V I E P R O F E S S I O N N E L L E Relation médecin-malade : comment trouver la bonne distance ? I. Moley-Massol* D’après une interview du Dr Joëlle Jansé-Marec, chef du service de gynéco-obstétrique à l’hôpital franco-britannique de Levallois-Perret. ès que deux personnes se trouvent en présence l’une de l’autre, une communication s’instaure, même dans le silence. “Nous ne pouvons pas ne pas communiquer”, disait Watzlawick. Les mots, mais plus encore les attitudes, les gestes, les regards, le ton et les inflexions de la voix disent quelque chose de nous et de notre façon d’être présent à l’autre, à notre insu le plus souvent. Le point essentiel de la relation thérapeutique ne consiste pas à affirmer : “Il faut communiquer avec le malade”, mais de savoir comment communiquer avec lui, dans quels buts et jusqu’où, ce qui revient à s’interroger sur la “bonne” distance à trouver avec le patient. Il existe une distance sociale, amicale, amoureuse. Il existe aussi une distance thérapeutique. Elle dépend de la personnalité du médecin et de celle du patient, du contexte pathologique, des événements de vie que traverse chacun. Cette bonne distance fait partie intégrante de la relation de soins. Elle peut s’avérer très difficile à instaurer, et plus encore à maintenir ou à adapter. C’est au praticien qu’il appartient d’en garder la maîtrise, autant qu’il est possible, en s’appuyant sur le cadre de la consultation et de ses règles et sur son aptitude personnelle à entendre la demande du patient, à y répondre, tout en se préservant lui-même d’une relation trop envahissante. La bonne distance médecin-malade impose de se sentir proches l’un de l’autre, mais pas trop. Elle doit permettre un climat de confiance qui autorise le malade à s’exprimer librement tout en respectant un écart qui évite les projections massives de l’un et de l’autre. La relation entre le praticien et le malade doit maintenir chacun à sa place, dans ce rapport fondamentalement asymétrique entre une personne en souffrance et une autre supposée détenir à la fois le savoir et le pouvoir de soulager et de guérir. La relation thérapeutique conduit le médecin à se positionner par rapport au malade, mais aussi par rapport à lui-même en fonction de ses ressources et de ses limites personnelles. La bonne distance, celle qui permet à la relation de jouer pleinement son D * Médecin psychothérapeute, praticienne attachée à l’hôpital Cochin à Paris. Elle est l’auteur de L’annonce de la maladie. Une parole qui engage aux Editions DaTeBe (2004). [email protected] @ La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 2 - mai-juin 20005. 42 rôle thérapeutique, reste celle où chacun accepte de recevoir de l’autre, de la place où il est attendu. Le malade peut alors se sentir reconnu dans sa souffrance, entendu dans ses attentes, maintenu par et dans une relation de confiance. Le médecin peut s’en trouver enrichi, sans se sentir menacé dans son être et son intimité psychique et affective. LA BONNE DISTANCE PAR RAPPORT AU MALADE La tentation est grande de confondre communication, qualité relationnelle et relation sur le mode amical. Cette dernière ne résout rien dans le cadre thérapeutique, bien au contraire. Elle ne répond pas aux exigences d’une relation médicale adaptée aux besoins du patient et peut entraîner des effets pervers. Le malade n’attend pas de son médecin qu’il devienne un ami, uni à lui par un échange symétrique et équilibré dans lequel chacun donne et reçoit de l’autre à part égale. La relation thérapeutique n’a rien à voir non plus avec l’apitoiement, l’identification massive, la compassion (définie comme une souffrance partagée). Le malade ne veut pas voir son médecin souffrir avec lui, ce qui ne manquerait pas de majorer son angoisse, son insécurité et sa douleur. L’empathie, présentée comme la qualité essentielle du thérapeute dans la relation médicale, se définit comme l’aptitude à entendre et à reconnaître la souffrance et les difficultés du malade. Elle n’est pas de la compassion. L’identification du médecin au malade comporte également un risque important pour la relation médecin-malade, dans la mesure où elle lui fait quitter sa place de thérapeute pour prendre celle du patient. La plupart des patients n’apprécient guère que le médecin fasse référence à sa propre histoire : “Moi aussi, j’ai connu cela quand j’ai dû me faire opérer…” Ils veulent préserver une image rassurante de leur médecin et, à ce titre, n’ont aucune envie d’imaginer celui-ci malade, fragile, identique à eux-mêmes. Les patients ne souhaitent pas pénétrer la vie intime du médecin. Ils ont besoin qu’une distance relationnelle et affective soit préservée, maintenue. C’est elle qui permet la position réconfortante du thérapeute à laquelle le malade peut s’ancrer. La Lettre du Cardiologue - n° 386 - juin 2005 V I E P R O F E S S I O N N E L L E Le médecin peut toutefois avoir recours à des références personnelles, d’ordre général, qui montrent au patient toute la valeur qui lui est accordée : “C’est le traitement que je préconiserais pour ma fille ou une personne de ma famille…” Le médecin montre ainsi la qualité de son implication, tout en maintenant une distance acceptable avec le malade. Il exprime une position réfléchie, adaptée au patient, et non plaquée comme une simple application théorique et impersonnelle d’un savoir universitaire. La propension du médecin à adopter une attitude “paternaliste” ou “maternante” le pousse souvent à rassurer à tout prix le malade, ce qui pourrait être louable en soit mais ne devrait pas occulter pour autant la nécessité pour le malade d’exprimer son angoisse, ses doutes, ses interrogations. Les mots du thérapeute qui coupent court à la plainte du malade ne constituent qu’une fausse réassurance, dans la mesure où ils empêchent le malade de se libérer de ses peurs et permettent surtout au médecin de se soustraire à l’angoisse du malade, qui lui est alors insupportable. Le médecin doit pouvoir entendre l’angoisse et la peur, sans la juger, sans interrompre le flot des mots libérateurs ; il doit pouvoir accuser réception des douleurs du patient et y répondre dans un dialogue authentique et sincère. LA BONNE DISTANCE PAR RAPPORT À SOI-MÊME Le temps et l’expérience permettent souvent au médecin de mieux percevoir ses limites propres, celles au-delà desquelles il se sent menacé soit par l’angoisse du patient, qui le “contamine”, soit dans son propre psychisme. Il y a des limites à ne pas dépasser, car elles renvoient trop massivement à son histoire personnelle. C’est au nom de ce principe qu’il paraît déraisonnable de prendre en charge médicalement sa famille ou ses amis. Choisir de devenir médecin, n’est-ce pas une façon de mettre en scène ses propres peurs, ses propres angoisses, ses propres interrogations fondamentales sur la mort, la vie, la sexualité ? N’estce pas une façon de jouer sa propre corrida ? On s’engage dans la médecine pour comprendre le corps humain, guérir, repousser les limites de la mort. Rapidement, on se confronte à ses limites techniques et humaines. Il faut peu à peu transformer son désir de guérir l’autre à tout prix (de conjurer la mort ?) en exigence de soins pour le malade, en mettant en œuvre tous les moyens dont on dispose, mais sans illusion sur sa toute puissance. La guérison est un objectif possible, mais pas absolu. Cette difficulté du médecin à reconnaître ses propres limites face à la maladie est en partie responsable de sa souffrance et de son angoisse lorsqu’il doit annoncer un diagnostic de maladie grave, et plus généralement toute mauvaise nouvelle médicale. Le médecin peut alors être confronté à l’agressivité des patients ou de leur famille et, dans ce cas encore, il n’est pas préparé à cette épreuve, souvent ressentie comme une terrible injustice, un désaveu massif, une mise en cause globale de ses capacités médicales et humaines. Il reçoit avec violence les propos accusateurs du patient : “Tout cela aurait pu être évité si vous aviez fait correctement votre travail…” Il faut beaucoup de temps au médecin pour comprendre que la colère exprimée par le malade en souffrance a le plus souvent un autre objet que lui-même, mais qu’à cet instant, c’est lui, le médeLa Lettre du Cardiologue - n° 386 - juin 2005 cin, qui doit être pris pour cible, non pas dans sa personne réelle, mais dans ce que sa figure d’autorité représente symboliquement pour le malade. Comment, pour le médecin, trouver la bonne distance pour ne pas se sentir menacé par les griefs du patient, les accusations, comment relativiser, recadrer, sans pour autant tout accepter sans limites, au risque de se faire déborder et d’en subir des conséquences morales et psychiques parfois graves ? Comment, pour le médecin, poser le cadre qui définit à la fois ce qui pour lui est acceptable et ce qui sert l’intérêt du malade ? Comment éviter le burn out, la démotivation, la désespérance parfois ? Le chirurgien et l’obstétricien occupent une place particulière dans la relation médicale, souvent très investie par les patients et parfois par leurs proches. Leur fonction les dote d’un pouvoir considérable : ils enlèvent le “mal”, mais aussi “coupent”, “séparent”, “castrent”, “donnent la vie” et “touchent” à la sexualité de l’être. Ils pénètrent le territoire de l’intime du sujet d’une façon incomparable, dans ses aspects physiques, psychiques et sexuels. C’est dire l’intensité des affects en jeu dans la relation qui lie le patient, la patiente, au médecin chirurgien ou obstétricien, avec son cortège de projections, de transferts et de sentiments ambivalents ! Il est important que le médecin réalise qu’il ne peut être présent à toutes les places et qu’il doit parfois “passer la main”, quand une difficulté psychologique survient, par exemple. Il ne peut être à la fois celui qui coupe, qui agit sur le corps, dans l’intimité du corps, et celui qui répare les blessures infligées au psychisme du malade par cet acte castrateur. Cela ne signifie pas pour autant que la communication entre un chirurgien et son patient est impossible, bien au contraire, mais elle présente des limites, une approche, des expressions particulières, liées à la nature même de l’acte. LA BONNE DISTANCE PAR RAPPORT AUX ACTES ET AUX PERFORMANCES Il existe enfin un type de rapport rarement évoqué et pourtant d’une grande importance, celui qu’entretient le médecin, et plus précisément le chirurgien, avec le geste médical. L’expérience fait apparaître une fois encore la nécessité d’une réflexion autour de la prévention, afin d’éviter autant que possible d’agir dans l’urgence. Le geste devient plus modéré au fil du temps, et l’on ne recherche plus l’exploit de l’acte comme dans les premiers temps de la pratique médicale, où la réalisation d’interventions délicates procurait un plaisir extrême. Avec l’expérience, la “sagesse” du thérapeute l’amène à penser autrement le geste, à l’évaluer, à anticiper, à faire appel aussi aux confrères au moindre doute, à se mutualiser dans le partage des savoirs. Pour les plus jeunes médecins, il est difficile de réaliser que l’on ne peut être infaillible, qu’il n’existe pas de certitude et que tout n’est pas prévisible. Plus tard, le praticien expérimenté perçoit autrement tous les dangers possibles, les limites du geste et ses risques, et ses propres limites. Il relativise, et la prudence prend le pas. La question de la place de chacun et de la bonne distance à trouver entre le médecin, le patient et la maladie est essentielle en 43 V I E P R O F E S S I O N N E L L E médecine. Aucun praticien ne peut faire l’économie de cette réflexion, tout en sachant qu’aucune place, qu’aucune distance n’est immuable ; toutes deux varient en fonction du temps, des circonstances, des personnalités en présence, des pathologies, des événements de vie que chacun traverse. Mais, en posant cette question fondamentale du besoin du patient, des ressources et des limites du médecin et du cadre de la relation thérapeutique, le médecin se donne les moyens de mieux se déployer dans toute son efficience médicale, en s’autorisant dans le même temps à reconnaître ses limites, sans culpabilité ni sentiment de dévalorisation, et à se faire aider dans sa pratique par ses pairs quand cela est nécessaire, dans l’intérêt du malade et le sien propre. O Valsartan bandeau, p. 44