Un certain regard (2) La sagesse orientale Contrairement aux idées reçues, le Moyen-Âge ne fut pas partout un gouffre de civilisation et un désastre scientifique : si l’Occident se désintéressa peu à peu des sciences pour se tourner vers l’architecture et la glose, ce ne fut pas le cas de l’Orient, qui hérita du savoir antique. En effet, dès le VIIe siècle, les Arabes musulmans conquirent petit à petit la Perse et le bassin méditerranéen, ce qui leur permit de côtoyer l’Empire romain d’Orient et son héritage grec, ainsi qu’Alexandrie et sa bibliothèque. Bien qu’initialement peu portés vers les sciences, ils finirent par s’y intéresser tellement que le titre de l’œuvre maîtresse de Claude Ptolémée (90-168) – La plus grande compilation mathématique – est plus connu sous sa traduction arabe « al-majisti » ou Almageste. D’autre part, leurs conquêtes les mirent aussi en contact avec l’Inde, à qui les Grecs d’Alexandre le Grand avaient légué les nombres décimaux – dits « arabes » ! – et le zéro. Enfin, après les invasions mongoles, les Musulmans eurent même des contacts avec l’astronomie chinoise. Ces nombreux échanges attisèrent la soif de savoir de ces hommes religieux, qui pourtant n’étaient pas très érudits au départ. En effet, contrairement à l’attitude chrétienne, étudier l’Univers, création d’Allah, est un honneur sans nom pour tout Musulman qui se respecte. Que la Terre tourne autour du Soleil ou l’inverse, peu importe, c’est la place que Dieu lui a donnée : aucune théorie ne remet en question la doctrine. De plus, les astres interviennent sans cesse dans la vie Ptolémée supposait que les astres tournaient autour de la quotidienne des Musulmans : Terre. Comme un simple cercle pour orbite ne suffisait pas pour expliquer les observations, il inventa les épicycles et les déférents : les astres se meuvent sur un cercle secondaire, l’épicycle, dont le centre parcourt un autre cercle, le déférent. Pour améliorer sa théorie, Ptolémée oblige le centre des déférents à ne pas correspondre exactement avec la position de la Terre, et les astres à avoir un mouvement uniforme autour de l’équant, symétrique de la Terre par rapport au centre du cercle déférent. • Ils utilisent un calendrier lunaire, et la Lune marque le début du Ramadan (jeûne diurne annuel qui dure un mois), ainsi que le départ des pèlerinages vers La Mecque, que tout Musulman doit réaliser au moins une fois dans sa vie. L’observation et la prédiction de la course de l’Astre nocturne est d’autant plus nécessaire que le mois ne débute pas à la Nouvelle Lune – l’instant où le Soleil et la Lune possèdent la même longitude céleste –, mais plutôt dès que le plus fin croissant devient visible. Ce 19 problème occupa d’ailleurs les érudits arabes, et plusieurs scientifiques tentèrent même de construire des « théories de la visibilité du croissant lunaire ». • Le Soleil occupe aussi une place non négligeable au panthéon astronomique arabe : marquant le début et la fin des journées, notre astre diurne indique aussi l’instant des cinq prières quotidiennes (aube, midi, après-midi, crépuscule, soirée). • Enfin, le Musulman doit faire ses prières en se courbant vers La Mecque, le Saint des Saints de l’Islam. Les mosquées, elles aussi, doivent être orientées vers le Lieu saint. Il faut donc être capable de déterminer latitude et longitude en tout point de l’empire arabe. Si la latitude se déduit directement de la hauteur de l’étoile polaire au-dessus de l’horizon, la détermination de la longitude posera bien plus de problèmes (ceux qui ont lu L’île du jour d’avant d’Umberto Eco en sont bien conscients !), car aucune horloge suffisamment précise n’existait à l’époque. Les Musulmans utiliseront des événements célestes simultanés – tels les éclipses de Lune – pour en déduire la différence entre heures locales des différentes villes et pour ainsi mettre sur pied un système de coordonnées géographiques. Les scientifiques du monde arabe se feront donc ainsi connaître pour leurs observations précises et les solutions mathématiques originales qu’ils apporteront à des problèmes complexes : si l’outil pour résoudre tel ou tel problème astronomique n’existe pas, on l’invente ! La trigonométrie, notamment, leur doit beaucoup : ils ont même inventé les fonctions trigonométriques dont ils avaient besoin, comme le cosinus, la tangente et la cotangente, la sécante et la cosécante – le sinus provenait des Indes. Un autre fleuron de la Science orientale, les tables astronomiques, nécessaires à la vie religieuse : elles reprenaient les jours de Nouvelle Lune, la prédiction des éclipses, et les heures de lever et de coucher des astres principaux (Soleil, Lune, planètes,…). La position des astres était donnée avec une précision d’une à deux minutes d’arc ! Le pionnier dans ce domaine, c’est alKhwarizmi (770-840), dont le nom déformé donnera le mot « algorithme ». Il généralisa le passage aux nombres dits « arabes », bien plus faciles à utiliser que les chiffres romains pour réaliser les quatre opérations ; ce fut aussi le premier à écrire un traité qui porte le nom d’algèbre1, dans lequel il introduit la notion d’équation et al-Khwarizmi. propose des méthodes de résolution des équations linéaires et quadratiques. al-Khwarismi justifie son travail : «L’imam et émir des croyants al-Mamun m’a encouragé à composer un ouvrage concis sur le calcul al-jabr et almuqabala, limité à l’art du calcul agréable et de grand intérêt, dont les gens ont constamment besoin pour leurs héritages, leurs testaments, leurs sentences, leurs transactions, et dans toutes les affaires qu’ils traitent entre eux, notamment l’arpentage des terres, le creusement 1 L’intitulé exact de ce traité est « Kitab al-jabr wa al-muqabala » : al-jabr – qui a donné le mot algèbre – signifie « réduction », et al-muqabal « comparaison » ; soient les fondements de sa méthode de résolution d’équation. 20 des canaux, la géométrie et autres choses de la sorte». Il ne fut traduit en latin qu’au siècle. e XII Toute cette activité nécessita de nouveaux instruments… et de l’argent ! Et là encore, les astronomes arabes furent chanceux : le mécénat leur apporta les fonds nécessaires à leurs recherches. Puisqu’observer le ciel est une activité « divine » et révérée, les émirs et autres califes se battaient pour retenir auprès d’eux les meilleurs scientifiques (ce n’est – hélas – plus le cas de nos jours, même sous nos latitudes !). Le plus célèbre d’entre eux fut le calife abbasside al-Mamun, qui fonda, à Bagdad, une académie baptisée « Maison de la Sagesse » à laquelle appartenait notamment al-Khwarizmi. C’est dans ce cadre que al-Mamun, avec l’accord de l’empereur byzantin de l’époque, envoya des étudiants à Constantinople pour emprunter des ouvrages grecs et les traduire à Bagdad. Les mécènes commandèrent aussi une révision complète du catalogue de Ptolémée, qui comprenait la position et la magnitude de 1 022 étoiles : ainsi, l’astronome al-Sufi (Azophi2, 903-986) fut le premier à décrire la « nébulosité » d’Andromède dans son Atlas des paradis. Les mécènes financèrent également de nombreuses traductions de textes grecs et indiens : ces livres, tombés dans l’oubli en Europe, furent ensuite traduits de nouveau vers le français ou le latin. L’Orient a donc joué un important rôle de « bibliothèque » en sauvant l’œuvre scientifique grecque, et en permettant aux Européens de redécouvrir la science antique après l’éclipse moyenâgeuse. al-Tusi. Enfin, les chefs politiques permirent la construction de plusieurs observatoires de conception extrêmement moderne, dirigés par les astronomes les plus réputés. Les plus connus sont ceux de Maragha et de Samarcande. Celui de Maragha, en Iran, fut fondé par le petit-fils de Gengis Khan. Un des co-fondateurs de cet observatoire, l’astronome alTusi (1201-1274), modifia le système de Ptolémée, le simplifia en supprimant l’équant, Manuscrit de al-Tusi montrant l’ingénieux mécanisme qui lui et en introduisant un très permet de se passer de l’équant de Ptolémée, tout en rendant plus physique le modèle : c’est en combinant le mouvement de deux ingénieux système combinant les sphères, dont l’une a un diamètre double de l’autre, qu’il mouvements circulaires reproduit un mouvement rectiligne uniforme sur le diamètre du grand cercle. 2 Les érudits sont souvent mieux connus chez nous sous un nom occidentalisé légèrement différent : nous indiquons ce dernier en italique. 21 uniformes ; ce modèle présente de très grandes similitudes avec le système de Copernic, même s’il en diffère bien évidemment dans le choix de l’origine. Certains experts vont même jusqu’à dire que les travaux d’al-Tusi auraient inspiré Copernic. L’observatoire de Samarcande, en Ouzbékistan, fondé par Ulug Beg, le petit-fils de Tamerlan, connut la gloire entre 1420 et 1437. Sa réputation internationale en fit le modèle rêvé pour le fameux « Uranieborg » de Tycho Brahé. Ulug Beg, quant à lui, légua à la postérité des tables de sinus et de tangentes précises à la huitième décimale et calculées tous les degrés ! Dans ces observatoires furent mis au point ou perfectionnés divers instruments à vocation astronomique. Citons évidemment l’astrolabe ! Bien que ce dernier soit d’origine grecque, ce sont les Musulmans qui lui ont donné ses lettres de noblesse. Vous pouvez voir ci-dessous un exemple de cet instrument polymorphe et complet. Il se compose de diverses plaques métalliques superposées : la première, le rete ou araignée, indique les étoiles brillantes (grâce à des « pointeurs » métalliques) et l’écliptique (nécessaire pour représenter le Observatoire de Samarcande (trace du « grand quadrant »). mouvement du Soleil dans le ciel au cours des saisons). Si l’on fait tourner le rete autour de son axe, on reproduit le mouvement des astres dans le ciel au cours de la journée. Ce rete est superposé à une des nombreuses plaques graduées, chacune étant adaptée à une latitude particulière. L’astrolabe permet de trouver l’heure, la position des objets célestes, la direction de La Mecque et les heures de lever et de coucher des astres, et ce quel que soit le jour, l’heure ou l’endroit où l’on se trouve ! Cet instrument aux multiples possibilités connut un vif succès en Orient comme en Occident et se répandit rapidement en Europe : faute de GPS, les marins utilisaient des astrolabes simplifiés pour se guider. Aucun des grands 22 découvreurs, de Magellan à Bougainville en passant par Christophe Colomb, n’acceptait de s’embarquer sans ce précieux auxiliaire ! Cette frénésie astronomique orientale ne pouvait que conduire à la remise en question du système de Ptolémée, des siècles avant Bruno, Galilée ou Copernic ! Bien que plus philosophique qu’observationnelle (sans la lunette, inventée par Galilée, les Arabes n’avaient vu ni les phases de Vénus, ni les satellites de Jupiter), cette remise en question déclencha un mouvement « de résistance » qui s’amplifia et atteignit l’Occident, conduisant aux révolutions scientifiques italienne ou polonaise. Dès le IXe siècle, al-Battani (Albategnius, 858-929) engagea les hostilités. Il mit en évidence la variation du diamètre apparent du Soleil, et Les cratères lunaires sont aussi un livre prouva donc la possibilité d’éclipses annulaires, d’histoire : à gauche, le cratère Albategnius et impossibles à comprendre dans le système de ses 136 km de diamètre, et au centre en bas, le cratère Ptolémée (153 km). Ptolémée. Il découvrit la précession des équinoxes et détermina les conditions de visibilité de la Nouvelle Lune. Il fut surtout apprécié en Europe à sa juste valeur, et Copernic le mentionne ainsi pas moins de vingt-trois fois dans son œuvre maîtresse De revolutionibus orbium caelestium ! Ibn-al-Haytham (Alhazen, XIe siècle), auteur d’un sulfureux Doutes sur Ptolémée, affirma quant à lui que les modèles planétaires de l’Almageste étaient tout simplement… erronés ! Même si c’était déjà l’opinion d’Aristote, il assura que la Voie Lactée n’était pas un phénomène atmosphérique proche, mais était constituée d’astres extrêmement lointains. Il estima aussi l’épaisseur de l’atmosphère à 52 000 pas (environ 50 000 mètres), ce qui est assez proche de la valeur actuelle. Il combattit les visions classiques de l’optique, selon lesquelles ce sont des rayons qui émanent des yeux qui permettent de voir les objets environnants. Il fut le premier depuis Ptolémée à apporter des contributions substantielles à l’optique théorique en publiant des théories sur la réflexion, la réfraction, la vision binoculaire, les lentilles, l’arc-en-ciel, les miroirs sphériques et paraboliques, les aberrations de sphéricité, ou encore le fait que le Soleil ou la Lune semblent présenter un plus grand diamètre apparent lorsqu’ils sont bas sur l’horizon. Plus tard, Ibn Rushd (1128-1198), mieux connu sous le nom d’Averroès, trancha dans le vif : « l’astronomie actuelle n’offre aucune vérité, et concorde seulement avec les calculs théoriques, pas avec ce qui existe réellement ». Il supportait un modèle concentrique de l’Univers, et critiquait vertement le système des épicycles et déférents créé par Ptolémée pour 23 reproduire les observations. Ce modèle était d’ailleurs peu apprécié en Orient… car il était difficile d’en faire un système mécanique, ce à quoi ils tenaient particulièrement. Averroès aurait découvert les taches solaires, ou en tout cas aurait été le premier à les mentionner. Enfin, al-Bitruji (Alpetragius, mort en 1204) tenta de modifier le système de Ptolémée, mais il échoua car, imprégné de philosophie grecque, il désirait conserver des orbites circulaires… alors que d’autres scientifiques arabes avaient déjà envisagé la possibilité d’orbites elliptiques. Néanmoins, Kepler aurait découvert tout à fait indépendamment l’ellipticité des orbites planétaires. Toute cette science fut peu à peu transmise à l’Europe via deux conquêtes arabes : la Sicile et surtout l’Espagne mauresque. Les Juifs espagnols aidèrent d’ailleurs à traduire en latin les textes scientifiques arabes. Mais finalement, quelle est exactement l’étendue de l’héritage oriental ? Les apports les plus importants sont la numération dite « arabe », la trigonométrie (y compris la trigonométrie sphérique) et de nouvelles méthodes de calcul (fondements de l’algèbre, de l’algorithmique,…), les tables astronomiques et une certaine vision « moderne » des observatoires. Les Arabes nous léguèrent aussi de nombreux noms d’étoiles (Rigel, Aldébaran, Bételgeuse, Alcor,…) et plusieurs termes astronomiques (zénith, nadir,…). Néanmoins, ils ne se livrèrent pas à des études exhaustives du ciel. Ainsi, ils ne consacrèrent pas une ligne à la célèbre supernova de 1054, qui frappa les imaginations partout ailleurs : elle fut longuement décrite par les Chinois, et fait même son apparition sur certaines pièces de monnaie byzantine. À leur décharge, il faut rappeler qu’au contraire de l’astrologie chinoise, l’astrologie arabe accordait surtout de l’importance au mouvement des planètes, pas aux événements imprévisibles. Les scientifiques arabes se limitèrent donc aux observations cruciales, permettant de déterminer certains paramètres-clés de l’Astronomie (orientation et excentricité de l’orbite solaire, inclinaison de l’écliptique,…). Européens nombrilistes, nous considérons souvent le Moyen-Âge comme une période de brouillard passager dans la Science… et nous jetons un regard condescendant sur nos cousins africains et orientaux, censés avoir simplement joué un rôle de « bibliothèque » du savoir grec. Ce n’est pas une raison pour minimiser l’apport de l’Orient à la science occidentale ! Yaël Nazé (IAGL) 24