Dépression et risque suicidaire G. ROUSSEY (1) Étienne, est né en 1933. Son père, écrivain très talentueux, reçoit le grand prix du roman de l’Académie française, sa mère est employée de maison. Issu d’une fratrie de six enfants, Étienne a une enfance difficile. Il connaît un premier exil familial au Brésil, puis un second en Espagne, où son père écrivain, engagé, militant, lutte contre le franquisme, doit fuir et revient en France au moment de la deuxième guerre mondiale. Étienne, lui, sera exploitant forestier au Brésil car il a décidé de retourner sur les terres de sa petite enfance, puis il revient à Paris pour exercer une fonction de commercial. Il passera une grande partie de sa vie à défendre les droits d’auteur de son père, qui décède. Dans sa vie sociale, Étienne est un garçon solitaire, fin d’esprit, nuancé, avec un humour élégant. Il crée une association pour la mémoire des écrits de son père, et il donne de multiples conférences en France et en Europe. Il organise et prépare toute sa vie la défense des droits d’auteur de son père, avec de nombreux procès. Parmi ses événements de vie, Étienne subit une longue période de chômage qui lui pose de réels problèmes, parce que c’est une perte de rôle, une période de doute sur ses capacités d’intégration sociale par le travail. En 1991, il est confronté au décès de sa fille, qui avait contracté le sida dans les suites d’une transfusion sanguine. En 2001, il est victime d’un cancer du poumon. Enfin, toute sa vie est marquée par des conflits et de nombreuses batailles juridiques. Sur le plan psychiatrique, Étienne est un dépressif récidivant, avec une personnalité névrotique, probablement narcissique. Il décompense régulièrement. Il est traité par un antidépresseur, mais il a beaucoup de difficultés à comprendre les notions de durée de traitement, de prise en charge, d’observance, et à adhérer au traitement. En fait, c’est la rémission des symptômes qui suffit à Étienne pour arrêter son traitement. Sur le plan médical, sa pathologie néoplasique est prise en charge de manière classique, avec une lobectomie pulmonaire inférieure gauche, de multiples chimiothérapies et des radiothérapies. L’évolution se fait vers des métastases hépatiques, puis surviennent des événements liés à la toxicité des traitements chimiothérapeutiques, avec une pneumopathie sévère sur aplasie. En 2003 s’effectue le passage en soins palliatifs. Mais Étienne en décide autrement, et un soir de mai, à 70 ans, il se suicide par arme à feu, avec un scénario très bien organisé. Quatre jours auparavant, Étienne m’avait demandé de passer le voir chez lui. Ses oncologues lui avaient proposé d’arrêter les séances de chimiothérapie, en raison de la toxicité et souhaitaient l’orienter vers les soins palliatifs. Ce jour là, Étienne est fatigué bien sûr, mais il ne souffre pas, grâce aux protocoles de prise en charge de la douleur. Son état dépressif est toujours pris en charge par l’antidépresseur. À aucun moment de cette consultation, je n’ai éprouvé le besoin d’évoquer avec lui les idées suicidaires. Il semblait bien entouré, il était d’ailleurs très soutenu par sa famille. L’autopsie psychiatrique de ce patient montre que l’existence du moyen létal qu’il a utilisé était inconnue par ses proches, que son état dépressif était connu, que des idées suicidaires auraient été évoquées auprès du pharmacien dans les mois qui ont précédé son geste. Ce patient souffrait psychologiquement, et on aurait souhaité proposer à Étienne une fin de vie plus sereine pour lui, pour ses proches. Aujourd’hui, je suis convaincu que devant toute souffrance psychologique, il faut penser au suicide et l’évoquer systématiquement. Et lorsque je l’évoque systématiquement, je suis parfois surpris des réponses déterminées de mes patients. Mais ces réponses constituent le point de départ d’une autre voie, celle de la vie. (1) Médecin généraliste, Paris. L’Encéphale, 2007 ; 33 : Octobre, cahier 2 849