“T V Un mot à facettes : tolérance

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V ocabulaire
Un mot à facettes : tolérance
“T
olérance zéro !” clament, avec un
fier mouvement de menton, les
apôtres de la sécurité totale dans la société.
La tolérance, vertu pour l’esprit, n’a pas forcément bonne réputation. On se souvient du
mot méprisant de Paul Claudel : “La tolérance, il y a des maisons pour cela”. Ainsi,
la foi n’exclut pas la mauvaise foi.
À l’origine, l’idée de tolérance se fonde sur
un exploit physique. Le verbe latin tolerare,
comme son origine tollere, apparenté à une
riche série indo-européenne, transmet la
notion de “porter”. Qui porte doit supporter.
Alors que tollere s’est dirigé vers l’action de
soulever et d’emporter, tolerare a pris en
charge – c’est le cas de le dire – le poids qui
pèse sur les épaules. Le tolerator, mot de
saint Augustin, n’est pas un doux supporteur,
c’est un Atlante et un athlète.
Avec tolérer et tolérance, la langue française
a choisi d’exprimer d’un côté la résistance
physique et morale, de l’autre l’indulgence
et l’ouverture d’esprit, qui permettent, c’est
vrai, du fond de l’universel égotisme humain,
de supporter autrui. Quand tolérer est passé,
vers 1850, au domaine physiologique, on n’avait pas oublié un emploi vieux de
trois siècles, qui exprimait la résistance de l’organisme à une épreuve physique.
Avec la physiologie moderne, Xavier Bichat ou Claude Bernard, par exemple, on
put envisager l’acceptation ou le refus par un être vivant, puis par un organe ou un
tissu, d’un facteur pathogène : intolérance a suivi rapidement tolérance – qu’on
rencontre dans les années 1830 – dans cet usage. S’il est un domaine où l’acceptation et le rejet, la compatibilité ou son contraire, conditionnent toute action, c’est
bien celui qui fut nommé, en référence à la botanique, greffe, transplantation. Survint alors le besoin de désigner la propriété, pour un organisme, d’être réfractaire
à une action perturbatrice, idée qui s’installa (le dictionnaire de médecine de Charles
Robin, revu philologiquement par Littré, en porte témoignage en 1867) dans un
mot ancien, immunité. Immunitas exprime l’exemption du munus, de la charge, de
l’impôt, une sorte de “franchise” qui fut d’abord celle des villes et des bourgs
(franches et francs), origine médiévale de la bourgeoisie. Dans le royaume des
organes et des tissus, l’immunité est aussi protection, garantie, exemption des violences et des attaques. Les deux métaphores anciennes, celle de la résistance (tolérance) et celle de l’exemption (immunité), se sont enfin conjuguées pour engendrer
la tolérance immunitaire. Son contraire n’est plus intolérance, mais rejet. Elle ne
concerne pas seulement la lutte contre les maladies proliférantes et la protection
des organes transplantés, mais aussi la propagation de l’espèce, en rendant le petit
étranger désiré, le fœtus, tolérable à l’organisme maternel. Après le détour par la
morale et les idées, la tolérance physique, cet effort pour survivre sous la contrainte
et résister à des forces hostiles, se manifeste à nouveau dans la mécanique de la vie
et sa résistance aux agressions. La médecine montre que la tolérance est ambiguë :
c’est son objet qu’il faut choisir, au nom d’une bioéthique.
A. Rey, directeur de rédaction du Robert, Paris
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Le Courrier de la Transplantation - Volume II - n o 1 - janvier-février-mars 2002
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