui illumine. Phaéton personnifie l’astre solaire, irradiant par lui-même ; la lune arbore des « phases », du grec ancien phásis. Elle illumine de sa lumière reçue et réfléchie (comme Héraclite en a le premier fait la supposition). Le verbe phaïnesthaï signifie « se montrer », par référence à ce qui rayonne. Si le paradigme de la brillance s’avère à la racine de l’ensemble de nos impressions – les phantasma – il faut toutefois relever le privilège de la vision sur le champ propre aux autres sens. Ce privilège pourrait tenir à ce que la vue est, parmi tous les autres sens, celui qui dit avec la plus grande acuité la scission du sujet et de l’objet. Ce qui est vu l’est à distance. Le phénomène fut en effet longtemps considéré comme ce qui éloigne de la vérité. Thématiser le phénomène consiste alors à prendre de la distance, à s’éloigner par abstraction de l’apparaître pour retrouver la vérité (lorsqu’elle est accessible). Pour s’éloigner du phénomène, il faut toutefois partir de lui. Pour découvrir l’instance ou l’essence dont il est le signe, mais également ce qu’il est en lui-même – « en tant que phénomène ». Le phénomène est avant tout lumière. Le phénomène a donc rapport à la « brillance », laquelle peut être tout Aristote, De l'âme, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1977, III, 1 429a3. 12 2 tantôt ou simultanément ce qui aveugle et ce qui illumine. Double nature d’obstacle et d’auxiliaire, de remède et de poison, de « pharmakon » épistémologique qui requiert d’être élucidé (si l’on nous passe le pléonasme). Montaigne, dans son Apologie de Raimond Sebond forge le terme de « discrépance » pour évoquer l’ambivalence de cet apparaître qui cèle et qui révèle3. Comme s’il y avait un « érotisme » du phénomène, au sens de ce qui suggère sans exposer, sans révéler la nudité (pornographie). L’analogie peut être prolongée dans la mesure où la réalité supposément dissimulée sous le voile des apparences est ce qui fait naître le désir philosophique. Autant de raisons qui justifient la position centrale de la problématique du phénomène dans la philosophie. b. Enjeux L’énigme du phénomène engage la réflexion en direction du quod de ce qui apparaît, de l’instance à qui cela apparaît et du mode d’être de cette apparition. Trois ordres de questionnement qui ressortissent tout à la fois aux champs de l’épistémologie (comme interrogation sur la nature de ce qui est objet de connaissance), de la métaphysique (conceptions et critères de la vérité) ainsi que de la phénoménologie (modalités de l’apparaître). M. de Montaigne, Les Essais, Paris, Pléïade, II, 12, p. 639, 673-674. 13 3 – Si l’on conçoit le phénomène sous le rapport de la « manifestation », on ne peut pas ne pas se poser la question de savoir ce qui s’exprime à travers lui. Toute manifestation est manifestation de quelque chose. De quelque chose qui se sépare en tant que tel de sa manifestation, qui donne à voir ou à penser ce qui n’est pas visible. Ainsi la première occurrence du terme « phénomène » apparaît au pluriel (« tô phaïnômena ») au sein d’un aphorisme d’Anaxagore : « les phénomènes sont la vision du non-manifeste »4. Preuve, s’il était besoin, que Platon(-Socrate) n’est pas le premier des Grecs à avoir engagé une réflexion métaphysique en direction de l’apparaître de l’inapparent, ou de la manifestation d’un ordre de réalité qui transcende l’apparence. Le phénomène serait en ce cas l’apparition déficitaire de ce qui ne peut être vu, de la même manière qu’un dieu se fait connaître aux hommes à la faveur de l’hypostase ou de l’épi-phanie : « brillance à la surface » (ainsi d’Athéna à Achille sous les portes de Troie, d’Aphrodite à Anchise, etc.). Voir l’invisible s’incarner, la transcendance dans l’immanence, le verbe (logos) se fondre dans la chair. Le phénomène « en général » est ainsi affecté d’une valeur « transitive » : il est « phénomène de ». De quoi ? D’une réalité en marge du sensible, répondent les partisans de l’idéalisme ; alors le phénomène se fait une apparence. H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Versokratikér : griechisch unddeutsch (= DK), Berlin, Weidmann, 1951, Anaxagore, DK fr. B 21 a. 14 4 D’un objet constitué, proposent les sciences modernes, induit par voie de mathématisation ; le phénomène se donne alors pour une apparition. D’un signe ; le phénomène comme expression d’une force ne renvoie plus alors à une substance, mais à un processus. Il faut enfin se demander si une telle manifestation donne un accès direct à « la chose même » (quitte à rabattre l’être sur sa phénoménalité), l’occulte inexorablement (ce qui est restreindre drastiquement le champ de l’expérience et, ce faisant, les prétentions de la connaissance) ou s’y réfère, mais en ce cas, comment ? À la manière selon laquelle un signifiant dénote son signifié ou bien comme l’énoncé d’une langue qui nécessite une interprétation ? Comment réaliser cette traduction qui s'indique dans le phénomène ? – S’il faut que le phénomène soit manifestation de quelque chose, ce quelque chose ne se manifeste qu’en tant qu’il est une subjectivité pour s’ouvrir à cette manifestation. La donation requiert le donataire autant que le donateur, tant il est vrai que le « se montrer » s’adresse à une instance qui participe – peut-être – à sa constitution, assurément à sa phénoménalité. Le phénomène engage la perception. Il présuppose un corps à affecter. Il apparaît dans la rencontre entre les paramètres, vertus, propriétés de la chose dont il est phénomène et les constitutions, infiniment variables, des sensibilités individuelles. Est ainsi mise en évidence la bipolarité (hybridité ?) du phénomène : mis en tension entre l’apparaissant, le quod d’une monstration, et son destinataire, à qui il apparaît. Toute la question est de savoir dans quelle mesure ces deux instances prennent part 15 à la genèse du phénomène. Doit-on déduire de cette tension que le phénomène ne serait qu’un compromis, un entre-deux équilibré ? Se pourrait-il que le sujet soit en un sens démiurge de la manifestation ? Que les objets se règlent sur les formes de son intuition ? Ou bien, enfin, que l’apparaître commande lui-même ses modes d’apparitions ? – Le phénomène n’a pas toujours eu bonne littérature. Qu’on s’en réfère aux dialogues de Platon. Il y est maintes fois question de la prison des apparences, de l’empire des sens, de l’illusion d’où s’origine l’erreur de raisonnement, le mal involontaire (ayant ici valeur de pléonasme). On note que le mot même d’« apparition » renvoie dans le langage courant à une dégradation de l’être authentique, soit qu’il s’agisse d’un spectre, d’un fantôme, d’un songe, d’un simulacre, d’une ombre, etc. La vérité, la science, le bien sont situés du côté des formes intelligibles ; c’est elles, écrit Platon, qu’il nous faut contempler avec l’œil de l’esprit. Il y va de la vie juste et de l’eudaïmonia. Tourner son âme en direction des formes requiert une force d’abstraction qui se conquiert dans l’exercice de la philosophie, praxis tout à la fois éthique (voire sotériologique) et épistémologique. C’est dire que le sensible et donc le phénomène en qualité de non-réalité sensible ne peut constituer que le premier terme de la dialectique ou de la réminiscence. S’il est un fait que la connaissance des formes œuvre en dernier ressort à éclairer le flux perpétuel du lieu sensible, Platon traite souvent l’apparence en des termes peu valorisants : tromperie, mensonge ou illusion. Mais le non-être du phénomène ne saurait être un pur néant (comme en atteste 16 le « parricide » de Parménide dans le Sophiste). Le phénomène n’est qu’une image – mais il est une image. Il a donc bien une consistance ontologique intime qui doit être étudiée à part. c. Plan Étant tout à la fois le dévoilement qui manifeste et l’apparence qui dissimule, le phénomène atteste que le monde quotidien n’est pas d’emblée offert dans sa pureté et dans son innocence. Les choses sont déformées par le besoin que nous en avons. Le phénomène revêt l’étoffe de nos croyances, de nos attentes, de nos états, de nos opinions, de nos désirs conscients et ignorés. L’homnisavant Hippias tombe sous le coup de cette illusion cosmique, incapable d’accéder à la beauté autrement que sous les traits de la belle vierge (parthenos). C’est là pourquoi toute la démarche du philosophe (aux antipodes de celle du sophiste) va être définie dès les dialogues platoniciens comme un effort pour arracher la vérité de l’être à son occultation, à laisser l’être se manifester, au-delà des contingences propres au domaine sensible (incluses celles de nos sens). Mais si le phénomène est bien ce que la raison doit surmonter, il est aussi ce de quoi part la dialectique (et ce à quoi l’intelligence retourne, tant il est vrai que les idées prennent corps dans la pratique). Le commencement, disait le Stagirite, est la moitié du tout. Les apparences ne sont pas rien. Comme expressions, elles visent un exprimé. C’est 17 donc que les apparences disent quelque chose de l’être ou, tout au moins, que des idées on peut s’élever à l’être. Mais de quel être est-il question ? De quoi le phénomène est-il le phénomène ? (1) Celui d’une forme intelligible, ou d’une essence, ou d’une substance, ou d’une monade, ou d’un objet physique que travestissent nos sens, celui d’une entité cachée indépendante de la sensibilité. Le phénomène ainsi compris est phénomène d’une objectivité. (2) Celui d’un « je » épistémologique actualisant ses facultés de connaissances, d’une sensibilité sculptée par l’entendement, d’une complexion sensible, d’un inconscient, d’une ouverture au monde, d’une culture ou d’un langage. Le phénomène est alors phénomène d’une subjectivité. Ainsi le phénomène se fait-il témoin de son fondement dans l’être et dans le sujet. Le phénomène est l’apparaître d’un être pour une subjectivité, mais aussi dévoilement de l’être d’une subjectivité dans l’apparaître. Le phénomène exprime la chose et le sujet, mis en tension entre ces deux polarités que sont l’objet et le sujet de l’apparition. Mais qu’en est-il de son expression propre ? Il se pourrait qu’en le faisant ainsi parler, nous parlions à la place du phénomène et, pis encore, qui parlions d’autre chose que de lui. Le phénomène, avant d’être un discours, se donne comme une présence ; et cette présence dissout l’opposition entre monde vrai et monde des apparences. 18 (3) Le phénomène n’est plus fondé en autre chose qu’en lui, il parle de lui-même. Encore faut-il que nous puissions l’entendre et, pour cela, avoir mis entre parenthèses le monde comme représentation. Le phénomène, en se livrant enfin dans sa richesse irréductible, dévoile d’un même élan sa transcendance et son mystère. Ceux-là que la philosophie risquait d’avoir perdus. Ces différentes lectures du phénomène ne sont pas sans témoigner de conceptions distinctes de ce que signifie « philosopher ». Chacune engage un fondement, une méthode, un jeu de préoccupations, une fin dernière et un objet d’étude qui lui est spécifique. Il se pourrait, en conséquence, qu’interroger le phénomène ne soit pas faire autre chose qu’interroger le sens de la philosophie. I. L’objet du phénomène Le phénomène ne saurait être quelque chose sans être tout à la fois un phénomène de quelque chose et pour quelqu’un. Telle fut du moins la conviction qui traversa le premier âge de la philosophie. Certains abandonnèrent l’espoir de nouer jamais un contact immédiat entre ce quelque chose et ce quelqu’un ; d’autres ont jugé possible de s’affranchir des apparences pour s’élever d’elles jusqu’à leur origine intelligible. Ces deux grandes traditions – 19 respectivement subjectivistes et réalistes – ont essaimé au gré des siècles pour adopter des formes disparates. 1. Essences et apparences Pyrrhon peut être regardé comme un héraut de la première catégorie. Platon comme le champion de la seconde. Tous deux maintiennent l’absoluité du mobilisme au regard du lieu des apparences. Aucun des deux toutefois ne songe à nier le fait d’une région authentique de l’être audelà du phénomène. Il en résulte que leur différence tient moins à leur pensée du phénomène qu’à la confiance qu’ils font ou non à la raison pour nous en délivrer : non pas sauver le phénomène, mais nous sauver de lui. a. La voie sceptique (Pyrrhon) Pyrrhon d’Élis instaure la tradition sceptique 5 selon laquelle nous ne sommes en relation qu’avec les phénomènes : « Alla to phainomenon pantè sthénei ouper an elthè », « Mais le phénomène l’emporte sur tout, partout où il se rencontre »6. Affirmation dont Marcel Conche Cf. J.-P. Dumont, Les Sceptiques grecs. Fragments, Paris, PUF, 1966. 6 Pyrrhon d’Élis, cité par Timon de Phlionte, extrait de Images (Indalmoi) et repris par Sextus Empiricus dans son Contre les logiciens, P. Pellegrin (dir.), trad. C. Dalimier, D.J. Delattre et B. Pérez, Paris, Seuil 2002. 20 5 propose une interprétation phénoméniste7 (au sens du dictionnaire Lalande8). À nuancer : que les phénomènes soient tout ce que nous percevons ne signifie pas que les phénomènes soient tout. Le fait est que l’existence d’une extériorité réelle aux phénomènes mentaux – nous préciserons plus loin notre pensée – ne sera pas remise en cause (puis rétablie) avant Descartes. De même chez Démocrite, le principe de l’apparence est bel et bien posé : le vide et les atomes ; mais ce n’est qu’au phénomène que nous avons affaire9. Le phénomène n’est pas ce qui existe mais ce qui apparaît. Le dernier Leibniz rejoue cette partition pour qui seules les monades – les atomes spirituels – sont véritablement10. Pour Héraclite d’Abdère11 comme M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF, Perspectives critiques, 1973. Voir également Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Paris, Seuil, Points Essais, 1997, I, 10. 8 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige Dicos Poche, 2010. 9 Cf. J. Salem, Les Atomistes de l'Antiquité : Démocrite, Epicure, Lucrèce, Paris, Flammarion, Champs Essais, 2013. 10 G.W.L. Leibniz, « De modo distinguendi phaenomena realia ab imaginariis », dans Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes (1663-1689), éd. Frémont, Paris, Flammarion, 2001, p. 193 sq ; idem, Discours de Métaphysique et Correspondance avec Arnauld, Paris, Vrin, 1993, § 14 ; idem, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1993. 21 7 pour le personnage platonicien de Théétète (selon sa première définition de la science comme sensation), Protagoras (l’homme mesure de toute chose) et les Sophistes, le phénomène est relatif et subjectif 12. Mis sous la dépendance de la complexion de chaque individu, il est un flux instable et idiosyncratique. Il parle de nos sens ; il ne dit rien de l’essence. Cela tient, selon Schopenhauer, au fait que la Volonté, essence des choses, est « originellement et en soi inconsciente ». Elle ne prend connaissance d’elle-même que par son expression dans le monde phénoménal 13. L’être comme volonté façonne le monde comme représentation. Encore est-ce accorder trop de crédit aux arrières-mondes que récuse Nietzsche14. Le philosophe de Sils-Maria Héraclite, Fragments, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 2002. 12 Platon, Théétète (45b-d 67c et 151e), dans Platon, Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008. 13 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme 11 représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) (1818/1819), vol. 2 (1844), trad. A. Burdeau, revue par R. Roos, Paris, PUF, 1966 ; idem, De la volonté dans la nature (Über den Willen in der Natur) (1836), Paris, PUF, Quadrige, 2000. 14 Fr. Nietzsche, Humain, trop humain ; Gai savoir ; Crépuscule des idoles ; Considérations inactuelles ; Généalogie de la morale ; La volonté de puissance ; 22 constate qu’il n’y a ni objet ni sujet fixe ou substantiel, ni même valeur qui soit un absolu. Le monde est devenir, les faits sont interprétations. Les tentatives menées pour fuir cette réalité accusent le préjugé métaphysique qui veut que la vérité vaille mieux que les apparences. Cette réclusion dans le royaume du phénomène témoigne d’une position que nous appellerons subjectiviste. L’inconvénient de cette position est qu’elle ne permet pas de rendre pensable un monde commun, une vérité ou une science positive qui garantisse contre les illusions et les fantasmes. Malebranche, à l’occasion de ses Entretiens sur la métaphysique, met son lecteur en garde contre l’empire des apparences : « Plus nos fantasmes sont terribles ou agréables, plus ils paraissent avoir de corps et de réalité, plus ils sont dangereux et propres à nous séduire » 15. C’est en effet l’erreur d’Hippias, l’homme-orchestre de la sophistique, interrogé par le Socrate de l’ Hippias majeur, que de confondre ce qui s’exprime avec son expression, l’essence et le phénomène16. Citant la belle jeune fille en guise de définition du beau, Hippias ne fait qu’énoncer ce qui lui apparaît le plus immédiatement au sens et à l’esprit, et indiquer l’objet le plus commun de son désir. Il fait de son désir l’aune de la manifestation et manque ainsi le beau. Naissance de la tragédie, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1971. 15 N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, Paris, Folio, Folio essais, 1995, III, § VIII. 16 Platon, Hippias majeur, op. cit. 23 C’est là tout ce qui sépare le sophiste du philosophe : Hippias prend son désir pour la réalité ; Platon prend la réalité pour son désir. Une autre inconséquence commune à ces relativismes que revisite Platon consiste à croire que si tout ce qui apparaît devient, rien n’est dans le sensible instable. Il faut plutôt penser, par contraposition, que ce qui ne devient pas n’apparaît pas (l’intelligible), tout en restant ouvert par son image ou ce qui participe de lui. Préservons-nous de faire au scepticisme le faux procès du mentalisme ou du phénoménisme. Assignation qui pècherait par anachronisme autant que par contresens. L’on ne comprendrait pas sinon pourquoi le plus auguste représentant de cette école, Berkeley, aurait voulu livrer bataille au scepticisme et à son corrélât théologique (la mécréance ou la libre-pensée). Que le phénomène soit relatif à une manière de voir ne remet pas en cause la thèse d’un principe extérieur au phénomène. Sceptique : celui qui suspend son jugement quant à la vérité des choses cachées, hors de la représentation, et donc hors de portée – lesquelles existent bel et bien. Phénoméniste : celui qui réduit l’être à l’apparaître et à la subjectivité, résume la trame de la réalité à l’idée perceptible et à l’esprit qui la conçoit. Cette dernière attitude ne se fera jour qu’ensuite de la reconduction avec Descartes de la méthode du doute poussée à son plus haut degré, contemporaine et tributaire de la substitution à la passivité de l’hupokeimenon du sujet organisateur moderne. 24 b. La voie idéaliste (Platon) Le phénomène antique se définit selon Jean-Paul Dumont comme « un produit mixte né de la rencontre de l'effluence du sens avec celle du sensible » 17. Il est marqué du sceau du double mobilisme : celui de la chose et de la sensibilité. Ainsi Socrate, dans le dialogue du Théétète, rend à Protagoras ce qui lui appartient, la théorie de l’anthropomètron que semblait indiquer une première définition par le jeune mathématicien de la science comme « sensation »18. Platon ne nie en rien que le phénomène soit en effet en proie à la labilité des sens et du devenir ; il exclut en revanche que le phénomène puisse être objet de science, et constitue le tout de la réalité. Le mobilisme reste valable en ce qui concerne le lieu sensible, il ne l’est pas dans l’absolu. Or l’absolu est du domaine de la dialectique, la seule science authentique. Le continuum de sensations dont est peint l’apparaître, son instabilité et sa précarité rendraient la J.-P. Dumont, Le Scepticisme et le phénomène, Paris, Vrin, 1985, p. 3. 18 Les dialogues mentionnés sont édités dans Platon, Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008. Voir en particulier le Théétète (156157 pour l’argument dit « des six osselets ») ; Hippias ; Sophiste ; Protagoras ; Parménide ; Cratyle ; Timée (29c-d : le mythe, « conte vraisemblable ») ; République (VII pour le symbole de la caverne et X pour la typologie des lits). 25 17 science inopérante, s’il n’existait un ordre fixe au-delà des choses sensibles, une méta-physique qui fixe des repères (avec peut-être pour base empirique l’observation de la sphère des fixes ; cf. infra). En butte à la menace relativiste et nihiliste dans le domaine épistémologique aussi bien que moral et politique ; face aux sceptiques et aux sophistes, Platon fait l’hypothèse de formes intelligibles accessibles à l’esprit. L’être lui-même, au-delà du phénomène, n’est pas voué à demeurer caché (adelon, pour reconduire le mot qu’aimait à citer Héraclite, dit également l’ « obscur » : « Physis kryptesthai philei », « La nature aime à se cacher »19). C’est en partant de l’étonnement produit par la diversité et les incohérences de la multiplicité sensible que le philosophe, en s’abstrayant de ce sensible, pourra tourner son âme en direction des formes capables de l’expliquer et d’orienter l’action20. Il faut fermer les yeux sur le sensible pour enfin voir avec les yeux de l’esprit. Tel Tirésias rendu aveugle par Athéna déesse de la sagesse, il s’agit de s’affranchir de la lumière du jour pour devenir clairvoyant. Héraclite, op. cit., Aphorisme 123. Voir également Anaxagore, cité dans H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Versokratikér : griechisch unddeutsch (= DK), Berlin, Weidmann, 1951, frg DK 21a : « Les apparences sont un aperçu de l’obscur ». 20 Cf. E.(/I.) Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Renault, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 2000, pour constater l’analogie fonctionnelle établie par l’auteur entre les formes intelligibles platoniciennes et ses idées régulatrices de la raison pratique. 26 19 Encore que les yeux nous soient donnés pour observer les astres, et préparer à cette contemplation. La versatilité du phénomène met la science en échec en cela qu’elle n’offre à l’expérience que des objets relatifs et périssables. L’opinion seule peut s’appliquer aux phénomènes, à ce qui s’offre par le truchement des sens. Or l’opinion, tenant le milieu entre l’erreur et la vérité, se laisse contaminer par l’inconstance de son objet. Le risque épistémologique est reporté dans le champ des valeurs qui deviennent relatives sous l’empire des sophistes (cf. Gorgias). Platon veut croire que la science ni la morale ne sont démocratiques ; elles ne sont pas affaires de goût et de couleur. Un philosophe idéaliste ne peut s’en tenir au seul spectacle de l’apparaître sans le réduire à un paraître interrogé en direction de son principe. C’est paradoxalement le sensible lui-même qui pointe ce dont il est l’image ou ce à quoi il participe (Phédon), prête à la dialectique ou sert d’amorce à la réminiscence, de même que l’ombre de la caverne fait signe en direction de l’objet dont elle est l’ombre, projetée par la lumière ; cette chose elle-même n’étant que la copie sensible d’une réalité suprasensible sous l’éclairage du bien (République, VII). S’il est un fait que l’« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », comme le formule la thèse du mobilisme universel, il reste néanmoins possible d’envisager qu’un principe en retrait de l’immanence sensible offre à l’esprit des objets immuables, intelligibles et stables qui accomplissent l’unité de la diversité et rendent 27 raison des apparences contradictoires. La position d’un lieu intelligible, foyer des formes inaltérables rend conciliables le devenir perpétuel ou mobilisme universel hérité de Cratyle et l’être stable de Parménide (« une seule et même chose sont être et penser »)21. Conciliation ou réconciliation de l’eau et du feu à la faveur de ce que Platon présente plus sous un mode conjectural que doctrinal : l’hypothèse des idées, jointe à une conception de leur rapport avec les phénomènes (le modèle paradigmatique ou participatif) et entre elles-mêmes (la communication des genres dans le Sophiste). Le terme chorismos (« séparation ») est d’Aristote ; mais il semble applicable à la doctrine platonicienne (cf. Timée), quoiqu’en pense Gaël Fine qui fait état de « différence » dans le but d’affaiblir cette dichotomie. On ne peut parler non plus de self-prédication (Vlastos) au sens des philosophes analytiques : ce que l’idée est, le phénomène l’a de manière imparfaite et transitoire. Tout phénomène devient à cette enseigne une manifestation partielle, partiale et mélangée des formes offertes à la contemplation (cf. Phèdre). Les phénomènes peuvent en ce sens se concevoir comme le support d’apparition de quelque chose qui n’est pas perceptible aux sens. Comme s’il y avait un second type de phénomène au-delà du phénomène : un phénomène d’ordre second, manifesté par le premier. Les caractéristiques d’un corps peuvent suggérer l’idée de Parménide, Sur la nature ou sur l'étant. La langue de l'être, trad. B. Cassin, Paris, Seuil, Points Essais, 1998. 21 28 beauté (Banquet) – idée que nous ne voyons pas. Pas plus que la justice d’un acte (République, I, alias Thrasymaque), ou la piété d’un homme (Euthyphron). Nous ne voyons pas l’égalité en soi, mais un espace sensible au sein duquel se montre quelque chose qui le dépasse et s’y trouve diffracté. Ce « quelque chose » ne peut qu’être indiqué sans se laisser saisir par le moyen des sens. Un autre lieu privilégié de manifestation de l’intelligible réside dans le discours, et plus particulièrement sous sa forme dialogique et dialectique, tel qu’il est évoqué dans le Phédon (72d). Le terme de logos prend ici toute son envergure. Le rhéteur du Gorgias revient sur cette propriété qu’a le discours de manifester de l’invisible (de l’élégance, de la beauté, de la rigueur, etc.). C’est également à la faveur du mythe, du « récit vraisemblable » que Platon affleure les vérités intelligibles (cf. le « palaïos logos » narré dans le Timée). La notice « phénomène » du Dictionnaire étymologique de la langue grecque édité par Chantraine22, attire notre attention sur la polysémie du radical sanscrit « bha » sur lequel est formé le verbe grec «phaïnô ». En dérivent aussi bien les mots « phaïnoi » (« éclairer ») et « phami » (« briller ») que « phêmi », « expliquer » et « fari » (« parler », en latin) ; par extension « phasis » (« déclaration »), se partageant entre « kataphasis » (« affirmation ») et « apophasis » P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, Série linguistique, 2009. 22 29 (« négation »), comme s’il y avait coextensivité de la parole et de l’apparaissant23. Ce n’est donc pas que le phénomène soit défectueux, ou déficient, ou fasse défaut, ou reste muet qui pose problème. Il « dit » bien quelque chose, « atteste » bien de qualités réelles. Le fait est qu’il ne s’identifie pas à ce qu’il manifeste. La belle jeune fille n’est qu’une image de la beauté. Qui voudrait l’ignorer resterait prisonnier de ses fantasmes, vivant comme dans un rêve. c. L’extériorisme classique (Burnyeat) Une précision s’impose dont on voudrait qu’elle lève une confusion récalcitrante quant au statut de l’intelligence du phénomène dans la philosophie classique (antique et médiévale). Nous faisons nôtre la position de M. Burnyeat24, d’après laquelle il semblerait que ni l’idéalisme ni le scepticisme, ni quelque autre doctrine idéaliste ou empiriste héritée des Anciens n’ont revêtu la forme du 23 Motif central de la Genèse biblique : création par le Verbe. L’énoncé d’une « phénoménologie » serait, en dernier ressort, tautologique. 24 Position énoncée dans ses articles « Idealism and greek philosophy : what Descartes saw and Berkeley missed », Philosophical review, 91, 1982, p. 3-40 et « The sceptic in his place and lime », dans R. Rorty, J.-B. Schneerwind, Q. Skinner, Philosophy in History, Cambridge, 1984, p. 225254. 30 phénoménisme. Notons toutefois que cette position est contestée par certains interprètes de la philosophie antique, parmi lesquels G. Fine25 qui soutient son propos par l’exégèse de certains loci de Sextus Empiricus26. Nous persistons à croire que les différences notoires qui séparent Platon d’Épicure ou de Démocrite préservent intact leur commun accord à reconnaître aux apparences sensibles un substrat substantiel, objectivement réel, Idée chez l'un, Atome chez les deux autres. Fils de la Terre (matérialistes), Amis des Formes (idéalistes), atomistes ou éléatiques, d’Héraclite jusqu’à Parménide, tous posent et présupposent un principe au-delà du phénomène – que ce dernier soit accessible ou non depuis le phénomène. Le phénomène luimême, pensé en relation avec l’en-soi, ne peut être exprimé dans l’absolue occultation, non plus que dans la transparence totale, au risque de se nier comme « apparaître ». Il est le lieu d’un entre-deux : jonction, suture, symbole. Nous ne pouvons en conséquence souscrire à la lecture « phénoméniste » de Marcel Conche du scepticisme grec 27. 25 Cf. « The Cyrenaics, Sextus and Descartes » dans èd. J. Miller et B. Inwood, Hellenistic and Early Modem Philosophy, Cambridge, 2000. p. 192-231 et « Sextus and External World Scepticism », Oxford Studies in Ancien Philosophy, 23, 2003, p. 341-385. 26 Cf., entre autres, les Esquisses pyrrhoniennes, éd. P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997, I § 19-20 et II. S 72-75. 27 M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF, Mégare, 1973, section 9, p. 56. 31 Que le primat soit donné à l’expérience sensible ou à la force d’abstraction de l’intellect, l’ensemble de la philosophie antique demeure substantialiste, « extérioriste » dans la mesure où les idées et sensations ne sont pas originairement contenues dans notre esprit. Le Moyen Âge ne l’est pas moins. La querelle des universaux a beau sembler faire vaciller ce cadre, il tient jusqu’à Descartes. Descartes n’est pas phénoméniste mais, du phénoménisme, il sème dans ses Méditations les germes théoriques28. Descartes, malgré son innéisme, restait de fait extérioriste en tant qu’il affirmait une substance étendue (« res extensa », réalité fondamentale de la physique cartésienne) en marge de la substance pensante (« res cogitans »). Locke n’en pensait pas moins, bien qu’empiriste, qui entérine pour ses contemporains la distinction des qualités premières réelles, extérieures à l’esprit, et des qualités secondes, dites également sensibles, relatives au sujet (ainsi que des qualités tertiaires). On devra à Leibniz29, à Berkeley30, à John Stuart Mill31, à Fichte32, à Russell33 ou à R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GFFlammarion, Paris, 1993. 29 G.W.L. Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes, éd. C. Frémont, Paris, GF. 2001, p. 191-199 : « Comment distinguer les phénomènes réels des imaginaires ». 30 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, dans Œuvres, t.1, G. Brykman (dir.), Paris, PUF, 1985. 32 28 Nozick34 de l’avoir battu en brèche. Les qualités premières, rétorquent ces auteurs, nous sont aussi connues par le truchement des sens, si bien que l’étendue elle-même n’est qu’un complexe de sensations tactiles et musculaires. Les attributs sensibles se passent de substratum. Ce n’est qu’alors, en suite de cette réduction, que le phénoménisme investira vraiment la scène philosophique – pour être défendu ou récusé comme tel35. Alors seulement l’existence d’un monde extérieur devient problématique. 2. Le phénomène scientifique Le phénomène conçu comme apparaître avère ainsi son statut ambigu de moyen-terme (franchissable ou non) entre un sujet et une essence percluse dans l’envers du décor, un être demeuré occulte (adelon). Il peut être aussi bien ce qui obère définitivement l’accès à la réalité qu’une J.S. Mill, The Logic of the Moral Sciences. A System of Logic, Ratiocinative and Inductive, L. VI, Peru, Illinois, 31 Open Court, 1988. 32 J.G. Fichte, La Doctrine de la science Nova Methodo , Paris, L'Âge d'homme, 1989. 33 B. Russell, Probems of philosophy, Londres, Williams & Norgate, 1912. 34 R. Nozick, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988. 35 L’imputation à Kant d’avoir soutenu une doctrine phénoméniste est la raison de la rédaction de la seconde préface à la Critique de la raison pure, occasion pour l’auteur de se départir de l’option berkeleyenne. 33 voie d’accès à la réalité de l’en-soi. Reste que l’on ne peut s’en tenir à l’apparaître seul dès lors qu’il est question, non plus seulement de ressentir ou de juger d’après la sensation, mais de pourvoir à des nécessités pratiques. La science (épistémê) doit alors ordonner le flux des phénomènes, les rendre prévisibles, intelligibles, manipulables. a. La philosophie naturelle (Aristote) Le monde phénoménal ne semble pas d’emblée manifester de véritable unité ou d’ordre intelligible. C’est que cette unité, cet ordre, s’il en est un, n’est pas donné avec les phénomènes. Il est induit ou découvert par leur étude. Sans doute, l’explication des phénomènes ne donne pas nécessairement lieu à un discours rationnel et scientifique. Il n’en demeure pas moins que même une genèse mythique ou une explication magique témoigne déjà de la position d’un principe de raison. La science peut être définie comme une tentative plus raffinée d’induire un ordre intelligible de la variabilité et du chaos des apparences. La récurrence de certaines observations à l’exclusion de la versatilité des circonstances met sur la voie d’un invariant qui prend ainsi la forme de lois naturelles. Ces lois permettent ensuite de faire des prédictions. Aux phénomènes est donc envisagée une cause qui leur soit extérieure, fasse sens et ne réduise pas le monde à un ensemble d’événements irrationnels. C’est ainsi que l’astronomie se donne, selon le mot du Stagirite, comme ce qui tente de « sauver les phénomènes » (« sozein ta 34 phainomena »)36. En découvrant les rapports rationnels, les régularités et les lois invisibles qui administrent le monde supra-lunaire37. En dépassant le désordre apparent des phénomènes célestes. La connaissance doit s’attacher à mettre en évidence une rationalité que manifestent les mouvements du ciel, l’intelligible du sensible, présent dans le sensible. Duhem étend cette prétention de l’astronomie à la totalité de la science hellénique. « Sauver les phénomènes » revient à les faire dériver d’un système d’hypothèses ayant une portée universelle38. Des principes tels que celui de simplicité et de cohérence sont institués à titre de repères heuristiques pour constituer de tels systèmes39. Le phénomène devient alors la manifestation d’une raison (logos) que la philosophie naturelle a pour objet de percer à jour. Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000 Alpha, 8, 1074a. 37 Aristote, Traité du ciel (De Coelo), trad J. Groisard, Paris, GF-Flammarion, 2004. 38 G. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005. 39 G. Duhem, Le Système du Monde. Histoire des Doctrines cosmologiques de Platon à Copernic (1913-1959), Paris, Biblio, 2009. 35 36 b. La science moderne (Galilée) Les penseurs médiévaux se départissent progressivement des idéaux de la science grecque (christianisée) pour s’acheminer vers une physique qui anticipe le mécanisme du Grand siècle. La théorie de l'impetus prépare ainsi le principe d’inertie40. La science moderne franchit un pas de plus dans ce procès de désubjectivation du phénomène. Le recours aux mathématiques, « langage de la nature » (Galilée) lui prête une dimension universelle qui supplée à la défectivité des sens. La nature est « soumise à la question »41 conformément à une méthode qui articule l’établissement de lois universelles et la constitution de schémas idéalisés de la nature. Le phénomène auparavant donné dans l’expérience non sollicitée ou de l’observation naturelle devient l’objet construit de l’expérimentation. La science, alors, change de nature dans le courant de la révolution intellectuelle qui accomplit le passage « du monde clos à l’univers infini », selon le mot de Koyré 42. Cf. N. Oresme, Le livre du ciel et du monde (De Caelo) (1377), éd. A.D. Menut, A.J. Denomy, New York, 19411943 et Albert le Grand, De Mineralibus, Paris, Manucius, Alchimie, 2003, II, 2, 1. 41 Fr. Bacon, Novum Organum (1620), trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1986. 42 A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini , trad. R. Tarr, Paris, Gallimard, 2003. 36 40 Non que ce bouleversement soit uniquement le fait de l’évolution de l’instrumentation. Ni même de la mathématisation du monde43 ou de l’expérimentation, critère privilégié par les travaux de Ian Hacking 44. Une discipline se constitue comme science moderne par voie de dématérialisation d'un champ de l'expérience. Il s’agit de surmonter l’apparence immédiate pour remonter du fait irrationnel et subjectif au phénomène réglé et objectif. Le geste de Descartes consiste ainsi d’abord à effectuer la spatialisation de ce qui n’est pas spatial, la quantification de ce qui n’est pas (ou du moins pas immédiatement) quantifiable. La dimension ou la mesure (d’une étendue, Cf. G. Galilée, L’essayeur (Il saggiatore) (1623), trad. Ch. Chauviré, Paris, les Belles Lettres, 1979 : « La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. » Mathématisation de l’étendue corrélative à la mathématisation de l’esprit : Logique de Port-Royal par Arnauld et Nicole, Éthique « more geometrico » de Spinoza, Leibniz et son projet de « Caractéristique universelle », etc. 44 I. Hacking, « Est-ce qu’on voit à travers un microscope ? », dans S. Laugier, P. Wagner (dir.), Philosophie des sciences, t. 2 : Naturalismes et réalismes, Paris, Vrin, 2004. 37 43 d’une translation) a chez Descartes fonction de paramètre. La mesure de tels paramètres est ce que l’on retient pour constituer l’objet des sciences. La certitude (le fait de circonscrire une vue) résulte de ce processus. Les sciences modernes effectuent lors une réduction dont la finalité est de donner accès au phénomène-objet. Ce qui vaut des phénomènes vaut également des lois universelles qui les régissent. Nul n’a jamais de ses yeux vu la loi de l’inertie, ni une situation au sein de laquelle elle s’appliquerait adéquatement (à l’exclusion de toute friction, etc.). Il est heureux que Galilée n’ait pas gravi la Tour de Pise pour expérimenter la loi de la chute des corps. Les apparences auraient joué contre lui, de même qu’elles jouaient contre l’hypothèse de la rotation de la Terre. Et contre Copernic45. Le phénomène selon la science n’est ainsi plus le phénomène selon la perception. Le phénomène construit du sujet théorique (l’objet) fait sécession d’avec le phénomène à titre de sense-data bien liées, d’apparition sensible. Le premier a néanmoins pour vocation d’expliquer le second. C’est en ce sens que Koyré a pu écrire que le nerf de la révolution galiléenne consiste dans la « décision de traiter la mécanique comme une branche des mathématiques, c'est-à-dire de substituer au monde réel de l'expérience quotidienne un monde géométrique hypostasié N. Copernic, Des Révolutions des orbes célestes (De Revolutionibus), trad. A. Koyré, Paris, Diderot éditeur, Pergame, 1998. 38 45 et d'expliquer le réel par l'impossible » 46. Changement de « paradigme », changement de vision du monde ; voire également de monde47. 3. Le noumène scientifique La science moderne accuse un schisme entre l’image que les phénoménologues ont appelé « manifeste » et l’image scientifique (« épistémique ») du monde. La mécanique relativiste, quantique et les géométries noneuclidiennes ont mis les philosophes des sciences du XXe siècle en situation de constater combien celle-ci pouvait être éloignée de celle-là, donnant naissance à des courants tels que le conventionnalisme (Poincaré), le représentationnisme ou le constructivisme, alternatives au réalisme qui considère l’adéquation de la chose et de son concept (intellectus et rei). Le problème est posé avec une acuité sans précédent de savoir sur quoi porte la science. A. Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, Tel, 1985. Voir également idem, Études newtoniennes, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1968 ; idem, A. Koyré, Études galiléennes (1939), vol. III : Descartes et Galilée, Paris, Hermann, 1986 ; idem, A. Koyré, La Révolution astronomique : Copernic, Kepler, Borelli, Paris, Hermann, 1961. 47 T.S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques , Paris, Flammarion, Champs, 1983 ; en part. chap. IX : « Les révolutions comme transformations dans la vision du monde ». 39 46 Popper promeut la notion de vér(i)similarité (ou de vér(i)similitude) pour indiquer comment ses théories tendent vers la réalité sans jamais l’épouser 48 : le territoire excède nécessairement la carte. a. La phénoménotechnique (Bachelard) Toute connaissance, comme le montre Bachelard, ne peut être qu’« approchée », et en rupture avec le sens commun. Le philosophe épistémologue, dans son article de 1931 intitulé « Noumène et microphysique » 49, fait un sort à la conception kantienne de la séparation entre noumène et phénomène qu’il investit d’un sens nouveau. Cette revisitation sous les auspices de l’anthropotechnie lui fait prôner l’usage régulateur de celui-là en vue de la production de celui-ci : « Entre le phénomène scientifique et le noumène scientifique, écrit Bachelard, il ne s'agit donc plus d'une dialectique lointaine et oisive, mais d'un mouvement alternatif qui, après quelques rectifications des projets, tend toujours à une réalisation effective du noumène. La véritable phénoménologie scientifique est donc bien essentiellement une phénoménotechnique »50. K. Popper, Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, Bibliothèque scientifique, 2007. 49 G. Bachelard, « Noumène et microphysique » dans Études, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes Philosophiques, 1970. 50 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, Quadrige, 2013, § 1, p. 17. 40 48 Cette promotion de la phénoménotechnique rend compte d’une nouvelle forme d’expérimentation, contemporaine de l’émergence de la « big science » (il faudrait ajouter, pour rafraîchir cette analyse, de l’usage des « big data »). Les phénomènes sont désormais produits par des dispositifs qui sont eux-mêmes des « théories matérialisées ». Théorie matérialisée : le LHC du CERN qui permit récemment de confirmer l’existence du boson de Higgs, prévu par le modèle standard. Comme si la théorie (l’outil intellectuel et expérimental) anticipait ses résultats. L’attitude scientifique exposée par Bachelard inaugure un usage réglé du noumène comme norme du phénomène, propice à indiquer les axes de l’expérimentation. Cela implique que le noumène ne soit plus la chose en soi, inaccessible à l’intuition sensible et aux catégories de l’entendement, qu’avait défini Kant. Il est la « contexture » de la réalité. Le monde nouménal est celui de la relation réelle, le seul doté de sa consistance propre ; celui des phénomènes ne peut être que son dérivé, il est « dissous » dans ce monde inconnu que révèle la micro-physique. Un monde où la matière n’est plus distincte de l’énergie, ni les principes de localité ou de non-contradiction, où la substance le cède à l’événement. Monde « inimaginable » ; si bien que « c'est l'effort mathématique qui forme l'axe de la découverte, c'est l'expression mathématique qui, seule, permet de penser le phénomène »51. Le phénomène est 51 G. Bachelard, op. cit., p. 58. 41 traversé dans une mesure qui le réduit à un produit artificiel d’invocation et d’ordonnancement obtenu en laboratoire. Émile Meyerson n’exclut nullement le scientifique de son constat que « l’homme fait de la métaphysique comme il respire »52. b. La mécanique quantique (Planck) La science classique croyait « sauver les phénomènes » en dégageant des lois abstraites à même de subsumer la multiplicité des faits sous des principes universels. Il s’agissait de faire ressortir une constance au sein des phénomènes en apparence aléatoires ; une permanence qui rende possible l’explication et l’anticipation. Les faits d’observation n’étaient plus capricieux, mais ordonnés à la faveur d’une théorie. Cette théorie ressaisissait le monde dans un modèle qui s’en voulait une simplification commode. Née des travaux de physiciens théoriciens tels que Max Planck, Feynman, Einstein et Schrödinger durant le second tiers du XXe siècle, la mécanique quantique remet en cause l’idée qu’un tel modèle puisse même être représenté. L’architecture ultime de la matière, les 52 « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps » (É. Meyerson, « De l'analyse des produits de la pensée », dans Essais (1936), rééd. Corpus des œuvres philosophiques en langue française, Paris, Fayard, 2009). 42 particules subatomiques – fermions (leptons, quarks), bosons de champ + antiparticules –, voient leurs comportements décrits à la faveur d’un formalisme mathématique ardu, hautement contrintuitif, qui n’a plus rien à voir avec les équations de la physique relativiste, a fortiori de la physique newtonienne. Richard Feynman explique la modestie requise de la part de ses théoriciens : « Je crois pouvoir affirmer que personne ne comprend vraiment la physique quantique »53. Cette « incompréhension » (laquelle n’est pas rédhibitoire quant à la « description ») met en relief le gouffre qui sépare le monde perçu, qui nous est familier, du monde quantique sur lequel il repose. Leurs points de divergence concernent notamment : 1) la quantification d’un certain nombre d’observables qui ne peuvent prendre leur valeur, en mécanique quantique, que dans un ensemble discret de résultats là où la mécanique classique dessine un continu ; 2) la dualité onde-particule fait que les notions d’onde et de particules cessent d’être séparées pour constituer les deux aspects d’un phénomène unique, exprimé mathématiquement par une fonction d’onde. Ainsi de la lumière, analysable en onde ou en photons selon le contexte expérimental ; 3) le principe (les relations) d'indétermination de Heisenberg rend impossible de donner la mesure précise de R. Feynman, The Character of Physical Law, Modern Library, 1994. 43 53 la vitesse d’une particule en même temps que celle de sa position. La perturbation irrémédiablement induite par l’instrument de mesure fait que le degré de précision de l’une est en fonction inverse de celui que l’on peut obtenir de l’autre (et vice versa) ; 4) un même état quantique peut cumuler plusieurs valeurs pour une même observable (spin, position, quantité de mouvement, etc.), et cela simultanément en vertu du principe de superposition. Cette divergence du phénomène quantique d’avec le phénomène commun est illustrée de façon emblématique par l’expérience de pensée du chat de Schrödinger54 ; 5) la superposition d’état ne se conserve pas à notre échelle qui est celle de l’observation nue, administrée par le principe du tiers exclu. Une « réduction du paquet d’ondes » s’opère dès lors que le système quantique interagit avec un instrument de mesure ou un observateur. L’observation influe sur le système observé en poussant à prendre des valeurs fixes, déterminées, discrètes et non probabilistes. Un électron ne devient ainsi un électron ayant une position déterminée que par le fait de l’observation. Que l’existence d’une propriété ne constitue plus ainsi une propriété ontologique de l’objet mesuré ou non, mais soit comptable de l’interaction de l’objet et de l’appareil de mesure, remet en cause la conception classique d’une réalité indépendante de l’observateur ; Cf. J.R. Gribbin, Le Chat de Schrödinger. Physique quantique et réalité, Paris, aux éditions Champs Flammarion, 2000. 44 54 6) l’intrication quantique atteste que deux particules ayant interagi par le passé continuent d’être en relation quel que puissent être l’espace et le temps qui les séparent. À telle enseigne que la détection d’une particule serait responsable de la localisation complémentaire de sa partenaire. Ce phénomène peut être interprété en direction de la non-localité de la réalité quantique (abolition de l’espace-temps), de l’identité des particules ( : une particule visible en deux endroits/moments, comme un objet dans un trou de ver ; lien EPR = pont ER) ou de l’émission par l’une d’une onde qui remonterait le temps afin d’informer l’autre à l’instant de la mesure (ce qui entre en contradiction avec la relativité restreinte qui fixe une vitesse limite, la constante c, à la propagation de l’information) ; 7) citons enfin le caractère de contrafactualité quantique qui œuvre en sorte que des événements possibles qui ne se sont pas produits rejaillissent sur les résultats de l’expérience. Il en ressort que le monde de l’infiniment petit répond d’un cadre théorique nettement distinct de celui applicable à notre environnement macroscopique 55. Il y a bien loin de la métaphysique quantique à la métaphysique classique, si l’on ose s’exprimer ainsi. Les physiciens ont mis au jour un univers subatomique qui ne prend sa forme déterminée spatiale et temporelle que par l’observation. Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, Paris, Le Seuil, Points-Sciences, 1992. 45 55 Cf. Er. Étant acquis que celui-ci n’est que le prolongement de celui-là, force est d’admettre que le phénomène comme apparaître procède effectivement de cet univers étrange. La question est : comment passe-t-on d’une région à l’autre ? d’une physique probabiliste à une physique déterministe ? Du niveau le plus fondamental de la matière au niveau supérieur du phénomène ? Comment, pour permuter les termes de l’interrogation de Bachelard, la structure peutelle rejoindre la construction ?56 Comment résoudre le problème de la détermination par la mesure ? Comment, en somme, « sauver les phénomènes » en rendant compte de leur émergence ? Diverses interprétations ont proposées. La théorie d’Everett (ou théorie des états relatifs) est la plus riche de conséquences, qui postule que l’ensemble des possibilités que tolère la théorie quantique se réalise, actualisant autant de mondes et donc autant d’observateurs n’ayant accès qu’au leur. Une interprétation « transactionnelle » (aussi dite théorie de « l’absorbeur généralisé ») est avancée par John Cramer. Elle fait droit à la possibilité pour une onde de confirmation de remonter le temps, afin d’atteindre et d’informer sa source au moment de l’émission de l’onde offerte. C’est alors la causalité qui est battue en brèche. Mais l’interprétation la plus souvent retenue est celle de Copenhague. Elle établit que l’effondrement de la fonction d’onde serait un effet de l’interaction du système quantique G. Bachelard, Étude de l'évolution d'un problème de physique (1927), Paris, Vrin, 2014. 56 46 avec l’environnement (inclus l’observateur, l’appareil de mesure, etc.). Une telle interaction provoque un phénomène de décohérence qui réduit à néant la probabilité d’états superposés. La raison pour laquelle la fonction d’onde évoluera vers un état déterminé plutôt qu’un autre n’est pourtant pas explicitée. Nonobstant leurs lacunes (la perfection n’est pas de ce monde), l’intérêt essentiel de ces théories et de rendre possible de retrouver les phénomènes de la physique classique sans rien admettre d’autres que les lois quantiques. De la mécanique quantique à la physique macroscopique, une continuité peut ainsi être rétablie. Les postulats de la mécanique quantique restent en revanche résolument incompatibles avec ceux de la physique relativiste, propre à décrire les phénomènes soumis à l’influence de la gravitation57. Les singularités physiques tiennent de l’une et de l’autre et motivent la recherche active d’une théorie du tout qui unifie les quatre interactions fondamentales, une théorie quantique de la gravitation (théorie des cordes, gravitation quantique à boucles, etc.) réconciliant ces deux physiques, de la même manière que Newton appareillait sous de mêmes lois celles W. Heisenberg, A. Salam, P. Dirac, La grande unification : Vers une théorie des forces fondamentales, Paris, Seuil, Science ouverte, 1991. 47 57 des espaces célestes et du monde sublunaire 58. Le mot d’ordre « sauver les phénomènes » reste on ne peut plus actuel. À supposer que la théorie quantique (ou la structure seulement de cette théorie, à part ses entités) décrive effectivement la trame de la réalité pour nous phénoménale, alors une telle réalité ne peut être décrite à l’exclusion de l’observateur. Dans le sillage de Michel Bitbol59, les interprètes récents de la mécanique quantique insistent sur le fait que le physicien n’est pas dans un rapport de face-à-face à la réalité physique ; il est partie prenante de la réalité physique, juge et partie de la réalité physique. Le biais d’immersion que l’on voulait réserver aux sciences humaines doit s’élargir aux sciences de la nature. Le spectateur est également acteur de la pièce qu’il « interprète », dans les deux sens du terme (« analyser », « pro-duire ») : il est un « spectacteur ». Le mantra de l’objectivité – ce Graal mythique de l’épistémologie naïve –, le cède à l’objectivation. L’on ne peut plus considérer que l’homme est poussière, et même poussière d’étoiles (l’ensemble des atomes qui nous composent en sont la I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (Principia Mathematica), trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris, Dunod, 2005. 59 M. Bitbol, L’Aveuglante proximité du réel , Paris, Flammarion, Champs, 1999. Voir également B. d'Espagnat, À la Recherche du Réel, Paris, Bordas Édition, 1993. 48 58 conception), sans prendre en compte le fait que ces poussières proviennent aussi de nous. Reflet de l’intelligible, objet physique ou manifestation de l’être ineffable, le phénomène apparaît toujours lié à une substance qui se tient en retrait de lui. Il semble en cela l’ombre portée de la chose véritable. Considérer le phénomène en sa nature d’intermédiaire entre un sujet et une essence suppose pourtant de ne pas nous en tenir à l’une seulement de ses polarités : celle de l’apparaissant. Janus aux deux visages, il regarde aussi bien vers son principe que vers sa manifestation. Comme vient le confirmer la mécanique quantique, il n’y a de phénomène que pour et par une subjectivité. « Il y a » parce que « je suis » (et réciproquement). Le phénomène engage une réceptivité en l’absence de laquelle il n’y aurait aucun sens à parler d’apparaître. L’enjeu est alors de comprendre dans quelle mesure cette réceptivité pourrait ne pas être exclusivement passive. C’est à cette fin qu’il nous faut transpercer le voile des apparences en direction, non plus de la chose versée dans son apparition, mais du sujet de l’apparition. La visibilité tient-elle exclusivement à l’être qui se manifeste, ou doit-elle être rapportée – si oui, dans quelle mesure – au pouvoir du sujet qui inspecte le monde ? II. Le sujet du phénomène L’esprit, dans sa quête d’ordre et de stabilité, refuse que le désordre apparent du monde soit le fin mot des 49 phénomènes. Sa quête d’une connaissance possible le conduit à théoriser des régularités dans un système explicatif et prédictif. La science repose sur cet axiome fondamental d’intelligibilité de l’apparaissant. Il n’est de discours (logos) possible sur la réalité qu’en la présence d’une rationalité (logos) de la réalité. Reste à nous demander si cette raison cachée habite l’empire des phénomènes ou bien relève d’abord d’une projection par le sujet, d’une injection de catégories qui n’ont de consistance que dans et pour la subjectivité. Notre interrogation portée sur le phénomène en qualité d’objet de science atteint par abstraction suggère déjà que le sujet pourrait avoir un rôle actif prépondérant dans sa constitution. Quel est exactement le rôle assumé par le sujet dans la genèse des apparences ? Se pourrait-il que le phénomène soit (en un sens qui reste à définir) une production de nos facultés et de notre subjectivité en acte plus que l’émanation d’une objectivité perçue ? Le doute méthodique à l’œuvre dans les Méditations serait un premier moment d’une recherche en direction de la signification du phénomène compris dans la sphère immanente de son apparaître à un « sujet épistémologique »60. La revisitation critique du phénomène par Kant achève ce déplacement du centre de gravité de la question du phénomène dont le sujet redevient 60 Y.C. Zarka, « Le moment moderne : Michel Foucault et la subjectivité », dans Archives de philosophie, vol. 65, n° 2, Paris, 2002, p. 255-267. 50 l’administrateur. Nous resituer sur le terrain de la genèse subjective du phénomène implique enfin de prendre en compte, au-delà des conditions transcendantales de l’expérience possible, un certain nombre de variables accidentelles qui ressortissent tantôt à la culture, tantôt aux langues, tantôt à l’affectivité, et dont on ne peut manquer d’interroger les incidences épistémologiques. Ainsi seronsnous à même de décider dans quelle mesure toute interrogation sur l’apparaître peut être qualifiée de « réflexion », au sens le plus entier du terme. 1. Le sujet épistémologique L’on ne saurait mésestimer le rôle joué par l’humanisme dans le travail de réinterprétation du phénomène comme objet constitué par le sujet pensant. Le credo de l’humanisme est de resituer l’homme au cœur de ses préoccupations (cf. l’homme de Vitruve, foyer du cercle qui épouse toutes les figures), lieu dont l’avait expulsé la théologie. Les retrouvailles avec les auteurs grecs via l’apport des penseurs arabes desserrent l’étau de la pensée médiévale (thomiste et scolastique) tandis que l’idéal contemplatif le cède à celui d’efficacité (Machiavel). C’est la revanche posthume de Marthe sur Marie. Il ne s’agit plus d’observer l’ordre du monde (le voir, le respecter) mais d’ordonner le monde. Avec Montaigne affleure la subjectivité moderne, encouragée par le protestantisme, mais aussi préparée par un mouvement de repli sur l’intériorité ressentie comme un ultime bastion de stabilité dans un monde bouleversé. Les moralistes de Port-Royal 51 dénoncent le règne de l’amour-propre. Avec Descartes et Locke naît la notion de « conscience » (mind). C’est autour du « sujet que désormais se constitue le monde 61. a. La déceptivité des sens (Descartes) Descartes commence, dans ses Méditations parues en 1641 , par récuser en doute la pertinence de la sensibilité comme instrument (organon donne « organe ») de saisie de la réalité. Le champ du connaissable se restreint peu à peu au fur et à mesure des arguments produits dans la première méditation : argument de l’illusion d’optique (du latin illusio, dérivé de illudere, « jouer avec », « se jouer de », « railler »), de la folie, du rêve, du Dieu trompeur et du malin génie. La mise en œuvre du doute hyperbolique aboutit néanmoins à ce constat qu’à tort ou à raison, étant ou non trompé par un malin génie, il me faut être pour douter (quoique l’ordre logique du raisonnement constate plutôt qu’il faut douter pour être). Et qu’aussi bien pour 62 61 Pour le détail de cette évolution philosophique et historique de l’idéal contemplatif au souci d’éfficacité pratique, se reporter à J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002 ; voir en part. chap. I, art. 2 : « La logique d'une civilisation plus contemplative que technique et son évolution à partir du XIIIe siècle ». 62 R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GFFlammarion, Paris, 1993. 52 concevoir, pour affirmer, vouloir, imaginer, sentir, il doit y avoir une chose pensante : « res cogitans »63. Le soleil qui m’éclaire pourrait ne pas être à la mesure d’un pied, il est indubitable qu’il m’apparaît ainsi. Indubitable, aussi longtemps que ce qui est vu est vu, et cela indépendamment de son adéquation avec la chose représentée. C’est un apport majeur de l’épicurisme que celui de la distinction entre les opinions (« doxa ») d’une part, les impressions (« phantasia ») et affections (« pathos ») de l’autre. Contre les stoïciens qui promeuvent une opposition captieuse entre perception vraie et fausse, Épicure montre que les perceptions ne sont que pures passivités, sans mémoire ni raison (« alogos »). Par-delà le vrai et le faux, elles ne sont pas justiciables de valeur de 63 N’est pas ici envisagée la question de savoir si une telle chose pensante s’identifie à moi, ou bien si « cela » pense à travers moi. Cf. G. Groddeck, Le livre du ça, Paris, Gallimard, Tel, 1976. 53 vérité64. Ne le sont que les jugements (de prédication) que nous portons sur elles65. Descartes a retenu la leçon. Indubitables donc, les illusions d’optique qui ne trompent pas mes sens, mais me conduisent à affirmer plus que ce que je puis connaître (par cela de regrettable qu’en l’état post-lapsaire, la volonté déborde l’entendement) ; indubitables, le rêve, qui révèle un rêveur. Le cogito, telle est la découverte de la deuxième méditation. Les facultés humaines ne sont pas niées, le monde n’est pas annihilé au terme de la procédure sceptique. Reste que les phénomènes sont plus désormais pensés qu’à titre, précisément, d’objets de pensée. Leur connaissance est subjective (elle est actualisée plutôt qu’acquise par les idées qui sont dans l’entendement66). Une nouvelle théorie de la sensation étayée par les novations de la dioptrique périme la conception classique et scolastique de la perception, Épicure, Lettre à Hérodote, § 50-51, trad. O. Hamelin, publiée dans la Revue de métaphysique et de morale, 1910, p. 397-440, où se trouve évoqué l’exemple de la tour rondecarrée, repris par Descartes, Condillac, Berkeley, etc. Voir également Lucrèce, De la Nature, IV, trad. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, Classiques en poche, 2009, v. 802-818 et Sextus Empiricus, Contre les logiciens, op. cit., VII, §209210. 65 Ibid., VII, §206. Cf. aussi Lucrèce, De la Nature, IV, op. cit., v. 379-386. 66 Se reporter à l’analyse du morceau de cire dans la Méditation troisième, § 11-13. 54 64 envisagée comme affection directe du sentant par le senti 67. Le doute sceptique conduit Descartes à ne plus penser le phénomène sous l’angle de la métaphysique ou comme une compénétration d’éléments objectifs et subjectifs. Il se voit détaché de tout corrélat objectif pour devenir « état mental ». Et rien ne prouve qu’en vérité (ou du point de vue de Dieu, ce qui est tout un) aucun objet ne lui corresponde hors de l’esprit ou dans l’esprit d’autrui. La certitude du cogito est bel et bien acquise, autant par intuition que par démonstration. Mais cette certitude est elle-même temporaire, ponctuelle ; sa vérité n’est jamais effective que chaque fois « que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ». Du reste, rien ne permet d’assurer que ce qui nous apparaît de manière subjective a bien, en vérité, une valeur objective universelle. Dit en termes kantiens, il reste à faire passer le monde perçu du statut d’objet de pur jugement réfléchissant à celui de jugement déterminant. L’aporie solipsiste qui menace d’enfermer l’ego cogito dans la prison de ses représentations (de ses cogitationes) ne peut être surmontée qu’au prix de la démonstration de l’existence de Dieu ; soit par la cause (c’est l’idée d’infini de la troisième méditation, qui est Cf. R. Descartes, La Dioptrique (1637), dans René Descartes, Œuvres complètes, t. III, èd. J.-M. Beyssade et D. Kambouchner, Paris, Gallimard, Tel (n° 364), 2009 ; idem, Traité du monde et de la lumière (1664), dans René Descartes, Le Monde, L'Homme, éd. A. Bitbol-Hespériès et J.-P. Verdet, Paris, Seuil, Sources du Savoir, 1996. 55 67 l’empreinte de l’ouvrier dans son ouvrage), soit par l’analyse de son concept même (la preuve ontologique de la sixième méditation). Le fait de ce Dieu bon et tout puissant exclut qu’il soit trompeur ou laisse sévir le malin génie de la première méditation. Dieu seul peut concevoir de manière synoptique et conserver l’ensemble des vérités ; lui seul peut assurer que si nos sens parfois nous trompent, au moins l’usage réglé de notre raison nous permettra toujours de redresser le tir. Si bien que la substance pensante n’est véritablement fondée à titre de « substance » (ce qui subsiste : « ce tient en deçà de » ses accidents), tout comme la vérité de l’objet extérieur, qu’une fois livrée la preuve ontologique de la sixième méditation. Dieu nous conserve en nous créant à chaque instant, de même qu’il garantit aux choses une existence hors de leur représentation 68. L’article 64 de la deuxième partie des Principes de la philosophie (1644)69 confirme d’une manière plus explicite encore l’identification entérinée par Dieu, dans l’ordre de la connaissance, de la nature des choses que nous connaissons de manière phénoménale et des objets de la mathesis abstracta : la quantité continue ou l'étendue géométrique diversifiée par les figures et le mouvement. C’est par ailleurs à l’occasion de cet article décisif, comme le relève 68 Ainsi selon Descartes, l’athée, qui rejette Dieu, ne peut fonder de science mathématique qui ne soit pas douteuse. 69 R. Descartes, Les Principes de la philosophie (Principia philosophiae) (1644), Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes Philosophiques, 1993, I, 66. 56 Frédéric de Buzon70, qu’est posée l’articulation des termes « physica » et « phaenomena ». Cette articulation fait fonds sur une « institution de la nature »71 responsable de la géométrie naturelle. Et ce n’est rien autre chose que cette institution réglée par Dieu qui légitime la réduction épistémologique, à la faveur de la seule lumière naturelle, du phénomène aux modes de l’étendue, et l’accès aux choses mêmes ; donc aux mêmes choses pour tout individu72. La relation du phénomène à la réalité en ressort subvertie. Il n’y a plus, à proprement parler, de contact effectif ou affectif entre ces deux instances, mais une coïncidence médiatisée par la raison, se dévoilant par une intervention active de la subjectivité pensante. Descartes, par ses Méditations, n’en a pas moins fait voir que le solipsisme était une position tenable en théorie. Sa mise en cause de l’extériorité du monde atteint un degré de radicalité que ne connaissait pas le scepticisme antique. Cf. Fr. de Buzon, « La mathesis des Principia : remarques sur II 64 », dans J.-R. Armogathe et G. Belgioioso (dir.), Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), Naples. Vivarium, 1996, p. 303-320 ; repris dans Fr. de Buzon, La Science cartésienne et son objet. Mathesis et phénomène, Paris, Champion, 2013, p. 127-146. 71 Cf. R. Descartes, Les Passions de l'âme (1649), Paris, Tel (n° 131), Gallimard, 1988. 72 Cf. É. Mehl, Descartes et la visibilité du monde. Les Principes de la philosophie, Paris, PUF-CNED, 2009, p. 132. 57 70 Burnyeat rappelle que ce dernier ne se défiait ni de l’existence de l’objet, ni de la véracité de la sensation ; seulement de la transparence de la relation qui accordait les deux73. Le doute hyperbolique invite au solipsisme. Sauf à « sauver les phénomènes » grâce à l’intervention providentielle de Dieu, ainsi qu’y pourvoira Descartes en sa sixième méditation, point névralgique de son système philosophique, au-delà du cogito. Descartes… et nombre de ses successeurs. Si bien que ce Dieu des philosophes allait bientôt devenir l’incontournable deus ex macchina de la métaphysique revisitée selon Malebranche (occasionnalisme), Leibniz (harmonie préétablie) ou Berkeley (immatérialisme). Mais il s’en faut de beaucoup que les preuves démonstratives de l’existence de Dieu, ou que même Dieu comme transcendance et dogme à même de garantir la fiabilité de la perception externe soit reconnu par tous les philosophes. Si bien que la récusation d’une démonstration a priori de Dieu peut conduire la postérité à adopter une forme d’idéalisme qui ne permette plus de postuler rien d’extérieur à soi : et c’est le monde de Fichte qui vient à la lumière, univers résultant du moi posé et du non-moi posant (Dieu n’est réintroduit qu’à titre de postulat subjectif identifié à l’ordre moral). On voit en cela que Descartes, s’il déjoue habilement le brisant du solipsisme et du 73 Cf. M. Burnyeat, « Idealism and Greek Philosophy : What Descartes Saw and Berkeley Missed », dans The Philosophical Review, 91/1, 1982, p. 3-40. 58 phénoménisme, ouvre un chemin risqué pour la postérité. Le ver est dans le fruit. b. L’activité de la raison (Hobbes) Descartes promeut dans le Discours de la méthode un ensemble de règles authentifiant la rectitude, par suite la puissance rectificatrice de la raison bien employée, seule en mesure de nous préserver contre l’erreur 74. Un tel recours à la recta ratio n’est nécessaire qu’autant que le phénomène a été dissocié de son corrélat externe à la conscience. C’est cette dissociation que revisite Hobbes dans une perspective non plus idéaliste et innéiste mais empiriste, à la faveur d’une théorie de la sensation75. Hobbes ne nie pas – non plus que ne le faisait Descartes – la substantialité d’une matière extérieure, indépendante de nos représentations. Le monde n’est pas soluble dans le phénomène mental. Le mécanisme universel thématisé par Hobbes admet que tout être est corporel et tout ce qui arrive s’explique par le mouvement. Dans le cas de la vision est supposé un objet R. Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), dans Œuvres, éd. Adam & Tannery, Paris, Vrin, 1996. 75 Cf. T. Hobbes, Éléments de droit naturel et politique , 74 trad. D. Tivet, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2010, ch. 1, § 2 et 2, § 4 ; idem, Léviathan, Paris, Folio, Folio essais, 2000, I, 1 et idem, De Corpore, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Textes Philo, 2000, XXV. 59 extérieur et matériel qui, agissant sur l’œil, induit des représentations fantasmatiques. On ne peut toutefois, à partir de ces perceptions, déterminer son lieu, ni même aucune de ses propriétés. Car c’est une autre chose que d’affirmer que l’objet dont nous avons la sensation a quoi que ce soit de commun avec l’image que nous nous en faisons. Cela est si vrai que nous pouvons produire des représentations en l’absence manifeste d’objets extérieurs : moyennant la stimulation d’un organe sensoriel (chocs ou pression sur l’œil) ou bien par des mouvements internes au corps d’aller-retour du cœur aux organes sensitifs, comme dans le cas du rêve. Il en ressort que le phénomène, même embrassé dans un cadre empiriste, peut être libéré de l’exigence de la ressemblance avec la chose qui l’occasionne. c. La distinction des qualités (Locke) Avec Descartes et Hobbes est donc entériné le divorce de l’apparaître et de l’apparaissant. Un détour par la physique lockéenne serait une opportunité pour nous de préciser sur quoi repose cette inadéquation. Le corpuscularisme de Locke s’inscrit en réaction face à la scolastique ou à la physique d’Aristote revisitée par les Pères de l’Église. Les choses ne sont pas investies de qualités saillantes, sensibles ou de vertus intrinsèques (cf. Molière, Le malade imaginaire) et ne sont pas mues selon des causes finales, comme le prétend la théorie des lieux. Les phénomènes sont le produit de l’interaction des qualités 60 premières indissociables des corps, inséparables de chaque partie de la matière aussi petite soit-elle – soit la solidité, l’étendue, le mouvement76 – et de la sensibilité. De cette rencontre procèdent en notre esprit les idées corrélées aux qualités secondes, dites plus communément les qualités sensibles, qui ne sont pas absolues 77, mais bien relationnelles78 ou interactionnelles : couleurs, odeurs et sons. Elles restent tributaires des qualités premières en cela qu’elles en dépendent, mais ne sont que pour et par un esprit incarné79. Précisément, les qualités secondes sont des puissances de production attachées à la chose (elles y sont virtuellement et non pas réellement présentes) ; elles induisent des idées dans notre esprit par le truchement de l’appareil sensitif. Pour être ainsi décrites comme « différentes puissances que [l]es substances ont de produire diverses idées en nous à la faveur des sens »80, elles ne sont pas l’image de ces substances ; « car, écrit Locke, s'il n'y avait point d'organes propres à recevoir les impressions du feu sur la vue et sur l'attouchement, et qu'il n'y eût point d'âme unie à ces organes pour recevoir des idées de lumière J. Locke, Essai sur l'entendement humain (1689), trad. P. Coste, Paris, Le Livre de Poche, Classiques de la philosophie, 2009, II, VIII, 9. 77 J. Locke, op. cit., II, XXXI, 2. 78 J. Locke, op. cit., II, XXIII, 37. 79 J. Locke, op. cit., II, VIII, 17. 80 J. Locke, op. cit., II, XXIII, 9. 61 76 et de leur chaleur par le moyen des impressions du feu ou du soleil, il n'y aurait non plus de lumière ou de chaleur dans le monde, que de douleur s'il n'y avait aucune créature capable de la sentir, quoique le soleil fut précisément le même qu'il est à présent »81. Un troisième type de qualité plus spécifique à la physique de Locke doit être mentionné : les qualités tertiaires, définies comme puissances de produire des effets sur d’autres corps (et non, comme s’agissant des précédentes, des idées dans l’esprit)82. La théorie des qualités permet de spécifier à quoi tient l’hétérogénéité du phénomène présenté par les sens et de l’objet extérieur. Cette distinction n’est pas propre au matérialisme ou à l’empirisme, mais se retrouve aussi chez un penseur idéaliste tel que Descartes. Elle thématise une différence ontologique entre deux ordres de sensation qui ne laissera pas d’être remise en cause. Son principal apport, pour ce qui touche à notre objet, est d’avoir constaté combien la structure de la sensibilité et l’esprit connaissant prenaient activement part à la constitution du phénomène. Kant saura s’en souvenir. 2. Le sujet transcendantal Le phénomène, jusqu’à présent, a paru s’opposer tantôt à la substance ou à l’essence qui serait sa cause ou son fondement, tantôt à l’expérience commune en ce qu’il 81 82 J. Locke, op. cit., II, XXXI, 2. J. Locke, op. cit., II, VIII, 23. 62 procède d’une construction rationnelle, en devenant l’objet de la physique. Mais est-on bien fondé à maintenir une conception selon laquelle le voile des apparences dissimulerait l’objet réel ou que la chose en soi serait manifestée – donc en partie reconstituable, par abstraction, – à travers lui ? Y a-t-il, derrière le phénomène, une connaissance possible de la chose en soi ? a. La révolution critique (Kant) Rien n’est moins sûr ; rien n’est plus sûr après que la Critique de la raison pure a achevé de redéfinir le rôle de la métaphysique, et de limiter les prétentions de la raison aux objets éligibles à l’expérience possible. En vue de mettre un terme à la « crise de métaphysique », l’ontologie critique de Kant exhibe les conditions transcendantales de la connaissance. Il fait de l’être raisonnable le centre de la connaissance, de manière analogue (mais en fait inversée : contre-révolution) à Copernic dans le domaine de l’astronomie. Il y va en effet de la structuration du phénomène par les formes de l’intuition sensible et des concepts purs ou des catégories de l’entendement, qui sont a priori. Ce n’est plus l’objet qui contraint le sujet à se conformer à lui, c’est le sujet qui donne à son objet ses règles83. E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787), trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006. Cf. en particulier la Préface de la seconde édition, III, 12. 63 83 La sensibilité se définit chez Kant comme réceptivité tandis que le pouvoir de penser relève de l’entendement. Or, affection et spontanéité œuvrent toujours de pair à la constitution de l’objet de connaissance : « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles » résume lapidairement l’auteur dans sa Logique transcendantale84. Si l’expérience (première source de la connaissance) est bien l’origine de toute connaissance possible, elle n’en est pas le fondement, en cela que les principes organisateurs ou les formes appliquées à cette matière relèvent de la spontanéité de l’esprit (deuxième source de la connaissance). Il en ressort que nous ne pouvons connaître la réalité en soi ; seulement telle qu’elle nous apparaît sous la forme du phénomène : « L'objet indéterminé d'une intuition empirique s'appelle phénomène »85. Contre la théorie classique de la connaissance illustrée par Leibniz et Wolff, Kant établit que la réception-information-synthèse du phénomène ne nous dit rien de ce dont il est le phénomène. On atteint là l’apex de la coupure entre l’apparaissant et l’apparaître, la manifestation et le manifesté. Le scepticisme qui menaçait le monde des phénomènes est paradoxalement disqualifié par cette évacuation du phénomène de toute valeur représentative de la chose en soi. Ou plus exactement de la chose « E.(/I.) Kant, op. cit., Logique transcendantale : « De la logique en général ». 85 E.(/I.) Kant, op. cit., Esthétique transcendantale, § 1. 64 84 considérée comme en soi » ou « en elle-même » (« das Ding an sich selbst betrachtet »), expression employée dans les deux tiers des occurrences86 ; car le noumène87 dont il s’agit ne peut même être appelé une « chose », ce qui le rendrait éligible à nos catégories. Il ne peut pas être conçu, imaginé, prouvé ; seulement pensé comme exigence de la raison (noumène provient précisément du mot grec noumenon qui désigne un contenu de pensé). C’est un concept négatif, limitatif, problématique au sens kantien du terme, on ignore même s’il est, combien il est, etc. ; on ne peut l’envisager que de manière apophatique. Le noumène ni la mort ne se peuvent regarder en face. Il ne peut y avoir de « nouménologie » cataphatique ou positive qui ferait pendant à la phénoménologie. L’intuition empirique qui est la seule que nous ayons n’accède qu’aux phénomènes88 dont l’exégèse critique ne peut nous faire connaître que la forme qui les détermine, et qui est celle de notre esprit 89. Le phénomène ne renvoie plus aux choses en soi 86 Sur cette substitution malencontreuse et ses répercussions, cf. F.-X Chenet, L’Assise de l’ontologie critique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1994, p. 313 sq. 87 E.(/I.) Kant, op. cit., Analytique des principes, chap. III : Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes ». 88 E.(/I.) Kant, op. cit., Esthétique transcendantale, § 8. 89 Cf. E.(/I.) Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2000, I, remarque 3. 65 indépendantes de l’apparaître ; il n’en est pas moins traversé au profit des a priori transcendantaux qui nous révèlent la structure de la subjectivité. b. Les apories du criticisme (Jacobi) L’idéalisme transcendantal a beau tenter de mettre un point définitif aux controverses métaphysiques, beaucoup s’en faut que Kant soit parvenu à le soustraire à la contradiction. Amené à qualifier le rapport liant la chose en soi au phénomène, il semble à maintes reprises manquer à sa résolution de réserver les tables du jugement et les formes de la sensibilité aux objets de l’expérience possible. On ne peut saisir conceptuellement ce qui est par définition exclu du champ de la connaissance : l’en soi ; a fortiori, le rapport de l'en-soi à l'apparence (pour soi). En aucun cas, précise l’auteur, la chose en soi ne peut être considérée sous les rapports de la quantité, de la qualité, de la relation et de la modalité. Aucun des éléments de la table des catégories ne peut être admis dans un discours portant sur le noumène. Il n’y a de place au sein du criticisme kantien que pour une ontologie apophatique. Le noumène, comme son rapport au champ du phénomène, échappe aux déterminations catégorielles de la réalité, de la négation ou de la limitation, de l’unité ou de la multiplicité, du possible ou de l’impossible, du contingent ou du nécessaire, de l’existant ou du non-existant. Sont pourtant employés les termes relationnels de « fondement » (Grund) et d'« affection » (Affektion) pour qualifier la chose en soi comme son rapport aux apparences. Mais c’est plus 66 particulièrement à un usage privilégié chez Kant de la catégorie de causalité que s’en prennent Jacobi et Schulze. Schopenhauer, Maimon et Fichte en tirent les conséquences. – Pour être inexplicables sans les noumènes, note Jacobi90, nos représentations ne peuvent leur être articulées selon un rapport de détermination qui ne convient qu’au phénomène. La chose en soi demeure sans prise pour notre connaissance. – Un usage régressif de la causalité qui remonterait de l’effet à la cause ne peut ainsi, comme le signale Gottlob Schulze, dans son Aenesidemus, justifier (même indirectement) l’hypothèse de la chose en soi 91. Le principe de raison (Leibniz) est ici sans valeur. – Schopenhauer, élève de Schulze, croit pouvoir contourner cette objection à la faveur d’une réinterprétation de la chose en soi à titre de Volonté et de la causalité en termes d’expression : la volonté s’exprime au sein des phénomènes de même que la substance chez Spinoza est exprimée selon ses attributs 92. 90 F.H. Jacobi, « Appendice sur l’idéalisme transcendantal », dans David Hume et la croyance. Idéalisme et réalisme, trad. de L. Guillermit, Paris, Vrin, 2000, p. 239-248. 91 G. Schulze, Aenesidemus, dans Zeitschrift für philosophische Forschung, 33/3, 1792. 92 A. Schopenhauer, « Critique de la philosophie kantienne » dans Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) 67 – Salomon Maimon, en qui Fichte honorera un précurseur, entend que le kantisme bien compris constate naturellement l’identité du phénomène et de la chose en soi par réduction phénoméniste93. Cela en dépit des efforts accomplis par Kant pour se dédire de l’option phénoméniste à laquelle sa première Préface pouvait prêter le flanc (c’est la raison de la seconde Préface). Il reconnaît toutefois le caractère inachevé ou insatisfaisant de son explication du lien entre noumène et phénomène. D’où il ressort que les « choses [considérées comme] en soi » ne sont pas éligibles à la notion de « chose » ( Ding) ; ou pas au sens commun du terme, la chose étant d’ordre phénoménal. Et Karl Jaspers de relever que le syntagme de « chose en soi » (Ding an sich) constitue en lui-même un oxymore : « Comme "chose" on ne peut penser qu'une apparence ; "en soi" indique qu'il ne s'agit pas d'une apparence. [...] [Cette pensée] suggère deux mondes, l'un au premier plan, l'autre caché derrière – un dédoublement du monde. Il peut sembler alors qu'ils existent tous deux, l'un se rapportant à l'autre. Dès lors le deuxième monde, celui qui est derrière, devient un royaume de fantasmes dont tous les contenus proviennent de ce monde-ci, qui est le nôtre. Mais il n'y a pour Kant qu'un seul monde. Ce que, grâce au mouvement transcendant, la pensée réussit à (1818/1819), vol. 2 (1844), trad. A. Burdeau, revue par R. Roos, Paris, PUF, 1966. 93 S. Maimon, Essai sur la philosophie transcendantale trad. J.-B. Scherrer, Paris, Vrin, 1989. 68 toucher, n'est pas un autre monde, n'est pas monde du tout. Et, pour autant que cela existe, cela aura en ce monde une présence de non-monde. Une théorie d'un double monde n'est pas kantienne ; c'est seulement une manière de dire, inévitablement contradictoire »94. L’idée de « chose en soi » n’est pas tenable. Que la chose en soi soit bien une chose, elle ne pourrait exister en soi ; que la chose en soi existe en soi, elle ne pourrait être appelée une chose. L’antinomie n’est pas soluble, elle fait échec à la dichotomie kantienne : « on ne peut décrire l'en-soi, en conclut Fichte, que comme ce qui anéantit sa pensée »95. L’idéalisme transcendantal appréhendait le phénomène dans la synthèse entre, d’une part, la réception passive du donné intuitif modélisé dans le temps et l’espace et, d’autre part, l’imposition des catégories pures et empiriques qui transforment ce donné en objet de connaissance unifiée par l’aperception transcendantale. Le phénomène ne prenait sens que par rapport sujet, mais également à une non-chose que la raison doit postuler pour ne pas tomber dans les errements phénoménistes. La critique du kantisme par ses successeurs accuse l’inanité de ce second pôle du phénomène. De cette critique émergera une pensée originale qui, certes, pourra prendre la K. Jaspers, Les grands philosophes, ceux qui fondent la philosophie et ne cessent de l'engendrer : Kant, Paris, Plon, 94 Agora, Paris, 1989. 95 J.G. Fichte, La théorie de la science. Exposé de 1804, trad. D. Julia, Paris, Aubier, 1967, conférence XII. 69 direction du phénoménisme, mais pourra également s’en affranchir pour donner corps à la phénoménologie. c. L’intuition polymorphe (Uexküll) Une chose sur laquelle Kant se veut explicite est que la complexion humaine est telle qu’il n’a pas d’intuition intellectuelle (Fichte reviendra sur cette affirmation). Dieu seul pourrait en être doué, et accéder aux noumènes purs, c’est-à-dire exclusif des conditions de l’expérience sensible. Cela n’exclut pas que d’autres modes de l’expérience sensible puissent être envisagés. C’est-à-dire des manières alternatives de constituer le phénomène, donc de phénoménaliser ; donc une pluralité de phénomènes d’un même divers sensibles. À tout le moins ne saurait-on l’exclure, quand bien même nous ne pourrions savoir de quoi il retourne : « D'autres formes de l'intuition pure (que l'espace et le temps) et aussi d'autres formes de l'entendement (que les formes discursives de la pensée ou de la connaissance par concepts) seraient-elles possibles, que nous ne pourrions d'aucune manière les concevoir ni les rendre concevables »96. C’est assez pour l’auteur que de les savoir possibles. Leur existence, « problématique », ne peut qu’être « postulée ». Explorer ces alternatives à la phénoménalité humaine, tel est pourtant le défi que s’est proposé le biologiste et E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787), trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006. 70 96 philosophe allemand, pionnier de la « biosémiotique » et de l’éthologie, Jakob Johann von Uexküll. Uexküll propose le concept d' « Umwelt » pour qualifier l’univers propre de chaque espèce vivante, en tant que ces dernières l’investissent d’un sens et lui imposent leurs déterminations97. Le « sujet animal » est moins en cela un animal-machine qu’un animal-mécanicien. C’est en attribuant des caractères, marqueurs ou balises perceptives à son milieu qu’il s’y adapte, aménageant, selon la « règle générale », « un milieu vécu optimal (ce que le sujet peut) dans un environnement pessimal (l’infinité indiscernable de la nature). L’exemple de la tique, repris par Gilles Deleuze98, a force d’illustration : « De tous les effets dégagés par le corps du mammifère, il n’y en a que trois, et dans un certain ordre, qui deviennent des excitations. Dans le monde gigantesque qui entoure la tique trois stimulants brillent comme des signaux lumineux dans les ténèbres et lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but sans défaillance »99. Il s’agit de la lumière qui permet à une femelle fécondée de se diriger jusqu’à la branche d’un arbre. Percevant l’acide butyrique qui se dégage des glandes sudoripares d’un mammifère, la tique se laisse alors tomber. 97 J. von Uexküll, « Théorie de la composition naturelle », dans Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie de la signification (1934), éd. Denoël, 1965 ; réed. sub titulo Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010. 98 G. Deleuze, « A comme Animal », dans Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, Critique, 1980, p. 67-68 et p. 314. 99 J. von Uexküll, op. cit. 71 Elle ressent la chaleur de sa peau dénudée, y ensevelit sa tête, se gorge de sang avant de pondre et de se laisser mourir. Le monde propre d'un organisme est donc la somme des expériences qui lui sont accessibles par le truchement de ses parties fonctionnelles, sa sensorialité. Le monde de la tique n’est pas le nôtre et, quoiqu’il nous paraisse restreint, il est un monde à part entière. Si l’on fait sienne la thèse de modes alternatifs de l’intuition sensible et d’autres formes du jugement, doit-on, comme le suggérait Kant, renoncer à savoir à quelle phénoménalité ils ouvrent ? Incommensurable, aux yeux d’un philosophe de l’esprit tel que Thomas Nagel, serait alors le monde de la chauve-souris100, qu’il tient pour un exemple paradigmatique. Les expériences phénoménales d’une chauve-souris nous sont inaccessibles et irreprésentable pour cela que notre constitution diffère radicalement de celui d'une chauve-souris. Il faudrait être soi-même une chauve-souris pour ressentir en chauvessouris. C’est que les qualia (les propriétés sensationnelles, les phénomènes de l’expérience) échappent à l’analyse, privant de pertinence toute investigation de la conscience en direction d’autres manières de phénoménaliser. Plus largement selon Nagel, l’expérience en « première personne » se caractérise par l’immersion au sein d’un univers mental 100 Th. Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? » (« What is it like to be a bat ? »), dans The Philosophical Review, no 83, 4, 1974. 72 particulier que manque nécessairement le point de vue objectif des sciences. 3. Le sujet immatérialiste « On ne cherche pas derrière les phénomènes : ils sont eux-mêmes la doctrine », affirmait Goethe dans ses Maximes et réflexions. Jusqu’à quel point pouvons-nous suivre le poète allemand dans cette rupture d’avec l’essence, ce reniement de l’« adelon » de la pensée grecque ? Aussi loin que nous y autorise l’idéalisme le plus radical. Cette réduction de l’être à l’apparaître – à l’appar-être – et à l’esprit pour qui il y a apparition, Berkeley fut le premier à la mener à bien. Il fut en cela suivi par Mill, par Fichte et de manière tout aussi singulière, par des auteurs tels que Nozick. Le phénoménisme n’a d’ailleurs rien perdu de son intérêt auprès des philosophes intéressés à la simulation informatique101. Comprendre comment une pareille théorie de l’esprit en est venue à exister implique d’en revenir aux acquis de la philosophie moderne. Ce qui s’était fait jour chez trois auteurs d’obédiences aussi différentes que Descartes, Hobbes et Locke, était le caractère actif de la raison qui lie entre elles et juge nos représentations. La cause ou l’occasion du phénomène n’est pas donnée à contempler. L’être et le phénomène sont séparés par un écart propice à l’attitude sceptique. Cf. R. Sussan, Demain, les mondes virtuels, Paris, Pearson, La fabrique des possibles, 2009. 73 101 a. L'idéalisme empirique (Berkeley) La résorption de cet écart est l’enjeu décisif de la philosophie de Berkeley. C’est à cette fin qu’est postulé le Nouveau Principe selon lequel « être, c’est être perçu ou percevoir » (« esse est percipi aut percipere ») : n’existent réellement que des idées et les esprits qui les perçoivent. Les phénomènes sont l’intégralité de la réalité sensible ; eux seuls sont susceptibles de nous affecter. Quant aux esprits – autrui et Dieu – ils nous sont suggérés par les effets sensibles de leurs actions. Par le langage humain et par celui de l’auteur de la nature, lequel s’exprime par les idées sensibles102 ; si bien que tout fait signe en direction de Dieu. Le scepticisme et la libre pensée sont ainsi récusés : le scepticisme en cela qu’il s’appuyait sur une dissociation non pertinente de l’apparaître et de l’apparaissant pour douter de l’adequatio rei et intellectus ; et l’athéisme (partant, le solipsisme) en tant qu’il ignorait l’omniprésence de Dieu, lequel s’adresse sans cesse à nous. Les deux grands adversaires du penseur immatérialiste sont ainsi désarmés. Le monde comme vérité n’est pas distinct du monde comme représentation. Cette réduction phénoméniste a pour effet de faire un sort à la typologie des qualités. « Je réponds [à Locke] qu'une idée ne peut ressembler à rien qu'à une idée ; une couleur, une figure ne peuvent ressembler à rien qu'à une autre couleur ou figure. Si nous G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine (1710), Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998, § 30-33. 74 102 regardons un tant soit peu dans nos pensées, nous trouverons qu'il nous est impossible de concevoir de la ressemblance si ce n'est entre nos idées »103. Donc pas de ressemblance entre une idée et une chose matérielle conçue hors de l’esprit. Pas de matière hors de l’esprit ; pas de matière, de chose en soi, d’objet physique au-delà ou en deçà de nos idées sensibles. L’évêque de Hanovre réduit ainsi les choses à des idées, puis les idées aux choses. Une entreprise en germe dans la Théorie de la vision (1709), qui soutenait la thèse de l’hétérogénéité des champs perceptifs dans le contexte du problème de Molyneux, ainsi que le caractère sémiotique de nos idées visuelles (distances, etc.) élaborées d’après les objets propres de la vue (idées visibles), mises en correspondance avec les objets propres du toucher (idées tangibles) de même qu’un signifiant dénote un signifié104. Non pas arbitrairement, en ce qui concerne Berkeley, mais en s’autorisant de l’expérience répétée des rapports de succession et de coïncidence entre nos différentes idées. Berkeley affirmait en effet dès le premier paragraphe de ses Principes que les choses ne sont rien d’autre que des « collections d’idées »105. Et l’on pouvait alors se demander si ce sont bien les choses en tant qu’objets, ou les idées dont G. Berkeley, op. cit., § 8. G. Berkeley, Théorie de la vision (1709), dans Œuvres, Paris, PUF, Epiméthée, 2009. 105 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine (1710), Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998, § 1. 75 103 104 elles sont faites, qui apparaissent. Comment la chose estelle construite ? De quoi la manifestation est-elle la manifestation ? Répondre à cette question implique de distinguer, d’une part, ce qui est immédiatement « senti », les objets propres de nos sens, et d’autre part ce qui l’est par eux de manière médiatisée, qui nous est « suggéré » par ces idées sensibles et que nous « percevons ». La sensibilité relève de l’affection et de la donation, la perception d’une synthèse opérée à l’horizon de ce que suggèrent les sensations élémentaires actuelles. « J'accorde que, suivant une certaine acception des mots, on peut dire que nous percevons les choses sensibles médiatement par les sens : quand, par suite d'une connexion fréquemment perçue, la perception immédiate d'idées par un sens en suggère à l'esprit d'autres, qui appartiennent peut-être à un autre sens, mais qui ont coutume d'être connectées avec les premières. Par exemple, quand j'entends une voiture rouler dans la rue, immédiatement, je ne perçois que le son ; mais, de par mon expérience passée qu'un tel son est en liaison avec une voiture, on dit que j'entends une voiture. Il est toutefois évident que, en réalité et strictement parlant, rien ne peut être entendu que le son ; et la voiture n'est donc pas 76 proprement perçue par le sens, mais suggérée par l'expérience. »106 Berkeley réussit-il à refermer comme il se doit la brèche ouverte par les penseurs modernes entre la chose et l’apparaître, l’être et son corrélat sensible ? Une question délicate, dans la mesure où les idées de Dieu que nous percevons en nous (non pas en Dieu, comme le voulait Malebranche) ne sont pas perçues en nous comme elles le sont en Dieu. Le Philonous (« ami de l’esprit ») des Trois Dialogues admet que Dieu soit cause ultime de toutes les choses au point de rendre effectives, c’est-à-dire perceptibles, les décisions de notre volonté, conformément aux lois de la nature. Or les idées ne sont pas sans (« without » : à l’exclusion et à l’extérieur de) les esprits qui les perçoivent : le nôtre, celui de Dieu. Que l’esprit de Dieu perçoive continuellement les choses est ce qui permet de résoudre le problème de l’anéantissement d’un monde qui ne serait pas actuellement perçu. Le monde dépend effectivement de l’esprit en cela qu’il n’est pas sans être perçu, mais ne s’évanouit pas pour si peu que l’on ferme les yeux, qu’on lui tourne le dos ou que l’on disparaisse. Il en irait ainsi si la totalité des esprits percevant (dont Dieu) devaient cesser d’exister, de la même manière qu’une langue peut sans G. Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713), trad. G. Bryckman et R. Dégremont, Paris, GF Flammarion, Paris, 1998, 3e dial. 77 106 difficulté survivre à la disparition d’un locuteur, mais pas à leur disparition à tous 107. Dieu est le premier locuteur du monde selon Berkeley. Voilà donc surmontée l’aporie de l’intermittence introduite pas Hylas (« matière »), qui ne concerne en dernier ressort que des esprits finis. Les choses existent continuellement en Dieu qui les adresse à nous 108. Cette relation qu’entretiennent les idées en Dieu, perçues par Dieu, et les idées sensibles telles qu’elles nous apparaissent, c’est-à-dire telles qu’elles apparaissent en nous, Berkeley la spécifie dans sa Lettre adressée à Johnson du 24 mars 1730109. En Dieu, elles sont des archétypes. Dieu les perçoit sans en être affecté, sans endurer, sans ressentir, au-delà des sens qui ne sont les attributs que d’esprits incarnés. Il n’éprouve pas la peine, la haine ni la douleur ; il les connaît toutefois. Les connaît sub specie aeternitatis, 107 Cf. M. Atherton, « Berkeley Without God », dans éd. R. Muehlmann, Berkeley's Melaphysks. Structural, Interpretive and Critical Essays, Pennsylvany, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1995, p. 244-245. 108 Et ce faisant, s’adresse à nous. « Entendre » cet « appel » et lui répondre de sa voix, tel est le sens « vocation » théologique. 109 La correspondance de Georges Berkeley, incluant les lettres à Johnson datées du 10 septembre 1729 et du 24 mars 1730 est éditée en version originale dans The works of George Berkeley, bishop of Cloyne, éd. G. Sampson, Londres, George Bell and sons, 1898. 78 d’une façon synoptique et objectale qui n’admet pas la succession110. Sa connaissance est, au sens strict, une théorie (« contemplation »). Ce qui est en Dieu comme archétype affecte l’homme de l’extérieur (il n’y a donc pas d’idées innées, contra Descartes), en tant qu'ectype. Non que l’archétype soit à l'ectype ce que la cause est à l’effet. Pas davantage n’est-il ce que l’intelligible est au sensible ou le modèle à la copie. Il s’agit pour Berkeley de différencier deux types de perception : l’une éternelle, en Dieu, la connaissance divine des archétypes ; et l’autre temporelle, externe ou adventice, la perception humaine. « J'imagine que, si j'avais été présent à la Création, j'aurais vu les choses amenées à l'être, autrement dit devenir perceptibles dans l'ordre décrit par l'historien sacré [...] Quand on dit que les choses commencent ou finissent d'exister, ce n'est pas par rapport à Dieu qu'on l'entend ainsi, mais au regard de ses Créatures. Tous les objets sont éternellement connus de Dieu, ou, ce qui revient au même, ils ont une existence éternelle dans son esprit ; mais quand des choses auparavant imperceptibles aux créatures deviennent, par un décret de Dieu, perceptibles à celles-ci, alors on dit que ces choses commencent une existence relative, au regard des esprits créés. Donc en lisant le récit de la Création, je comprends que les différentes parties du monde devinrent graduellement perceptibles aux esprits 110 G. Berkeley, op. cit., troisième Dialogue. 79 finis dotés de facultés appropriées ; si bien qu'elles furent véritablement perçues par tous les esprits de ce genre, quels qu'ils aient pu être, qui étaient présents. »111 Dès lors que les idées existent en Dieu, par Dieu, de toute éternité, le décret divin de création doit être reconsidéré comme une « révélation » à des « esprits finis dotés des facultés appropriées » de ce qui est en latence ; la parole créatrice est actualisation des archétypes rendus sensibles en qualité d’ectypes situés dans le temps. Ou plus exactement, le temps procède de la consécution de telles idées sensibles que nous communique Dieu. C’est dire que le temps est, pour Berkeley, une forme du sentir et non une propriété ontologique des choses. La temporalité est ce en quoi nous recueillons et phénoménalisons les idées-signes communiquées par Dieu. Leur apparaître est également, pour nous qui percevons au gré d’une succession d’idées, un disparaître. Il est aussi accompagné d’une qualité de plaisir ou de douleur. C’est elle qui, réfléchie et raffinée par la philosophie, informe sur la conduite à tenir dans l’existence et constitue le critère de la morale. Savoir s’il est possible à Dieu de connaître ce qui n’est pas encore, soit le moment du décret de création, n’est pas à la portée d’un esprit incapable de se représenter l’éternité comme autre chose qu’une prolongation indéfinie du temps, et de comprendre un acte comme autre chose qu’un 111 G. Berkeley, op. cit., p. 218. 80 événement inscrit dans une chronologie. Dieu conçoit de manière intellectuelle ce qui se donne à nous de manière sensible, et même particulière (en ce qui concerne les objets seconds des sens) dès lors que les « idées générales » sont des idées particulières dont nous usons de manière générale. D’où il ressort que pour un entendement non limité, non incarné, ce que nous percevons comme des réalités physiques – le monde sensible, la nature – existe en Dieu comme une réalité mentale. Or une réalité mentale n’est pas un phénomène, c’est une essence (ousia), c’est une pensée : un noumenon. N’est-ce pas réintroduire sous de nouveaux auspices la distinction entre la chose intellectuelle ou « pure » et son état manifesté ? Entre une essence divine et son appréhension sensible ? Entre l’être d’une part, prérogative divine, le phénomène de l’autre ? Il ne suffit peut-être pas d’éventer l’illusion d’une substance matérielle extérieure à l’esprit pour échapper à la dichotomie, contrairement à ce qu’une communis lectio tend à accréditer. b. L’empire du simulacre (Nozick) Berkeley, après Descartes, surmonte l’écueil du solipsisme en assignant à nos idées sensibles le statut de signes par lesquels s’adresse à nous l’auteur de la nature. Si la question de la correspondance entre le phénomène et l’être ne se pose plus avec Berkeley, on a pu voir que son issue n’allait pas de soi chez le philosophe français. C’est encore Dieu qui résout l’équation. On peut toutefois se 81 demander si l’argument tient bon dans un contexte scientifique athée, réticent à utiliser ce genre de raisonnement métaphysique. L’hypothèse du « Malin génie » n’a pas laissé d’être reprise et adaptée ad libitum au cinéma de science-fiction. Citons des films tels que EXistenZ (David Cronenberg, 1999), Matrix (Andy et Larry/Lana Wachowsky, 1999) Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001), et Inception (Christopher Nolan, 2010). Ces œuvres ont en commun de mettre en scène une variante transhumaniste de l’hypothèse de Descartes, thématisée par des penseurs américains frottés d’épistémologie comme Hilary Putnam et Robert Nozick. L’expérience de pensée imaginée par le premier est connue sous le nom de « cerveau dans une cuve » (« brain in a vat »)112. Nozick la reconduit dans son ouvrage Anarchie, État et Utopie pour démontrer l’impossibilité d’avoir la certitude apodictique que nous ne soyons pas un davantage qu’une collection de neurones branchés sur une machine113. Synthétisons. Nozick réduit le phénomène à une stimulation. Le monde perçu n’est pas distinct de sa représentation. Supposons que l’univers ne soit que 112 H. Putnam, « Brain in a vat » (« Le Cerveau dans une cuve »), dans Reason, Truth, and History (Raison, Vérité et Histoire, trad. A. Gerschenfeld), Cambridge, Philosophical Papers, 1981. 113 R. Nozick, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988. 82 l’ensemble de ce qui a lieu pour nous, il se réduit en dernier lieu à un complexe de sensations distribuées dans le temps (l’espace lui-même n’est pas requis, s’il est une dimension déduite du temps, une anticipation de la durée qui nous sépare des choses et qui sépare les choses entre elles). De quoi sont faites nos sensations ? Si l’on se range à une option moniste physicaliste, d’impulsions électrochimiques. Comment nous prouvons-nous, dans de telles conditions, que nous ne sommes pas qu’un cerveau immergé dans du formol, stimulé par un ordinateur ? De quels critères disposons-nous pour décider si nous ne sommes pas en présence de purs fantasmes induits par une machine ? À l’objection qui arguerait de l’insuffisance de nos technologies actuelles pour mettre en place un tel dispositif, l’auteur objectera que notre présente incapacité ne préjuge pas de la stricte « possibilité » d’un tel dispositif. Rien n’interdit de penser que nous le puissions un jour. Ou, mieux, que cela soit déjà le cas : dans la réalité externe à la simulation. Le monde perçu produit par le truchement de stimuli électrochimiques artificiels serait délibérément élaboré de telle manière que nous croyons vivre au début du XXIe siècle, à une époque où il n’est pas encore possible de générer ce simulacre. Cette indigence technologique serait propre à la réalité virtuelle, non pas à la réalité qui voit se dérouler l’expérimentation. Je doute, je suis, j’existe – mais où, comment et quand, c’est ce que ne permet pas de découvrir un raisonnement fondé sur la simulation. 83 L’expérience de pensée développée par Nozick n’est pas pour mettre en cause l’existence d’une réalité extérieure à l’esprit. Ni même pour récuser le caractère matériel de cette réalité. Elle nécessite au moins le substrat d’un cerveau connecté et d’un ordinateur en charge de la simulation. Par suite, d’une énergie capable d’alimenter l’ordinateur, et le reste à l’avenant114. Rupture d’avec Berkeley pour qui seuls coexistent les idées et les esprits. Ce qui fait problème dans le cas qui nous occupe, c’est à nouveau l’adéquation du monde représenté, virtuel, et de la réalité tangible du monde depuis lequel a lieu l’expérimentation. Nous n’avons pas de contact avec un tel substrat. On peut encore imaginer que la simulation ait lieu depuis un monde qui n’est lui-même que la simulation d’un monde, et ainsi de suite à l’infini. Il n’en demeure pas moins que dans le cas de la simulation autant que dans celui de l’immatérialisme berkeleyen est déduite l’existence d’une extériorité : respectivement celle du simulateur et des stimulations, celle de l’auteur de la nature et des idées sensibles. c. L’idéalisme subjectif (Fichte) C’est déjà trop admettre. Johann Gottlieb ne s’embarrasse pas de cette extériorité. Nul autre que ce disciple dissident de Kant, à notre connaissance, ne s’est enfoncé plus loin sur la voie de la réduction phénoméniste. A. Milon, La réalité virtuelle : Avec ou sans le corps, Paris, Éditions Autrement, Le corps plus que jamais, 2005. 84 114 Si l’on s’en tient à la manière d’idéalisme baptisé « subjectif » ou « absolu » de sa première philosophie, c’est désormais le « Moi auto-posant » qui est intronisé auteur et organisateur de la réalité perçue ; « Moi absolu » qui s’objective par la confrontation (de facture dialectique) du Moi posant (posant le Non-Moi posé) et du Non-Moi posé (posé par le Moi même)115. Le phénomène est une émanation du Moi ressaisi par le Moi selon des formes et des catégories produites par ce même Moi. Le monde est activement projeté depuis le Moi en même temps qu’il affecte passivement le Moi. Le Moi s’auto-affecte inconsciemment et n’a conscience que d’être affecté comme le rêveur découvre en même temps qu’il produit son rêve ; il n’aperçoit qu’une vérité partielle, de même que l’œil ne se voit pas voir. L’altérité du phénomène n’est en ce sens que l’ignorance de l’identité foncière, mais pas encore « pour soi », de l’être et du non-être. Que deviennent alors autrui et Dieu ? Quelle place pour l’autre et le Grand Autre s’ils sont en vérité le (Moi)Même ? Kant ayant récusé les preuves ontologiques116, il ne reste plus possible de postuler Dieu qu’en qualité de garant de la morale (et c’est en tant que Dieu moral qu’il J.G. Fichte, La Doctrine de la science Nova Methodo, Paris, L'Âge d'homme, 1989. 116 E.(/I.) Kant, Critique de la raison pure (1781 et 1787), trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006. 85 115 sera par ailleurs disqualifié par Nietzsche117) et de l’existence d’une extériorité au Moi. Voilà qui met l’idéalisme de Fichte en butte au solipsisme. Fichte considère que la dialectique du Moi et du Non-Moi résout à terme cette aporie à un niveau métaphysique. Une solution par provision est suggérée par le sentiment pratique. Seul un acte de foi conscient et volontaire, distinct de la croyance de l’attitude naturelle, peut nous hisser de l’incertitude à la vérité et de l’imagination à la réalité. Tout ne peut pas être qu’illusion – ou bien l’action morale et la vertu, qui n’ont de sens qu’en relation avec autrui, seraient proprement absurdes. Le sentiment pratique ou l’exigence morale que nous éprouvons en nous nous induit à penser le monde perçu comme existant hors de l’esprit, un monde au sein duquel l’homme est présent à ses devoirs ; voire à un monde meilleur au terme de cette vie118. Mais la pratique ne peut rien inférer de certain sur le plan scientifique, celui de la théorie. Autrui pourrait ne pas exister comme autre chose qu’un phénomène mental. Demeure au moins ceci d’acquis que, par contraste avec Descartes, la question de la ressemblance entre nos représentations et la réalité hors de l’esprit cesse d’être pertinente. La formuler serait à nouveau mettre en regard un phénomène et une essence ou un pour soi à un en soi Fr. Nietzsche, L’Antéchrist (1888), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2006. 118 J.G. Fichte, Destination de l'homme, trad. B. de Penhoen, Paris, Charpentier, 1836. 86 117 qui s’en affranchirait ; soit, dans les termes de Fichte, envisager le Non-Moi posé comme posé indépendamment du Moi posant. Moi et les phénomènes comme processus de réappropriation du Moi se confondent de même que la nature naturante inhère la nature naturée. 4. Le phénomène psychique Le phénoménisme franchit ainsi un pas supplémentaire dans le processus de subjectivation du phénomène. En quoi le phénomène peut-il être une empreinte de la subjectivité, c’est ce qu’il nous faut maintenant considérer en marge de l’idéalisme, à l’aune non plus de la physique, mais de la psychologie. a. Le phénomène onirique (Freud) C’est une tendance ancienne que de concevoir le rêve et la réalité sous le mode de l’opposition. Depuis l’Antiquité, et plus encore depuis Descartes et l’irruption du doute hyperbolique, a prévalu la question des critères propres à faire le départ entre le monde onirique et la réalité. Descartes, dans la sixième de ses Méditations, met en avant la pierre de touche de la liaison de nos idées entre elles119. C’est par la congruence des phénomènes, leur inscription dans une série qui permet d’en extraire des régularités et de faire des prédictions ; enfin, par l’accord R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GFFlammarion, Paris, 1993, sixième méditation. 87 119 intersubjectif que Leibniz entend réaliser cette partition 120. Mais le monde onirique n’est-il pas une partie (sinon le tout : « skias onar anthropos », « l’homme est le rêve d’une ombre », écrit Pindare dans sa huitième Pythique 121) de la réalité ? En quoi le phénomène du rêve serait-il moins « réel » que le phénomène vigile ? Ne pourrait-il être également l’indicateur d’une vérité inscrite dans le sujet ? C’est bien la conviction de Freud, dont le propos réhabilite le rêve en tant que « voie royale vers l’inconscient ». Ses précurseurs d’Égypte et de Grèce antique pouvaient encore interpréter le rêve comme une prophétie ou un présage à valeur collective 122. Freud inaugure une nouvelle lecture centrée sur le psychisme de sujet. Tout l’intérêt de l’interprétation des rêves frayée par la psychanalyse consiste à dégager cette vérité individuelle et refoulée de sa gangue onirique. Au sein d’un rêve mis en 120 G.W.L. Leibniz, « De modo distinguendi phaenomena realia ab imaginariis », dans Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes (1663-1689), éd. Frémont, Paris, Flammarion, 2001, p. 193 sq. 121 Pindare, VIIIe Pythique, dans Œuvres complètes, trad. J.-P. Savignac, Paris, éd. La Différence, Minos, 2004, p. 242243, vers 95 à 97 : « Êtres éphémères ! L'homme est le rêve d'une ombre. Mais quand les dieux dirigent sur lui un rayon, un éclat brillant l'environne, et son existence est douce. » 122 Cf. Artémidore d’Éphèse, Clef des songes, Paris, Vrin, Textes Philo, 1999. 88 récit doit être distingué le contenu manifeste du contenu latent. Seule l’interprétation du contenu manifeste permet de mettre au jour le contenu latent : il est toujours, pour Freud, l’accomplissement masqué d’un désir refoulé. Le rêve, en tant qu’il réalise ce désir refoulé tout en s’en défendant, retrouve l’ambivalence de ce compromis psychique que la psychanalyse décelait dans le symptôme123. Le rêve de « l’injection faite à Irma » décrit dans l’Interprétation des rêves est l’occasion pour Freud de préciser de quelle nature est le désir manifesté : c’est, en dernière instance, un désir infantile124. L’inconscient est le lieu de processus primaire et le rêve un moment privilégié, non pas de leur satisfaction brute ni de leur ajournement, mais de leur réalisation sur le mode hallucinatoire. Parmi les caractéristiques du rêve revisité par Freud sont distinguées : (1) sa tendance à incorporer des résidus diurnes. Des événements ayant eu lieu la veille lui servent de matériaux, mêlés à des souvenirs inconscients plus ou moins anciens ; (2) l’opération de figurabilité. Soit la mise en image de désirs inconscients ; (3) l’opération de déplacement qui tantôt accentue les éléments du rêve les moins révélateurs S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot, 2004. 124 S. Freud, L'Interprétation du rêve, Paris, Points, Points Essais, 2013. 89 123 du point de vue du refoulé au détriment des plus chargés de signification, tantôt lie un affect dérangeant à une représentation qui désamorce sa charge émotionnelle ; (4) sa faculté de condensation, qui lui permet de fondre plusieurs éléments en une seule représentation. Cette représentation est investie de plusieurs niveaux de sens et prête à des lectures hétéronomes qui s’additionnent au lieu de se neutraliser. Un postulat de la métapsychologie est en effet qu’une même image puisse être interprétée sous plusieurs angles et à plusieurs reprises en des sens différents ; (5) l’opération de figuration, aussi dite « élaboration secondaire », qui articule les désirs figurés dans un schème narratif. Le rêve déploie un scénario qui détourne l’attention de ce qui est en jeu. Il en ressort que le rêve, tissé de phénomènes psychiques, n’est pas que le « gardien du sommeil ». Il manifeste la réalité de la pulsion qu’il symbolise au moyen de l’imagination. Le désir inconscient se phénoménalise en se travestissant125. 125 Pour un échantillon des différentes approches psychologiques ou psychanalytiques du rêve, voir R. Bernet, Force-Pulsion-Désir. Une autre philosophie de la psychanalyse, Paris, Vrin, Problèmes et controverses, 2013 ; M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, Epiméthée, 2011 et P. Carrique, Rêve, vérité. Essai sur la philosophie du sommeil et de la veille, Paris, Gallimard, NRF, 2002. 90 b. Le phénomène délirant (Shakespeare) Il y a loin que le rêve soit l’unique circonstance à l’occasion de laquelle la vie psychique revêt la toge du phénomène pour se manifester. Témoins, en psychiatrie, les mécanismes de l’hallucination, de la psychose et de la paranoïa. En référence au personnage de la pièce éponyme, le syndrome d’Othello baptise ainsi la projection maniaque de l’amant jaloux qui ne voit partout que trahison 126. Sa jalousie prédétermine tout ce qui lui apparaît au point de bientôt contaminer l’ensemble de ses représentations : tout s’interprète en termes de rivalité. Projection hallucinatoire qui bien souvent finit par se donner raison, en cela que le jaloux, par son comportement odieux, finit par provoquer l’adultère qu’il redoute (espère ?). Son imagination, « maîtresse d’erreur et de fausseté » (Pascal), a finalement raison de sa raison. Tout le conforte dans sa folie. Le phénomène ne fait alors qu’objectiver une obsession 127 ; ou dans le cas d’Othello, sous l’éclairage de la psychanalyse, que métaboliser l’angoisse de la séparation. C’est en tout état de cause l’impossibilité de sortir de la particularité d’une interprétation pour trouver la sécurité d’un monde stabilisé que dit l’enfer de la folie. L’enfer de la folie n’a pas besoin des autres : l’enfer, c’est la prison du soi. W. Shakespeare, Othello, Paris, Librio, Théatre, 2003. Cf. G. Lagache, Les hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, 1969. 91 126 127 L’enfer peut être nous au sens où le monde entier se laisse contaminer par des agitations psychiques que le sujet n’est plus à même d’identifier comme siennes. Tel est le cas du trouble psychotique et, de manière plus éloquente, de la schizophrénie. Celle-ci se manifeste, non pas comme on le croit communément, par un syndrome de personnalité multiple (troubles dissociatifs de l’identité), mais bien essentiellement par une difficulté à établir une démarcation entre le soi et le non-soi, à distinguer le phénomène interne du phénomène externe. Le schizophrène – littéralement, l’homme dont l’esprit (phrèn) est fractionné (schizein) – est paradoxalement celui dont l’esprit cesse de compartimenter, suggérant par là-même qu’une telle compartimentation n’est pas a priori (exemple du nourrisson chez Winnicott, qui est sa mère avant l’épreuve de la séparation). Le schizophrène fait « apparaître » ses démons, il leur donne corps dans l’ordre de la manifestation et se laisse dévorer par eux. On citera pour exemple le cas de l’économiste et mathématicien américain John Forbes Nash dont la biographie128 adaptée à l’écran (A Beautiful Mind, réalisé par Ron Howard, 2001) a largement participé à sensibiliser le grand public sur la question. On peut encore citer les travaux précurseurs d’Eugène Minkowski, figure pionnière de la psychopathologie. Cet ancien assistant d’Eugène Bleuler propose une description S. Nasar, Un cerveau d'exception : de la schizophrénie au prix Nobel, la vie singulière de John Forbes Nash, Paris, Calmann-Lévy, 2000. 92 128 proto-phénoménologique de la schizophrénie, laquelle est définie comme une perte de contact avec la réalité 129. Il retient de Bergson le concept d’élan vital exposé dans L'Évolution créatrice 130, ainsi que le caractère dynamique, vécu et intuitif de l’espace et du temps131. C’est à leur distorsion que tiendrait l’élément pathologique de la schizophrénie132. Cette distorsion empêche la mise en place d’une relation viable au monde et à autrui… et à soi-même – d’où la difficulté de circonscrire le « soi ». Le monde du schizophrène, s’il n’est pas notre monde, peut néanmoins se laisser approcher par l’art et la littérature. Shutter Island E. Minkowski, La schizophrénie, Paris, Payot, Petite Bibliothèque Payot, 2002. Pour un développement proprement phénoménologique de la question, cf. H. Maldiney, Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2012 et idem, Penser l’homme et la folie, Paris, Jérôme Million, Krisis, 2007. 130 H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. A. François, Paris, PUF, Paris, PUF, Quadrige Grands textes, éd. critique, 2007. 131 H. Bergson, Durée et simultanéité : À propos de la théorie d’Einstein (1922), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, éd. critique, 1992 ; idem, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, éd. critique, 2007. 132 E. Minkowski, Le Temps vécu. Étude phénoménologique et psychopathologique (1933), Paris, PUF, Quadrige, 2013. 93 129 tente de faire partager cette expérience dans le registre du roman-puzzle133. c. Le phénomène refuge (Sartre) La manifestation schizophrénique tout comme le délire interprétatif qui accompagne la jalousie pathologique ne constituent jamais que des exemplifications cliniques d’un mécanisme de mutilation ou de déformation de la réalité perçue qui peut prendre des formes plus prosaïques et moins spectaculaires. Des formes quotidiennes ; ainsi lorsque devient aveugle celui qui ne veut pas voir et sourd celui qui ne veut entendre. Ce qui n’est pas toujours apprendre en un sens figuré. L’extinction d’un champ perceptif en suite d’un traumatisme est un topos classique de la psychopathologie, inscrit sous la rubrique de l’« hallucination négative ». De façon plus insidieuse, le praticien qui ne veut pas voir l’être souffrant (« patient » vient du latin patiens : « celui qui souffre ») derrière la maladie jette sur son cas un voile d’invisibilité ; il l’annihile comme homme pour mieux traiter l’organe ou la pathologie134. La distance s’établit au moyen de l’abstraction et de la connaissance qui se veut objective ; elle immunise contre le poids de l’empathie. D. Lehane, Shutter Island, Paris, Sélection du Reader's digest, 2005. 134 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique (1943 ; rev. 1966), Paris, Presses Universitaires de France, 2005. 94 133 Dans la lignée des moralistes de Port-Royal, Pascal, dans une pensée sur l’amour-propre, accuse une même manière d’auto-aveuglement de l’homme envers luimême135. L’homme s’aime tel qu’il n’est pas et il ne s’aime pas tel qu’il est. Il veut faire illusion, vivre dans l’illusion. Une illusion peut être préférable à la réalité : seule la vérité blesse, dit l’adage populaire. Le roi Œdipe n’ignorait rien de cette violence, qui se creva les yeux d’avoir percé le voile des apparences, et aperçu ses crimes136). Que l’homme soit donc victime des illusions n’empêche pas qu’il leur donne parfois son consentement, qu’il se complaise en elles. « Nous avons l’art, écrivait Nietzsche, pour ne pas mourir de la vérité ». La vie inauthentique du « on » heideggerien137, la mauvaise foi chez Sartre138 sont des exemples sans cesse échoués de la subjectivité qui tente de se réfugier dans l’être de l’étant qui n’est qu’une apparence sédimentée. d. Le phénomène affectif (Heidegger) On ne peut conclure sur la prédétermination du phénomène par le sujet sans évoquer le rôle de ces « Bl. Pascal, Pensées, Paris, Folio Classique, 2004. Sophocle, Œdipe roi, trad. A. Dain, P. Mazon, Paris, J'ai lu, Librio Théâtre, 2013. 137 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit) (1927), trad. Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, Œuvres de Martin Heidegger, 1986, I : 1, § 27. 138 J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, TEL, 1976. 95 135 136 existentiaux » que sont les affections fondamentales chez Heidegger. Au cours du § 40 de Sein und Zeit, Heidegger définit l’angoisse comme cette disposition (Befindlichkeit) fondamentale dont toutes les autres sont dérivées (l’ennui, etc.)139. Le monde, de fait, ne se donne pas sur un mode objectif, dans un rapport purement intellectuel (ni même déjà dans un « rapport » au sens de « face-à-face »). Le regard théorique le plus dépassionné n’est pas lui-même exempt de tonalité. La tonalité affective (Stimmung) est ce qui ouvre le Dasein au monde. Elle se distingue en cela du sentiment induit par les choses extérieures ou de l’état psychologique. Elle détermine la manière dont l'étant peut être rencontré. Elle est ce qui ouvre le Dasein en son être-jeté selon une réceptivité qui est toujours et originairement pathique ; en sorte que le commerce avec le monde ambiant ne relève jamais de la simple perception ou de l’observation. Autrui, et les choses, ne sont pas simplement perçus ou ressentis. Ils font encontre selon diverses modalités allant de la répulsion à l’attraction. Ils se dévoilent sous le rapport du « concernement » (Betroffenheit). Cette analyse s’avère d’un intérêt crucial pour ce qui touche à notre enquête, le phénomène se découvrant d’emblée saisi ou infecté par une M. Heidegger, op. cit., § 40. À lire en parallèle avec les commentaires suivis de J. Greisch, Ontologie et 139 temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994 et de M. Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 2012. 96 tonalité affective inséparable du sujet. Reflet de passions fondamentales, il se découvre le miroir de l’âme. « Psychè » en grec, c’est le miroir et l’âme. 5. Le phénomène culturel Nous ne pouvons voir le monde sans aussitôt le revêtir de sens. Aussi ne voyons-nous pas immédiatement le monde, mais telle instanciation de concept, de qualité ou de relation : une table, une couleur, un acte. C’est que la culture soutient la perception en lui offrant un cadre. Le phénomène n’est donc pas relatif qu’à l’appareil sensible des individus, il l’est encore à la totalité de leur savoir et de leur expérience passée. a. Le phénomène de langue (Quine) La manière dont le monde nous apparaît n’est pas indifférente à la constitution des langues qui nous servent à le dire. Le phénomène est structuré par un schème perceptif, filtré par le concept, taillé dans la réalité en épousant les articulations de la langue. Si le langage peut refléter le monde perçu, le monde perçu est lui-même en partie le fruit d’une syntaxe et d’une sémantique qui mettent en forme les données de l’intuition sensible, de la même manière que les formes a priori et les concepts purs dans l’Esthétique et dans l’Analytique transcendantale kantiennes. La langue est également ce qui stabilise le flux de la pensée. Tout ce qui tend à devenir phénomène fait donc les frais d’une « démiurgie » particulière, renvoyant à 97 des contingences de nature socioculturelle. Chaque langue peut, à ce titre, témoigner d’une modalité originale de phénoménalisation. Originale, et peut-être incommensurable. Quine parle en ce sens d’« inscrutabilité de la référence » pour qualifier l’impossibilité pour un linguiste de déterminer le sens d’un énoncé analytique émis par d’autres locuteurs de langues étrangères en situation de traduction radicale140. Quand bien même cette proposition serait émise à partir de faits d’observation communs. Le lapin (« gavagaï ») pointé par le chasseur peut être pour le chasseur un lapin-événement, une partie de lapin ou un concept de gibier. Nietzsche, de la même manière, relève ce fait que la langue Hopi ne distingue pas l’ « éclair » du « luire » – et en tire argument pour réfuter la permanence d’un sujet séparé de son action. Pour en revenir à Quine, nous ne pouvons qu’imposer – et donc interpréter – la langue de l’indigène au sein du schème de langue qui est le nôtre, de notre patron d’objectivation local, articulant substance et prédicat. L’indétermination de la traduction est telle que la clause de cohérence peut être respectée pour différents manuels de traduction. Que l’ontologie soit relative, et le phénomène ne le sera pas moins. W.V.O. Quine, « Parler d’objets », dans Relativité de l'ontologie et autres essais (1977), trad. S. Laugier, Paris, 140 Aubier, coll. Philosophie, 2008. 98 La détermination du phénomène par le langage (qui sélectionne et interprète le flux des impressions sensibles) renoue avec une intuition déjà présente dans la Genèse, celle de la parole comme puissance créatrice, réinvestie dans l’Évangile de Jean141. Le Fiat lux préside à la naissance du phénomène en tant que ce qui « luit », reçoit dans un même acte l’existence et la visibilité (contrairement à ce qu’une lecture trop rapide pourrait laisser penser : les « luminaires » (ou astres) ne sont ordonnés qu’au troisième jour de la création). Certains, dans le sillage de J.G. Herder, au risque de l’essentialiser ou de la naturaliser, iront jusqu’à prêter aux langues de « substantialiser » l’Esprit d’un peuple, assimilant par-là les collectifs de locuteurs à des êtres captifs de leurs déterminations. Autant de langues, autant de points de vue, autant de perceptions uniques et singulières sur la réalité142. b. Le phénomène esthétique (Goodman) Le fait de l’hétérogénéité des mouvements artistiques donne à penser que le phénomène ne relève pas que de la donation. Ce qui est offert à contempler dans l’œuvre n’est Genèse ; Prologue de l’Évangile selon Jean, dans La Bible, Traduction œcuménique, Paris, Les éditions du Cerf, 141 Bibli'O : Société biblique française, 2010. 142 J.G. Herder, Traité sur l'origine de la langue. Suivi de l'analyse de Mérian et des textes critiques de Hamann , trad. P. Pénisson, dans Revue Philosophique de Louvain, vol. 77, n° 35, 1979, p. 430-432. 99 pas qu’une simple image de la réalité, mais déjà une manière d’interpréter, sinon de transformer le monde. Comme le remarque Nelson Goodman143, le réel perçu peut devenir un objet d’art au terme d’une opération de sublimation que l’on retrouve sous d’autres formes dans sa transformation en objet de science. Un même flux sensitif ne sera pas vu (phénoménalisé ou métaphorisé) de la même façon selon que la nature parle le langage des mathématiques ou le langage de la lumière, qu’elle s’adresse à l’esprit ou se rapporte aux sens de telle ou telle manière. Car il est mille manières de représenter les sens, témoins, juges et parties des choses, qui sont autant de possibilités de phénoménalisation144. Le canon esthétique serait alors aux arts ce que le paradigme serait aux sciences, ce nonobstant leur coutumière opposition. Loin que le phénomène ainsi « produit » (au sens de scénique du terme) soit à distance du « spectacteur » et de l’auteur (premier parmi ses spectateurs), il se présente d’abord comme l’interprète (le traducteur) d’une subjectivité. Cette analyse n’a pas à être cantonné aux arts figuratifs (et « défiguratifs »), non plus qu’à la peinture ainsi nommée. Les arts plastiques autant que les arts du temps et N. Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Folio essais, 2006. 144 Comparer, par exemple, Les Pêcheurs à la ligne de Georges Seurat (1883, impressionnisme), Adieu de August Macke (1914, expressionnisme), et la Léda atómica de Salvador Dalí (1949, surréalisme). 100 143 la prose littéraire confèrent au phénomène un statut d’expression de la sensibilité. Cette expression peut être partagée, de sorte que la perception du récepteur se discipline (se fait disciple) en étant attentive à de nouvelles réalités, nuances et variations saisies dans l’œuvre d’art. Une sensibilité première éclaire notre sensibilité. Il y a là un effet en retour faisant que lecture de la réalité perçue se nourrit de la précédente, une causalité récursive apparentable au cercle herméneutique chez Heidegger. De la même manière, pour reconduire l’analogie, que la théorie en sciences prépare l’observation145, l’art configure la perception. Il n’y a pas loin de l’atelier au laboratoire. Le phénomène est en partie l’ouvrage de cette configuration. Que chaque culture, chaque langue, chaque épistémè 146, chaque courant artistique puisse donner lieu à autant d’expériences du monde147 plaide en faveur de l’idée que le phénomène est tributaire à de nombreux égards de l’individu historiquement situé à qui il apparaît. Cf. P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes 145 Philosophiques, 2007. 146 Cf. P.-M. Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines,1966. 147 Voir notamment M. Pastoureau, Couleurs, images, symboles. Études d'histoire et d'anthropologie, Paris, Le Léopard d'Or, 1996. 101 L’injonction à « sauver les phénomènes » laisse à penser que les phénomènes seraient en péril, ou qu’ils seraient impuissants à se tenir par eux-mêmes. C’est peu leur faire justice, et trop prêter aux théories grâce auxquelles nous les rationalisons. Réfléchissant au phénomène, il nous est apparu que le phénomène nous réfléchit aussi. Il réfléchit autant l’activité de la raison, que le sujet connaissant qui accompagne potentiellement chacune de ses représentations, les formes de l’intuition sensible et la structure de l’entendement, les désirs refoulés, les passions de l’âme, ses emballements révélateurs, le fond affectif de toute présence au monde, les soubassements métaphysiques de la culture, de l’épistémè, de l’esthétique, de la langue qui voit ce que nous percevons et pense à travers nous, façonne notre « vision du monde ». Il n’est pas impossible qu’en rapportant le phénomène à l’homme, nous ne finissions ainsi par mieux connaître l’homme que le phénomène lui-même. C’est dire qu’encore une fois, le phénomène nous aura échappé. Encore une fois, de même qu’en concentrant notre attention sur l’être hypothétique dont le phénomène serait le phénomène, nous avons traversé le phénomène vers autre chose que lui. Perdu de vue l’apparaître au profit de l’un des pôles de son apparition : soit qu’il s’agisse de l’objet de la manifestation (le locuteur, la chose qui se dirait en lui), soit qu’il s’agisse du sujet percevant (le récepteur, objectivant ses facultés). Le message a été absorbé, 102 l’intermédiaire contourné soigneusement ; or le message, c’est le médium (McLuhan), le phénomène lui-même. Il faut donc prendre le phénomène au mot. Se « convertir » : se « tourner vers » le phénomène. Et pour ce faire, ne plus l’interpréter comme le symbole d’une vérité occulte, mais en revenir à sa présence originaire. III. L’être du phénomène Présence originaire du phénomène qui donne à voir sa variété et sa richesse, son étrangeté, sa singularité, voire son excès. Si bien que cette régression aux origines du monde, pour procéder – comme nous le verrons – d’une « réduction » phénoménologique, consiste paradoxalement en une prolifération phénoménologique, soit un « élargissement » considérable du champ de l’expérience. Encore faut-il être en mesure, pour investir ce champ, de contourner l’écueil de la « représentation » qui risque incessamment de dégrader le phénomène au statut de dérivation d’un fait plus radical. Lui restituer sa dignité ontologique revient à reconnaître au phénomène une existence irréductible au modèle de l’émanation, de la copie ou de la projection. Autrement dit, ce n’est qu’en surmontant l’obstacle épistémologique de la séparation entre la cause et l’apparaître du phénomène que l’on rendra pleinement intelligible son caractère de nouveauté, de jaillissement, de transcendance, de vie, de première évidence, de rencontre et d’événement. 103 1. Le phénomène en acte « Le monde entier est un théâtre », déclare le plus célèbre des dramaturges anglais dans sa pièce Comme il vous plaira (As You Like it), produite un an avant Hamlet. La métaphore du Theatrum mundi a fait florès sous le règne du baroque. Mais en a-t-on saisi toutes les implications ? Le monde entier n’est pas que la scène, et il n’est pas que la représentation ou l’interprétation ; c’est également les stalles et les coulisses, la cour et le jardin. Il n’y a pas de quatrième mur. Il n’y a pas de séparation entre l’acteur et le personnage (persona : masque). Pas d’apparaître distinct de l’être ou, transposé à la philosophie, de noumène distinct du phénomène. Le dépassement de la dichotomie entre noumène et phénomène s’est effectué principalement, à compter de la seconde moitié du XIXe siècle, en direction de la phénoménologie. Il était préparé par des pensées du phénomène original qui ressaisissent déjà les apparences de manière ouverte et dynamique. Les penseurs postérieurs à Kant ont su très tôt prendre acte des limites et des contradictions de l’idéalisme transcendantal, grevé des mêmes dislocations ontologiques que les précédentes épistémologies. Diverses tentatives ont été faites pour penser autrement le phénomène qu’hypothéqué par le noumène, tout en lui conservant une valeur expressive. 104 a. Phénoménologie de l’esprit (Hegel) De toutes ces tentatives, celle de Hegel allait connaître la plus abondante postérité. Hegel avance que l’opposition du phénomène et du noumène relève encore d’une logique dualiste, antagonique, c’est-à-dire inachevée, qui méconnaît le troisième moment de la dialectique 148. Si la loi dégagée de l’observation est bien ce qui conjure l’erratisme apparent de la réalité (aussi longtemps que le réel est rationnel), elle ne peut épuiser le phénomène qui est aussi la source de son propre sens. Le phénomène n’est pas le résultat statique d’une élaboration de la subjectivité : il est lui-même activité, opération, accomplissement. Non pas état, mais devenir, non pas substance, mais processus. Le phénomène est ce à travers quoi l’esprit qui s’objective dans le mouvement de l’histoire se reconnaît, prend acte de sa liberté, devient en soi pour soi, tend vers l’adéquation de l’Esprit Absolu149. On peut trouver chez Aristote matière à éclairer cette conception du phénomène en termes de devenir, comme G.W.F. Hegel, La Science de la logique (Wissenschaft der Logik) (1812), trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Editions Kimé, Logique hegelienne, 2007. 149 G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l'Esprit (1807), trad. J. Hyppolite, Paris, Editions Aubier, Bibliothèque philosophique, 1998. 105 148 force de manifestation150. Le phénomène serait ainsi l’actualisation d’une vérité qui serait déjà là mais pas encore « pour soi », vérité en puissance. L’entéléchie désignerait cet élan dynamique d’accomplissement (entelecheia : « qui séjourne dans sa fin ») ou d’objectivation achevée. L’usage que fait Aristote des notions d’acte (energeia) et puissance (dunamis) enveloppe autant la politique que la physique et que la biologie. C’est avec cette dernière, et plus spécifiquement dans le domaine de l’embryologie, que nous débusquons le syntagme évocateur de « phénotype » (« empreinte brillante »), état manifesté du génotype (« empreinte inchoative »), ordre caché qui vient à la lumière. Le phénomène, littéralement, devient l’épiphanie de l’être. b. Dynamisme et interprétation (Nietzsche) Qu’il n’y ait pas lieu de rechercher les causes des phénomènes (idées, essences, substances, etc.) ailleurs que dans la psychologie humaine, c’est ce que découvre un philosophe comme Nietzsche. La quête d’une stabilité audelà des apparences relève d’une illusion de l’esprit dégradé, incapable d’affronter le devenir incessant du Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000, Alpha, 9 ; idem, Aristote, Parties des Animaux, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, GF bilingue, 2011. 106 150 monde et du sujet151. Ce qu’Heidegger interprétera comme un « oubli de l’être », Nietzsche le dénonce comme un oubli du devenir. Un oubli mortifère en cela qu’il est aussi celui de la vie, et une déploration de la terre au nom du ciel des fixes. Cette foi ontologique en une réalité extra-mondaine s’est ancrée (encrée ?) jusque dans les langues issues de l’indo-européen, qui aboutissent à une dissociation entre sujet et attribut, substance et accident. Cette dissociation explique en grande partie la méprise de Descartes. Le sujet prétendument originaire et absolu (puisque substance) du cogito ne se distingue pas en dernier ressort du flux des prédicats qui lui sont liés, pas plus que l’éclair ne se distinguent du luire. L’analyse nietzschéenne de la conscience comme succession d’états mentaux retrouve certains accents humiens. Quant à la généalogie des arrières-mondes fantasmatiques de la métaphysique occidentale, Nietzsche en retrace les origines dans la pensée éléatique. Le promeneur de Sils Maria impute à Parménide d’avoir été père de l’ « être » ; soit du concept inaugural qui incuba (avec le nombre pythagoricien) l’idée intelligible platonicienne, laquelle aurait ensuite contaminé le christianisme spéculatif à la manière d’une lèpre. Il diagnostique chez Kant l’acmé de cette métaphysique idéaliste. Pas plus que celle de matière et l’esprit, la distinction du phénomène et de la chose en soi – cet être Fr. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, Folio essais, 1989. 107 151 hypothétique – n’a d’intérêt pour un penseur du devenir : « Ce n'est pas le monde en soi, c'est le monde en tant que représentation, donc en tant qu'erreur, qui a de l'intérêt pour nous. Connaître la chose en soi nous importe aussi peu qu'il importe peu à des passagers qui se noient de connaître la composition chimique de l'eau de mer ». Il faut apprendre à respirer sous l’eau. La vérité, faisait valoir Platon, la science ne peut porter que sur un contenu stable. Et Nietzsche d’objecter l’inexistence d’un tel contenu dès lors que tout devient. Que la science soit rendue impossible par ce dynamisme est infirmé par les sciences historiques naissantes ou l’évolutionnisme contemporain de l’auteur. Le 152 transformisme de Lamarck , la sélection selon Darwin 153 démontrent que les espèces elles-mêmes ne sont pas fixes. Mais c’est déjà, plus fondamentalement, un préjugé métaphysique que celui qui veut que la vérité vaille mieux que l’illusion, ou même que la vérité soit autre chose que la plus puissante de nos illusions. Être trompé par les apparences est peut-être moins lourd de conséquences que de se tromper sur elles. Parce que les « faits » ne sont pas J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, pref. A. Pichot, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1994. 153 Ch. Darwin, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la Préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859), trad. d. Berra, Genève, Champion, édition du Bicentenaire, 2009. 108 152 indépendamment de leur interprétation. Parce que les « faits » ne sont pas autre chose que leur interprétation. Autant de raisons qui ne rendent que plus urgent le dépassement de l’opposition entre le monde vrai et le monde des apparences. Une même chose sont, à l’aune du gai savoir, penser et devenir. Être fidèle au phénomène n’est pas s’en rendre maître en l’assignant à être ce qu’il n’est pas : un être ; c’est l’accueillir comme phénomène, sans rien céder de son étrangeté. c. La résolution positiviste (Comte) Renoncer à chercher une cause au phénomène pour s’en tenir à lui est également à l’agenda de la démarche positiviste consacrée par Auguste Comte 154. Le progrès de la pensée comme celle de la société s’effectue, selon Comte, moyennant l’adoption successive de différentes formes d’esprit. La première correspond au stade théologique. Des entités mystiques y sont élues en guise de principes explicatifs des phénomènes de la nature. De tels principes évoluent en concepts une fois hissés au stade métaphysique. Sortir du stade métaphysique implique alors, de la même manière, de renoncer à la métaphysique, de brûler ce que l’on a adoré pour entrer de plain-pied dans l’état positif. Un tel état, dit aussi « scientifique », se caractérise par l’abandon de la question des causes – tant premières que A. Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), Paris, Allal Sinaceur, Hermann, 1975. 109 154 finales – pour celles des relations constantes que l’on peut observer à l’œuvre dans le monde : « La révolution fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence consiste essentiellement à substituer partout, à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés » 155. La description des lois disqualifie celle des raisons. L’énigme du « pourquoi » s’efface au profit du « comment ». On ne peut que constater le chemin parcouru depuis le platonisme qui réservait la seule et véritable science (appelée dialectique) au domaine de l’intelligible. La seule science tolérée par le positivisme ne peut inversement porter que sur les phénomènes. 2. La réduction phénoménologique Sans prétendre en conclure aucun enseignement méta-philosophique définitif sur les tendances évolutives ou régressives de la pensée, il aura pu sembler que nous assistions, siècle après siècle, à un renversement de rapport de force entre l’être et sa manifestation. D’abord, avec le binôme Platon-Aristote et la pensée chrétienne, focalisée sur l’être de l’apparaissant, la réflexion s’est orientée progressivement en direction de l’apparaître pour douter A. Comte, Discours sur l'esprit positif (1844), Paris, Vrin, 1974 ; où sont thématisés les transitions entre les états théologiques, métaphysiques (marqués par une commune recherche des causes) et positif (description des effets). 110 155 finalement de la pertinence de la dissociation traditionnelle entre le phénomène et la réalité en soi. C’est de cette réflexion que se nourrit Husserl pour fonder la phénoménologie. a. Le phénomène pur (Husserl) Husserl part du constat que les analyses classiques conduites autour du phénomène ont abouti à toujours l’établir sur autre chose que lui. Qu’il ait été fondé par une essence ou par une subjectivité, le plus souvent par l’un et l’autre ensemble, le phénomène est toujours négligé comme apparaître, son être propre est occulté, mis en retrait, comme oublié156. C’est à chaque fois ne s’arrêter sur le phénomène que pour le traverser. La vitre (transparente) et le miroir (réfléchissant) peuvent nous servir de paradigmes en vue de mieux comprendre comment le phénomène peut renvoyer à autre chose tout en s’investissant d’une réalité propre. La vitre et le miroir peuvent également s’opacifier. C’est cette dimension concrète du phénomène qui se donne « en chair et en os » que tente de retrouver Husserl, en réaction contre le psychologisme des philosophies de la fin du siècle, mu par l’idée que seule une « suspension de l’attitude naturelle » est susceptible de reconduire à la pureté du phénomène. La voie ouverte par la phénoménologie se présente sous ces auspices comme un E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, Tel, 2004, § 9. 111 156 retour à ces « choses mêmes » (« zu den Sachen selbst »157) cofondatrices du moi et de l’expérience du monde. Il n’y a plus lieu de rapporter le phénomène à quelque chose qui le précède et dont il serait une manifestation. C’est en lui-même, en qualité de « vécu concret », d’acte de « présentification », de « donation » (« Gegebenheit ») qu’il doit être exploré : « Toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s'offre à nous dans "l'intuition" de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu'il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors »158. Comment tenir et se maintenir en deçà de ces limites ? Comment ne pas céder sur la résolution phénoménologique ; comment contrevenir aux tendances spontanées de la conscience naturelle, résister aux sirènes des arrières-mondes ? En commençant par distinguer du phénomène au sens de la psychologie, le phénomène au sens de la phénoménologie. Le phénomène, compris au sens de la phénoménologie, précise Laurent Perreau dans son article sur « Le sens de l’apparaître chez Husserl », n’est « ni l'objet phénoménal, ni une composante E. Husserl, Recherches Logiques, t. II, Recherche 1, Paris, PUF, 1959, § 1, p. 6. 158 Idem, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, t. I, Paris, Gallimard, 1950, § 24, p. 78. 112 157 du vécu, mais le vécu lui-même compris comme rapport intentionnel à l'objet »159. Ce conscription du phénomène au sens de la phénoménologie, distinct du phénomène posé de l’attitude naturelle, rend surmontable une amphibologie fondamentale de la phénoménalité : toute chose se donne comme une totalité, c’est-à-dire « en personne » (ce que théorise, au XXe siècle, le gestaltisme ou la psychologie de la forme160) mais également selon une infinie série d’esquisses. Être fidèle au phénomène, c’est ainsi s’emparer de l’objet intentionnel comme « guide transcendantal » et non pas s’enferrer dans le subjectivisme. Les concepts purs de l’entendement sont dérivés de la chose-même, en aucun cas « plaqués » sur elle. L’accès au phénomène originaire nous fait ainsi comprendre la réalité de l’objet comme « unité de sens » donnée par la « noèse » et à laquelle Husserl assigne le statut de « noème ». Cette distinction noèse/noème épouse la partition entre, d’une part, « les composantes proprement dites des vécus intentionnels » et, d’autre part, « leurs corrélats intentionnels » (Idées directrices)161. Relève de la noèse « le processus originaire 159 L. Perreau, « Le sens de l’apparaître chez Husserl », dans O. Tinland (dir.), Le phénomène, Paris, Vrin, 2014, p. 165. 160 Husserl reprend d’ailleurs l’exemple de l’arbre de Christian von Ehrenfels, pionnier de la discipline, issu de son article « Über Gestaltqualitäten » paru en 1890. 161 Deux exposés suivis de ce couple dialectique figurent entre les §§ 87-99 et 128-135 des Idées directrices. Se 113 d’animation des "data hylétiques" ou des "vécus sensuels" (sensations, phantasmes, souvenirs) qui produit un "sens d'appréhension" qui les animent »162. Par la noèse s’opère ainsi la donation de l’objet « réel » à la conscience. Le noème est en retour ce qui détermine l’objet « intentionnel » – le cogitatum –, et « ce qui établit la médiation vers l'objet transcendant »163. Le fait qu’Husserl conçoive le phénomène de manière dynamique découvre la nécessité d’une analyse du temps et de la temporalité vécue. Celle-ci trouvera son développement dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps 164. Une autre tâche de la phénoménologie est d’affranchir l’esprit de sa propension à ne considérer les choses que sous le rapport de leur ustensilité (« Zeughaftigkeit », thème cher à Heidegger). L’art s’aborde à ce titre comme une pédagogie de la perception. Il y va d’une purification du regard, qui nous rend disponible au phénomène en soi, d’une innocence retrouvée par l’effort, d’une renaissance au monde. C’est en un sens une suspension du monde réalisé par reporter plus particulièrement aux §88, p. 303, 89, p. 308 et 91, p. 316 de l’op. cit. 162 L. Perreau, op. cit., p. 177. 163 Ibid. 164 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1996. 114 l’ « épochè »165. Ne plus réduire les choses au besoin que nous en avons, c’est alors rendre au phénomène sa richesse et sa variété. Sa variété, aussi longtemps que les « objets investis d'esprit » ou « spiritualisés » et les « objets d’entendement » ont leurs caractères propres, et ne se donnent pas de la même manière. Une figure géométrique ne se livre pas comme se donnerait un arbre, ni comme autrui s’« apprésenterait » à nous sur le mode directindirect qui nous suggère sa transcendance. « Nous n'avons proprement rien perdu, constate Husserl, mais gagné la totalité de l'être absolu, lequel, si on l'entend correctement, recèle en soi toutes les transcendances du monde, les "constitue" en son sein »166. Le phénomène revisité par la phénoménologie n’est plus le phénomène au sens psychologique, classique du terme, entendu comme une manifestation partielle ou défectueuse de la réalité cachée. Il est un « se montrer » qui ne renvoie qu’à lui-même, sans déficit de perfection ou réserve de puissance. Il est une manifestation complète et exclusive de l’être. La chose, le geste, l’idée, l’acte, l’œuvre ne doivent pas être recherchés ailleurs ou au-delà d’euxmêmes. Le phénomène n’est que le phénomène ; mais il est tout le phénomène. E. Husserl, L'Idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 1992. 166 E. Husserl, op. cit., § 50, p. 166. 115 165 b. Phénoménologie du corps (Merleau-Ponty) Que le phénomène ne doive pas être rapporté à une réalité qui lui soit extrinsèque ne doit pas faire oublier qu’il ne peut y avoir de donation sans une conscience. Or cette conscience, rappelle Merleau-Ponty, est solidaire d’un corps vivant (« Leib »). Elle lui est inhérente. Les relations éidétiques ne sont pas des liens désincarnés 167. À la conscience intentionnelle que découvrait Husserl répond ainsi l’intentionnalité de la chair, à la fois phénomène et condition fondamentale de toute phénoménalité. L’établissement d’une phénoménologie de la perception 168 ne peut donc faire l’économie d’une analyse du corps sentant. Le corps est phénomène ; le corps peut-être en cela objectivé sous le chiffre des sciences. La chair est phénomène en tant que nous la sentons, mais c’est aussi avec la chair que nous sentons la chair qui sent, la chair que nous sentons, comme en témoigne l’expérience de la caresse des mains superposées. Celle-ci met la conscience aux prises avec le corps au génitif à la fois objectif et subjectif de la conscience « d »’un corps. L’œil ne se voit pas voir, écrivions-nous tantôt ; la chair, en revanche, peut se sentir sentir. Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible, Cf. D. Franck, Dramatique des phénomènes, Paris, PUF, Epiméthée, 2001. 168 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, Tel, 1976. 116 167 développe ainsi les deux définitions de la sensibilité du corps comme simultanément sensible et (se) sentant 169. Il en ressort que le rapport au monde est toujours un rapport de chair à chair et que la réflexivité qui est celle du toucher n’a pas lieu hors du monde, elle descend dans les choses. Com-prendre le phénomène, c’est donc littéralement le prendre avec son corps, c’est se l’in-corporer. C’est également comprendre que son opacité, sa résistance, est une condition de visibilité et de tangibilité de la chose saisie dans l’épaisseur d’une chair. Existe ce qui nous résiste. Loin que le corps soit ce qui fasse obstacle à la visibilité, il est le phénomène par excellence qui rend sensible tous les autres. Il est une interface avant d’être un écran, à la frontière de l’intériorité et de l’extériorité. Le cas de la chair, à la fois expérience et détermination ultime de l’expérience, est en cela sans équivalent, un phénomène premier qui porte sa lumière sur tous les phénomènes (de même que l’idée de bien rend, chez Platon, intelligibles toutes les autres idées). C’est par la chair que nous sommes ouverts au monde et par la chair encore que nous investissons le monde. La chair est immersion au monde. Son épaisseur nous place au cœur des choses. Elle est le lieu de l’inscription du phénomène, le phénomène s’écrit en elle. Si bien que sa complexion, ses accidents, son nuancier déteint sur l’expérience : un corps malade, souffrant, M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1993. 117 169 intoxiqué, réaménage intégralement son univers, eu égard à la dimension constitutive de la perception. Une telle réhabilitation phénoménologique du corps ouvre le champ à une ontologie exonérée de l’opposition entre l’objet et le sujet. Le tangible est définitoirement ce qui s’appréhende, mais il est également ce qui contrarie la chair. Le visible est aussi bien ce qui se donne à voir que ce qui borne le regard. Il est donc solidaire de l’invisible ; et c’est cet invisible indissociable du visible qui dit sa transcendance. c. Le phénomène originaire (Augustin) Merleau-Ponty instruit la quête du phénomène premier, du phénomène qui ouvre à la lumière (phos). Il est un phénomène qui rend possibles tous les autres, faisant de tous les autres des épiphénomènes de ce phénomène premier. Un phénomène dont la nature détermine celle de toute phénoménalité. Quelle pourrait être la condition sine qua non de l’apparaître ? C’est à la chair que la Phénoménologie de la perception semble confier le premier rôle. Mais c’est encore trop peu faire cas de ce « rapport au monde social » que le même texte dit archaïque et plus profond que toute espèce de perception et de jugement. Que la méthode (le cheminement) phénoménologique innove est un point manifeste. Il n’en va pas de même pour son aspiration à situer l’« origine du monde ». Comme si aucun système métaphysique digne de ce nom ne pouvait 118 se développer sans isoler un fait inaugural, le fondement non fondé de toute phénoménalité. Est-ce à partir de la donnée absolue du « je » accompagnant sciemment ou non chacune de ses représentations qu’advient, de la manière décrite par Kant, le monde du phénomène, le phénomène de monde ? Est-ce par le « je » qui se saisit, si l’on en croit Husserl, comme pouvoir inconditionné de réflexion, comme transcendance jetée dans l’immanence ? Est-ce l'être-au-monde (In-der-Welt-sein), ce mode existential fondamental et unitaire que révèle Heidegger comme antérieur à tout « rapport », comme « immersion » attesté par le dévalement ; ce « toujours déjà là » du monde ambiant qui prime toute connaissance, et expose le Dasein à l’existence à partir de possibilités ouvertes d'ores et déjà saisies ? Ou bien serait-ce la transcendance d'autrui, manifestée par le visage décrit par Levinas comme l'évidence des évidences éclairant toutes les autres (conformément à l’étymologie latine de evidens, video : « voir »). N'est-ce pas enfin la donnée du soi en situation, engagé dans un monde et, par sa liberté, au sein d’une historicité, d’un faisceau de possibilités tel que l’envisagent Sartre et l’existentialisme ? Ou bien ne serait-ce pas Dieu, dont le nom même réfère à la lumière ; « Dieu » dérivé de la racine indoeuropéenne dei- (« éclat », « brillance ») présente dans le sanskrit dyen (« jour lumineux »), de laquelle procède encore les termes Zeus, dies, « diurne », « divin », « jour »…, le phénomène premier ? Que les mystiques rhénans se 119 disent sujets à des « visions »170, que la contemplation se peigne en termes de « lumière »171, d’« éblouissement »172, d’« épiphanie » – autant d’équivalents du « phénomène » en son sens étymologique – fait expressément signe en direction de la doctrine de l’illumination qui trouve en Augustin l’un de ses plus éloquents prédicateurs. Avec les Soliloques où se trouve discutée la question de l’immortalité, l’évêque d’Hippone identifie la vérité à Dieu (« le vrai [...] c'est ce qui est », « id est quod est »)173. De l’idée platonicienne de Bien (souvent assimilée au démiurge du Timée et au phyturge du Xe livre de la République), il retient l’exclusive capacité de faire croître et de rendre visible, de même que le soleil éclaire et nourrit de sa lumière le lieu sensible174. Notons de surcroît que la remontée de l’âme (épanodos, apagogie) initiée aux mystères de la contemplation du beau, est rapportée dans un dialogue intitulé le Phèdre 175, nom dérivé de « phaidros », « brillant ». Augustin fait sienne cette Cf. H. de Bingen, Scivias (Sache les voies), Paris, Cerf, Sagesses chrétiennes, 1996. 171 Cf. Dante (Durante degli Alighieri), La divine comédie, Paris, Flammarion, 2010. 172 Cf. Augustin d’Hippone, Confessions, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1993. 173 Augustin d’Hippone, Soliloques, Paris, Rivages, 2010, II, 5, 8. 174 Platon, Timée ; République X, dans Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008. 175 Platon, Phèdre, op. cit. 120 170 métaphore de l’illumination sous sa forme plotinienne qu’il tente de concilier, dans La cité de Dieu avec l’apport de la Révélation (Dieu est lumière)176. Le fait est que l’illumination n’affecte plus seulement la part intelligible de l’âme ; elle prend l’homme tout entier. 3. La transcendance du phénomène L’« objet transcendantal » admis par la phénoménologie comme prescripteur de ses modes de donation contrebalance la thèse centrale du criticisme selon laquelle l’être du phénomène se réglerait sur les structures a priori du sujet transcendantal. Les phénomènes ont leurs raisons que la raison ne commande pas. Il reste à préciser que les phénomènes ne se donnent pas tous de manière univoque, ou pas identiquement, selon les mêmes modalités. Merleau-Ponty attire notre attention sur le caractère propre de l’expérience du corps, au fondement de toutes les autres expériences. La chair – hapax phénoménologique – n’est cependant que l’une parmi bien d’autres manifestations de la détermination du phénomène. Quel statut accorder au phénomène d’autrui et à son mode de donation, tout à la fois direct et indirect (soit l’« apprésentation ») ? Au monde, moins comme ensemble de phénomènes qu’en qualité d’abîme, de ligne d’horizon ouverte sur l’infini ? À l’œuvre d’art, au vertige du néant, à la souffrance, à Dieu ? À l’impensable qui se manifeste auAugustin d’Hippone, La cité de Dieu, Paris, Seuil, Points Sagesses, 2004, X, 2, 1. 121 176 delà de tout concept ? Y a-t-il des phénomènes qui ne peuvent être fondés, de véritables « épiphanies » en marge d’autres phénomènes « communs » relevant de l’objectivation infinie de la conscience ? Des phénomènes irréductibles à l’apparaître ? Des phénomènes dont le mystère serait à jamais scellé, et dont la seule présence suffit à perpétuer un étonnement sans fin ? a. La querelle des images (Plotin) La transcendance du phénomène plaide pour l’idée selon laquelle il pourrait être paradoxalement, sans renvoyer à une essence distincte, la manifestation d’un absolu, d’un infini ou d’un excès. Tout se passe comme s’il y avait une région apophatique de la phénoménologie. Une aphénoménologie. Comme si le phénomène pouvait aussi rendre visible son débordement, sa surabondance d’être, telle l’idée d’infini dans l’entendement humain (Descartes). Déjà Plotin en s’emparant de la question du beau se posait la question de savoir si le phénomène était donné à voir ou bien donné à être177. La pensée médiévale distingue les beautés spirituelles des beautés temporelles, puis interroge leur articulation par le truchement de l’icône qui manifeste sans capturer l’essence de la divinité (là où l’idole prétendait s’y assimiler). Le Concile de Trente porte à son apogée la controverse en même temps qu’il y met un terme ; du moins, doctrinalement, pour ce qui concerne le Plotin, Ennéades, Adamant Media Corporation, Elibron classics, 2002. 122 177 catholicisme. Mais l’iconoclastie de l’art byzantin 178, l’interdit de la représentation exprimée par le décalogue (Exode 20:4-6), par la Torah (Exode, 20:3 paracha Yitro), l’épître de Jean (1 Jean 5:21) et la fatwa célèbre du juriste shaféite syrien al-Nawawî (féconde prohibition qui donnera lieu, entre autres, à l’art de la calligraphie), ne laissent pas de suggérer la déficience du phénomène au regard de la transcendance qu’il ne ferait que caricaturer, c’est-à-dire blasphémer. L’image et l’invisible pensés comme adversaires peuvent l’être aussi comme les deux faces d’une même médaille. Image de l’invisible : c’est ainsi qu’une certaine phénoménologie contemporaine tend à traiter du phénomène. Qu’on se rappelle l’exemple de Plotin 179. L’excès de ce qui se manifeste est manifeste dans la beauté. La beauté est la manifestation par excellence, virtuellement accessible dans toutes les productions de l’homme et de la nature. N’est-elle pas néanmoins – pour entretenir la métaphore du numineux – un authentique mystère (mystère à distinguer de l’énigme comme ce qui ne trouve pas de résolution) ? Ainsi de la beauté, ainsi de l’œuvre d’art, d’autrui, de Dieu. Le dévoilement de tous ces phénomènes-limites ne semble rien ôter de leur secret. Leur apparaître suggère un autre monde que l’on n’attendait pas, un faisceau infini de possibilités. Une M.-Fr. Auzépy, L'iconoclasme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2006. 179 Plotin, op. cit. 123 178 œuvre d’art n’est-elle pas en effet ce qui se dérobe à toute itération, ce qui dans son absolue unicité conduit à voir le monde sous des aspects encore jamais considérés ? Une grâce porte en elle quelque chose d’inattendu, d’irréductible au seul concept ; elle suscite la surprise et force l’admiration180. « Admiration », dans le langage grand siècle (ainsi dans le français de Descartes), traduit le terme d’« étonnement ». Or c’est de l’étonnement/émerveillement (thaumazein), selon une tradition qui remonte à Platon 181, consacrée par le Stagirite182, que procède tout entière la réflexion philosophique. b. Le phénomène d’autrui (Levinas) Le plus originaire peut être aussi le plus dissimulé, parce que le plus présent. Le poisson ne sent pas l’eau sein de laquelle il baigne. De même, la conscience naturelle 180 « La beauté est toujours bizarre », pouvait écrire Baudelaire ; ce qui ne signifie pas que le bizarre soit toujours beau. Voir C. Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, Larousse, Petits Classiques Larousse, 2011. Cf. aussi J.-L. Chrétien, « La beauté dit-elle adieu ? », dans J.-L. Chrétien (dir.), L’arche de la parole, Paris, Presses PUF, Epiméthée, 1999, p. 105 sq. 181 Platon, Théétète, dans Platon, Œuvres complètes, trad. L. Brisson et alii, Paris, Flammarion, 2008. 182 Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 2000, Alpha, I, 1. 124 neutralise l’extranéité du phénomène. Se rendre disponible à ce qu’elle implique de transcendance requiert une conversion du regard, une forme d’attention qui nous amène à nous rendre présent à la présence du phénomène, au-delà de son être objectif. Autrui, dans son surgissement, porte à son plus extrême degré cette transcendance. Autrui, note Levinas, excède toujours l’image que nous nous faisons de lui. Le visage auquel nous nous ouvrons est investi d’une exigence éthique183. Il est un phénomène qui dit l’abîme et en même temps suscite la compassion, l’amour ; il porte en lui l’énigme de l’altérité184, enjoint au dépassement de l’ego. Au point de vaincre la mort. c. Le phénomène saturé (Marion) La réflexion de Jean-Luc Marion185 consacre le « virage théologique » de la phénoménologie française (Dominique Janicaud) en se tournant vers Dieu comme l’ultime manifestation du phénomène « saturé ». Une nouvelle typologie phénoménologique établie au regard du E. Levinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 1990. 184 E. Levinas, « Énigme et phénomène » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 2002. 185 Cf. J.-L. Marion, Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, Quadrige, 2013 ; J.-L. Marion, De surcroît, Paris, PUF, Quadrige, Essais Débats, 2010. 125 183 modèle de la donation caractérise une telle catégorie de phénomènes comme englobant les cas où un surcroît irréductible d’intuition excède la signification, là où Descartes, Kant et Husserl n’avaient envisagé que le cas d’une intuition déficiente au regard de la signification, des phénomènes « communs ». Le phénomène saturé est entendu comme l’événement irréductible à son concept. Il est un surgissement qui dépasse l’entendement et ne peut être objet de communication, une expérience de l’inintelligible. Notre incapacité à le comprendre n’est pas cette fois le fait de la finitude et de la précarité de toute connaissance humaine ; elle tient à un excès de ce qui se donne. Toute parole prononcée sur un tel phénomène mesure son impuissance à être à la hauteur de ce qui se manifeste. Ainsi de l’ego qui ne peut que se manquer en tant que sujet dès lors qu’il se rapporte à lui ; ainsi d’autrui qui est toujours plus que son propre nom, la transcendance d’une liberté et d’un avenir ; ainsi, entre autres, du néant, révélateur par excellence du monde comme monde et de l’infinité de nos possibles ; ainsi de la chair, à l’estran du sujet et de l’objet, sentant sensible, « moi-peau » de la psychanalyse ; ainsi de la mort ; ainsi de l’œuvre d’art ; ainsi de l'icône et du sacré ; ainsi éminemment de Dieu, qui seul parle bien de lui-même, et peut se comprendre sans se réduire à une définition (et donc à une idole). Prétendre dire des phénomènes plus grands que leur concept est le moyen le plus certain de passer à côté. Les phénomèneslimites ont pour propriété de se donner en excès. L’oubli de 126 cet excès appert alors comme un oubli de la phénoménalité. Oubli qui peut avoir partie liée aux mécanismes d’habituation que décrivait Leibniz dans la préface de ses Nouveaux Essais. Il faut tenir ensemble l’étant donné et le surcroît. Le nihilisme et la mystique sont deux façons de réagir à l’excédence du phénomène, soit qu’on le nie, soit qu’on le laisse nous submerger. Une autre voie est la voix du poète qui parle par analogie, et célèbre les choses comme au premier matin du monde. Le chant du phénomène devient louange lorsque, passant de la création au créateur, il se destine à Dieu. Il est l’hommage que le fini témoigne à l’infini. Il reste, en marge de ces orientations, une place pour la philosophie comme exercice de mise en condition. Beaucoup s’en faut que la réfutation des arrières-mondes expose au chaos perpétuel et porte à l’aphasie. Même saturé, le phénomène ne saurait être muet. Disert, il ne prête pas qu’à la parole d’ivresse du poète inspiré. De la même manière que la théologie apophatique purifie Dieu de nos désirs, de nos attentes et de nos projections, JeanLuc Marion pose les linéaments d’une phénoménologie apophatique à même de libérer le phénomène saturé des tentatives de réduction que la conscience lui fait spontanément subir, tout en rendant possible un discours rationnel sur ce qui semble échapper à la rationalisation 186. L’accès à la pureté du phénomène dépend éminemment de J.-L. Marion, Dieu sans l'être, Paris, PUF, Quadrige, 2013. 127 186 la pureté du regard que nous portons sur lui. À la phénoménologie serait alors dévolu le rôle de préparer l’esprit à accueillir les phénomènes comme autant de révélations187. Reste à savoir si la démarcation que théorise Marion entre les phénomènes communs et saturés peut être maintenue. Ce dernier type de phénomène constitue-t-il une exception à l’ordre régulier de l’apparaître, une catégorie sui generis de la phénoménalité, ou bien peut-il être pensé comme dévoilant de la manière la plus spectaculaire un surcroît inhérent à toute phénoménalité ? N’est-ce pas que tout objet se donne déjà comme en excès, encore que cet excès soit recouvert par l’usage quotidien ou la moindre valeur ontologique que nous lui attribuons ? Il faut imaginer, avec Pascal188, que l’infini consiste autant dans les immensités vertigineuses du temps et de l’espace que dans les plus petites parcelles de l’être. Passer des apparences à l’être comme nous y invitait le Théétète ne peut plus tenir lieu de programme philosophique. Le fait des phénomènes-limites porte un coup décisif à la dissociation du phénomène et de la substance ou de l’essence ; non plus seulement parce que ce départage serait problématique, mais également parce qu’il J.-L. Marion, Le visible et le révélé, Paris, Cerf, Philosophie et Théologie, 2005. 188 B. Pascal, Pensées, Paris, Folio Classique, 2004, liasse « Misère », frg. 17. 128 187 existe des formes de voilement qui ne s’opposent pas au dévoilement, des phénomènes qui concilient opacité et transparence, des transcendances qui font encontre et ne se rencontrent que sous le chiffre du mystère. À ce mystère du phénomène qui se dérobe à la pensée peut néanmoins répondre une pensée qui s’interroge sur ses limites – et se demande jusqu’où elle peut les repousser. Son échec perpétuel à enchaîner le phénomène pourrait en cela être conçu comme le ressort caché de la philosophie, tant il est vrai que l’on ne se ne se heurte qu’à ce qui fait obstacle. Preuve que les apparences n’ont pas cessé de constituer pour elle, quoiqu’elle en ait, son premier interlocuteur. Conclusion Nos investigations nous ont permis de dégager trois différentes manières d’appréhender le phénomène. À ces approches sont corrélées des interprétations distinctes du rapport de l’être à l’apparaître, de la nature et de la réalité de l’apparaître. (1) Notre premier réflexe a été de nous attacher à l’objectivité de la chose phénoménalisée ; par suite, à l’extériorité, à l’étrangeté et à l’excès de ce qui se donne derrière le « voile des apparences ». Les premières traces de cette démarche remontent à l’Antiquité grecque (Parménide, Platon, Pyrrhon) ; elle se poursuit au Moyen 129 Âge sous les auspices de la théologie naturelle avec les thèmes de la révélation et de la manifestation divine. L’intelligible et Dieu le cèdent au sacerdoce de la science moderne qui « sauve les phénomènes », en retrouvant par les mathématiques les lois et les objets physiques au-delà des contingences de la nature qui ne sont que l’apparence. Le phénomène est phénomène d’un être indépendant auquel il s’agit d’accéder ; il est la manifestation partielle d’une objectivité qui rend possible, intelligible, mais aussi dépassable la représentation (archétypes, idées, essences ou choses en soi, objets, etc.) L'accès à l’être du phénomène relève ici d'une purification du regard. (2) Une autre tradition insiste sur le pôle subjectif du phénomène. La cause de l’ordre des phénomènes est ressaisie comme le fait extériorisé d’une rationalité ( logos) que la Renaissance cesse de poser dans le cosmos ou dans la Bible, mais trouve dans le sujet. C’est à partir de lui, du cogito, que se déploie la connaissance dans les Méditations (connaissance des idées – et non des choses directement – à l’occasion de la perception) ; c’est le sujet transcendantal qui, d’après Kant, informe les sense-data de l’intuition sensible, selon ses règles propres. Le phénomène est phénomène d’une élaboration ou représentation par le sujet acteur de sa vision, une objectivation de la subjectivité (c’est-à-dire par et de et dans la subjectivité) pouvant aller jusqu’à remettre en cause le bien-fondé de la croyance en l’extériorité physique (tradition immatérialiste), qui peut être aussi altérée par une complexion, par une culture, par 130 un langage, par une disposition, par un état d’esprit. Le phénomène relève alors d’une construction par le regard. (3) De la même manière que « la crainte des ennemis » (metus hostium) peut être celle inspirée ou éprouvée par les ennemis, nous avons donc appréhendé le « phénomène de quelque chose » selon le génitif objectif (le phénomène de ce qui apparaît) puis subjectif (le phénomène par qui il apparaît). Ces deux approches focalisées, qui sur l’objet du phénomène, qui sur la subjectivité, ont en commun de postuler au moins un élément au-delà du phénomène : essence ou objet substantiel d’une part, sujet ou esprit stable de l’autre. Or, non content d’ouvrir la voie à ce que que Nietzsche appelle des arrières-mondes, elles manquent le phénomène en le traversant vers autre chose que lui. Le voilà devenu un épiphénomène sans consistance, le simple effet d’une cause qui lui est extrinsèque. Le phénomène n’est pourtant pas que le phénomène de quelque chose (d’une objectivité, par une subjectivité ; d’une subjectivité, par une objectivité), il est aussi un quelque chose qui apparaît. D’où la nécessité de surmonter l’opposition entre être et apparaître, processus d’objectivation et de subjectivation, pour retrouver le phénomène selon son mode de donation première, comme événement, présence, encontre. Le phénomène est alors phénomène de manière intransitive, offert dans toute son épaisseur, sa transcendance et sa richesse (le phénomène perceptif, construit par la raison, limite ou saturé ne se donne pas de la même façon). Ce 131 n’est qu’au terme d’une odyssée de la conscience que le plus originaire est retrouvé. Le mode ordre du « retour aux choses mêmes » semble à cette aune teinté d’une nostalgie qui ne dit pas son nom, et leur redécouverte féconde un étonnement dont on ne veut croire qu’il soit indifférent aux origines de la philosophie. Le phénomène relève enfin du phénomène. Être rendu au monde par la présence du phénomène n’est pas prendre congé du jour de la connaissance qui rend les choses/idées « claires et distinctes ». C’est nous souvenir, comme l’écrivait dans ses Hymnes à la nuit le poète Novalis, que « les yeux infinis que la nuit ouvre en nous paraissent plus célestes que ces étoiles scintillantes, et leur regard porte plus loin, par-delà les cohortes du firmament »189. La nuit ne se fait lumière que lorsque nous renonçons à l’éclairage artificiel que nous projetons en elle. À nos pâles représentations succède alors l’éblouissement des choses qui rayonnent par elles-mêmes. Il ne s’agit plus de « sauver les phénomènes » au seuil de la caverne mais d’accepter d’être sauvé par eux. Novalis (G.P.F.F von Hardenberg), Hymnes à la nuit et Cantiques spirituels, trad. R. Voyat, Paris, Éditions de la Différence, Orphée, 1990. 132 189 Bibliographie Afin de ne pas surcharger la bibliographie, nous limitons nos références aux œuvres mentionnées dans le corps de cette introduction. Albert le Grand, De Mineralibus, Paris, Manucius, Alchimie. Aristote, De l'âme, trad. Tricot J., Paris, Vrin, 1977. 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