Discussion III Philosophie et politique. Livrio

publicité
Discussion III
_________________
Discussion III
Philosophie et politique. Livrio1
Etienne Parain – Les motifs de vos réflexions reviennent très
fréquemment à Cornelius Castoriadis qui est, rappelons-le, le fondateur
du groupe « Socialisme ou Barbarie » dans les années 50. Vous lui avez
consacré toute la première partie de votre triptyque « Devenir et
Temporalité ». En quoi est-il un auteur qui intéresse notre monde
contemporain ?
Jean-Philippe Pastor – Evidemment, le vocabulaire
philosophique qu’utilise Castoriadis peut sembler appartenir à
celui de la deuxième moitié du siècle dernier. La rhétorique
employée paraît faussement désuète étant donné que Castoriadis est avant tout un
penseur politique et que notre société par certains aspects rivalise d’innovations
pour faire de notre monde social une structure collective ne fonctionnant plus
exclusivement dans et par le politique. Politique signifie traditionnellement
participation active des citoyens à la vie publique. Dans ses livres et ses
interventions, Castoriadis juge que manifestement nos contemporains ne souhaitent
plus initier de renouvellement significatif dans ces domaines autrefois considérés
comme centraux par nos sociétés.
E.P. Ne peut-on pas considérer qu’il applique à notre monde actuel des schémas philosophiques
empruntés à des mondes disparus ?
En réalité, nos sociétés modernes n’ont jamais été politiques au sens où l’étaient par
exemple les cités grecques, si c’est ce que vous voulez dire. Et Castoriadis le sait. Et
peut-être plus que tout autre. La société moderne est fondamentalement différente
1
http://www.librio.fr 2006
223
Discussion III
_________________
de la polis antique; non seulement on ne peut pas la concevoir sur le modèle de
celle-ci – ce que Montesquieu par exemple avait déjà vu très clairement- mais
encore la vie de la polis n’est pas compatible avec le fonctionnement de la société
moderne. Les sociétés modernes ne sont pas des sociétés politiques, comme
l’étaient les Cités-États grecques ou italiennes. La tentative visant à faire de la
politique le lien unificateur unique donnant aux États modernes leur cohésion doit
nécessairement conduire à des conséquences discutables, ainsi que certains aspects
la Révolution française l’ont montrés[...]. En réalité, ce n’est ni une volonté
politique commune ni une croyance commune qui donne à nos États leur cohésion,
mais un élément tiers, que les économistes anglais du XVIIIe siècle furent les
premiers à percevoir.
E.P. Le fait que Castoriadis persiste à donner une
inflexion systématiquement politique à ses travaux,
notamment philosophiques, n’est-ce pas là justement la
preuve d’une démarche trop exclusive ?
Que le problème politique joue un rôle de toute
première importance dans la pensée, et l’œuvre
de Castoriadis, n’a rien qui puisse nous surprendre. C’est le contraire, plutôt, qui
aurait été étonnant de la part d’un Grec. Aucun Grec ne peut évidemment se
désintéresser de la vie politique ; et moins que quiconque, sans doute Castoriadis
par la vie qu’il a menée et sa confrontation directe avec l’Histoire du siècle dernier.
Et son éloignement du communisme, extrêmement précoce, s’est imposé à lui dès
les années 40…Ce rejet l’a amené à réfléchir sur le devenir politique des sociétés
occidentales hors du contexte marxiste. Par la suite, avec la création de « Socialisme et
Barbarie », sa seule posture a constamment défié les fausses évidences des discours
unanimement admis.
Mais on pourrait à ce sujet en dire davantage. On pourrait dire que non seulement
l’œuvre de Castoriadis, mais également toute œuvre philosophique est sous-tendue
par des préoccupations politiques ; et que les problèmes que les philosophes
étudient sans discontinuer – le problème de la raison, de l’enseignement, de la
justice ne sont, au fond que des problèmes politiques au sens fort.
E.P. N’est-ce pas là une considération trop « historique » des choses ?
L’Histoire est faite pour être réfléchie. Pas pour y trouver des modèles à suivre,
mais pour susciter la réflexion et le débat. La participation à la vie politique était
considérée par les Grecs comme un privilège incessible de l’homme libre, l’essence
de la nature hellénique de l’homme qui le distinguait des « barbares ». Aussi, aucun
peuple ne s’est-il jamais autant préoccupé de politique que les Grecs qui ont réalisé
224
Discussion III
_________________
– ou essayé – tous les types de constitutions possibles et imaginables et qui, non
contents de cela – ont réussi – les seuls parmi les peuples de l’antiquité – à formuler
une véritable philosophie politique. Pour Castoriadis, tout comme Platon dont
beaucoup disent que la philosophie n’est autre qu’un immense commentaire sur
plus de deux millénaires de ses dialogues, la question politique et l’interrogation
philosophique ne font qu’un. Hors de toute considération à l’Histoire, ce que
Castoriadis prétend c’est que nos sociétés actuelles non seulement ne peuvent faire
l’impasse sur la question du collectif mais ont en plus un profond besoin de
renouvellement politique.
E.P. On peut cependant être philosophe et ne rien avoir à faire avec
la politique…
Le philosophe étranger à la politique, étranger à la Cité lui
préférant le Royaume de l’Esprit, celui de la Morale ou la
réflexion sur le souci-de-soi, celui de la littérature et des
arts, c’est là une solution tout à fait possible. Non seulement possible pour certains
penseurs modernes, mais même préférable pour la plupart d’entre eux. Et peut-être
même la seule envisageable si l’on admet déjà avec Hérodote dans les temps
anciens que la politique est mauvaise et injuste par essence, et que toutes les formes
sous lesquelles elle se présente ne recouvrent que la réalité du pouvoir et de ses
méfaits. Cependant, ce n’est jamais une solution parfaite. Et la philosophie, quoi
qu’en dise et quelle que soit sa nature, a toujours à voir avec la perfection, l’accès à
l’Idéal qui lui est concomitante. La vie humaine, pleine et réalisée – Castoriadis en
est totalement convaincue – est par conséquent impossible hors du contexte
politique. Psyché/Société sont les faces d’une seule et même pièce de monnaie. Un
Dieu peut s’isoler et vivre heureux sans contrepartie dans le temps ; un animal
comme le loup ou certains squales aussi. Mais non un homme, pas même s’il est
philosophe…
E.P. Est-ce qu’en ce sens on ne peut pas dire de Castoriadis ce que l’on pourrait dire des anciens
maîtres de la pensée qui ont balisé le paysage des années 60 jusqu’à la fin des années 80 ? A
savoir qu’ils correspondaient à une époque désormais révolue et que leur influence aujourd’hui est
faible ? N’avons-nous pas passé un cap ?
C’est ce qu’on disait déjà de la génération qui est venue après Sartre. On la trouvait
a-politique, ironique, très concentrée sur des considérations éthiques et personnelles.
Ce qui prédominait chez « l’intellectuel spécifique » c’était déjà le sentiment que les
grandes structures politiques et économiques ne pouvaient plus être organisées
selon le modèle d’une société littéraire, gouvernée par une élite « éclairée ». Peu à
peu, le philosophe n’a plus senti la nécessité d’intervenir dans le débat public.
225
Discussion III
_________________
Aujourd’hui, le risque pour les intellectuels est de faire de la démocratie un simple
avatar de la principale invention social-historique de notre époque, à savoir la mise
en scène instituée de la frivolité et du spectacle comme mode politique du
traitement social des problèmes de société. La démocratie est alors perçue comme
un simple effet de la société de consommation qui s’étend maintenant à dessein,
selon les termes de Castoriadis, vers le vide, la dispersion, l’insignifiance au rang de
signification imaginaire centrale de notre société. De ce point de vue, Castoriadis a
décrit très précisément le monde dans lequel nous vivons. Il l’a fait avec une
perspicacité et une lucidité qui nous permet encore de lui faire confiance dans son
diagnostic pour les temps imminents que nous allons vivre.
E.P. Le paysage intellectuel a tout de même changé depuis la
parution de « L’Institution Imaginaire de la Société » !
Oui vous avez raison, il y a aujourd’hui un véritable
désaveu proclamé des élites à l’égard des dérives de
la social-démocratie actuelle. Il est bien vu de
prendre pour cible « les classes moyennes », les
masses qui paraissent donner le ton à la société et à ses choix fondamentaux. La
critique de l’individualisme démocratique se fait de plus en plus audible. Cette
rumeur se propage par la voix du politiquement correct, voix anonyme où toute
opinion hors norme a nécessairement la structure d’une arrière-pensée refoulée. Les
opinions ne sont plus faites pour être exprimées, on ne peut les défendre qu’à partir
du moment où un autre les a émises, sans les défendre soi-même, simplement pour
les faire circuler. Quant aux intellectuels qui n’ont pas ce genre de velléités, ils ne
parlent plus ; par nécessité plutôt que par conviction, ils préfèrent le silence. Ils se
considèrent comme les derniers vestiges d’un monde disparu, un peu à la manière
des derniers viennois comme Stefan Zweig ou Hugo Von Hofmannsthal, comme
les derniers penseurs dans un sens d’ailleurs très nietzschéen. Cette sensibilité
aristocratique, de droite comme de gauche, a des effets néfastes très étendus dans
l’opinion. Les gens ne prêtent plus aucune oreille à des personnages qui les
méprisent. De son côté, l’intello joue sans cesse d’une esthétisation du chaos qui le
dévalue. Tout projet de changement ou d’interrogation sur les institutions sociales
et politiques disparaît…
E.P.- Tout de même, cette rhétorique de Castoriadis sur la révolution paraît bien datée…
Jusqu’à la chute du bloc communiste, la vie intellectuelle et politique en France était
à l’horizon de quelque chose qui s’appelait la Révolution, même lorsqu’il s’agissait
d’en faire la critique ou d’en exprimer le dédit. Le terme de Révolution était
rhétoriquement pertinent. Non parce qu’on attendait la Révolution ou qu’on la
226
Discussion III
_________________
préparait mais par ce que son évocation structurait implicitement le
fonctionnement de notre vie politique, y compris pour ceux qui s’employaient
continuellement à la discréditer. C’est une particularité de notre pays qu’il n’est pas
possible de gommer en quelques décennies. Or, soudain à partir de 89, le mot
même disparaît. Ceux qui l’utilisent sont déclassés, ringardisés. On organise même
très officiellement son enterrement. Au matin de ces festivités que le monde entier
nous regarde organiser avec une incompréhension amusée, il n’y a même plus
besoin de se situer par rapport à un idéal révolutionnaire quelconque. Cette
disparition bouleverse l’organisation intérieure de la vie politique parlementaire.
Sans repère, elle n’a plus d’autre horizon qu’elle-même. La politique devient dès
lors autosuffisante et François Mitterrand excelle dans l’art et la mise en scène de
cet hermétisme politicien.
E.P.- N’a-t-on pas connu depuis deux siècles de ces aller-retours
au sujet de la Révolution française ? En la pensant définitivement
enterrée, ne travaille-t-on pas à sa soudaine et brusque
réapparition dans un prochain avenir ?
Qui sait ? Il est sûr que la grande lutte émancipatrice
issue de la Révolution s’estompe puis revient comme un serpent de mer tout au
long du XIXème et XXème siècle, ou plutôt elle se déplace sur des registres sans
cesse différents. D’une certaine façon, toute la vie intellectuelle française non
seulement s’inspire de ce passé mais en vit et n’a d’existence que par rapport à son
évocation. On ne peut parler véritablement de la littérature française qu’en se
représentant l’espace politico-romanesque nécessaire à son exceptionnel
épanouissement. Tout chez Chateaubriand et chez Stendhal ne se comprend qu’à
l’aune de l’idéal révolutionnaire. Et même chez les auteurs qui nourrissent un
intérêt moindre et plus subalterne à son égard, la question reste centrale. Certes,
pour Bouvard et Pécuchet, ou pour M. Bergeret d’Anatole France, c’est moins la
révolution qui importe que les questions républicaines. Mais en creux, c’est la
question du monde démocratique que l’on pressent depuis Tocqueville comme un
univers morne et sans qualité qui occupe les esprits. Au regard de l’époque
révolutionnaire, la politique au sens démocratique apparaît comme règne de l’ennui,
du nivellement et de l’opinion moyenne. Finalement, ces aller-retour structurent
tout notre passé républicain. Ils sont la vie même de notre nature politique et
républicaine. Déjà, dans une société qui a tué son roi et où se transforme lentement
la fonction du mari et du père, les questions de filiation, omniprésentes dans le
roman du XIXème prennent une évidente signification métaphorique. Si on
considère que pour Freud dans la Vienne fin de siècle, la politique est une question
de filiation, si on considère le principe selon lequel toute la politique peut se
ramener au conflit originel entre le père et le fils, voyez les conséquences qu’une
227
Discussion III
_________________
telle situation peut créer en France. En plaçant l’Histoire et son volontarisme au
centre de la vie sociale, en donnant à chaque individu la possibilité de s’inventer
comme tel, la Révolution autorise cette expansion de l’existence qui fonde toute la
dynamique romanesque française.
E.P.- Depuis la Révolution, la vie intellectuelle en France aurait une fonction qu’on ne rencontre
pas dans d’autres pays européens ?
Chaque pays a évidemment un rapport différent avec ses élites littéraires et
artistiques. En France, et pour des raisons qu’il n’est possible d’aborder
sérieusement ici, les intellectuels se sont depuis toujours organisés en une caste
chargée d’incarner un certain prophétisme politique et social. Il a toujours existé un
certain fossé entre les valeurs qu’incarnent les tenants du pouvoir économique et
social et celles des intellectuels. En France, la question de la modernité culturelle
concomitante à la critique de l’essor de la bourgeoisie et de ses valeurs libérales s’est
posée beaucoup plus tôt qu’ailleurs en Europe, dès la fin de l’Empire et de la
Restauration ; comme une sorte de critique d’avant-garde des valeurs propres à
l’économisme; et petit à petit, elle s’est universalisée avec des avancées et des
retours en arrière, du Second Empire à la veille de la guerre de 14. Ce fossé est
particulièrement flagrant dans la France de Napoléon III et n’a pas d’équivalent en
Europe. Que l’on pense à Lamartine, puis à Victor Hugo ! Par exemple – et a
contrario – dans l’Empire habsbourgeois de la même époque, les artistes et
intellectuels incarnent la politique d’Etat de l’Autriche et sont sans cesse soutenus
par le pourvoir comme ferments de l’intégration de ce même Etat. Les politiques
leur réserve une réelle dévotion. Ce faisant, les élites dans le domaine de la pensée
et de l’art en viennent rapidement à se couper de la vie sociale pour incarner un
certain bon droit politique, ne s’intéresser qu’à des problèmes d’ego, d’esthétisme et
de questions de psychologie. On ne peut évidemment généraliser et appliquer ce
schéma au niveau de tous les pays européens à la même époque – les romanciers
anglais ont toujours été socialement très engagés -mais cette tendance est réelle et
se retrouve un peu partout, sauf en France. Les européens se sont mis rapidement à
l’école de la sensibilité alanguie de Baudelaire, puis plus tard à la révolte imaginaire
et sociale de Rimbaud ; mais ils n’ont jamais atteint le sensualisme amer et écorché
vif des décadents français après le symbolisme, ni n’ont senti le besoin de
reproduire leur vision de la beauté cruelle et révolutionnaire de la vie urbaine à la
fin du siècle. Cette particularité nationale qui culmine avec Zola, va de pair avec la
suspicion permanente que les français nourrissent à l’égard du système
parlementaire (depuis Rousseau, les intellectuels français ont toujours douté des
vertus de la représentation sans mettre un instant en doute la nécessité de la
République) et la tolérance inimaginable dans d’autres pays que les français
entretiennent à l’égard de la corruption généralisé du système. De nos jours, l’enjeu
228
Discussion III
_________________
reste encore de savoir ne pas lier nécessairement ce déni salvateur de la
représentation – dans son acception philosophique comme celle de l’image ou de la
délégation du pouvoir – à l’engendrement systématique de la terreur… Même si
cette idée mortifère est aujourd’hui assénée et comprise comme une évidence qu’il
s’agit quotidiennement de faire entrer dans les têtes. Aussi, il n’est pas besoin de
rappeler que la vie intellectuelle dans la France des années 60 est entièrement
marquée – et de nouveau – par ces invariants de résistance et de défi face à ces
conservatismes jusque dans le détail. Dans notre pays, la littérature et la pensée ne
sont pas un simple observatoire. La littérature et la pensée, à défaut de la
philosophie au sujet de laquelle les français entretiennent une distance narquoise
mais pleine de considération, ne sont pas une religion de substitution. Elles
n’offrent pas un refuge contre la vie moderne. Elles sont au contraire des acteurs
décisifs du processus de socialisation, notamment par l’Ecole: c’est en elles et par
elles que s’opère la progressive fusion de la Révolution et de la politique dans le
siècle, leur réalisation dans le pays, en même temps que leur neutralisation
méthodique et répressive de nos jours.
E.P.- Qu’est-ce qui a changé depuis 89 ?
On assiste non seulement à une tentative de mise en
retrait de l’idéal politique au sens classique du terme (les
politiciens en réaction à l’ère mitterrandienne se mettent
à vouloir “refléter” la société, celle d’en haut, d’en bas.
Du coup, la politique de manière tautologique disparaît
totalement. Elle se fait à peu près inexistante : elle
devient progressivement policière et fonctionne à
l’américaine dans ce qu’elle a de moins attractif chez
Sarkozy) mais aussi à une redistribution des cartes qui nous feraient entièrement
oublier la vocation française concernant l’interrogation politique au sens plein. On
réduit grossièrement la Révolution à la seule proclamation des Droits de l’homme.
L’homme prend en termes d’idéalité une importance démesurée et vide, alors qu’on
sait depuis des décennies qu’il n’est question que des hommes et des multiples genres
auxquels ils peuvent s’identifier sans qu’aucune nature fondamentale ne détermine
essentiellement leur appartenance et leurs choix… La France devient
pompeusement « le pays des Droits-de-l’homme », qui ne ressemblerait à aucun
autre dans les social-démocraties libérales qui peuplent le monde occidental ! Or, il
semble que l’originalité de la vie intellectuelle française dans les années 60-90 se
concentre précisément sur la question de l’homme et de son statut évanescent, de
sa disparition en tant que concept opératoire dans les sciences humaines… de ses
droits et de la vacuité de leur contenu sur le plan de la philosophie du droit, de la
229
Discussion III
_________________
structure langagière du pouvoir et des signes employés pour assurer sa pérennité
concernant la justice....
E.P.- Si la France n’est pas seulement le pays des Droits-de-l’homme que la Révolution lui lègue
en héritage, qu’apporte-elle véritablement en termes de nouveauté politique ?
La révolution française est la première qui pose clairement l’idée d’une autoinstitution explicite de la société. Elle tend à mettre en question, en droit, la totalité
de l’institution existante de la société. Cette ambition est unique en Europe.
Connaissez-vous d’autres mouvements révolutionnaires et sociaux qui se soient
organisés sur des bases aussi explicites ? Bien sûr, la France n’a pas le monopole
des mouvements révolutionnaires en Europe et dans le monde. Avant elle, il y a
Cromwell en Angleterre et la déclaration de 1776 de Jefferson aux Etats-Unis. Mais
la France est le seul pays où les désordres politiques ont pour finalité non plus
seulement la lutte des factions pour la prédominance et l’organisation du pouvoir
sur des bases démocratiques, mais la mise en question rationnelle et absolue, sans
compromis aucun, de l’institution imaginaire de notre société. Jusque dans
l’organisation du territoire et du temps, du calendrier qui scande le rythme de la vie
sociale. C’est une originalité dont nous sommes bien obligés d’assumer la charge.
Car elle correspond à un projet qui a du sens et qui se rencontre avec un idéal
politique cohérent qui n’a pas d’équivalent dans le monde.
E.P.- Ces tentatives ont pourtant sans cesse avorté…
Révolution ne signifie pas seulement tentative de ré-institution explicite de la
société. La révolution « est » cette ré-institution par l’activité collective et autonome
des participants à l’activité collective, ou d’une grande partie de la société.
L’objet de la politique n’est pas comme le croit les pseudo-révolutionnaires de tous
les pays en déserrance et en proie au malheur du monde moderne, « le bonheur du
peuple », mais pour les français « la liberté ». Et qu’est-ce qu’être libre? C’est la
capacité de se donner à soi-même, effectivement et réflexivement, ses propres lois,
sachant qu’on le fait.
E.P.- A notre époque, n’est-ce pas plutôt à l’écologie politique de jouer un rôle révolutionnaire que
d’autres causes sociales n’ont pas réussi à réaliser?
L’écologie est-elle d’abord une cause capable d’être véritablement politique ? S’il est
indéniable que les questions écologiques posent des problèmes qu’il serait suicidaire
de ne pas poser, je doute néanmoins qu’on puisse sortir de l’impasse politique dans
laquelle nous sommes en s’appuyant sur les considérations écologiques telles
qu’elles s’incarnent aujourd’hui. En un mot, l’écologie ne peut pas être politique.
230
Discussion III
_________________
Elle est condamnée par nature (!) à rester un mouvement de résistance parasitaire
face aux enjeux de pouvoirs gigantesques qui s’affrontent dans les sociétés au
niveau planétaire. L’écologie politique est devenue un endoctrinement de masse,
une idéologie dévastatrice destinée à faire oublier le passage que nous connaissons
d’une oligarchie libérale et industrielle dans laquelle nous vivons depuis la fin de la
deuxième guerre mondiale à une oligarchie de type féodale que nous expérimentons
maintenant au niveau de toutes les sociétés. Dans les faits, les écologistes font le jeu
de leurs plus féroces ennemis; l’écologie est le négatif photographique de la même
image en couleur délavée de nos sociétés de consommation qui s’épuisent…
E.P.- Pensez-vous que des révolutions soient imminentes et que les
prochaines années verront l’idéal révolutionnaire resurgirent au
niveau planétaire ?
Par essence, il n’est possible de répondre à cette
question. Aujourd’hui, ainsi que le constate Castoriadis
avec beaucoup d’autres, l’obsession centrale de la société
est la maximisation de la production et de la
consommation, soit donc des préoccupations qui ont
peu de choses à voir avec la création de la liberté, de l’autonomie véritable et de
l’institution politique. Ces considérations ne semblent pas occuper le devant de la
scène. Nous vivons dans des sociétés qui sont des oligarchies libérales: elles
produisent comme le répète Castoriadis des avides, des frustrés et des
conformistes. Les institutions ont en partie pour finalité d’éloigner les citoyens des
affaires publiques, de les persuader qu’ils sont incapables de s’en occuper: l’apathie,
la dépolitisation, la médiatisation. Nous vivons une ère de conformisme profond et
généralisé. Cependant, la révolution est une séance courte, le temps de la révolution
est celui de l’événement fortuit, du sacrifice inattendu, de la violence inanticipable,
de la pulsion brusque, un moment décisif où le sujet, identifié au peuple, bascule
dans l’acte qui le détermine. Souvent, un homme arrive de nulle part pour être le
héros d’un moment où le peuple reconquiert ses symboles, d’un instant où le
souffle du désir imprègne les gestes de la foule. Un héros qui surgit de nulle part.
Comme a pu le faire Napoléon par exemple, personnage toujours très présent dans
l’imaginaire des français malgré ses aspects les plus discutables; car il est celui qui
incarne (à tort ou à raison) la continuité révolutionnaire en France, le conquérant
d’une Europe politiquement immature et qu’il s’agit d’orienter dans un sens
politique. Aucune psychologie ou ratiocination ne peut venir à bout de ce sujet et
de ce peuple.
En un mot, le temps de la révolution est un temps inconscient qui suppose le
destin, exclut la comptabilité, rejette l’intentionnalité … Il nous semble tout
connaître de la Révolution et de ses calculs, et son évocation paraît désuète et sans
231
Discussion III
_________________
attrait. Mais ce sont souvent les choses que nous connaissons par cœur qui nous
prennent le plus sûrement au dépourvu.
E.P.- Il faudrait s’attendre à tout…
Sous de multiples aspects, d’un bord à l’autre de la planète, la révolution est peutêtre en marche comme à rebours, là où personne ne la désire plus. L’idée même de
« révolution » est révolutionnée; elle ne correspond plus à l’imagerie
« dixneufviémiste » qui la sclérose. Comme le disent de plus en plus d’intervenants
sur la question, elle n’a plus de rituels, plus de parti, plus de militants, plus de chefs,
plus rien. Et pourtant, ainsi réduite à néant, ainsi submergée par les folies du
fanatisme, elle n’en conserve pas moins son insolence originelle et neuve. Surtout
lorsqu’elle se présente sous une appellation inédite et dans-et-par une syntaxe
jusqu’alors inconnue. C’est dire que les sociétés occidentales ne sont pas mortes, à
passer par pertes et profits de l’histoire. Comme l’admet Castoriadis, nous ne
vivons pas encore dans la Rome ou la Constantinople du IVe siècle où la nouvelle
religion avait gelé tout mouvement imaginable, et où tout était entre les mains de
l’Empereur, du Pape et du Patriarche. Il y a incontestablement des signes de
renouveau politique, des personnes qui luttent ici où là… il y a en France depuis
vingt ans des milliers de discussions et d’interrogations de toute sorte qui
investissent les consciences… il y a encore des échanges importants qui se créent
au jour le jour, des projets qui viennent à l’esprit et finiront par trouver leur
légitimité, la pertinence à laquelle définitivement ils ont droit.
*
232
Téléchargement