Éditorial Le cancer de la vessie du sujet âgé : un modèle pour l’oncogériatrie Bladder cancer in the elderly patients: a model for geriatric oncology J.P. Droz* L’ oncogériatrie est un concept relativement récent : il a été forgé à la fin des années 1980 par 2 précurseurs, l’un aux États-Unis, L. Balducci de l’université de Tampa en Floride, et l’autre en Italie, S. Monfardini, actuellement à l’université de Milan. L’oncogériatrie se définit comme la prise en charge globale de la personne âgée atteinte d’un cancer. Elle comporte 2 approches simultanées, égales et interactives : l’une oncologique (en fait cancérologique, incluant l’hématologie maligne, car on entend par là le rôle de l’oncologue médical, de l’hématologue, du radiothérapeute, du chirurgien, du spécialiste d’organe cancérologue) et l’autre gériatrique. Enjeux L’augmentation du nombre de personnes âgées dans la population générale ainsi que de l’incidence des cancers avec l’âge a impliqué la nécessité de développer une politique active de soins spécialisés pour les patients âgés atteints d’un cancer. En 2020, 60 % des cancers seront diagnostiqués après 70 ans. Il existait un retard dans la prise en charge du cancer chez les personnes âgées ; le diagnostic était par conséquent réalisé à un stade plus tardif que chez les patients plus jeunes et était de moins bon pronostic. Par ailleurs, les plus nombreuses des populations de patients atteints d’un cancer sont encore trop souvent exclues du champ d’investigation de la recherche clinique, la plupart des protocoles de recherche clinique imposant une limite d’âge de 65 ans. Les bénéfices d’une prise en charge et d’un suivi gériatriques spécialisés pour les personnes âgées ont été clairement établis dans plusieurs études. Cependant, un certain nombre de difficultés de rationalisation de cette prise en charge existaient. On doit envisager le développement de l’oncogériatrie sous l’angle de la prise en charge clinique (“case management”), de la formation des personnels de santé, de l’information des professionnels de santé et du public, de la recherche clinique (et fondamentale). L’Institut national du cancer (INCa) a été le promoteur en France de l’oncogériatrie (1). Appels d’offre de l’Institut national du cancer En 2003, le rapport de la commission d’orientation sur le cancer préconisait la création de 5 à 10 centres pilotes en oncogériatrie pour traiter de façon pluridisciplinaire spécifiquement des personnes âgées, intégrer la dimension gériatrique dans la prise en charge oncologique et la dimension oncologique dans la prise en charge gériatrique. Le plan Cancer prévoyait, dans sa mesure 38, un effort spécifique pour les personnes âgées : il s’agissait de mieux adapter les modes de prise en charge et les traitements à leurs spécificités, d’identifier au sein de l’INCa une mission d’oncogériatrie chargée de la promotion et de la coordination de travaux en épidémiologie, de la prévention et de l’adaptation des traitements et des essais cliniques sur la population âgée. La spécificité des problèmes posés par la prise en charge des personnes âgées devait faire l’objet de référentiels particuliers. Unités pilotes en oncogériatrie (2005-2006) Pour implémenter l’oncogériatrie sur l’ensemble du territoire et notamment obtenir une meilleure coordination des soins entre oncologues et gériatres, l’INCa a lancé en 2005 puis en 2006, un appel à projets afin de faire émerger des unités pilotes de coordination en oncogériatrie (UPCOG). Leur domaine d’action était : ✓ l’organisation de la prise en charge coordonnée des soins ; ✓ l’organisation de sessions d’information et de sensibilisation pour les acteurs (professionnels, patients, proches, bénévoles, grand public, etc.) ; ✓ la mise en place de programmes de formation, en particulier la formation médicale continue, la formation des soignants, etc. ; ✓ la recherche en oncogériatrie quel que soit le domaine (évaluation gériatrique, recherche clinique, épidémiologie, etc.). Au total, 15 UPCOG réparties dans 12 Régions ont été retenues : 12 centres hospitaliers universitaires, 12 centres de lutte contre le cancer, 10 centres hospitaliers et 8 établissements privés sont impliqués dans ces projets. Correspondances en Onco-Urologie - Vol. III - no 1 - janvier-février-mars 2012 * Professeur émérite d’oncologie médicale, université Claude-Bernard Lyon 1 ; mission oncologie, centre hospitalier AndréeRosemon, Cayenne. 5 Éditorial Parmi les objectifs de soins, les principaux axes étaient : ✓ de réunir les conditions d’une action concertée entre cancérologues et gériatres en vue d’une prise en charge optimale des personnes âgées atteintes d’un cancer aux différentes étapes de leur maladie ; ✓ d’obtenir que tous les patients âgés de plus de 70 ans, atteints d’un cancer, bénéficient d’une évaluation gériatrique préalable à la prise de décision thérapeutique, prise en compte lors de la réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) permettant l’élaboration d’un programme personnalisé de soins (PPS) adapté (faciliter l’accès aux personnes âgées atteintes d’un cancer à un parcours de soins lisible et cohérent). Rapport national sur l’oncogériatrie (2009) L’INCa a publié en 2009 un rapport sur l’oncogériatrie qui a permis de faire l’inventaire des données dans ce domaine en France et de servir de base à une nouvelle étape de développement. Unités de coordination en oncogériatrie (2011) Afin de poursuivre le développement de l’oncogériatrie, l’INCa a lancé, en mars 2011, un appel à projets mettant fin à cette phase pilote et visant à soutenir le déploiement national d’unités de coordination en oncogériatrie (UCOG), leur territoire, défini en concordance avec les agences régionales de santé, étant le plus souvent régional, y compris dans les départements et les territoires d’outre-mer. Au terme du processus d’évaluation, 15 UCOG, couvrant ainsi dès à présent 11 Régions, ont été soutenues : Alsace, Aquitaine, Bourgogne, Île-de-France, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées, Nord-Pas-de-Calais, Poitou-Charentes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Corse, Rhône-Alpes. Quelques aspects du développement de l’oncogériatrie en France L’enseignement et la formation en oncogériatrie sont le sujet de 4 diplômes universitaires (DU) ou interuniversitaires (DIU) : “Gériatrie appliquée à la cancérologie” (université Claude-Bernard, Lyon 1, en association avec d’autres universités : Clermont-Ferrand, Dijon, Genève, Montpellier, Saint-Étienne, Limoges, Bordeaux et Grenoble) ; “Hématologie et cancérologie du sujet âgé” (université René-Descartes - Paris V) ; “DU d’oncogériatrie” (université de Nantes) ; “DU d’oncogériatrie” (université de Provence-Côte d’Azur). Ces formations conjuguent enseignement théorique et pratique aussi bien en gériatrie qu’en oncologie. Depuis 2004, l’École de formation européenne en cancérologie (EFEC) a également intégré dans son catalogue une session intitulée “oncogériatrie 6 pratique” qui s’adresse aux médecins souhaitant s’initier à cette nouvelle approche cancérologique. Par ailleurs, elle a également organisé, à partir de l’automne 2006, une session sur le même thème destinée au personnel soignant des services de cancérologie. En France, la Société française d’oncogériatrie (SoFOG) tient son congrès chaque année à l’automne (2). Le journal officiel de la société est le Journal d’oncogériatrie (JOG). Différentes spécialités développent des symposiums ou des documents spécifiques à l’oncogériatrie : c’est par exemple le cas de l’Association française d’urologie (AFU) qui a publié un numéro spécial sur le sujet. Une dynamique s’est créée depuis quelques années pour mener des essais cliniques plus spécifiquement dédiés aux patients de plus de 65 ans. Ainsi, le programme d’action concertée GERICO, créé par la Fédération des centres de lutte contre le cancer (UNICANCER), a déjà réalisé des études cliniques dans cette population âgée. D’autres groupes français ont également conduit des essais thérapeutiques, dans les cancers digestifs (Fédération française de cancérologie digestive [FFCD]), ou gynécologiques (Groupe coopérateur multidisciplinaire en oncologie [GERCOR], Groupe des investigateurs nationaux pour l’étude des cancers de l’ovaire [GINECO]), dans les lymphomes non hodgkiniens (Groupe d’étude des lymphomes de l’adulte [GELA]) ou les cancers bronchiques (Groupe français de pneumocancérologie [GFPC]). Développement international Des efforts conséquents ont été entrepris à l’échelon international, comme en témoigne le nombre croissant d’articles publiés dans les revues médicales depuis ces 10 dernières années. La Société internationale d’oncologie gériatrique (SIOG) a été créée en 2000 et organise annuellement une conférence (3). La SIOG a disposé d’un premier journal officiel de diffusion Critical Reviews in Oncology and Hematology, puis un journal spécifique a été créé, le Journal of Geriatric Oncology (JGO). La SIOG a également mis en place des groupes de réflexion (Task Forces) qui travaillent sur des domaines spécifiques : chirurgie, radiothérapie, pharmacologie des cytotoxiques, éthique. Des recommandations spécifiques ont fait l’objet de publications (4). Il existe au sein de l’European Organization for Research and Treatment of Cancer (EORTC), un groupe de travail dédié à la promotion d’essais thérapeutiques chez le sujet âgé atteint d’un cancer (“EORTC Cancer in the Elderly Task Force”). Par ailleurs, les sociétés européennes comme l’European Society of Medical Oncology (ESMO) ou la Federation of European Cancer Society (FECS), et américaines comme l’American Society of Clinical Correspondances en Onco-Urologie - Vol. III - no 1 - janvier-février-mars 2012 Le cancer de la vessie du sujet âgé : un modèle pour l’oncogériatrie Oncology (ASCO®) ou l’American Association for Cancer Research (AACR), ont ouvert des sessions dédiées à l’oncologie gériatrique dans leur congrès, participant ainsi à la diffusion des progrès dans ce domaine. Enfin, des conférences internationales sur le thème de l’oncologie gériatrique ont eu lieu ces dernières années en Amérique du Sud, au Moyen-Orient et en Asie. Réflexions sur l’oncogériatrie appliquée en urologie Chez un adulte âgé de moins de 70 ans, la survenue d’un cancer est un événement majeur qui met en danger sa vie ou plus simplement sa santé. Chez le sujet âgé, beaucoup d’autres problèmes peuvent être observés et sont parfois plus graves que le cancer : comorbidité, présence d’un syndrome gériatrique (démence, incontinence, etc.), dépendance, absence d’aidant naturel ou de ressources. Il faut donc avoir une vision globale de “l’état de santé” du malade. On analyse cet état de santé par l’évaluation gériatrique multidimensionnelle (EGM) et par l’évaluation gériatrique approfondie (Comprehensive Geriatric Assessment [EGA]) [5]. Arbres décisionnels et sujet âgé Les arbres décisionnels ne sont pas suivis chez le sujet âgé. Une étude a révélé que l’implantation d’arbres décisionnels ne modifie pas la pratique pour les sujets âgés. Il fallait donc aller plus loin. culier urinaires). On peut discuter le rôle de la chirurgie assistée sous vidéoscopie : elle permet une mobilisation plus rapide et une hospitalisation plus courte, mais l’intervention a une durée allongée. Néanmoins, la chirurgie reste le traitement curatif le plus universellement efficace. En ce qui concerne la radiothérapie, il n’y a pas de grande spécificité sur le plan technique. En revanche, on sera confronté de manière amplifiée aux complications. Les plus importantes sont les complications digestives avec anorexie, mucites dans les irradiations sus-diaphragmatiques ainsi que vomissements et diarrhée dans le cas des irradiations sous-diaphragmatiques. Des mesures préventives doivent être prises pour en minimiser les conséquences. En ce qui concerne les traitements médicaux, il y a, en général, une minorité de sujets âgés dans les essais de phase I, voire de phases II et III. Il existe néanmoins des études spécifiques de la chimiothérapie chez le sujet âgé dans le traitement des lymphomes non hodgkiniens et dans celui des cancers bronchiques non à petites cellules. Les autres données disponibles concernent des sousgroupes de patients âgés de plus de 65 ans. La conclusion est que la chimiothérapie est faisable (mais il s’agit en général de patients “non fragiles”) et efficace. Il est en général proposé de réduire la toxicité de la chimiothérapie par l’utilisation de facteurs de croissance (G-CSF, érythropoïétine) ou de protecteurs (du rein ou du cœur). Conclusion Méthode d’adaptation des arbres décisionnels. Il existe peu de recommandations concernant spécifiquement le sujet âgé. Néanmoins, les différents types de cancer sont envisagés dans des recommandations obtenues par un consensus d’experts dans le cadre de la SIOG. Elles sont accessibles sur son site (3). Question pratique : comment traiter un sujet âgé atteint d’un cancer ? Le premier point est que les personnes âgées souhaitent les mêmes traitements que les plus jeunes (6). Ils sont prêts à accepter des traitements ayant parfois des inconvénients. Il est bien entendu que la décision dépendra avant tout de l’appréciation de l’état de santé du patient. En ce qui concerne la chirurgie, la première considération est relative à l’anesthésie. On devra donc discuter les possibilités d’anesthésie générale ou d’anesthésie régionale, en particulier, la rachianesthésie. Un programme de prévention des complications doit être mis en place : kinésithérapie respiratoire pré- et postopératoire, prévention des accidents thromboemboliques, de la dénutrition, des complications cutanées, de la constipation et des infections (en parti- L’oncologie gériatrique n’est pas une sous-spécialité en soi (7). Néanmoins, c’est un concept qui devient une pratique. En fait, il s’agit de la réunion de compétences en cancérologie de différentes spécialités thérapeutiques, de gériatres et de spécialistes d’organes qui centrent leur activité autour du patient âgé atteint d’un cancer. Ils doivent mettre en commun leurs bases de connaissances médicales afin d’améliorer l’état de santé des personnes âgées atteintes d’un cancer. Il est nécessaire que le maximum de personnes âgées puisse bénéficier de l’inclusion dans des essais thérapeutiques, car il est démontré que la proportion d’entre elles qui en bénéficie est faible. Nous devons accroître nos connaissances sur la thérapeutique des sujets âgés. Pour actualiser nos acquis dans ces domaines, des publications comme ce dossier permettent d’avoir une source d’informations applicables dans le domaine. Les cancers de la vessie sont fréquents chez le sujet âgé et sont rapidement mortels quand ils sont infiltrants. Par ailleurs, les patients qui en sont atteints ont souvent des comorbidités importantes (entre autres liées au tabagisme). Ainsi, les cancers de la vessie du sujet âgé sont un modèle pédagogique pour aborder l’oncogériatrie. ■ Correspondances en Onco-Urologie - Vol. III - no 1 - janvier-février-mars 2012 Références 1. Institut National du Cancer (INCa) : www.e-cancer.fr/soins/ prises-en-charge-specifiques/ oncogeriatrie/ 2. Société francophone d’oncogériatrie (SoFOG) : www.sofog.fr 3. Société internationale d’oncologie gériatrique (International Society of Geriatric Oncology) : www.siog.org 4. Droz JP, Balducci L, Bolla M et al. Background for the proposal of SIOG guidelines for the management of prostate cancer in senior adults. Crit Rev Oncol Hematol 2010;73(1):68-91. 5. Extermann M, Aapro M, Bernabei R et al. Use of comprehensive geriatric assessment in older cancer patients: recommendations from the task force on CGA of the International Society of Geriatric Oncology (SIOG). Crit Rev Oncol Hematol 2005;55(3):241-52. 6. Extermann M, Albrand G, Chen H et al. Are older French patients as willing as older American patients to undertake chemotherapy? J Clin Oncol 2003;21(17):3214-9. 7. Terret C, Droz JP. Editorial. The perception and dissemination of geriatric oncology. Crit Rev Oncol Hematol 2010;75(1):43-6. 7