Violence extrême et dévoration cannibale. Production et destruction du lien social Mondher Kilani J’aimerais traiter dans ce texte de la question de la violence dans sa relation à la culture. J’entends cette dernière, d’une part, comme une production de schèmes de significations qui médiatisent la relation de l’acteur à l’univers social dans lequel il vit et, de l’autre, comme «une série de modèles de contrôle – projets, prescriptions, règles, instructions – pour diriger [s]es comportements» (Geertz 1973). Bref, je l’entends comme la «condition sociale d’existence» à la fois de «l’expérience “réelle” du sujet» et des «conceptions idéelles» qu’il s’en fait (Sahlins 1976). J’aimerais plus précisément soulever la question du rapport de la violence au travail de la culture, de son rapport à la «liaison» et/ou à la «déliaison» sociale. J’aimerais comprendre le lien que la dévoration, sous ses différentes formes, entretient avec le lien social. Pour illustrer mon propos, je m’emparerai de deux objets que je traiterai l’un après l’autre. Le premier se rapporte à la violence extrême, celle qui cherche l’extermination de l’autre, et le deuxième au cannibalisme, entendu comme l’ingestion de son semblable. Deux phénomènes que tout semble identifier dans un premier temps au même univers – la capacité d’annihilation totale de l’autre – mais que tout semble séparer du point de vue de leur production respective du lien social. La violence exterminatrice provoque son délitement, le cannibalisme contribue à son renforcement. L’une s’abîme dans la terreur de la destruction pure, l’autre consolide le lien social dans l’ambivalence de la dévoration. Cette opposition par rapport à la finalité produite n’empêche pas que les deux configurations s’accompagnent d’une élaboration symbolique. Si, dans le cas du cannibalisme, la dimension symbolique – la capacité d’opérer une distinction entre le pur et l’impur, la force et la faiblesse, le licite et l’illicite, etc. – est facilement reconnue ou reconnaissable, du moins par la théorie anthropologique, on pourrait plus facilement croire que la destruction dans la violence extrême échappe, elle, a priori à toute forme de symbolisation. Or, celle-ci ne peut véritablement déployer son efficacité en dehors d’un quelconque langage symbolique. La destruction des hommes et des femmes dans la violence extrême repose, en effet, sur une certaine idée de l’humain. Si, dans le cas du cannibalisme, il a été montré que l’absorption de l’autre contribue positivement à la production de l’humain, donc de soi-même (Kilani 2003), dans l’anéantissement de l’autre, il y aurait également production de l’humain, mais d’un humain fondé sur l’absence d’un extérieur. La violence extrême : lien et délitement du lien social On peut commencer par se demander en quoi la violence extrême participe de la production de la culture (Kilani 2009) ? Si nous admettons, avec le philosophe allemand du XVIIIe siècle Johan Gottfried Herder (1991), l’idée que l’humain ne relève ni d’une essence, ni d’une évidence spécifiques ; si nous considérons, avec l’anthropologue américain du XXe siècle Clifford Geertz (1973), qu’il doit, à cause de cet inachèvement, être constamment construit dans le cadre d’une anthropopoièse (Calame et Kilani 1998), que pouvons-nous dire alors quand 2 nous constatons que des êtres humains baignant dans les cultures les plus cultivées sont capables de détruire d’autres êtres humains ? Pouvons-nous nous contenter de penser que l’humain cesse d’être produit lorsqu’il est détruit ? Mais alors comment qualifier cette destruction ? Si nous rejetons l’idée d’une ontologie sur laquelle pourrait reposer notre conception de l’humain et de la culture, sur quel fondement s’étaierait la destruction des hommes/des femmes, sinon sur une certaine idée de l’humain capable de haïr et de détruire son semblable ? Il s’agit, ni plus ni moins, de reconnaître ici l’«humaine inhumanité de l’humain» ou, selon la formule de Martin Hébert, «l’inhumanité de l’humain envers l’humain» (2006 : 18). La violence extrême ne saurait, en effet, être réduite à une pure brutalité, sachant que les représentations idéologiques et les structures sociales sont à l’origine de la production de toutes les formes possibles de violence, certaines pour les réprimer, d’autres pour les promouvoir. L’acte de violenter relève d’un apprentissage social. Toutes les époques, toutes les cultures ont dressé des êtres humains à infliger une violence systématique à d’autres êtres humains (Scheper-Hughes & Bourgois 2004). On a généralement considéré la cruauté au cœur de la violence infligée comme une surenchère gratuite. On a pensé que la cruauté n’avait d’autres fins qu’ellemême, que sa réalité s’épuisait dans la jouissance qu’elle procurait au bourreau (Sofsky 2002). Ce faisant, on a omis de relever sa dimension politique. En la naturalisant, on a caché le programme politique qui la sous-tendait et la rendait possible. Or, la gratuité de la cruauté fait partie intégrante du programme politique de la terreur (Nahoum-Grappe 2002). Quant à la haine, au soubassement énergétique de la cruauté, dans un premier temps sans objet précis ou pleine d’objets hétérogènes, elle ne déploie pleinement ses effets que lorsqu’elle se fixe sur une communauté précise (Anders 2007). Autrement dit, la haine s’incarne dans le mouvement même où se construit l’«étranger absolu, souvent mauvais, menaçant et pourvu de topiques négatifs que le groupe projette sur lui» (Crettiez 2006 208), et où se met en place une communauté haineuse prête à passer à l’acte. Dans ces conditions, le massacre de masse apparaît au croisement de l’institution et de la destitution de la culture humaine (Houillon 2005). Il relève à la fois de la structure et de l’anti-structure. Bref, cette violence-là sollicite également le travail de la culture. Elle est pourvue d’un objectif, celui de produire une communauté de responsabilité, une «confraternité de destruction soudée par les liens de la cruauté» (Crettiez 2006 : 220). Nous serions ainsi au cœur même du lien social et de son délitement, de la communitas et de l’anticommunitas (Crettiez 2006) Plusieurs caractères du sacrifice, au fondement du lien social ou du moins qui le traversent, marquent la «communauté massacrante» qui se construit autour du meurtre de masse : désigner un ennemi-bouc émissaire ; assurer l’unité (la pureté) de la communauté à travers l’impureté construite de l’ennemi ; euphémiser l’autre, à travers son animalisation et sa chosification ; lever les inhibitions et les interdits comme condition et garantie de l’exercice de la violence ; brutaliser l’autre et le mettre en scène, notamment à travers la profanation de son corps ; enfin, développer le sentiment d’impunité face à l’exercice de la violence extrême. Une telle structure autorise et facilite le massacre de masse. Elle encadre ses acteurs et justifie leurs actions comme dans le cadre du sacrifice qui autorise la transgression de l’interdit et libère la main du sacrificateur. A la différence près, toutefois, que si le sacrifice traditionnel cherche une «prise de bénéfice continue», qui suppose de préserver la victime jusqu’au prochain sacrifice, 3 l’extermination de masse veut, elle, s’assurer un «bénéfice symbolique infini» (Coquio 2005), dans lequel prime la volonté de supprimer une fois pour toute l’ennemi. La violence extrême débouche sur un «état d’urgence» devenu la règle, sur un état qui incorpore la vie humaine à l’ordre juridique sous la forme de son exclusion radicale, de sa réclusion dans l’«espace du camp» (Agamben 1997). Travail culturel et déliaison sociale Peut-on dès lors parler de «déliaison» dans ce type de situation par opposition à la «liaison» que le «travail culturel» est censé, lui, assurer ? On sait que Sigmund Freud a recouru à cette notion de liaison à plusieurs reprises et dans différents endroits de son œuvre pour évoquer les sublimations pulsionnelles croissantes auxquelles a été soumis l’homme au cours du procès de civilisation (Smadja 2009). Utilisée également comme synonyme de développement culturel et de procès culturel, cette notion est associée chez Freud à sa capacité à construire un sujet moral et social. Plus spécifiquement encore, le travail culturel consiste à neutraliser les pulsions agressives en cherchant d’une part à produire des modalités de liaisons sociales assurant la cohésion du groupe et de l’autre à produire des idéaux culturels et artistiques propres à contrebalancer le renoncement libidinal, narcissique et agressif (Smadja 2009). Lorsque l’agressivité triomphe, devrait-on dès lors nécessairement pointer l’échec du travail culturel ? Un échec qui s’inscrirait en dehors de la culture, voire contre elle. Ne pourrait-on imaginer, au contraire, que le travail culturel puisse contribuer à produire cette agressivité ? Plusieurs éléments chez Freud font penser qu’il ne partage pas ce dernier point de vue. Dans ses Considérations actuelles sur la guerre et la mort, le psychanalyste viennois est convaincu qu’une forme de violence comme la guerre correspond à un échec du travail culturel dans la mesure où «elle nous dépouille des couches récentes déposées par la civilisation et fait réapparaître en nous l’homme des origines» (Freud 1915, 1981 : 23). Par ailleurs, dans son échange épistolaire avec le physicien Albert Einstein sur la guerre et sur comment la prévenir – publié sous le titre de Pourquoi la guerre ? en 1933 – il affirme également que «tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre» (Einstein & Freud 2005 : 65). Il y aurait même une certaine naïveté chez lui lorsque, dans la même lettre, il affirme que ce sont généralement les sujets et non les chefs qui «se rangent presque toujours sans réserves» (Einstein & Freud 2005 : 60) derrière l’autorité, et qu’à ce titre, il faudrait former une «catégorie supérieure de penseurs indépendants» à même de combattre «le penchant à la guerre» (Einstein & Freud 2005 : 19). Or, nous savons que c’est souvent le contraire qui se passe, comme le relève très justement Albert Einstein dans le même échange épistolaire avec Freud. L’éminent physicien y souligne, en effet, que ce ne sont pas les «êtres dits incultes», mais bien plutôt «la soi-disant «“intelligence”» qui est la plus prompte à la guerre, étant souvent «la proie la plus facile des funestes suggestions collectives» (Einstein & Freud 2005 : 38), sinon à leur origine. Pensons aux juristes, médecins, anthropologues, architectes, artistes, journalistes, ecclésiastes et autres éminents intellectuels et savants qui ont inspiré, planifié et fait appliquer les lois d’exception du nazisme et les programmes de destruction massive des populations «inférieures» qui les accompagnaient. Pensons également aux élites hutues – journalistes, universitaires, prêtres, hommes politiques – qui ont théorisé puis exacerbé la haine raciale pour enfin appeler au génocide des Tutsis. Pensons également aux dirigeants serbo-bosniaques comme le médecin psychiatre Radovan Karadzic ou 4 le général Ratko Mladic dans l’orchestration de la haine des musulmans bosniaques et de leur massacre. Pour qu’une explosion d’agressivité se produise, faudrait-il encore qu’un travail culturel de déshumanisation – d’exclusion d’une partie de l’humanité de sa sphère – puisse s’effectuer au préalable, qu’une construction symbolique de l’autre en tant qu’ennemi à détruire puisse d’abord s’élaborer. De là les nombreuses justifications idéologiques des formes de violence passées et à venir ; de là également les autorisations accordées au passage à l’acte, dans le but de soulager la conscience des exécutants et des bourreaux et de leur faciliter la tache. Vis-à-vis du travail culturel, Sigmund Freud serait un peu dans la même position que le philosophe René Girard (1972) vis-à-vis du rituel sacrificiel. En effet, lorsque Girard admet l’idée de l’échec du rituel à contenir la violence entre les hommes/les femmes, il n’imagine pas un instant qu’un tel rituel puisse se doter d’un «planning politique», qu’il utilise la violence contenue en son sein pour détruire sciemment l’autre (Coquio 2005, Kilani 2006, 2009). Voyez les sacrifices humains aztèques effectués au nom du dieu Quetzalcóatl et de la lutte contre l’entropie de l’univers (Graulich 2005), ou à l’époque moderne, les sacrifices effectués au nom de la Patrie (Crettiez 2006) ou du Parti (Zizek 1993), sacrifices qui ont vu des milliers d’individus s’offrir à la mort en chantant ou en s’accusant de crimes imaginaires. Freud ne semble concevoir l’échec du travail culturel que sous la forme «de productions psychopathologiques favorisées et/ou induites par des exigences culturelles et des circonstances sociales pathogènes» (Smadja 2009 : 379). Mais une question surgit ici, Freud aurait-il changé d’opinion sur le travail culturel et aurait-il admis sa capacité à concevoir et à planifier l’extermination en masse de populations entières, s’il avait vécu le nazisme dans tous ses développements ? La dévoration cannibale ou la conjonction des opposés Passons maintenant au cannibalisme. La consommation de chair humaine est spontanément perçue dans notre société comme une forme d’avilissement de l’identité fondamentale de l’humain. Elle suscite le sentiment d’un «crime primitif contre l’humanité». Le cannibalisme est, selon la théorie freudienne, l’événement primordial qui, par le truchement du meurtre du père, a permis l’avènement de la civilisation – la reconnaissance de la loi du père – et à ce titre doit demeurer un interdit absolu, qu’aucune transgression ne justifie. Or, ici également, les choses ne sont pas simples. Au-delà de la simple manducation, de l’ingestion de la chair, le cannibalisme est d’abord une métaphore, celle de la construction de l’humain. En tant qu’«anthropopoiésis», il a la capacité de configurer des modèles ou des antimodèles de l’humain auxquels les sociétés adhèrent ou desquels, au contraire, elles se distancient (Kilani 2001/2002). Le cannibalisme apparaîtrait dans ce sens comme un opérateur symbolique de l’identité et de l’altérité, du dedans et du dehors, de l’ordre culturel et de l’ordre naturel, de l’humain et du non-humain. Au même titre que d’autres institutions symboliques comme le mythe ou le rituel, ou de structures de significations comme le système alimentaire, le cannibalisme aurait le pouvoir de produire du sens et d’instituer du social. À travers l’imagination et la pratique cannibales, l’humain se présente et se représente. Bref, le cannibalisme serait une fiction modélisante de l’humain. Il 5 constituerait l’opérateur symbolique qui permet de faire passer le groupe humain de l’inorganisé à l’organisé. Une fiction romanesque comme L’ancêtre, de l’écrivain argentin Juan José Saer (1992), nous introduit de plain-pied dans cette problématique. Elle nous permet de comprendre comment l’acte d’ingérer l’autre permet de palper l’extériorité en se voyant du dehors. Pendant des années, les gens composant la peuplade qui accueillait le héros du roman, qui va fonctionner à ce titre comme le révélateur de leurs fantasmes les plus enfouis, avaient, en effet, l’habitude de se manger entre eux, accentuant ainsi le sentiment de viscosité générale dans laquelle ils vivaient. C’est pour sortir de cet état d’indistinction et se voir enfin du dehors qu’ils se mirent à manger des hommes provenant de l’extérieur. C’est pour dépasser le sentiment primordial de ne pas s’appartenir, pour se sentir des hommes véritables, qu’ils cessèrent de s’entredévorer et se tournèrent vers l’extérieur. Dans l’acte de manducation des autres, ils apprenaient à faire une distinction entre l'intérieur et l'extérieur. Manger les autres, c’était palper l’extériorité et témoigner enfin de sa propre existence, de sa propre humanité. Mais cette victoire n’était cependant de loin pas acquise. L’anxiété de retomber dans l’état antérieur continuait à les tarauder. Ils n'étaient pas sûrs d’être suffisamment humains, d'avoir gagné ce statut pour toujours. Ils le savaient d’autant plus que derrière le désir de dévorer l’étranger se tapissait le désir plus enfoui de se manger soi-même. Autrement dit, construire son humanité n’est jamais un processus achevé, et le danger de retomber dans l’auto-dévoration, dans l’indistinct guette toujours. Le cas du cannibale de Rotenburg, en Allemagne, qui a défrayé la chronique des faits divers en 2002, en est une illustration pertinente. Dans ce cas, la dévoration de l’autre recouvre directement le désir de dévoration du même, suscitant ainsi le fantasme d’une régression à l’état originel, à l’état d’indistinction. La scène a commencé par le consentement intervenu entre les deux protagonistes, entre celui qui a pris l’initiative de l’acte, par l’intermédiaire d’une annonce sur le réseau de l’Internet mentionnant les qualités précises recherchées de la future victime redoublant les siennes propres, et cette dernière qui y répondit avec conviction et total engagement. Elle s’est poursuivie par une relation homosexuelle entre le meurtrier et la victime, qui culminera dans une ingestion communielle du pénis de la victime, redoublant ainsi le lien de promiscuité. Elle s’est enfin terminée par le «festin cannibale». L’union entre deux individus de même sexe, le contact de leurs humeurs intimes ont dessiné un premier cercle de l’identique – comme le fait la transgression de l’inceste et l’union entre proches – et l’acte cannibale, précédé de la consommation de l’organe sexuel, n’a fait qu’exacerber cette recherche de l’identique et la volonté de se dissoudre dans l’autre. Ce dernier exemple de cannibalisme, dans lequel on assiste à un double cumul de l’identique qui mène à la mort, est différent du premier, celui de la société décrite par Saer, où l’ingestion de l’autre devait au contraire permettre de sortir de soi et de découvrir l’extérieur. Autrement dit, la pratique cannibale oscille entre construction et destruction, et un cannibalisme «positif» suppose de trouver la juste mesure entre soi et l’autre, entre le semblable et le différent, entre l’identité et l’altérité. Manger trop près, c’est se condamner à disparaître, manger trop loin c’est se dissoudre dans l’indistinct. 6 Avalement ou vomissement du «corps étranger» ? Le cannibalisme rituel, auquel est habituée la littérature anthropologique, suppose un subtil équilibre entre «absorption alimentaire» et «adoption sociale». Ainsi en est-il chez les peuples réputés cannibales, comme les Tupinambas brésiliens du XVIe siècle, par exemple, où l’adoption précède toujours l’ingestion. Les ennemis pris dans la guerre sont d’abord faits «beaux-frères» avant d’être sacrifiés. Cette idée de connexion étroite entre les deux univers était trop troublante pour les Européens qui ne surent la retranscrire que sous la forme d’une anomalie, voire d’une absurdité. La rencontre, bien plus tard, en 1858, entre des cannibales de Nouvelle-Guinée et des marins français est un autre exemple édifiant de ce malentendu culturel. Il s’agissait dans ce cas pour les Français de récupérer un petit nombre d’ouvriers chinois rescapés d’un naufrage précédent. Un incident qui a vu la plupart des coolies, transportés pour travailler sur les plantations coloniales comme main d’œuvre sous contrat, tués et mangés par les insulaires. Sur un ton hostile signifiant l’indignation mêlée à l’incrédulité, le narrateur rapporte comment les «chefs» locaux paraissaient «véritablement aimer» leurs prisonniers survivants de la catastrophe, et comment pour les convaincre de demeurer parmi eux, ils ne cessèrent de prodiguer à leur encontre de multiples marques d’affection (Guille-Escuret 2000). Deux modèles de relations opposés surgissent de cette confrontation. Les cannibales adoptent leurs ennemis qu’ils mangent, ayant ainsi conscience de partager avec eux une commune humanité. Les civilisés, eux, s’interdisent de manger ceux qu’ils s’interdisent d’adopter. Ils ne considèrent pas l’ennemi comme leur pair. Ils ne pensent pas le vaincu qu’ils détruisent comme une métaphore d’eux-mêmes. Comme le précise Guille-Escuret, «les cannibales mangent leurs pareils parce qu’ils les savent pareils ; les modernes refusent de manger leurs inférieurs parce que ce serait remettre en question la hiérarchie au principe de la domination» (2000 : 202-203). Du cannibale au civilisé, on passe de la connexion entre les parties à l’exclusion entre les opposés. Autrement dit, dans le cas du cannibalisme, il s’agit d’«avalement », alors que dans celui de la destruction, il est question de «vomissement». Dans le cannibalisme il y a absorption du «corps étranger», alors que dans la destruction il y a rejet de ce «corps étranger». Lévi-Strauss (1955) a relié cette dernière pratique particulièrement à l’Occident, lequel possède, selon lui, une propension à l’anthropémie, une tendance à expulser hors de lui les marginaux et les réprouvés, et plus généralement toutes les catégories qu’il a historiquement construites comme extérieures, étrangères, sauvages, barbares. Certes, LéviStrauss a raison d’insister sur cette particularité de l’Occident, mais contrairement à ce qu’il pense, ce n’est probablement pas à cause du remords qui le tourmente, ni pour mieux réfléchir ses propres tares que cette civilisation a produit des ethnographes. Elle l’a fait dans le souci de récupérer l’autre après l’avoir dépossédé de soi. Comme l’a déjà affirmé Pierre Clastres (1980), l’ethnographie est d’abord une «nécrologie». Elle ne s’actualise souvent qu’à travers la mort révolue ou annoncée de l’autre. Ce dernier n’accède au savoir, ou ne contribue à produire le savoir qui illumine l’Occident, qu’après avoir été dépouillé de ses forces et de ses qualités. L’autre n’est admis en soi qu’après avoir été préalablement soumis, déclassé et rejeté en dehors. Dans cette opération il y a un double avantage : on gagne grâce à l’autre un savoir, mais on lui dénie le partage d’un tel savoir. C’est comme si l’Occident désirait se penser comme la seule, l’unique, l’exemplaire humanité. Un tel refus du «corps étranger» est notamment à l’origine des nombreuses théories mortifères qu’ont 7 développées la science et l’idéologie européennes des XIXe et XXe siècles soutenant ainsi la hiérarchie et l’inégalité des races, des peuples, des cultures, des classes sociales, des sexes et des individus, et culminant dans différents génocides. De telles idéologies de destruction de masse, faut-il le noter, ont essaimé aujourd’hui un peu partout dans le monde et contribuent à alimenter les haines ethniques, religieuses et politiques. Références citées AGAMBEN Giorgio (1997) Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil. ANDERS Günther (1985) La haine à l’état d’antiquité, Paris, Rivages, 2007. CALAME Claude et Mondher Kilani (dir.) (1998) La fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie, Lausanne, Payot. CLASTRES Pierre (1980) «De l’ethnocide», in Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, pp. 47-57. COQUIO Catherine, «Violence sacrificielle et violence génocidaire», Quasimodo («Corps en guerre I”), No 8, 2005 : 193-230. CRETTIEZ Xavier (2006) Violence et nationalisme, Paris, Odile Jacob. EINSTEIN Albert et FREUD Sigmund (1933) Pourquoi la guerre ? Paris, Rivages poche, 2005. 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