Introduction a une réflexion sur de nouvelles stratégies de développement pour le Sénégal. Par Professeur Moustapha KASSE, Président de l’Ecole de Dakar Introduction Jamais dans l’histoire, la planète n’a accumulé autant de richesses matérielles, financières et techniques. Jamais les hommes et femmes n’ont été aussi conscients des perspectives réelles pour la satisfaction de leurs besoins, non seulement au sens strictement économique mais encore au sens social et humain plus large. Et pourtant, jamais les disparités n’ont été aussi fortes entre le Nord et le Sud. Jamais la pauvreté n’a été aussi massive. La mondialisation caractéristique dans la production, les finances et les échanges apparaît ainsi comme un phénomène fortement asymétrique et dual. Les stratégies suivies par les pays riches comme pauvres semblent toutes conduire l’humanité à des impasses, du point de vue des perspectives nationales comme de celui de l’ordre mondial. Les stratégies de développement telles qu’elles se sont déployées durant le dernier quart de siècle a multiplié les problèmes des nations et des individus qui les peuplent. Paradoxalement, l’abondance n’a pas apporté l’amélioration du niveau ou de la qualité de la vie aux populations. Elle a plutôt pollué l’environnement, gaspillé de gigantesques ressources, engendré la peur et le doute relativement aux relations intergénérationnelles. L’incapacité à maîtriser les turbulences des systèmes économiques et financiers, à gérer les risques et les incertitudes et à gouverner l’ordre mondial sont quelques manifestations évidentes du fait que des changements fondamentaux sont, aujourd’hui, indispensables et urgents, dans toutes les sphères des sociétés. Concernant les pays en voie de développement, non seulement la pauvreté est grandissante, mais les populations sont de plus en 1 plus insatisfaites et impatientes et les jeunesses frustrées de leur manque et de leur pénurie quant aux nécessités les plus élémentaires de la vie : nourriture, éducation, soins médicaux, logement, eau potable. Or, il est bien connu qu’un monde qui désespère est un monde qui va exploser. Que disent et que font les économistes face à toutes ces mutations ? A quoi servent toutes leurs théories et leurs modèles ? Les rendent-ils capables de transformer par la force des idées pareille situation ? La question de la scientificité de l’économie est à nouveau posée. En vérité ce n’est pas une question désincarnée : l’économie n’est une science que si elle aide à comprendre le monde (théorie positive) et à dégager des instruments pour le transformer (théorie normative). En conséquence, la communauté des économistes, surtout africains, devrait partager un système de référence et des informations suffisantes sur le cadre conceptuel qui a influencé le processus du développement et qui a abouti à l’élaboration du consensus de Washington fondement doctrinal des Programmes d’Ajustement Structurel. Toutefois, les résultats mitigés et les multiples contestations de cette épure imposent aujourd’hui, un nouveau questionnement sur les stratégies du développement qui, tenant compte des enseignements du «grand miracle» des pays d’Asie, devraient déboucher sur de nouvelles formulations du développement africain. I- Les anciennes approches et stratégies de développement. Le cadre intellectuel qui a influencé les différentes approches des processus de développement économique du dernier quart de siècle gravitait autour de la croissance économique considérée comme voie unique de sortie du sous-développement. Les pays qui s’engageaient dans ce processus devaient réaliser une croissance accélérée, au taux le plus élevé possible compte tenu des ressources disponibles. De plus, il était souhaité que cette croissance soit harmonieuse, équilibrée et débarrassée de toute fluctuation trop forte en baisse comme en hausse. L’adaptation du modèle aux pays en développement allait inclure d’autres facteurs comme la quantité et la qualité «réelles» de l’aide étrangère et des transferts de technologie destinés à Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -1- 2 compléter le capital local insuffisant. Les faibles efforts de mobilisation internes des ressources, rendaient les estimations concernant les possibilités de croissance rapide sans grande valeur pratique dans le modèle. Les études de la Banque Mondiale (BM) et du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) ont largement montré que les aides et les transferts de technologie ont principalement servi à créer des sociétés «molles» et à augmenter l’endettement extérieur qui devient aujourd’hui insoutenable. C’est pourquoi, le Président Abdoulaye WADE, dans «Le Plan Oméga pour l’Afrique» montre justement que le binôme aide–endettement était rentré dans une impasse totale ce qui impose de nouvelles formules pour le financement du développement. En ce qui concerne la fameuse question du transfert de technologie, les firmes multinationales qui furent les principaux vecteurs de cette politique ont tiré de leur «know-how» et de leurs équipements un prix excessif. En conséquence, la technologie «empruntée» pour la substitution aux importations et qui est à haute intensité de capital, n’avait que de très faibles liens avec la valorisation des ressources naturelles et la main-d’œuvre, ou avec le reste de l’équipement technologique existant dans les pays récepteurs. C’est pour enquêter sur la réalité et les résultats des efforts d’aide et de développement international des années 50 à 60 et pour les ajuster aux besoins de modernisation des pays pauvres que la Commission Pearson fut créée en 1968 par la Banque Mondiale. Le Rapport Pearson jugea que l’écart grandissant entre pays développés et pays en développement était devenu l’un des principaux problèmes de notre temps. Comme solution, il recommandait pour ces derniers pays un taux de croissance de 6% par an, une réduction des barrières douanières des pays développés, l’augmentation de l’aide étrangère privée et un transfert de 1% du PNB des pays développés aux pays en développement. Il fut dès le départ évident que la Commission avait sousestimé l’importance de la crise mondiale menaçante et minimisé les extraordinaires privilèges des pays riches dans une tentative de restaurer l’ancien mythe d’«un monde unique». Ses vues sur le développement se situaient dans le vieux cadre intellectuel décrit cidessus et ne cherchaient nullement à aller au-delà. Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -2- 3 II- Le débat des années 70 et le consensus de Washington : l’instauration d’un modèle d’économie de marché. La crise économique des années 70 et 80 réactive le débat de fond sur «le sous-développement et ses solutions», en particulier entre groupes de spécialistes des sciences sociales désireux d’une part, d’aller au-delà du Rapport Pearson et de son référentiel normatif d’analyse économique et d’autre part, d’examiner toutes les réalités économiques, mais aussi sociales et historiques dissimulées par l’ancien schéma analytique du développement. Tandis que le débat se développait, deux Ecoles pouvaient clairement être identifiées. 1°) L’Ecole orthodoxe et les réformes pour une économie de marché. La première Ecole, celle des tenants de l’orthodoxie de l’économie libérale, estime qu’il faut redéfinir la philosophie et les objectifs du développement qui se réduisent pour l’essentiel à la croissance économique. Dans les années 80, suite à la crise de la dette, l’intervention des Institutions de Bretton Woods dans le débat sur le développement va s'accompagner de profondes transformations, tant dans la pratique que dans la réflexion. Une nouvelle ère en matière de développement est ouverte, que les spécialistes vont assimiler au "consensus de Washington" qui remettait en cause la théorie du développement et la spécificité des sociétés sousdéveloppées. Il constitue en somme une sorte de revanche de la théorie néoclassique qui, sur la base de l'échec des stratégies de développement et des théories qui les portent, va étendre le champ d'application de son cadre d'analyse aux sociétés sous-développées. Du point de vue théorique, le consensus de Washington remet en cause toute forme d'interventionnisme étatique et proclame la suprématie du marché dans l'allocation des ressources. Ce discours se rattache à la doctrine de l'équilibre général qui conçoit la possibilité d'une économie décentralisée suite à l'émergence des prix d'équilibre résultant de la confrontation sur le marché de l'offre et de la demande des agents économiques. D'autre part, le consensus de Washington remet à l'ordre du jour les théories de l'avantage comparatif pour critiquer les choix d'import-substitution ou d'industrialisation liée au marché interne, et pour justifier une insertion internationale basée sur les dotations en facteurs des pays sousdéveloppés. Ainsi, désengagement de l'Etat, régulation marchande et avantages Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -3- 4 comparatifs seront les maîtres-mots des années 80 mais aussi les piliers de l’ajustement structurel. Confrontés aux déséquilibres financiers, à la montée de l’endettement et à la stagnation de la production pendant la décennie des années 80, les pays d’Afrique ont été contraints de privilégier les politiques d’ajustement et de stabilisation par rapport aux politiques de développement et aux plans à moyen et long terme. L’approche en termes d’ajustement structurel est largement justifié par le gaspillage des ressources, l’inefficacité de l’économie administrée et le poids des distorsions introduites dans le système de formation des prix et des revenus sur les marchés des biens et services, du travail, des capitaux et des changes. Les PAS cherchaient à mettre en place un volet stabilisation afin de réduire les déficits et de promouvoir une série de réformes structurelles pour assurer une plus grande régulation privée de l'économie et accroître l'insertion des économies nationales dans une mondialisation jugée incontournable et irréversible. Pour cette Ecole orthodoxe les PAS constituent une solution appropriée à la crise économique africaine des années 80 et de celle provenant en grande partie aux politiques économiques erronées des années 60 et 70. Après plus d’une décennie de réforme introduite par les PAS dans les pays subsahariens, la Banque Mondiale (World Bank, 1994) conclut, en se basant sur les éléments d’appréciation recueillis dans 29 pays engagés dans la voie de l’ajustement, que les réformes ont été payantes et que les pays qui ont fait un effort particulier ont bénéficié d’un retournement tant au plan de la croissance que de la situation socio-économique, bien que ce retournement soit encore fragile. Les contre-performances (ou l’absence de développement) observées dans les années 90 seraient alors en grande partie attribuée au fait que les politiques «rationnelles» que comportaient les PSAS n’ont pas été correctement appliquées. Les facteurs qui paraissent avoir empêché le bon déroulement des réformes sont nombreux. Diverses études de la Banque Mondiale notent des contraintes telles que : les difficultés à faire passer des réformes institutionnelles politiquement délicates (en raison de la puissance des groupes de pression) ; le fait que les gouvernements concernés n’ont pas assumé la paternité des réformes ; l’insuffisance des financements extérieurs ou de crédits pour la mise en œuvre des programmes ; la faiblesse des moyens administratifs et institutionnels des pays subsahariens disponibles pour la mise en œuvre des réformes ; Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -4- 5 et, dans certains cas, le manque de réalisme des concepteurs des divers programmes quant à la rapidité et la chronologie des réformes à mettre en œuvre. Au demeurant, si les PAS ont permis à certaines économies d'améliorer et de rétablir leurs déséquilibres macroéconomiques, ils n'ont pas réussi à initier de nouvelles dynamiques de croissance durable, suite à l'essoufflement des stratégies d'import-substitution. Par ailleurs, ces réformes se sont traduites par une détérioration des conditions de vie des populations et par un accroissement de la pauvreté. Egalement, les programmes n'ont pas favorisé la construction de nouvelles normes économiques et sociales pour succéder aux normes en crise. Au contraire, ils ont accéléré la décomposition des normes en crise et approfondi ainsi la régression économique et sociale. Cette crise économique et sociale a eu des conséquences politiques importantes à travers la contestation de la légitimité de l'Etat. Par ailleurs, le désengagement de l'Etat et la libéralisation économique se sont traduits par l'émergence, dans la plupart des pays, de nouveaux acteurs politicofinanciers qui ont cherché à contrôler l'économie. L'affaiblissement de l'Etat et son extinction programmée dans certaines régions ont conduit parfois au développement de la corruption et à la constitution de fortunes sur la base de situation de rente. 2°) L’Ecole hétérodoxe et la réhabilitation de l’Etat Ces médiocres résultats ont été à l'origine de la remise en cause des fondements théoriques et des choix de développement du consensus de Washington par l’Ecole dite hétérodoxe. En effet, une ère nouvelle est ouverte dans le champ de l'économie du développement depuis le milieu des années 90 qu'on qualifiera de période de post-ajustement qui est caractérisée par des interrogations sur la pertinence et les performances des PAS et la recherche dynamique et plurielle de nouvelles stratégies de développement. A ce niveau, les derniers Rapports sur le Développement de la Banque Mondiale offrent une illustration de cette évolution. Désormais, l’Etat et les institutions sont réintégrés dans le champs de l’analyse et de la praxis. Un Rapport d’un groupe d’experts de l’Université des Nations-Unies sur le Développement Humain et Social avait contesté cette approche des fondamentalistes en déclarant catégoriquement que «le développement n’a fondamentalement rien a voir avec les chiffres de revenu national et sa croissance; il n’a rien à voir avec seulement les taux d’épargne et les coefficients de capital; il a à voir avec les êtres humains, par eux et pour eux. Le développement doit, par conséquent, commencer par l’identification des besoins humains. Son but est de relever le niveau de vie des masses et de donner à tous les hommes une chance de développer leurs potentialités. Cela implique que l’on réponde à des besoins comme ceux d’un travail permanent, de salaires réguliers et convenables, d’écoles plus nombreuses et meilleures qualités, d’un meilleur service médical, de Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -5- 6 transports bon marché, d’un niveau général de revenu plus élevé. Cela implique aussi que l’on satisfasse aux besoins et désirs non matériels : auto-détermination, autonomie, liberté politique et sécurité, participation à la prise des décisions affectant travailleurs et citoyens, identité nationale et culturelle, et désir de sentir que la vie et le travail ont un sens». L’Ecole hétérodoxe composée pour l’essentiel des différents courants marxistes et néo-marxistes ainsi que des institutionnalistes et des «tiersmondistes», reprend à son compte certaines de ces critiques de l’Université des Nations-Unies mais avec des formulations techniques nettement améliorées. Malgré son caractère idéologiquement hétérogène, les auteurs s'éloignent du modèle walrassien en reconnaissant les imperfections du marché et l'incapacité des politiques de stabilisation et d'ajustement orthodoxe à opérer les transformations nécessaires à une reprise durable de la croissance dans le Tiers-Monde. Dans ce sens, J. STIGLITZ, ancien économiste principal de la Banque mondiale, «si les politiques économiques issues du consensus de Washington se sont avérées aussi peu performantes dans ce qui était leur objectif principal à savoir l’instauration d’un processus vertueux de croissance économique harmonieuse ; c’est parce qu’elles ont confondu les moyens avec les fins». En effet, même «un taux de croissance élevé n’a constitué et ne constitue pas une garantie contre une aggravation de la pauvreté»( Mahbub Ul Hacq : Banque mondiale). La libéralisation, la recherche des grands équilibres, les privatisations sont prises comme des fins plutôt que comme des moyens d’une croissance durable et équitable. De plus, ces politiques se sont beaucoup trop focalisées sur la stabilité des prix plutôt que sur celle de la croissance et de la production. Elles n’ont pas su reconnaître que le renforcement des institutions financières est aussi important pour la stabilité économique que la maîtrise des déficits budgétaires et de la masse monétaire. Elles se sont concentrées sur les privatisations, mais elles n’ont guère attaché assez d’importance à l’infrastructure institutionnelle nécessaire au bon fonctionnement des marchés, et particulièrement à la concurrence et à la compétitivité. Depuis les années 90, la médiocrité persistante des performances économiques et financières ont continué de se manifester à travers la détérioration généralisée des indicateurs macroéconomiques, la désintégration des structures de production et des infrastructures et la détérioration rapide du bien-être social notamment l’éducation, la santé publique et le logement, a appelé le nécessaire ajustement de l’ajustement. En effet, pour beaucoup d’ économistes partisans de cette approche hétérodoxe, l’échec du développement dans les pays subsahariens est avant tout le produit : de l’échec des politiques économiques adoptées après l’indépendance, dans les années 60 et 70 ; Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -6- 7 de l’échec des PSAS mis en œuvre dans les années 80 pour remédier aux faiblesses structurelles des économies et des institutions des pays subsahariens. Ces faiblesses tiennent pour l’essentiel à la distorsion de la structure des échanges (à cause de la place excessive des produits primaires), au manque de modernisation de l’agriculture, à l’étroitesse et à la faiblesse de la base industrielle, et avant tout au niveau extrêmement faible de développement des ressources humaines ainsi qu’à l’insuffisance du réseau des transports et des équipements d’infrastructure dans les régions rurales (Cornia, 1991). Pour ces économistes, l’analyse de la stratégie de développement à long terme montre qu’il est vital de trouver des solutions pour remédier à l’insuffisance des ressources humaines et des infrastructures. D’ailleurs, si les analystes ne semblent pas imputer totalement la stagnation économique des pays subsahariens aux seuls programmes d’ajustement en tant que tels, ils soulignent cependant qu’en accordant une prépondérance quasi absolue aux mesures de stabilisation à court terme, au lieu de s’attaquer aux problèmes structurels fondamentaux, ces programmes ont en fait amené les économies africaines à s’écarter de la voie d’une croissance durable (Cornia, 1991 ; Stewart, 192). Certains estiment même avec force d’arguments tirés de l’analyse économique qu’un cadre de développement modifié peut encore fonctionner «efficacement» : si la justice sociale ou distributive est intégrée dans les modèles ; s’il existe des institutions fiables, démocratiques et transparentes de coordination des transactions des acteurs et qui soient capables de faire fonctionner un système de planification techniquement rénové essentiellement du haut vers le bas («top down») ; si la participation populaire dans la gestion du développement est assurée ; et si les Institutions Financières Internationales et le systèmes économiques des Nations Unies assurent un processus continu de transfert pour une part raisonnable des ressources des pays riches aux pays pauvres. En définitive le continent africain est à la recherche d’une nouvelle vision, d’un paradigme et d’un programme alternatif de développement considéré comme une transformation de la société. La question centrale est alors comment mettre en place un système économique et financier performant et jeter les bases de fonctionnement d’une société démocratique. Dans ce contexte, il faut tirer, pour le continent africain, toutes les leçons du miracle asiatique. La croissance rapide des pays d’Asie de l’Est a montré que le développement était possible et qu’il pouvait s’accompagner d’une réduction de la pauvreté, d’une amélioration largement Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -7- 8 partagée du niveau de vie et même d’un processus de démocratisation. Evidemment, dans la phase ascendante des PAS les expériences du miracle estasiatique étaient considérablement dérangeantes pour les défenseurs des solutions orthodoxes, car ces pays ne ce sont pas conformés aux prescriptions habituelles des Institutions Financières Internationales. Dans la plupart des cas, l’Etat a joué un rôle efficace de création et d’orientation des ressources vers des projets à long terme. Cet Etat a été qualifié d’Etat «pro» c’est-à-dire promoteur, producteur, prospecteur et programmeur. Les gouvernements ont suivi certaines des prescriptions techniques habituelles, comme par la politique macroéconomique stable, mais ils ont ignoré les autres. Par exemple, au lieu de privatiser, ils ont crée des entreprises hautement productives et plus généralement ils ont mené une politique industrielle pour développer certains secteurs. Les pouvoirs publics intervenaient dans le commerce, même si c’était plus pour favoriser les exportations que pour limiter les importations. Egalement, ils se sont engagés dans un timide encadrement du secteur financier, en abaissant les taux d’intérêt et en augmentant la rentabilité des banques et des entreprises. III- L’émergence est-ce possible ? Par quelle stratégie ? Théoriciens et praticiens sont de plus en plus d’accord sur le fait qu’un nouveau cadre de concepts tels que celui évoqué ci-dessus est nécessaire pour la remise en cause des phénomènes critiques (et interdépendants) qui affectent partout le développement et pour nous aider à comprendre la nature des nouvelles forces qui apparaissent partout dans le monde et qui poussent au changement. Cette remise en cause ne doit pas refléter seulement une réforme de l’ancien cadre du développement économique, rendu un peu plus efficace par incorporation d’un peu plus de justice sociale et distributive. Elle doit également redéfinir les orientations (approche positive) et les politiques à mettre en œuvre (approche normative) . Cette redéfinition doit être tentée en étudiant l’expérience historique des pays développés ou en développant, et non plus à partir de théories a priori totalement détachées des réalités. Des sous-modèles spécifiques à un pays pourraient être élaborés pour chercher à opérationaliser le nouveau cadre. Un cadre de concepts différents, constitué par un nouvel ensemble d’objectifs et par un nouveau processus, reste cependant une condition préliminaire nécessaire pour que les sous-modèles puissent être applicables et politiquement valables. Un cadre international de soutien devrait également être élaboré. Mais avant que ce nouveau cadre international puisse apparaître, il faudra peut-être le détacher d’abord des relations globales existantes pour le faire rentrer, à de nouvelles conditions, dans de nouvelles institutions. Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -8- 9 La tâche des économistes, toutes options idéologiques confondues, est d’appréhender la situation d’ensemble des pays africains, d’identifier les éléments sur lesquels il y a accord afin de définir le nouveau cadre général de concepts en phase parfaite avec l’axiomatique de la rationalité économique. Les éléments à inclure dans ce cadre de concepts peuvent être jugés en fonction des critères ciaprès : la définition d’objectifs strictement économiques qui permettent de s’engager dans la voie d’un développement durable et d’échapper au piège de la pauvreté; la restructuration des institutions de gouvernance et la reconstruction de l’Etat en vue de la création d’un environnement institutionnel plus incitatif pour les politiques de développement ; la mise en œuvre de politiques sectorielles pertinentes dans le cadre d’une estimation réaliste de la dotation en ressources naturelles et qui accordent à l’agriculture et aux technologies un rôle moteur dans la réalisation de la croissance ; l’élaboration de politiques publiques efficaces d’allocation optimale des ressources en faveur des activités productives; le choix d’une politique de redistribution des revenus qui maximise les potentialités endogènes de développement ; la mobilisation de la communauté internationale dans le cadre d’un nouveau partenariat qui accroisse les ressources financières à long terme et les investissements privés directs étrangers. 1°) Approche positive de l’émergence économique Dans la littérature, il n’existe pas de définition universelle du concept d’économie émergente. Les conceptions diffèrent d’un auteur à un autre et surtout d’une institution à une autre. L’émergence n’est pas seulement un concept dynamique, elle est un concept plus global qui ne polarise pas seulement sur un marché, une bourse, une place financière, elle concerne le pays tout entier. Dès lors, un pays peut être considéré comme émergent pour deux raisons bien distinctes. D ‘une part, il connaît un taux de croissance relativement élevé sur une période longue, parce qu’il a réussi à développer son commerce extérieur et à accroître sensiblement ses exportations ; notamment de produits manufacturés dans lesquels il s’est spécialisé : il s’est alors intégré au marché mondial. D’autre part, il a institué ou réactivé un marché financier sur lequel les transactions peuvent se développer parce qu’il a incité les entreprises à se financer de cette façon à partir de l’épargne nationale aussi bien qu’étrangère; il a probablement rendu sa monnaie convertible et libéré les flux de capitaux : il s’est intégré à la finance internationale. Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -9- 10 Le maintien de ce double mouvement devrait déclencher un processus de rattrapage économique des pays développés. Vu sous cet angle, quatorze pays sont retenus comme pays émergents ; Hong Kong, Singapour, Malaisie, Taiwan, Thaïlande, Indonésie, Philippines, Corée du Sud, Colombie, Chili, Mexique, Brésil, Argentine et Vénézuela (Banque Mondiale dans sa revue «Working Paper»). Pour couper court à toute confusion entre pays émergents et nouveaux pays industrialisés, la Banque Mondiale retient seulement les pays émergents d’Asie de l’Est comme les nouveaux pays industrialisés. La célèbre revue «The Economiste» dans sa section «Emerging Market Indicator» publie des informations statistiques sur un ensemble de pays comprenant en plus des pays retenus par la Banque Mondiale, la Grèce, Israël, le Portugal, la Pologne, la Turquie, la Hongrie, la Russie, la République Tchèque et l’Afrique du Sud. D’autres auteurs tout en acceptant le point de vue de la Banque Mondiale se demandent si la Tunisie, le Botswana, et l’Ile Maurice ne peuvent pas être considérés comme des pays émergents du contient africain. Au regard des deux critères avancés, ils ne le sont pas, ce qui permet alors d’introduire le concept médian de pays sub-émergents c’est-à-dire des pays qui mettent toutes les conditions en place pour devenir des pays émergents. 2°) Approche normative et pré requis de l’émergence. Lorsqu’on analyse la performance supérieure de l’Asie, pendant ces 30 dernières années, elle est attribuable selon Lindauer et Romer (1993) à trois éléments interdépendants comme le mode de gouvernement et la qualité des institutions de l’ économie, l’utilisation optimale des facteurs de production disponibles et le contenu de la stratégie de développement. La conjugaison de ce éléments a généré l’ouverture sur les marchés extérieurs, le dynamisme du secteur privé, l’efficience de l’administration, des systèmes financiers, de la main d’œuvre, les infrastructures et les institutions d’encadrement. Il faut chercher à quantifier tous ces éléments pour mieux comprendre le processus de génération de cette croissance durable en Asie. Dans leur essence, les réformes entreprises qui ont doté ces économies des caractéristiques suivantes : a) L’ouverture sur le marché international La théorie économique depuis ses pères fondateurs Adams Smith et David Ricardo a toujours mis l’accent sur le commerce international, les avantages rattachés à une ouverture se résument à : Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -10- 11 une plus forte spécialisation basée sur la théorie ricardienne des avantages comparatives ; un plus grand accès aux innovations technologiques ; une pression plus forte pour l’amélioration de la compétitivité des entreprises locales ; une réduction des activités improductives. b) Le développement du système financier L’analyse keynésienne à travers la théorie du multiplicateur montre que l’investissement est un élément clé de la croissance, or l’investissement n’est optimal que si le système bancaire accorde des crédits. Pour le développement du système financier, les pays d’Amérique Latine ont procédé dans une première étape à une libéralisation tous azimuts avant de mettre en œuvre des mesures d’accompagnement à la libéralisation initiale. Le dynamisme du secteur financier sera mesuré par le ratio de crédits allouées au privé sur le PIB. c) La libéralisation du marché du travail Le cadre de concurrence accru liée à la mondialisation rend indispensable que les entreprises aient le moins de contraintes possibles. Ces contraintes allant de la rigidité des salaires à cause de puissantes organisations syndicales et de normes institutionnelles (salaire minimum) à des conditions d’embauche et de licenciement très onéreux. En fait, l’objectif de plein emploi n’est réalisable qu’avec un marché du travail flexible qui permet l’ajustement entre l’offre et la demande de travail. Les réformes qui ont eu lieu dans ce domaine visaient à lever l’ensemble des distorsions y compris celles relatives aux effectifs pléthoriques de l’administration. Pour tenir compte de cet aspect, on retiendra comme indicateur le ratio constitué de l’emploi dans le secteur public sur l’emploi total dans le secteur non agricole. d) La réduction de la taille du secteur public L’objectif visé est d’une part, le remplacement du grand nombre d’entreprises publiques extrêmement protégées et inefficientes par des entreprises privées plus compétitives et, d’autre part, la suppression des monopoles pour que la fonction allocative du marché puisse être optimale. Au début des années 80, les pays émergents ont réduit significativement leur emprunts publics, ce qui a attiré un tiers (1/3) des fonds privés destinés aux infrastructures en Amérique Latine et la moitié (1/2) en Asie de l’Est. Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -11- 12 e) L’utilisation efficiente et optimale des ressources publiques La littérature économique atteste qu’une bureaucratie lourde ne rime pas avec des performances économiques car en fait, une large part des ressources devant servir à l’investissement est utilisée pour entretenir cette bureaucratie à des fins de consommation somptuaire. En vue de mesurer les progrès obtenus dans ce domaine par les pays émergents, le ratio des salaires de l’administration sur les dépenses primaires est utilisé. g) La répartition équitable des fruits de la croissance Pour ce faire, les gouvernements ont dû convaincre les élites économiques de la nécessité de partager les fruits de la croissance avec les couches pauvres. C’est ainsi que le pourcentage des populations vivant au dessous du seuil de pauvreté n’a cessé en effet de baisser dans ces pays : il est passé de 59% en 1962 à 26% en 1986 en Thaïlande et de 58% en 1972 à 17% 10 ans plus tard en Indonésie. Dans tous ces pays, la stratégie économique a été l’œuvre de technocrates compétents, propres et à l’abri des ingérences publiques. En plus, les gouvernements ont mis en place des cadres juridiques et réglementaires favorables à l’initiative privée. Ils ont également favorisé un dialogue permanent entre les milieux d’affaires et le pouvoir public, ce qui a permis de rendre les règles du jeu claires et transparentes et de susciter la confiance du privé. Nouvelles Stratégies de Développement – Pr. Moustapha KASSE -12-