> XPress 6 Noir L’Encéphale (2007) Supplément 3, S110–S113 j o u r n a l h o m e p a g e : w w w. e l s e v i e r. c o m / l o c a t e / e n c e p Troubles bipolaires et personnalités borderline chez l’adulte C. Henry Hôpital Albert Chenevier – 94000 Créteil Quels sont les liens entre personnalités borderline et troubles bipolaires ? Cette question consiste généralement à aborder l’idée défendue par certains que les troubles borderline appartiennent au spectre des troubles bipolaires. Akiskal, qui a le sens de la formule, avance que « le diagnostic des personnalités borderline n’est qu’un diagnostic limite », remettant par la même en cause l’existence, comme entité propre, des personnalités borderline. Pour cet auteur, les troubles borderline seraient des troubles bipolaires atténués et non diagnostiqués. Quels sont les arguments avancés pour étayer cette hypothèse. Il existe une comorbidité relativement fréquente entre les deux troubles ainsi qu’une agrégation familiale, c’est-à-dire qu’au sein d’une même famille certains individus présentent un trouble bipolaire alors que d’autres développent une personnalité borderline. Il existe des traits communs entre les deux pathologies tels qu’instabilité affective et impulsivité. Il existe aussi des conduites communes avec des tentatives voire des suicides et des abus de substances fréquemment rencontrés au cours de l’évolution des deux maladies. Enfin certains traitements et notamment les anticonvulsivants ont montré une efficacité pour ces deux pathologies. Gunderson et collaborateurs dans une étude récente parue dans l’American Journal of Psychiatry [3] fait un résumé des études qui ont évalué de manière prospective l’apparition d’un trouble bipolaire chez des sujets présentant une personnalité borderline. Les auteurs soulignent que le taux le plus important, avec 15 % d’apparition du trouble bipolaire sur une période d’évaluation, allant de 6 mois à 3 ans, est rapporté par Akiskal. Les auteurs mettent en avant que la comparaison de la méthodologie et notamment les critères diagnostiques d’évaluation, est défavorable à l’étude d’Akiskal qui serait contestable par son manque de rigueur. Malgré ces critiques, il est amusant de voir que les résultats présentés par Gunderson sont très proches. Dans son étude, il a tout d’abord fait une évaluation de la comorbidité des troubles bipolaires de type I et de type II chez des sujets borderline à TO et il la compare à la comorbidité retrouvée dans d’autres troubles de la personnalité. Il a évalué ensuite l’apparition de nouveaux cas de manière prospective. Cette étude rapporte 11 % de comorbidité pour des troubles bipolaires de type I, et 7 % pour les troubles bipolaires de type II avec les personnalités borderline. Cela représente une comorbidité de quasi 20 % entre troubles bipolaires et borderline, alors qu’elle n’est que de 8 % dans les autres troubles de la personnalité. L’apparition de nouveaux cas de troubles bipolaires (type I ou II) chez des sujets borderline, au cours d’un suivi de quatre ans est de 8 %, ce qui est également beaucoup plus que dans les autres troubles de la personnalité. Gunderson, malgré ces résultats, défend l’idée que : « l’évolution des sujets borderline vers le trouble bipolaire n’est pas la règle ». Tous les patients borderline ne deviennent pas bipolaires et lorsque cela survient, c’est généralement suite à des situations de stress. Un argument pour expliquer la sur représentation des troubles bipolaires chez les sujets borderline par rapport * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] ou [email protected]. L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts. © L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés. 4518_07_He nr y. i ndd 4518_07_Henry.indd 110 110 1 2 / 1 2 / 0 713:49:51 12/12/07 13: 49: 51 > XPress 6 Noir Troubles bipolaires et personnalités borderline chez l’adulte au groupe contrôle est le choix de ce groupe. En effet, les auteurs ont inclus uniquement des personnalités schizothypiques, évitantes et obsessionnelles. Cela ne fait pas partie des personnalités du Cluster B auxquelles appartiennent les troubles borderline, toutes plus ou moins caractérisées par une instabilité émotionnelle et donc peut être plus à même de développer des troubles bipolaires. Est-ce qu’une comorbidité importante signe l’appartenance des deux pathologies à un spectre commun ? L’éditorial couvrant cet article dit que, globalement, il n’y a pas d’arguments irréfutables pour défendre ni une position, ni une autre. Par rapport à l’idée d’un spectre commun, la question corollaire est l’existence éventuelle de facteurs étiologiques communs. Finalement n’atteint-on pas là les limites de l’approche catégorielle. Placer ces deux entités cliniques sur un même continuum revient à dire qu’il existe un degré de sévérité entre ces deux pathologies. Cliniquement cela a peu de sens au vue de l’évolution potentielle des deux troubles. Une approche dimensionnelle paraît plus pertinente pour explorer les liens entre les deux pathologies et les éventuels facteurs étiologiques communs. Existe-t-il des dimensions communes entre patients borderline et bipolaires ? En reprenant les critères diagnostiques de personnalités borderline, ceux qui se rapproche le plus des éléments thymiques sont : i) l’instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur, comme une dysphorie épisodique intense, une irritabilité ou une anxiété qui survient habituellement par à coup et qui est relativement brève et ne répond pas aux critères d’épisodes thymiques, et ii) l’impulsivité. Par contre, il y a peu d’études dimensionnelles sur les troubles bipolaires car ils sont définis uniquement par la présence d’épisodes thymiques. Dans le but d’explorer, d’éventuels traits communs entre troubles bipolaires et borderline, nous avons exploré l’instabilité affective et l’impulsivité dans ces deux groupes de patients et les avons comparés à d’autres troubles de la personnalité. Nous avons pu mettre en évidence, que ce qui rapprochait les troubles bipolaires et borderline, était cette instabilité émotionnelle. Ce trait émotionnel semblait donc caractérisé les patients bipolaires au cours de la période inter critique et semblait donc commun aux deux pathologies. Ces premiers résultats nous ont incités à explorer plus avant la période inter critique chez les sujets bipolaires. Nous avons donc exploré des dimensions concernant les émotions en utilisant deux échelles : Affective Intensity Measure et Affective Lability Scale. La première évalue l’intensité avec laquelle les patients ressentent les émotions en dehors des épisodes et dans des situations de la vie quotidienne. Spontanément, les patients bipolaires rapportent qu’ils ressentent les émotions avec plus d’intensité que les gens qui les entourent. Ils expriment souvent qu’ils se sentent plus sensibles que les autres. Souvent, d’ailleurs, quand un parent bipolaire s’inquiète au sujet de l’un de ses enfants, il dit « il est aussi sensible que moi à l’adolescence ». Le fait de ressentir plus vivement des émotions face à des stimulations considérées comme mineures par 4518_07_He nr y. i ndd 4518_07_Henry.indd 111 111 S111 d’autres peut conduire à avoir une instabilité émotionnelle. C’est cet autre aspect qui est évalué avec la seconde échelle. En comparant un groupe de patients bipolaires de type I et II à un groupe contrôle, nous avons mis en évidence une plus grande réactivité émotionnelle et une plus grande instabilité émotionnelle chez les sujets bipolaires. De plus nous avons trouvé que plus les scores à ces échelles étaient élevés et plus les patients avaient présenté des épisodes et plus ils présentaient ou avaient présenté une comorbidité anxieuse ou un abus ou une dépendance à des substances. Ainsi, ces traits semblent définir un facteur de risque pour développer un trouble de l’humeur, ce d’autant plus que des scores élevés à ces échelles sont liés à un âge de début plus précoce. Afin d’étayer l’hypothèse d’une plus grande réactivité émotionnelle chez les patients bipolaires au cours de la période inter critique, nous avons procédé à une étude d’induction émotionnelle. Le patient est placé face à un écran sur lequel il visualise des images à tonalités positive, négative ou neutre et on lui demande d’évaluer la tonalité des images ainsi que la réaction émotionnelle déclenchée par chaque image. Par ailleurs, au cours de la visualisation de deux tiers des images, le sujet reçoit par l’intermédiaire d’un casque un son aigu entraînant un réflexe de sursaut qui peut être enregistré. Quatre-vingt-dix sujets contrôles et 55 patients bipolaires normothymiques ont été soumis à cette expérimentation. Il en ressort que finalement le neutre n’existe pas chez les patients bipolaires. En effet, ils évaluent les images neutres comme plus plaisantes et suscitant une plus grande émotion que chez les sujets contrôles. L’enregistrement du réflexe de sursaut confirme les résultats des évaluations subjectives. Plusieurs interprétations sont possibles. Soit le neutre n’existe pas chez les sujets bipolaires, ce qui revient à dire que les patients bipolaires sont sollicités émotionnellement par des stimulations qui ne sont pas repérées comme telles par des sujets contrôles. Soit que cette hyper réactivité émotionnelle existe également pour les autres émotions mais que cela est plus difficile à mettre en évidence car pour ces stimulations plus importantes nous atteignons un seuil de saturation ne nous permettant pas de mettre en évidence de différences. Une anecdote rapportée par l’un de mes patients illustre parfaitement les résultats de notre étude. Il s’agit d’un patient présentant des troubles de l’humeur et pour lequel sa famille a diagnostiqué « un syndrome de la baleine ». Il admet volontiers que lorsqu’il regarde un film émouvant, il pleure très facilement. Cependant, cette émotivité paraît excessive quand, comme il le rapporte « lorsque je regarde un documentaire de Cousteau et que je vois une baleine, je peux me mettre également à pleurer ». Sa famille avait qualifié cette réaction émotionnelle de « syndrome de la baleine » parce qu’elle avait bien perçu que face à des situations qu’elle considérait comme neutres, le patient avait une émotion très amplifiée. Ce n’est autre que ce syndrome de la baleine que nous avons objectivé au cours de notre expérimentation. Afin de sortir du modèle du continuum catégoriel, l’hypothèse que nous voulions explorer était l’existence de 1 2 / 1 2 / 0 713:49:55 12/12/07 13: 49: 55 > XPress 6 Noir S112 C. Henry dimensions communes entre personnalité borderline et troubles bipolaires. Nous avions donc trouvé au cours d’une première étude des traits communs concernant l’intensité et la labilité émotionnelle. Nous avons vérifié que ces dimensions caractérisaient bien les sujets bipolaires en période inter critique quand on les comparait à des sujets contrôles. Il semble donc que les troubles bipolaires ne sont pas uniquement définis par la survenue d’épisodes mais qu’ils possèdent des caractéristiques propres au cours de la période entre les épisodes, et que ce sont ces caractéristiques qui semblent communes avec les personnalités borderline. Dans la première étude, nous avions cependant montré que la tonalité des affects ressentis au cours des oscillations thymiques était différente entre les deux pathologies. Les patients borderline rapportaient des éléments très dysphoriques allant de la tristesse, l’angoisse, la colère, l’irritabilité tandis que les sujets bipolaires pouvaient également avoir des moments d’euphorie. Peut-on trouver des facteurs étiologiques communs entre troubles bipolaires et borderline en tenant compte de ces dimensions affectives communes. Bien évidemment, nous n’avons pas à ce jour d’élément de réponse, mais nous allons vous livrer une illustration de la démarche que l’on peut suivre pour tenter de répondre à ce type de question. Nous avons étudié la fréquence des traumatismes survenue dans l’enfance chez les sujets bipolaires. Cette question a été très longtemps négligée tant il était admis que l’étiologie des troubles bipolaires dépendait d’un déterminisme purement génétique. Nous avons exploré ces traumatismes grâce à un questionnaire qui ne se limite pas à l’évaluation des traumatismes sexuels mais qui explore aussi des traumatismes dus à des négligences. Nous avons ainsi montré que les sujets bipolaires rapportaient avoir subi beaucoup plus souvent des traumatismes dans l’enfance et plus spécifiquement des négligences (carences) ou des abus (agressivité) émotionnels. Bien évidemment, il est facile de rapprocher ce type de résultats à ceux retrouvés chez les sujets borderline tant il est fréquent que l’on trouve des violences au cours de l’enfance chez ces sujets. Nous avons également montré dans notre étude que les patients bipolaires ayant subi des traumatismes avaient globalement débuté la maladie plus précocement et qu’ils avaient commis plus de tentatives de suicide. D’autres études ont montré une relation entre traumatismes, symptômes psychotiques, cycles rapides et abus de substances. Au-delà de l’étude des caractéristiques témoignant d’une plus grande sévérité du trouble bipolaire, nous avons également exploré le lien entre traumatismes dans l’enfant et réactivité émotionnelle de la période inter critique. Nous avons trouvé une très forte association entre la survenue de traumatismes dans l’enfance et des scores élevés aux échelles AIM et ALS, témoignant d’une plus grande réactivité émotionnelle. Quels sont les liens entre réactivité émotionnelle, facteurs environnementaux tels que les traumatismes et les facteurs génétiques ? Est-ce les traumatiques précoces qui entraînent l’instabilité émotionnelle retrouvée dans les 4518_07_He nr y. i ndd 4518_07_Henry.indd 112 112 deux pathologies borderline et bipolaire ? Et est-ce une vulnérabilité génétique différente qui orientera vers l’une ou l’autre des maladies ? Il est également possible de poser la question dans l’autre sens : est-ce qu’il existe des gènes communs aux deux pathologies, et est-ce la survenue de différents types de traumatismes ou l’intervention d’autres facteurs environnementaux qui détermineront le phénotype maladie ? À l’heure actuelle, il semble que l’on ne peut pas faire l’impasse d’études gènes/environnement pour comprendre le développement des pathologies psychiatriques. À titre d’illustration, nous ne pouvons que citer une des études de Caspi [1]. Cette étude montre que la probabilité de développer un épisode dépressif majeur au cours de la vie en fonction du fait d’avoir subi ou non des maltraitances sévères va dépendre de la vulnérabilité génétique sousjacente. Les sujets porteurs de la forme allélique courte homozygote ss du transporteur de la sérotonine auront une probabilité bien plus grande de développer un trouble thymique par rapport aux autres formes et ce à maltraitances égales. La forme courte du transporteur de la sérotonine a été largement étudiée dans les troubles thymiques mais il semblerait qu’il ne s’agisse pas d’un gène majeur dans le déterminisme des troubles mais qu’il interviendrait en interaction avec d’autres facteurs. En guise de conclusions, ces propos avaient pour objectifs de montrer que l’approche catégorielle peut atteindre ces limites lorsqu’il s’agit d’explorer les liens entre deux pathologies. L’approche dimensionnelle, qui devrait être promue par la version V du DSM, peut trouver sa place dans cette démarche et permettre d’explorer des relations entre pathologies de l’axe I et de l’axe II. D’autre part, il est nécessaire de développer des études gènes/environnement pour comprendre les mécanismes étiopathogéniques pouvant sous-tendre des pathologies psychiatriques. Enfin, je voudrais conclure avec un mot de clinicien. Il semble tout à fait nécessaire de rechercher systématiquement, lorsque l’on évoque un trouble de la personnalité de type borderline, un trouble bipolaire tant la comorbidité est fréquente ou pour éviter de porter ce diagnostic à tort devant un trouble thymique avéré. Cependant il ne faut pas tomber dans l’excès inverse et vouloir faire de tous les sujets borderline des patients bipolaires. Le danger d’une telle attitude est d’induire chez les sujets et leur famille une attente non réaliste de la pharmacologie. Souvent ceci conduit à une poly-pharmacologie peu adaptée voire dangereuse qui tient des patients ayant de gros troubles des relations interpersonnelles éloignés d’une prise en charge psycho-thérapeutique pouvant leur être bénéfique. Références [1] Caspi A, Sugden K, Moffitt TE et al. Influence of life stress on depression : moderation by a polymorphism in the 5-HTT gene. Science 2003 ; 301 (5631) : 386-9. 1 2 / 1 2 / 0 713:49:55 12/12/07 13: 49: 55 > XPress 6 Noir Troubles bipolaires et personnalités borderline chez l’adulte [2] Etain B, Henry C, Bellivier F et al. Beyond genetics : childhood affective trauma in bipolar disorders. In press Bipolar Disorders. [3] Gunderson JG, Weinberg I, Daversa MT et al. Descriptive and longitudinal observations on the relationship of borderline personality disorder and bipolar disorder. Am J Psychiatry 2006 ; 163 (7) : 1173-8. 4518_07_He nr y. i ndd 4518_07_Henry.indd 113 113 S113 [4] Henry C, Van den Bulke D, Bellivier F et al. Affective lability and affect intensity as core dimensions of euthymic bipolar patients. Sous presse dans Psychiatry Research. [5] Henry C, Mitropoulou V, New AS et al. Affective instability and impulsivity in borderline personality and bipolar II disorders : similarities and differences. J Psychiatr Res 2001 Nov ; 35 (6) : 307-12. 1 2 / 1 2 / 0 713:49:55 12/12/07 13: 49: 55