naissance de la reine morte

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TEXTES
Pierre Sipriot
NAISSANCE
DE
LA REINE MORTE
Le 21 septembre 1972, à quatre heures de l'après-midi, Henry
Millon de Montherlant se donne la mort. Pierre Sipriot, dans
"Montherlant sans masque", dont le tome IIparaît ces jours-ci
chez Laffont, suit l'itinéraire, de 1932 à 1972, de cet écrivain
de grande race, qui avait du soleil plein la tête et qui était au
cœur des tendresses et des révoltes. Nous en publions un extrait.
'
J
I ean-Louis Vaudoyer a donné à Montherlant trois volumes
de théâtre espagnol, lui demandant de voir : "Il y a peutêtre là une pièce à adapter." Montherlant retient Régner
après sa mort de Vêlez de Guevara. L'histoire est authentique. Inès,
une jeune femme espagnole, se rend au Portugal dans la suite de
la princesse Constance de Castille, mariée à l'Infant Don Pedro.
Séduit par Inès, l'Infant, après la mort de sa femme, fait d'Inès sa
maîtresse et puis sa femme. Le mariage est resté secret à la cour.
Quand le roi Alphonse IV l'apprend, il fait assassiner Inès. En 1360,
trois ans après la mort d'Inès, l'Infant devenu Pierre I fait exécuter
dans d'horribles tortures les trois meurtriers d'Inès ; il fait aussi
exhumer le corps d'Inès, en pleine décomposition, le revêt d'orneer
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R E V U E DES D E U X M O N D E S O C T O B R E
1990
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ments royaux et "la reine morte" reçoit les hommages de la cour,
comme une souveraine.
Une nuit, Montherlant sent que chaque personnage de cette
histoire peut se coller sur sa vie privée et s'en nourrir. La liaison
morganatique de Don Pedro et d'Inès rappelle les amours enfantines de Montherlant rejeté de ce que sa famille appelait la société.
L'air d'autorité et presque de réprimande que prend l'Infante de
Navarre face à Inès la dolente, c'est la dure école à laquelle
Montherlant soumet sa nature plutôt nonchalante. Les scènes
d'amour entre Pedro et l'Infante, Montherlant les a vécues avec
"ses enfançonnes". Il l'écrit à Roger Peyrefitte : "Il y a déjà le mot
de P. : » Ma main sur ton visage comme les aveugles. » Quand les
spectateurs de la Comédie-Française entendront mon héroïne, jeune
femme ayant amant et prête à avoir de lui un enfant s'écrier à
celui-ci : « Enfant adoré grâce à qui je vais pouvoir aimer encore davantage », j'espère qu'ils sentiront l'humanité de ce cri. Mais comment
pourraient-ils se douter de l'état mystique qui me l'inspire (1) ?"
Dans les scènes finales où le roi Ferrante dit à Inès enceinte
son horreur de la vie, Montherlant se souvient de la Bible, dont il a
retenu le livre le plus désespéré, l'Ecclésiaste. Montherlant le dira
dans une interview : "... Ferrante, qui continue à accomplir des
actes auxquels il ne croit plus, me fait penser à ce trait remarquable de l'esprit juif des temps bibliques, qui tirait de la vie ellemême, fût-ce dans ses formes les plus triviales, les éléments d'une
philosophie assez dégoûtée du réel. Toutes les vaticinations des
prophètes, tous les brames de l'Ecclésiaste ne partent pas de la
contemplation à distance infinie qui est celle des Hindous : le juif,
plus artiste, est plongé dans l'observation journalière mais ses
conclusions sont presque les mêmes que celles des Hindous : détachement, vanité de l'action, sensation nette d'un être divin qui, du
bout de son doigt, remue des mondes." Cette référence à la culture
juive, en 1942, est tout à fait insolite et courageuse. Elle tombe
dans une époque de persécution raciale où toute citation de cette
culture n'est autorisée que si elle prouve la corruption apportée
par les Juifs à la civilisation occidentale.
Pour le rôle de Ferrante, Montherlant se réfère autant à
l'Ecclésiaste qu'au Livre des rois, écrit au X I siècle par Firdousi
- et qui est l'Iliade de l'Iran. Comme le roi Khosrau, Ferrante est
e
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"plein de magie", capable du meilleur et du pire et "il a peur de
lui-même (2)". Pour Ferrante "qui parle dans le ton royal", écrit
Montherlant, j'imagine "un orgue qui comporterait le registre « ton
royal », comme il y a le registre « vox cœlestis ». Montherlant a surtout prêté à Ferrante son art de dire de grandes choses simples.
"Ces héros, ces rois, ces princes, comment ne me toucheraient-ils
pas puisqu'ils sont tous moi-même." Ils sont comblés et ils sont
las, las de leur armée, de leur couronne, de leur trône, impatients
de partir et de faire leurs bagages. Ils sont Montherlant qui a perdu son visage de soleil. Ils sont aussi, en 1942, Mussolini ou Hitler
dont les ressorts sont épuisés et dont le cœur est vide et qui doivent,
eux aussi, se dire, comme se l'est dit Khosrau : "Il vaut mieux que
je m'empresse de paraître devant Dieu avant que ma gloire ne
s'évanouisse."
,., En février 1942, Montherlant a dû quitter son appartement du
quai Voltaire. Les jours passent et il ne finit pas sa pièce. Il se
dégoûte de se voir traînasser. Rien à faire que de se tortiller de
froid. Il s'installe à l'Hôtel Taranne, au-dessus de la brasserie Lipp. A
l'hôtel il ne se sent pas mieux : c'est froid et silencieux comme chez
lui. Edouard et Roro sont partis avec leur mère, très loin : "Six ans
de liaison sans relâche et sans bavures. Me voici sans couronne. Je
suis bien mélancolique (3)." "Je ne veux plus rien commencer que
je ne pourrais soutenir." En mars, une convocation au ministère de
l'Intérieur inquiète Montherlant. Il y va, selon sa tactique, en faisant
tout son possible pour se persuader qu'il n'a rien à se reprocher. Et
c'est vrai. Dans sa vie d'aventures, il a trouvé sa raison d'être, la
seule chose aussi qui le sorte de chez lui où "il paperasse ses
humeurs et ses songes, tantôt plaisant, tantôt déplaisant (4)".
Le ministère, après quelques questions indiscrètes, ne donne
pas suite. La police n'a pas que lui en tête. Montherlant pense qu'il
profite de l'ahurissement qui règne à Paris en cette année 1942 : la
Gestapo s'installe solidement ; le STO (Service du travail obligatoire)
multiplie les rafles ; les Juifs sont traqués ; depuis longtemps les
bruits ont remplacé les nouvelles, les bonnes histoires la contestation ; l'argent écrase la richesse. Une chance pour Montherlant, il
n'a pas d'ordre à recevoir ; il peut aller et venir comme il veut. A
Grasse, il se sentira moins menacé.
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Le 10 avril, Montherlant arrivé à Grasse a la surprise de voir
la mère de Jean-Claude Barat, Marguerite Lauze, se jeter à ses
pieds, "à genoux (oui, U N G E N O U E N TERRE) elle a posé son visage
contre ma main sous les yeux de son fils. Il faut venir dans le Midi
pour voir ces gestes de l'Iliade qui me rappellent le mot de Vigny :
« Les anciens restaient toujours naturels ; Priam pleure, Achille s'arrache les cheveux, etc. (5). »"
La famille Lauze, c'est une maison pour passer les soirées,
pour dîner deux ou trois fois par semaine. La portion est congrue
mais Montherlant trouve Jean-Claude et sa mère intéressants au
possible. Il le dira le 14 juin à Roger Peyrefitte, et c'est l'une des
plus belles lettres qu'il ait écrites.
"Vous dire la gentillesse de ces gens pendant ce mois est
impossible. Toutes les attentions. Toutes les délicatesses. D'ailleurs
une femme généreuse et « une belle nature ». C'est d'une qualité
que je n'ai jamais rencontrée dans des cas semblables. Le côté dramatique est qu'elle est tuberculeuse et probablement perdue : 38°5
à 39° tous les soirs ; les deux poumons pris ; elle vient d'avoir un
congé de cinq mois. La tendresse de la mère pour le fils, du fils
pour la mère, et moi, qu'elle mêle à tout cela (je pars chargé de
près d'une dizaine de photos de son gosse à tous les âges)... Je ne
sais comment exprimer tout cela sinon par ce mot que j'ai souvent
lu de la plume de mon vieil ami Fabulet, et que je trouvais un peu
prétentieux et qui me faisait sourire : « Ils ont un véritable culte
pour moi. » Et pourtant, c'est cela. La scène que j'attendais a eu
lieu avant son départ. En larmes, elle m'a dit qu'elle ne serait peutêtre plus là en janvier (quand je reviendrais dans le Midi) et m'a
demandé de ne pas abandonner son fils, ce que j'ai promis et tiendrai, inutile de vous le dire. (J'ai beaucoup fait déjà pour eux dans
tous les ordres.) Elle m'a répété un mot du petit qui, trois jours
avant, lui avait dit : « Je commence à comprendre ce que ça peut
être d'aimer son père. » Divorcée après quinze jours de mariage, le
petit n'a jamais connu son père, même en photo. Nous sommes
convenus que, s'il n'y a pas trop de danger à Paris, il viendra y
passer quinze jours avec moi cet été. J'oubliais le plus étrange de
tout cela : au moment de cette promesse que je lui ai faite (de
veiller sur son fils), elle m'a baisé la main ! Et comme le petit était
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là (quoique ne regardant pas à ce moment) et que je lui disais :
« Attention ! » en le désignant, elle : « Ça ne fait rien. Au contraire ! »
Peut-être me trouvez-vous ridicule, cher ami, d'être si occupé
de cette famille. Mais ils me touchent extrêmement. Quoi que je fasse
pour eux, ils restent désintéressés, et je ne saurais dire combien. En
toute circonstance, ils sont d'excellente qualité. Le milieu est celui de
petits universitaires mais avec de l'horizon (elle a passé plusieurs
années en Italie). Le fils n'est pas intellectuel, et semble d'une nature
moins riche que la mère. Mais, surtout depuis quelque trois semaines,
il me donnait des témoignages d'affection véritable tout à fait charmants. Bref, mon cher, je suis un peu dans l'état d^âme de JeanJacques chez « les honnêtes Suisses », quand, la larme à l'œil, il
invoque la bonté de la nature. [...] Oui, mon ami, jamais nous ne
nous pénétrerons assez du mot que je prête à un des personnages de
ma pièce : •• Cela est étrange. Mais il n'y a que des choses étranges
dans le monde. » Oui, l'interpénétration de tout avec tout est un abîme.
Et nous, romanciers, nous ne pouvons RIEN dire ! Nous serions accusés
d'invraisemblance, d'immoralité, de monstruosité. Et pourtant il n'y
aurait que CELA d'important. Dire ce qui est, et, ce qui est, c'est (c'est
un vers de Hugo) qu' « on ne distingue plus Bélial de Jésus ».
Et je voudrais vous dire aussi, encore une fois : tout est éclairé,
il y a une atmosphère où tout devient pur. Imaginons, par exemple,
que cette femme ait eu une fille et que j'aie été l'amant de sa fille,
et que je lui aie fait un enfant, - eh bien, je suis certain qu'elle me
l'eût pardonné, et pourquoi ? parce qu'elle aurait su l'affection véritable que j'aurais eue pour sa fille, et que cette affection aurait été
le soleil qui aurait dévoré tout le reste.
Voici une lettre plus sérieuse que celles que je vous envoie
d'ordinaire, et j'aimerais que vous y répondiez, car j'aimerais savoir
ce que vous en pensez.
Et je voudrais vous dire aussi cette chose si étrange : cette tendresse qu'on donne ne fait pas de tort aux autres tendresses. En fait,
il faut bien reconnaître que si tout ce qu'on a de tendresse se bloquait sur un seul être, ce serait encore plus fort. Et cependant un
certain éparpillement ne semble pas la diminuer. Et, dans le moment
où j'aime X, quand je pense à Y et à Z, je les aime tout autant.
Inépuisable'Mme Lauze me disait : «Je vous remercie de tout. Et aussi,
d'être ce que vous êtes. » Et je songeais : ce que je suis...
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J'arrivai à Grasse le lendemain du jour que je lui avais annoncé
pour mon arrivée. Le car arriva à trois heures. J'allai chez eux à six
heures. Donc : aucun rapport, ni pour le jour, ni pour l'heure, avec
le moment où on pouvait m'attendre. Aussi, lorsque, arrivant, je vis
la figure du petit à la vitre, c'est cum grano salis (6) que je me dis :
Il m'attend là depuis un an. » Je n'en fis pas la remarque. Or, la
mère m'a dit : <
• Le jour où vous aviez annoncé votre arrivée, et le
lendemain, il a passé la journée entière la figure collée à la vitre,
pour vous voir arriver. » Elle ajoutait : « Il ne vit que par vous. »
Noble ami, j'espère ne pas vous avoir ennuyé avec cette
lettre si personnelle. C'est que je crois qu'elle me dépasse. Et parce
que aussi vous écrivez sur les enfants ; de sorte que l'histoire de
Mme L. et de L. junior peut vous intéresser : c'est pourquoi je m'y
suis étendu. Et j'ajoute (le saviez-vous ?) que ma fenêtre donne sur
le collège religieux de Grasse (qui, à cent mètres, me surplombe),
que je vois, sans quitter ma table, les enfants jouer au ballon, et
que ce matin, à l'heure même où le petit Lauze et moi tripotions
des timbres (car il est passionné des timbres) j'entendais la messe
chantée par les garçons du collège. - Enfin, je finirai par venenum (7).
Puisque vous exprimez des craintes de ne pouvoir mener
ensemble, financièrement, les amours et l'aménagement du « superbe
intérieur », je vous rassure tout de suite : mes lettres vous le permettent. On vient d'en vendre vingt (d'affaires) pour sept mille
francs, à Paris, soit trois cent cinquante francs pièce, et six pour
trois mille sept cents francs, à Bruxelles, soit un peu plus de cinq
cents francs pièce (lettres privées). A ce taux, j'ai fait votre fortune.
Et c'est pourquoi je tourne court, enragé à la pensée que celle-ci
puisse vous valoir un service de Sèvres.
Ave Maria."
Lundi
"Délivrant de plus en plus l'Andrée Hacquebaut qu'il y a en
moi, je rajoute encore un feuillet, après les marginalia. Non, je reste
jusqu'à samedi midi. J'aurai donc le temps encore de recevoir une
réponse de vous à mes effusions.
Vous n'avez pas idée de ce que je vois passer sous mes
fenêtres en ce moment où je vous écris. Chacune. Non, je ne
connais aucune ville où ce soit pareil. Même Phocée [Marseille].
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Dernier trait pour votre livre sur les enfants. (Les Amitiés particulières.) Comme je m'émerveillais qu'on pût me servir des pâtes,
des chocolats, etc., chez Mme Lauze, sachant la difficulté d'avoir
tout cela ici, elle me dit : « Nous les gardons depuis janvier, pour
quand vous viendriez. » Ils avaient fait des provisions de tout !
Imaginez un môme, à l'âge dévorant des sauterelles, regardant toujours les chocolats fourrés, depuis cinq mois, et ne les prenant pas !
- Et la mère me disant un autre jour qu'à la fin d'un repas, cet hiver,
il avait tellement peu mangé qu'il en avait eu les larmes aux yeux
(par manque de ravitaillement et d'organisation, non par misère ;
car les ressources sont modestes, mais ce n'est nullement la misère).
Enfin un trait final : cet enfant est tellement sensible qu'à
treize ans - elle a calculé très précisément - il ne pouvait voir le
film Sans famille sans être tout le temps à pleurer. « Une véritable
fontaine (8). »"
A Grasse, Montherlant tout le jour bondit dans la campagne.
La route de Grasse à Cabris l'inspire. Les personnages de la Reine
morte deviennent un paysage. Il discerne Ferrante dans un chêne,
Inès dans une eau calme. L'Infante est une eau turbulente et vive
qui dévale et fait tourner les moulins. [...]
Une ville de bonne compagnie
"Un artiste qui ne veut pas être enchaîné par des femmes,
des enfants, un parti, des idées, etc., ne veut pas être enchaîné,
non plus, par une de ses œuvres." Le 2 juillet 1941, en gare de
Cannes, Montherlant, dans la bousculade du départ va jusqu'à laisser sur le quai sa valise contenant le manuscrit de la Reine morte.
Marguerite Lauze hisse la valise par la fenêtre. Il existe une photo
où l'on voit Marguerite Lauze qui tend une valise à Montherlant.
De retour à Paris, Montherlant loue un "aimoir" supplémentaire et donne fort dans la conquête ; il veut, encore une fois,
"battre ses records de 1938", multiplier les "antiques (9)" qu'il cote
comme un conservateur de musée.
Il y a une tête albanique "rebutée car elle n'est pas de la
classe de sa collection", une "Thitye" plus savoureuse, un "Britannicus
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du X V I siècle avec une gravité romaine et un type de visage
régulier et beau", des "statues Foum-Phetet de Haute-Savoie
(XIII ) [10]" (sans doute du XIII arrondissement), en plus, il y a
les garçons sûrs, les réguliers qu'il groupe dans ce qu'il rappelle
"le gynécée".
En juillet, Montherlant dîne avec Cocteau qui n'a pas devant lui
"le personnage agressif et fermé" dont tout le monde parle mais un
Montherlant "très intelligent et soucieux de paraître libre (inactuel) [11]". Cocteau accepte de laisser son tour à Montherlant.
Renaud et Armide sera créé en 1943, la Reine morte en décembre
1942. Montherlant aussi a trouvé Cocteau d'une "intelligence qui illumine de grandes étendues, comme les fusées ; une phrase suffit".
Cocteau a épaté Montherlant ; Vaudoyer qui est de la fête se souvient de
Cocteau mimant ce soir-là Mme Second-Weber quittant la scène (sans
doute dans Rodogunè), "elle tirait la langue et faisait le pas de l'oie".
Jean-Louis Vaudoyer "qui a accepté de diriger la ComédieFrançaise par désespoir" y va de son compliment. Montherlant
dans la Reine morte a admirablement réparti ses divers moi : "Inès
est aussi montherlantienne que l'Infante" ; dans Ferrante, Montherlant
a mis tout son orgueil, dans "Egas Cohélo son antiféminisme, etc.".
A Roger Peyrefitte qui lui annonce les Amitiés particulières,
Montherlant demande quelques délais. Il lira le manuscrit plus tard.
Ce roman le gêne car il traite un sujet qui est celui que Montherlant
porte en lui depuis vingt-cinq ans. Ce qui ne l'empêche pas de donner
à Peyrefitte un conseil utile : "Vous n'êtes probablement pas plus que
moi un « romancier-né », un grand créateur de personnages ; alors, tenezvous, cramponnez-vous à ce que vous avez vécu, vu, vérifié, n'en sortez pas ; aussitôt que vous quitterez cela, vous faiblirez (12)."
Les répétitions de la Reine morte commencent le 26 octobre.
Montherlant qui prévoit "un four" se protège en lisant William
Shakespeare de Victor Hugo. Shakespeare a tout supporté : trois
de ses pièces ont été interdites par la censure. Shakespeare a été
insulté. Mort, il entre dans l'obscurité, et tout le monde tripatouille
ses pièces (13).
Le meilleur de son temps pendant l'été 1942, Montherlant le
passe à "l'Ecole du Spectacle" où il est à la recherche du petit page
Dino del Moro. Déjà, à Paris, on jase : "Le secret de la Reine morte
est dans la culotte du petit page" (François Mauriac).
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Ce fut tout un sport de trouver ce page qui singe le roi en son
conseil, danse mieux que tout le monde à la cour, se couvre de
fleurs comme un elfe de Shakespeare, cueille des lucioles qu'il
apporte dans la main du roi avant de dire à Inès les paroles qui sauvent
et qu'elle ne veut pas entendre. Cette recherche du petit page répétée à satiété jusqu'à être une provocation contraste avec l'attitude indifférente, voire hostile, de Montherlant au Conservatoire.
Vaudoyer lui a demandé de siéger au jury du concours de fin d'année. Il s'y ennuie ferme et se laisse emporter par la malveillance : "T. a
le regard froid et dur ; N. ne connaît pas la syntaxe ; telle demoiselle
a des mains qu'on ne peut regarder sans avoir peur (14)."
A la fin de novembre, au moment où on va jouer sa pièce,
Montherlant accepte de se mettre en avant et enregistre quelques
causeries pour Radio Jeunesse, un département de la radio de
Vichy. Lancé en août 1940, dirigé par la secrétaire d'Etat à la
Jeunesse, Radio Jeunesse réunit Pierre Schaeffer, ingénieur des
télécommunications - il lance alors la première école pour former
des "réalisateurs" de radio et de télévision -, Albert Ollivier et
Claude Roy. Montherlant aime concilier les contraires et admet les
incompatibles. Il écrit, pour la radio, des textes tout à fait anodins
et même de très bon teint alors qu'en secret, dans ses Carnets, il se
rebiffe contre l'Etat qui "vole, persécute, et cela est trouvé bon.
Quoi qu'il fasse, l'Etat a toujours raison. Eh bien ! si nous traitions
l'Etat comme il traite l'individu (15) ?". En même temps il montre
l'aspect éclatant et sombre de la France qui, humiliée, bafouée,
mérite qu'on aille à son secours : "Le destin tragique de la France,
un des plus grands destins tragiques, de sorte que ce peuple qui fit
si piteuse figure depuis tant d'années reprend une espèce de grandeur dans le comble de son abaissement (16)." t...]
"Une reine qui a des malheurs"
Le samedi 12 décembre 1942, Montherlant note dans ses
Carnets : "Le pouvoir sédatif du travail. Après ces semaines d'agitation, travail mélancolique et tranquille (17)."
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Le soir de la générale de la Reine morte, le mercredi 9 décembre, Montherlant, pendant toute la soirée, a été invisible et présent partout. "Raide dans son veston noir", il a guetté l'arrivée des
acteurs : il a vu Madeleine Renaud descendre d'un vélo-taxi devant
les badauds qui se pressent à "l'entrée des artistes". Il a vu Julien
Bertheau sortir du brouillard qui, dans le froid, couvre la bouche du
métro. Il a vu Maurice Escande se perdre dans une foule en quête
d'autographes. Avant la représentation, Montherlant a voulu parler
sérieusement avec Jean Yonnel qui soutient la pièce. Cet acteur a
tout pour lui : "Sa présence léonine, son orgue magnifique, ses
rugissements féroces et ses brames gémissements qui sont la voix
de la mort (18)." S'il se pique au jeu, Yonnel joue double : il joue
son rôle et il est ce qu'on appelle destin, nature, néant, implacable
loi qui revient, planant sur Inès, cœur tendre qu'il éprouve.
Ce n'est pas sans amertume que Montherlant apprend que
Jean-Louis Vaudoyer a dû faire "d'amples coupures". "Comment,
sans pudeur, à mon nez !" Montherlant se vexe, dit sa fureur d'être
trahi, claque la porte, déboule l'escalier et renverse, sans la reconnaître, Mme Vaudoyer.
En bas, tout un monde élégant s'oriente à tâtons dans le peu
de lumière qu'autorise la Défense passive. Il y a Alice Cocéa, dont
la toilette est si belle qu'il reste toujours des colifichets, des
plumes, des foulards à regarder. Il y a Edwige Feuillère et ses parfums, Jean Cocteau "le polisson vénérable", Denys Amiel, Marcelle
Maurette, tous intrigués par l'irruption de ce jeune auteur dramatique : Henry de Montherlant, quarante-sept ans. Tous les spectateurs semblent joyeux, au physique ils n'ont pas à se plaindre, la
guerre les prive, mais certaines privations (alcool, tabac) les rendent plus costauds. Les rigueurs du climat semblent les fortifier. Il
fait glacial mais la salle va s'échauffer : "Les premiers tableaux de
la Reine morte sont animés d'une telle fièvre que les bravos qu'ils
emportent font oublier la pénurie du charbon (19)."
De cette générale, Montherlant a toujours gardé un souvenir
pénible : "L'accueil est des plus tièdes", note Michel Ciry, glacial,
selon Montherlant qui a passé sa soirée à pester contre "les
ignobles, imbéciles mondains", "la race frivole et scolaire des critiques" qui peuplent les générales. Montherlant s'est opposé quand
on lui a demandé de venir saluer avec ses interprètes - comme le
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fera Claudel le soir de la générale du Soulier de satin, en
novembre 1943. Saluer, ce serait perdre son incognito, le secret de
ses dragues. Michel Ciry juge le public "indigne d'un tel festin, tout
juste bon pour la mangeaille du boulevard. Les sentiments exprimés ici, qu'ils relèvent du sublime ou de l'horreur, doivent planer
fort au-dessus de ces têtes parisiennes (20)". Comment reconnaître
le théâtre français, "ce badinage qui plaît" (Marivaux) dans cette
œuvre acérée, où les personnages s'infligent les mots les plus durs,
s'expriment en tyrans d'eux-mêmes et des autres, ont tous deux
voix, Janus de la création et de la destruction et sont dominés par
Ferrante qui veut que tout finisse. Cette pièce semble avoir été
écrite en forme de menace, une menace qui révolte, à laquelle on
voudrait dire non. Montherlant a troublé, dérangé le public de 1942
qui refuse d'entendre le rêve éveillé du roi Ferrante, voix prophétique qui semble annoncer les catastrophes à venir.
Dans la Reine morte les femmes, les enfants, les mères ne sont
pas épargnées. Montherlant s'en prend à leur volonté d'amour : elles
couvent un enfant idéal, leur enfant à nul autre pareil. En faisant
tuer Inès, Montherlant tue la mère et l'enfant. Enfanter, éduquer, toujours cette pierre au cou, "ce scorpion de la mère nourricière...". La
mère donneuse de vie n'est qu'une éternelle radoteuse qui s'obstine
à croire en des enfants qui, dès leur naissance, ne sont que des
morts en vacances. Pourquoi le sursis ? Pourquoi ne pas "les donner
à manger aux pourceaux" puisque leur vie sera courte même si elle
est longue et de toutes manières dégradante.
Le 15 décembre, Jean-Louis Vaudoyer et Montherlant réconciliés parcourent la presse. Il faut bien chercher pour trouver la critique
dramatique dans ces journaux "petit format" de la guerre, pleins de
la haine d'Hitler et où s'étale sa propagande de guerre. Les journaux parlent de la bataille de Stalingrad. Depuis le 23 novembre,
la VI armée et la IV armée blindée allemandes sont encerclées.
Les troupes souffrent de faim, de froid, de maladie. Au général
Paulus qui voudrait se rendre, Hitler envoie une véritable imprécation : "Vous interdis de capituler. La VI armée remplira sa mission
historique en combattant jusqu'au dernier jour, pour permettre la
reconstitution du front oriental."
Pour la moitié de la presse parisienne (celle qui est le plus
engagée dans la collaboration), la Reine morte a paru une œuvre
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pleine de lassitude. Ferrante, revenu de tout, n'est pas un exemple à
imiter. La pièce a été accueillie comme elle le mérite. Selon la Gerbe :
"On a rarement vu une salle aussi froide, aussi réticente." "Pièce
inutile, ennuyeuse", dit un journal de jeunes qui titre : "Feu Monsieuf
de Montherlant." "Henry de Montherlant nous déçoit", constate un
autre qui retient quand même "la beauté du langage". "Cette pièce à
une raisonnance (sic) malsaine", etc. Il faut bien chercher pour trouver le témoignage d'un père jésuite qui annonce "la naissance d'un
nouveau Racine", même si un autre critique est navré de voir
Montherlant se prendre pour Racine "dont il n'a pas l'envergure" et
"oser écrire une pièce sur la raison d'Etat (21)". Un critique lance le
coup de pied de l'âne : "Pourquoi se faire une opinion sur cette pièce
que, dans deux ans, tout le monde aura oubliée ?"
Dans cette presse de l'Occupation contaminée par l'enthousiasme obligatoire propre à l'Etat totalitaire, la pièce de Montherlant
ne peut que mécontenter. Il y a un coup de patte contre la servilité
et l'hypocrisie des gens en place. Ferrante, s'adressant à un de ses
ministres, dit : "Assez de miel : je veux régner sur des hommes
debout, non sur des hommes prosternés." Et : "Ah ! quand je vois ce
peuple d'adorants hébétés, il m'arrive de me dire que le respect est
un sentiment horrible." C'est évidemment une allusion au culte qui
a entouré le maréchal, chef vénéré, chef acclamé.
Au moment où la Résistance commence à se manifester
ouvertement par des tracts, des journaux, des attentats durement
réprimés, il y a une autre phrase sur la prison où Pedro va "retrouver la fleur du royaume". Cette phrase est applaudie, mais on
applaudit aussi, deux minutes avant, les phrases de Ferrante :
"Allez, allez, en prison ! En prison pour médiocrité", ou trente
secondes après : "En avant, par-delà les prisons (22)." Etait-ce là
"faire un sort" à certaines répliques comme l'écrit la Gerbe du
14 janvier 1943 ? Ajoutons un appel au meurtre politique et qui, à
l'époque, est passé inaperçu : "On tue, et le ciel s'éclaircit. En vérité,
il est stupéfiant que tant d'êtres continuent à gêner le monde par
leur existence, alors qu'un meurtre est chose relativement si facile
et sans danger."
En fait, la pièce est pleine de contradictions ; les personnages
vivent et mentent comme ils respirent, mais l'ensemble fait un tout
unique et génial. [...]
143
TEXTES
Naissance
de
la Reine morte
Chaque fois que la Reine morte sera reprise, Montherlant
insistera sur les émotions ; c'est sur elles que s'appuie la pièce et
non sur une intention politique. "Ceux qui y voient quelque chose
de cornélien [sous-entendu le conflit entre la sensibilité et la raison
d'Etat] me plongent dans une douce rêverie." Montherlant répétera
cette phrase jusqu'à la dernière mise en scène de son vivant, celle
de Pierre Franck, en 1966. [...]
En 1942-1943, la pièce est jouée cent fois, ce qui est beaucoup pour un théâtre d'alternance.
Bientôt, ce qui menace la Reine morte ce sont les alertes,
les théâtres qui ferment quatre jours, l'électricité qui marche
de guingois, le couvre-feu dès la tombée de la nuit ; c'est la
démission de Jean-Louis Vaudoyer, le 27 mars 1944 : "Grâce à
vous, écrit-il à Cocteau, à Claudel et à Montherlant, j'ai enrichi le
répertoire (23)." [...]
Les prisonniers aussi trouvent dans cette pièce l'occasion de
méditer sur la fin de l'homme. Roger Jeanne a raconté comment,
au printemps de 1942, il reçut la pièce de Montherlant dans un
colis de la Croix-Rouge, la lut, fut emballé, fit des costumes avec
des bouts de langes, des molletons, des sacs de couchage, des drapeaux nazis. La représentation eut lieu pour la Noël 1943 (24). De
même le lieutenant Malien, avocat au barreau de Marseille, prisonnier à l'Oflag IV D, demande à Montherlant un avant-propos pour
une représentation le 6 février 1944.
Pierre Sipriot
1. Lettre à Roger Peyrefitte, 3 juin 1942 (inédite).
2. Sur Khosrau, voir "l'Assomption du roi des rois". Textes sous une occupation,
Essais, Pléiade, p. 1439-1447.
3. Lettre à Roger Peyrefitte, 21 février 1942 (inédite).
4. Le Solstice de juin, lettre à Radio Jeunesse, p. 258.
5. Lettre à Roger Peyrefitte, 14 avril 1942 (inédite).
6. Avec un grain de sel.
7. Venin.
8. Lettre à Roger Peyrefitte, 14 juin 1942 (inédite).
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TEXTES
Naissance
de
la Reine morte
9. Rappelons que "les antiques" sont toujours les jeunes garçons.
10. Lettre à Roger Peyrefitte, 6 septembre 1942 (inédite).
11. Jean Cocteau, Journal, 1942-1945, p.126.
12. Henry de Montherlant, lettre à Roger Peyrefitte 1942 (inédite).
13- En 1942, on a souvent dit que Montherlant n'avait fait qu'adapter la pièce de
Guevara. Pour couper court à ces rumeurs, Montherlant a publié le texte de la
pièce espagnole.
14. Notes inédites.
15. Carnets XIII, Essais, Pléiade, p. 1302.
16. Id., p 1301.
17. Carnets XIII, Essais, Pléiade, p. 1303.
18. La Reine morte, Théâtre, Pléiade, p. 188.
19. Paris-Soir, 15 décembre 1942.
20. Michel Ciry, le Temps des promesses, Journal, 1942-1949, Pion, p. 43.
21. L'Effort, 6 mai 1943.
22. La Reine morte, Théâtre, Pléiade, p. 162-164.
23. Le bilan de l'administrateur Vaudoyer paraît "remarquable" à Pierre Dux, qui a
mis en scène la Reine morte mais aussi bien d'autres spectacles. Voir Pierre Dux,
Vive le théâtre (Stock) et aussi Cocteau : Journal, 1942-1945, p. 492.
24. Cité par Montherlant dans Théâtre, Pléiade, p. 242 à 245.
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