VO CABULAIR E >> CHIMÈRES ET CHIMÉRISME* Par Alain Rey, directeur de la rédaction du Robert, Paris Vocabu laire D e l’imaginaire à la réalité, tel fut le chemin de la chimère. Il est d’ailleurs remarquable, étant donné la valeur péjorative acquise par l’adjectif chimérique, et par chimeric en anglais, que les auteurs de manipulations sur des tissus génétiquement différents aient choisi pour leurs travaux cette référence au mythe. C’est H. Winckler, en 1907, qui parla en allemand de chimäre à propos de plantes génétiquement hétérogènes. On passa assez vite du domaine végétal à l’animal – ce qui se produisit plus tard pour le terme clone. La Chimère (khimaira) est le nom d’un monstre mythologique, assemblage aberrant de parties d’animaux réels – elle avait tête et poitrail de lion, ventre de chèvre et d’animaux imaginaires – crachant des flammes –, elle affichait sa nature de dragon par une queue reptilienne, mais fictive. Redoutable, elle n’était pas invincible : Bellérophon parvint à la tuer. attribue des ailes, car elle emmène l’esprit hors des contraintes de la vie terrestre : “la chimère capricieuse et farouche”, écrit-il, “toujours prête à déployer ses ailes inquiètes…”. Avant le xxe siècle et les développements de la génétique, obtenir un organisme aussi improbable que la fabuleuse Chimère, un monstre sur commande, programmé, était en effet un rêve de “savant fou”, une vraie chimère. Et pourtant, à partir d’embryons différents, on parvint à créer des êtres vivants hors nature. Entraînant l’adjectif chimérique – d’abord en anglais, chimeric –, les chimères devinrent des réalités de laboratoire, et l’ADN “chimérique” n’est nullement imaginaire : simplement, il constitue une molécule hybride obtenue à partir de deux fragments d’ADN différents ou d’une protéine qui en est issue. Et puisqu’il fallait désigner ce domaine de la génétique appliquée, on créa le chimérisme, sans se préoccuper Outre la métaphore évidente des parties hétéroclites, habituelle dans les bestiaires anciens, le mythe de la Chimère évoque tous les monstres gardiens de secrets ou de trésors, tel Cerbère. Vaincre ces monstres constitue pour l’humanité un objectif des ambiguïtés possibles – car on parlerait volon- ou un fantasme majeur. S’agissant de sciences et de pratiques scientifiques, la Chimère se nomme “Erreur” ou “Ignorance”. l’Institut, pour accueillir Étienne Wolff. Cette époque Et de fait, alors que les chimères de la langue po­étique sont des rêves, des utopies, leur image est volontiers faite d’éléments incompatibles. Dans un texte peu connu, La Toison d’or, Théophile Gautier, outre une nature “capricieuse” (de chèvre, caper), lui Mais, chiméraux ou chimériques, les produits de cette tiers de chimérisme pour qualifier une politique irréaliste… C’est pour éviter cet effet pervers que Jean Rostand parlait en 1972 d’organes de structure chimérale ; il est vrai que c’était sous la coupole de est scientifiquement dépassée ; quant au langage, c’est une autre affaire. activité un peu perverse, le chimérisme, font avec de bonnes raisons référence aux imaginaires féconds de la mythologie ; espérons que c’est pour faire reculer les monstres qu’elle évoque… * © Le Courrier de la Transplantation 2003;4(3):173. 8 Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 1 - janvier-février-mars 2014