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LE cRÉPUSCULEDE CHAPUL TEPEC
www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
@ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01470-4
EAN : 9782296014701
Claude Dumas
LE cRÉPUSCULE
DE CHAPUL TEPEC
Un diplomate français
dans le Mexique de l'empereur Maximilien (1864-1867)
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
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Ouagadougou 12
DU MÊME AUTEUR
Roman historique
VIE ET MORT D'AMMONIUS, CENTURION ROMAIN
Voyage à travers le monde romain au 1er siècle de notre ère
(Editions l'Harmattan, 1997)
qui a beaucoup fréquenté
A ma femme
Centule et Beatriz
EN GUISE D'AVANT-PROPOS
Le Mexique, appelé "Nueva Espana" (La nouvelle Espagne), dès
sa conquête par l'Espagne impériale du 16ème siècle, nous confirme
l'importance que cette colonie avait prise parmi toutes celles conquises à
ce jour par l'Espagne de Charles Quint.
C'est en 1519, que Heman Cortès petit noble d'Estrémadure
envoyé par le Vice-Roi de Cuba, jette l'ancre dans le golfe, actuellement
nommé Golfe du Mexique. L'armée des conquistadors espagnols apparaît
plutôt modeste d'ailleurs, même pour l'époque, avec quelque six cents
hommes, seize chevaux, plus quelques pièces d'artillerie.
Et c'est ainsi que va débuter une des pages les plus glorieuses de
cette aventure coloniale menée par l'Espagne au-delà des mers. Son
histoire est plus que passionnante - et elle durera en tant que telle près de
deux siècles - mais nous essaierons de la résumer à partir de ses moments
les plus forts et les plus significatifs.
Les conquistadors vont se heurter à toute une série de peuples qui
se trouvent là depuis plusieurs siècles et qui s'étaient établis dans cet
immense pays quatre fois grand comme la France, entre l'océan
Atlantique à l'est et l'océan Pacifique à l'ouest, l'Amérique du Nord et
celle du Sud, au nord du Guatemala.
Panni les principales ethnies rencontrées, il faut évidemment
citer celle des Mayas, dans la péninsule du nord-est, face à Cuba, mais
peut-être encore et en premier lieu celle des Aztèques ou Mexicas, qui
s'était établie sur le haut plateau central à plus de deux mille mètres
d'altitude, sur les bords du vaste lac Texcoco, à l'ombre des deux volcans
de plus de cinq mille mètres aux neiges éternelles.
Leur capitale nommée Tenochtitlan et son roi Moctezuma, furent
finalement pris par les conquistadors en 1520, ce qui leur permit de
devenir les maîtres du pays.
Pour abréger, disons que cette époque coloniale va durer jusqu'en
1811, époque où, sous l'impulsion de prêtres catholiques et de l'esprit de
libération qui régnait à cette époque, le Mexique va conquérir son
indépendance et se trouver libéré du joug de l'Espagne qui lui imposait,
9
pour le contrôler, ses hauts fonctionnaires, les vice-rois, aux ordres de la
métropole.
Pour résumer encore, disons que le Mexique indépendant aura
toutes les peines du monde à mettre en place un gouvernement stable. Il y
eut même un empereur, Agustin Iturbide, qui fut couronné en 1822, sous
le nom d'Agustin 1er ; il mourut finalement fusillé: mauvais augure!
Mais ce qu'il faut dire en un mot, pour montrer l'essentiel du problème
gouvernemental dans cette ancienne colonie maintenant libérée et laissée
à elle-même, c'est que la période suivante est connue sous le nom de
l'époque des "pronunciamientos", mot qui désigne en Amérique latine un
coup d'état militaire où l'armée prend le pouvoir. Disons que l'époque qui
nous occupe est celle de l'avocat Benito Juarez, un pur indien zapotèque,
esprit républicain, adepte des idées de la Révolution française et qui va
ainsi provoquer l'hostilité de toute la partie conservatrice, catholique et
bien-pensante du pays. Au point que celle-ci en viendra à penser que le
bonheur politique du Mexique réside dans l'installation sur le trône d'un
prince européen de sang royal. Et c'est dans cet esprit, que les notables
mexicains feront appel à Napoléon III, lequel, pour des raisons diverses,
financières, politiques et même religieuses, proposera la candidature de
l'archiduc Maximilien, marié à une princesse belge, Charlotte, fille du roi
Léopold. Le couple princier débarqua à Veracruz en ce milieu de l'année
1864.
Nous verrons que cette aventure, paraissant s'engager sous les
meilleurs auspices, ne durera que quelques années, connut de graves
difficultés et finit dramatiquement.
Le Crépuscule de Chapultepec vous en décrira les fastes et le
déclin.
la
CAP SUR MEXICO
Enfin, depuis un moment, nous parviennent des risées de brise
fraîche. Ce sont les alizés du Nord-Est qui ont maintenant chassé les
moiteurs de l'Atlantique en ce mois de mai 1864, et qui ont rendu depuis
un moment la vie plus douce et plus facile sur la frégate "La Novara", la
perle de la flotte autrichienne de l'Adriatique. Celle-ci a d'ailleurs fière
allure avec ses trois mâts élancés où flotte orgueilleusement le drapeau
autrichien. Près d'elle, en compagne fidèle, navigue, bien en vue, la
frégate française "La Thémis", autre trois mâts vigoureux où flotte, cette
fois, le drapeau de l'Empire.
En effet, l'empereur des Français, Napoléon III, qui est le maître
d'œuvre de toute cette expédition, a tenu à faire accompagner le vaisseau
où naviguent les Princes Maximilien de Habsbourg et Charlotte de
Belgique, ses obligés, vers le trône mexicain, ce trône de nuages que son
imagination fertile et utopique a créé pour eux à l'ouest, tout à l'ouest, au
Nouveau Monde découvert par Colomb.
Le futur empereur et son épouse sont partis de Miramar le 14 avril
dernier depuis le château prestigieux érigé par les Habsbourg près de
Trieste, alors ville autrichienne, tout au nord de la mer Adriatique. Le
voyage des futurs souverains les amène tout d'abord à Rome, où le Pape
Pie IX les a reçus au Vatican, puis leur a rendu visite, à la grande
émotion du couple impérial.
Après de nombreuses visites et d'aimables soirées, ce fut le départ
pour Gibraltar où, bien que l'Angleterre n'ait pas reconnu le tout nouvel
Empire, les nouveaux maîtres du Mexique reçoivent les honneurs dus aux
souverains: la reine Victoria, ne l'oublions pas, est la nièce du roi
Léopold de Belgique.
Là, on effectue l'opération du charbonnage pour l'alimentation des
machines à vapeur dont sont dotées les deux frégates. Je contemplai avec
amusement et intérêt les montagnes de charbon noir et poussiéreux qui
furent avalées prestement par les ouvertures appropriées dans les flancs
des deux navires grâce aux pelles actives des préposés à cette fonction de
chargement. Celui-ci ne se fit probablement pas avec tout le soin
Il
nécessaire, comme nous le verrons par la suite. Puis ce fut le grand départ
pour la longue traversée qui nous attendait.
"La Novara", la frégate qui emmenait le nouvel empereur et sa
suite, n'était pas un très grand bateau, et tous les passagers, autrichiens,
mexicains et français, bien que peu nombreux, étaient tout de même
quelque peu entassés. Je peux vous en citer quelques-uns uns parmi les
principaux que l'on rencontrait souvent auprès des souverains: le
secrétaire de Maximilien, Felix Eloin, le comte Zichy, son ami et premier
chambellan, le comte de Bombelles, un autre de ses amis, le trésorier
désigné du futur empire, Jacques de Kuhacs evich, un groupe de
gentilshommes de la suite officielle et toute une troupe de serviteurs et
domestiques. Se trouvaient également présentes quelques personnalités
mexicaines, déjà choisies pour faire partie du nouveau gouvernement.
Bien entendu, le vent de l'Histoire qui gonfle à l'occasion les
voiles de "La Novara" et de "La Thémis" vers l'aventure mexicaine est
maintenant en passe d'être connu et il nous suffira d'en évoquer ici les
divers éléments constitutifs, ceux que l'on peut déjà connaître,
évidemment: l'ambition, tout d'abord, sans doute celle de l'empereur des
Français, (mon bienfaiteur, nous le verrons), poussé par sa grande idée,
celle d'instaurer au Nouveau Monde, sous sa houlette, un Empire latin et
catholique qui ferait pièce au nouveau géant du Nord, anglo-saxon et
protestant, né de l'Histoire.
Ambition aussi d'un jeune monarque sans emploi en quête d'une
couronne libre, poussé lui-même par sa jeune et ambitieuse épouse,
Marie Charlotte Amélie, princesse royale de Belgique et duchesse de
Saxe. Ils étaient tous deux fascinés par l'image d'un pays prestigieux,
mais en réalité ruiné dans le présent par les avatars continuels d'une
politique sociale, financière et humaine des plus hasardeuse, et donc à la
portée de ~ui voudrait et saurait le prendre dans sa main vigoureuse et
déterminée. Nous en étions là et "La Novara" portait dans ses flancs
vernissés tout le prodigieux et immense espoir d'une merveilleuse
aventure.
l _
L'histoire de l'Empire austro- français du Mexique au 19ème siècle est en effet bien
connue à présent et a donné lieu à de nombreuses études. Voir, par exemple, de André
Castelot : Maximilien et Charlotte du Mexique - La tragédie de l'ambition, Librairie
Académique Perrin, Paris, 1977 ; du même auteur: Napoléon IlL ou l'aube des temps
modernes, id, 1974 ; Suzanne Destemes et Henriette Chandel : Maximilien et Charlotte,
Pierre de la Garce: Histoire du second Empire, Tome IV.
12
Mais le moment est sans doute venu de me présenter à vous, car
vous vous demandez sans doute pour quelle raison et dans quel but je me
trouvais moi-même dans cette galère.
Il se trouve, par le plus grand des hasards, que me voilà parmi le
groupe des Français qui sont destinés, dès à présent, à tenir un rôle dans
l'organisation du futur Empire mexicain.
Bien que très marqué par ma nationalité, ma future occupation se
trouvant décidée et déterminée par l'empereur des Français lui-même, je
fus assez bien reçu et considéré par le groupe des Autrichiens; également
par celui des Mexicains, dont je parle la langue, ce qui a beaucoup
facilité mon adoption.
Je suis le vicomte Centule de Béarn, fils du comte Thibault de
Béarn et de Gertrude de Navarre: d'où mon bilinguisme, encore favorisé
par la nationalité de ma mère originaire de Pampelune - ou Pamplona - et
mes fréquents séjours dans sa famille espagnole, navarraise et
accueillante.
Mais les éléments principaux de mon éducation se sont orientés
vers la France, et mon père a beaucoup œuvré pour cela. Je partis ainsi
faire des études supérieures à Paris, à l'université, afin d'acquérir toutes
les qualités nécessaires à la gestion de l'héritage important qui
m'attendait, ou de me diriger vers une autre destinée. Mes deux sœurs et
mon frère cadet pourraient éventuellement recueillir et faire prospérer
l'héritage familial, si je décidais de m'orienter vers d'autres horizons.
Je suis tout particulièrement reconnaissant envers mon père de
m'avoir donné le prénom de Centule, fort peu courant, par ailleurs, mais
qui rappelle concrètement le nom de la première dynastie connue qui
régna sur la nouvelle vicomté créée au 19èmesiècle.
Les Centule, lesquels régnèrent jusqu'en 1134, remplacés par la
suite, jusqu'en 1173, par les Gabarret puis, plus tard, par les comtes de
Foix-Béarn, auxquels appartint le fameux et brillant Gaston Phoebus, qui
consacra l'hégémonie de tout le sud-ouest pyrénéen autour du Béarn, de
Foix à Orthez, sa capitale.
Je partis donc pour Paris, où je fus accueilli par un cousin de mon
père, Henri de Foix-Béarn. Là je suivis l'enseignement des humanités à la
vieille et vénérable Sorbonne, en particulier les cours de latin, de grec,
d'histoire et de philosophie. Puis, pour couronner le tout, je m'inscrivis,
sur les conseils des hommes de la famille, dans la spécialité des relations
sociales et diplomatiques.
13
Il se trouva que le cousin Henri, assez opportuniste par caractère,
prit fait et cause pour le Prince Président, Louis Napoléon Bonaparte et,
marchant comme un seul homme à sa suite, entérina le coup d'Etat et cria
"Vive l'Empereur", ce dont ce dernier lui sut gré et l'accueillit
généreusement dans sa suite. Aussi, pour moi, grâce au cousin béarnais
une voie était ainsi ouverte et lors du projet mexicain, le cousin Henri
n'eut-il aucune peine pour persuader l'Empereur que je lui serais
particulièrement utile dans son expédition; il me fut donc octroyé le
poste de chargé de mission près la future ambassade de France à Mexico,
qui devait être recréée dès l'installation de l'Empire français au Mexique:
j'acceptai sans hésiter cette flatteuse, prometteuse, bien que dangereuse
nomination, pour laquelle mes études récentes et ma connaissance de
l'espagnol me désignaient tout particulièrement, j'en fus vite persuadé.
Après une visite pleine de sentiment et d'émotion à mes parents, en
Béarn, je rejoignis Trieste, soit par le chemin de fer, cette géniale
invention anglaise qui commençait à s'implanter largement en France,
soit, à défaut, par la diligence, qui, de son côté n'était pas près de
disparaître, et de là, le château de Miramar où les futurs souverains du
Mexique me reçurent avec une certaine amabilité, laquelle me parut,
malgré tout, quelque peu réservée. Mais la satisfaction et l'enthousiasme
qui m'habitaient alors n'en furent nullement amoindris.
Pendant tout le voyage en mer, on fut surpris de ne pas rencontrer
plus souvent sur le pont de "La Novara", Maximilien et Charlotte; on
apprit vite qu'ils travaillaient d'arrache-pied à l'élaboration d'une
organisation minutieuse de leur futur gouvernement, créant des ordres
honorifiques, inventant des uniformes et des décorations. Charlotte
semblait d'ailleurs la plus absorbée par cette occupation à laquelle elle se
donnait entièrement; à peine fut-elle perturbée par un incident de
navigation, pourtant assez grave: le manque de charbon que connut "La
Novara" dans les parages des Antilles, au point qu'elle dût être prise en
remorque par "La Thémis" ; ce qui ne manqua pas d'alimenter quelques
commentaires acides de la part des Autrichiens sur le fait que l'Empereur
allait arriver au Mexique à la remorque des Français! Fort heureusement,
à l'escale de la Martinique, la frégate autrichienne put faire de nouveau sa
provision de charbon, au grand soulagement de tous, car même le
commandant et l'équipage de "La Thémis" n'appréciaient guère ce rôle de
remorqueur, difficile et dangereux, auquel ils s'étaient trouvés réduits.
Par la suite, les deux bateaux firent encore escale à la Jamaique, dans le
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port de Kingston. Ce fut la dernière étape avant d'arriver à Veracruz, dans
le golfe du même nom, porte d'entrée du Mexique pour les bateaux
venant d'Europe. Je me souviens bien de cette portion du voyage, car, à
partir de là, nous eûmes à affronter un sérieux mauvais temps, avec des
coups de vent, des orages et des pluies diluviennes, qui perturbèrent
sérieusement la vie à bord.
A la fin du mois de mai nous arrivâmes enfin dans le golfe. Je fus
saisi, tout d'abord, par une impression de chaleur étouffante, l'impression
que l'on jette sur vos épaules une lourde étoffe humide et moite; la
respiration en est gênée et en devient difficile. Je ne me sentis pas très à
l'aise, d'autant que l'on apprit que toute la région, et le port en particulier,
se situait dans une zone insalubre où régnait la terrible fièvre jaune, ce
que l'on nomme ici le sinistre "vomito negro", à l'issue presque toujours
fatale. Il y avait là, au mouillage, une escadre française dont l'amiral qui
la commandait vint nous faire savoir que "La Novara" avait justement
mouillé à l'endroit le plus insalubre du golfe. Mais y avait-il vraiment des
endroits moins insalubres? En face de la ville dont on apercevait les
maisons basses, à terrasses, peintes en blanc, en jaune ou en rose, se
trouvent deux îlots, l'un où s'élève le vieux fort colonial de San Juan de
VItia, transformé en prison, l'autre appelé "lIe des Sacrifices", parce que
lui reste attaché le souvenir des sacrifices humains perpétrés par les
Indiens qui occupaient cette côte avant l'arrivée des Espagnols.
Mais il n'est pas question pour moi de développer ici un récit de
guide touristique. J'abrègerai donc, en réservant cependant quelques
lignes pour annoncer l'arrivée jusqu'à notre frégate, d'un impérialiste de
la première heure, Juan Nepomuceno Almonte, nommé à l'avance par
l'Empereur, Grand Maréchal et Ministre de la Maison Impériale, ce qui
apparemment ne parut pas le flatter outre mesure, lui qui, jusque là,
s'était trouvé dans les hautes fonctions de Lieutenant Général de
l'Empire, en attendant l'arrivée de Maximilien.
Après le passage dans le four nauséabond de Veracruz,
commença notre voyage vers l'intérieur, vers la capitale, la fabuleuse
Mexico, l'ancienne Tenochtitlân des Aztèques. Celui-ci ne fut d'ailleurs
pas de tout repos, à travers une contrée qui porte le nom significatif de
"tierras calientes" (terres chaudes), lequel n'est certes pas usurpé! Ce qui
attira le plus mon attention ce furent ces vastes steppes arides plantées de
cactus épineux qui dressent vers le ciel leurs colonnes vertes hérissées de
piquants, lesquels, portent le nom en espagnol du Mexique, de "organos"
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(orgues), car, en effet, ils peuvent faire penser à des tuyaux d'orgues
végétaux tout prêts à célébrer les merveilles de cette singulière nature
tropicale.
Ce qui me frappa aussi ainsi que tous les autres voyageurs, ce fut
l'état précaire de la voie de chemin de fer sur laquelle nous devions
circuler. Par exemple, un pont récemment édifié sous la conduite d'un
ingénieur français, était réalisé avec une simple série de tréteaux sur
lesquels étaient posés les rails. Maximilien félicita lui-même ledit
ingénieur; il semblait être tout à fait sérieux! Puis le chemin de fer
s'interrompit par la suite et tout le cortège dut alors avoir recours aux
diligences mexicaines, ces boites carrées peintes en rouge et dépourvues
de tout confort, tirées par huit ou dix mules et guidées par des
conducteurs qui étaient visiblement de véritables casse-cou. C'est ainsi
que nous atteignîmes les unes après les autres les villes de Cordoba et
d'Orizaba après avoir franchi des sites grandioses de montagnes
escarpées, arides, ou de forêts épaisses aux arbres immenses festonnés de
lianes, ou encore de savanes encombrées de cactus ou des fameux
"magueys", ces bouquets de spectaculaires et exubérantes agaves. Je ne
m'étendrai pas sur les hôtels rudimentaires où il nous fallut parfois faire
étape, heureux encore d'avoir échappé aux attaques des bandits de grand
chemin qui hantaient, disait-on, cet itinéraire, et attaquaient où et quand
ils voulaient. Sur la route, de nombreux groupes d'Indiens venus aux
nouvelles, acclamèrent l'Empereur au passage, ce qui sembla remplir les
souverains d'une très grande exaltation.
Mais avant d'arriver dans la vaste plaine entourée de hautes
montagnes où s'étale la capitale, je ne résisterai pas au plaisir de vous
rappeler un fait curieux qui pourrait se rapporter à l'époque antique, ou
plus exactement pré-hispanique et même purement indienne. Je tiens
évidemment ce récit d'un des membres de la délégation mexicaine,
Joaquin Velazquez de Lean, un sociologue éclairé, maintenant nommé
Ministre d'Etat. Il fut justement une des notabilités mexicaines chargées
en son temps de proposer l'Empire à Maximilien, choisi pour cette
aventure oh ! combien hasardeuse, par Napoléon III . Avant d'arriver à la
grande ville de Puebla, le chemin nous fit passer d'abord et contre toute
logique d'itinéraire par la petite ville de Tlaxcala, qui est d'ailleurs à
présent la ville capitale de l'Etat du même nom. C'est là qu'un certain
soir, avant la préparation de l'étape, l'ami Joaquin, homme d'une bonne
soixantaine, au physique très métissé, avec lequel nous avions lié amitié,
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très excité et volubile, vint me trouver et me demanda tout de go si je
connaissais bien l'histoire pré-hispanique de Tlaxcala et des
Tlaxcaltèques. Devant mon air plutôt ébahi et mon attitude
manifestement ignorante, il décida alors de me raconter toute l'affaire:
- Vous le voyez, amigo Centulio - il hispanisait à son gré mon
prénom - pour un habitant de Mexico comme moi, héritier des premiers
découvreurs et occupants de la très ancienne vallée de Mexico, venus,
avec le temps, du nord de cet immense continent et divisés en plusieurs
groupes parlant tous la même langue, le nahuatl, le nom et l'existence de
Tlaxcala, éveillent toute une série d'images d'histoire, et d'images
belliqueuses! Le groupe d'envahisseurs, si l'on veut, qui s'installa sur une
île du lac de Texcoco, probablement dans le premier quart du 14èmesiècle
de notre ère, au centre de la vallée, portait le nom de Mexica- Tenochcatl,
et la ville qu'il fonda prit celui de Mexico- Tenochtitlan. Ce fut longtemps
le second élément de cette expression composite qui désigna
l'agglomération indigène, et c'était encore le cas à l'arrivée au 16èmesiècle
du conquistador espagnol Heman Cortés, mais, de nos jours, c'est le
premier qui a conquis, si l'on peut dire, le droit de cité.
Or, pour en revenir à Tlaxcala, elle représente un autre groupe
Nahuatl, connu sous le nom de Tlatepozca, qui émigra dans l'Ouest de la
vallée déjà occupée par les Indiens Otomis, avec lesquels les nouveaux
venus firent assez vite bon ménage, et ne virent aucun inconvénient à se
métisser. Ils formèrent ensuite avec les autres tribus sœurs, parlant cette
même langue nahuatl, une confédération de quatre nations, comme celle
des Tecpanecas, avec lesquelles s'établirent assez tôt des relations suivies
et, bien souvent, guerrières. Les Mexicas de Tenochtitlan, appelés aussi
Aztèques, furent cependant ceux qui réussirent le mieux leur
implantation. Nation guerrière, ils imposèrent leur hégémonie sur la
région et même au-delà, jusqu'au grand golfe maritime de l'Est par
lequel, plus tard, arrivèrent les étrangers conquérants. Ils s'installèrent
même plus au sud, jusqu'à la région des Chiapas et au Guatemala, c'est-àdire jusqu'aux territoires occupés autrefois par le peuple Maya, tombé
alors en décadence et dont il ne restait guère plus que les monumentales
constructions des pyramides et autres mystérieux édifices de pierre.
J'écoutais tout oreille ce récit passionnant qui me découvrait
beaucoup de choses étranges et insoupçonnées, et j'intervins alors:
- Vous m'apprenez donc que le peuple maya a ainsi disparu depuis
des siècles à notre époque, ce que je ne savais pas. Pouvez-vous, cher
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don Joaquin, me dire à présent quelques mots sur ce qui s'était passé chez
les Mayas du sud et par quelle tragédie avaient-ils déjà disparu quand les
Espagnols venus d'occident arrivèrent en ces lieux.
- Ami Centulio, ceci est une autre affaire et cela me demanderait
beaucoup de temps pour vous en informer, et d'ailleurs je ne sais pas
grand-chose moi-même sur ce sujet. Aussi, et avec votre accord, nous
laisserons cette discussion pour une autre fois2.
Je rengainai donc mes curiosités et don Joaquin poursuivit, tout
échauffé, l'affaire des Tlxacaltèques. Bien qu'appartenant au même
groupe linguistique que les Tlxacaltèques, les Mexicas ou Aztèques
essayèrent longtemps de s'en rendre maîtres, mais ils ne réussirent jamais
à les soumettre ou à les coloniser.
Les premiers formèrent, un certain temps, une alliance avec
d'autres nations voisines comme celles de Cholula et de Huexotzingo, et,
selon une espèce d'institution culturelle à la fois guerrière et mystique.
Il fut décidé entre les Aztèques et la Confédération, avec à sa tête
les Tlaxcaltèques, que des affrontements auraient lieu périodiquement, à
la fois pour s'exercer au maniement des annes et aussi pour faire des
prisonniers, lesquels seraient destinés ensuite à devenir des victimes
propitiatoires.
Cette guerre prit le nom de Xochiyaoyotl ou "Guerre fleurie".
Aux prisonniers ainsi faits, les prêtres ouvraient la poitrine avec un
couteau de cette pierre volcanique appelée obsidienne, aspergeaient
l'effigie du dieu de la guerre "Huizilopochtli" et invoquaient le Soleil.
Cette aspersion avec le sang du cœur de la victime devait assurer
l'énergie du Soleil, retrouvée, donc, grâce à cet organe et à ce fluide
essentiels.
- Ami Centulio, gardez-vous de juger sévèrement ces pratiques
religieuses des Aztèques du 16èmesiècle. Ils suivaient un code moral et
sacré qui était le leur, apparemment cruel et barbare à nos yeux, j'en
2 _
Par manque de témoignages directs, et les inscriptions restantes n'étant guère
explicites - elles sont surtout d'ordre astronomique - on est mal renseigné sur les causes
précises de la disparition de la civilisation maya, qui apparaît cependant nettement plus
ancienne que celle des nations du haut plateau central, avec lesquelles elle eut
manifestement
certains contacts. Il n'est pas impossible que cette décadence et ces
disparitions soient dues, pour une bonne part, à des querelles de préséance nées entre les
Cités-Etats qui s'étaient peu à peu constituées dans la zone occupée par les Mayas et qui
auraient pu entraîner des destructions et des disparitions.
18
conviens avec vous, mais nos religions actuelles n'ont-elles pas, le cas
échéant, inventé des pratiques tout aussi brutales et iniques, lesquelles
ont pu choquer bien des étrangers!
Cet échange avec don Joaquin me laissa, vous l'imaginez bien,
fort perplexe et l'esprit plein d'images fantastiques de cette rencontre avec
ces civilisations indiennes du passé. J'essayai plusieurs fois de me mettre
dans la peau des Espagnols et de Cortès, de ces Castillans austères et
rêveurs, de ces Andalous gouailleurs et vantards, mais cela ne me fut pas
facile, tant ces situations me paraissaient plutôt impensables, à moi, jeune
noblaillon du 19èmesiècle, mécréant et héritier du susdit Siècle des
Lumières. Ce dont je me rappelle fort bien, c'est la nuit qui suivit, passée
dans un de ces hôtels de fortune - "de mala muerte", pour employer la
pittoresque et expressive expression espagnole - où nous dûmes dormir
dans une espèce de chambre-dortoir à quatre lits de fer et où don Joaquin,
qui était des nôtres, ronfla comme un sonneur tout à son aise. Cela me
permit ainsi de passer et de repasser dans mon esprit des scènes
d'affrontements rituels de ces sortes de gladiateurs à la peau sombre que
devaient être Aztèques et Tlaxcaltèques dans les épisodes de leur
fameuse "Guerre Fleurie".
Puis tout le cortège reprit son chemin dans plusieurs de ces
grandes et inconfortables diligences rouges de l'époque, et nous prîmes la
route pierreuse et cahotante qui de Tlaxcala rejoint celle qui mène de
Puebla à Mexico; Puebla, par où nous aurions dû passer en premier,
avant Tlaxcala, est une ville ancienne fondée à l'époque de la conquête
sous le nom de "Ciudad de los Angeles" (la Cité des Anges). Bientôt
devenue un évêché, la ville avait vu très vite l'installation de nombreux
couvents. Elle avait pris ainsi une grande importance dans l'organisation
religieuse de la colonie, et était devenue un des soutènements essentiels
de celle-ci. Mais sa célébrité, à partir de la moitié du 19èmesiècle, lui vint
de circonstances d'un autre ordre et qui tiennent à l'histoire guerrière de
ce temps. On sait que le Mexique eut maille à partir avec son puissant
voisin du Nord qui s'efforça d'acquérir pour lui-même une partie du
territoire avec lequel il avait au sud une frontière commune. En 1847, une
guerre terminée victorieusement, lui permit de rafler - le mot n'est pas
trop fort - toute la moitié nord du Mexique, de la Floride à la Californie.
Dans le mouvement de cette guerre inique, les Etats-Unis envoyèrent
dans le centre du pays un corps expéditionnaire qui, sous le
commandement du général Winfield Scott, s'empara de la ville. Mais cet
19
exploit yankee resta sans lendemain et, quinze ans plus tard, en 1863, un
autre corps expéditionnaire, français celui-Ià3 sous les ordres du général
Lorencez, échoua dans sa tentative de soumettre la ville en s'emparant
des forts qui la défendaient, le fort de Loreto et celui de Guadalupe,
toujours présents d'ailleurs sur leur colline. Les Français, fort déconfits,
avec sur leurs talons le général mexicain Ignacio Zaragoza, eurent toutes
les peines du monde à éviter le pire et durent se réfugier dare-dare dans la
ville voisine d'Orizaba. Cette victoire du 5 mai, "El cinco de Maya", est
devenue ainsi, et grâce ou en dépit des Français, la fête nationale du
Mexique: ironie de l'Histoire!
A Puebla, donc, se trouvait évidemment une garnison française
qui fit une réception bruyante et enthousiaste aux nouveaux souverains,
lesquels rendirent une visite protocolaire aux deux forts tutélaires dont je
vous ai parlé, qui avaient vu, dans la période précédente, la déconfiture
des Français, et étaient occupés à présent par nos propres troupes. Se
déroulèrent ensuite plusieurs réceptions, dont une, toute particulière, en
l'honneur de l'Impératrice, qui recevra des fleurs avec beaucoup
d'émotion.
Puis nous reprîmes la route de Mexico en passant par
l'agglomération de Cholula, jadis indépendante, maintenant un simple
faubourg de Puebla. Don Joaquin ne manqua pas de me rappeler que ce
fut là une des cités célèbres de l'époque pré-hispanique, décrite par
Cortès lui-même dans une lettre à l'empereur Charles Quint. Il me précisa
qu'il y avait là, à l'arrivée des Espagnols, quelque quatre cents pyramides
aztèques, et que la population soupçonnée d'un complot contre les
conquérants - peut-être fomenté par l'Empereur Moctezuma lui-même ceux-ci se livrèrent alors à un véritable massacre de plusieurs milliers
3 _ On peut se demander ce que faisait alors au Mexique le corps expéditionnaire
français. Son séjour, pas toujours heureux, on le voit, était la conséquence d'une sombre
affaire financière conclue en 1859 entre le président conservateur Miguel Miramon et
un banquier suisse, B. Jecker et CO. Juarez, en occupant la capitale en 1861, dénonça
tous les contrats établis par son adversaire conservateur, ce qui lésait les intérêts des
diverses puissances qui étaient intervenues dans cette complexe affaire de finances.
L'Angleterre, l'Espagne et la France, envoyèrent des contingents, mais, après
négociations, seuls les Français s'obstinèrent, car Napoléon III avait alors une idée
derrière la tête, qu'il réalisa un peu plus tard en créant l'Empire français du Mexique.
Voir sur ce sujet: Christian Schefer~ Los origenes de la Intervencion francesa en
México (1858-1862) Pomia, México, 1963.
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d'habitants, action restée tristement célèbre dans les annales de la
conquête.
De même que Maximilien et Charlotte, tous les membres de la
suite avaient hâte à présent d'arriver à l'antique capitale de Tenochtitlan.
D'autant plus que les changements de la route et de la végétation
révélaient que le but était proche.
Le paysage était maintenant dominé par les escarpements d'une
chaîne de montagnes élevées, la Sierra Nevada, précisa don Joaquin, où
apparaissaient, visibles dans leur splendeur, les deux volcans tutélaires
qui dominaient la vallée de Mexico, l'Iztaccihuatl, tout en longueur,
traduit par "La femme blanche" ou "La femme endonnie" et le
Popocatepetl, "La Montagne qui fume", deux sommets sévères,
complètement enneigés, dépassant l'altitude de cinq mille mètres.
Don Joaquin, toujours bien infonné et aussi tout fier de son rôle
de guide, m'indiqua que les deux volcans étaient séparés par une sorte de
dépression dont la partie basse fonnait un col, qui portait curieusement le
nom de "Pelagallinas" c'est-à-dire de Plumepoules, nom pittoresque qui
se réfère sans doute à quelque anecdote du passé dont le souvenir s'est
maintenant perdu, peut-être celui d'un bivouac espagnol à cet endroit.
Il est difficile de connaître toutes les expéditions qui, pour des
motifs divers, tentèrent d'atteindre le cratère du volcan, profond de
quelque trois cents mètres.
On connaît, bien sûr, celle de l'inévitable baron de Humboldt en
1803, qui d'ailleurs ne réussit pas à atteindre le fond. On sait aussi qu'en
1519, à l'époque de la conquête, Cortès y envoya son compagnon, Diego
de Ordaz, suivi de quelques Indiens plutôt inquiets, dans le but de se
fournir en soufre, nécessaire à la confection de la poudre pour ses annes
à feu.
Nous arrivâmes enfin aux portes de Tenochtitlan, la Cité des Lacs.
Près de l'un d'entre eux, celui de Chalco, avait été dressé un arc de
triomphe - un de plus - où l'on pouvait lire, écrit avec des fleurs de
diverses couleurs: "Eterna gratitud a Napoleon Tercero".
Mais avant d'arriver en vue de la capitale, toute l'escorte était
passée par une région encore agreste où sur une colline célèbre, le
Tepeyac, était érigé un sanctuaire fameux au Mexique, celui de la
"Guadalupe", qui devait commémorer l'apparition de la Vierge à un
jeune berger, Juan Diego, en décembre 1531. Au 18èmesiècle, après
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quelques miracles, comme celui d'avoir enrayé une peste dévastatrice,
elle avait été proclamée patronne de la nation mexicaine.
Puis, après avoir défilé sous toute une série d'arcs de triomphe
érigés à la gloire de Maximilien et de Charlotte, ce fut l'entrée triomphale
à Mexico, exactement le 12 juin 1864.
Les lanciers de l'Impératrice, commandés par le colonel Lopez
formaient l'escorte; suivaient les régiments français des chasseurs
d'Afrique et des hussards; enfin le carrosse des souverains, transporté
depuis l'Autriche sur "La Novara", tiré par des chevaux recouverts de
houppelandes rouges. Après les états-majors, vint l'imposant défilé de
plus de cent calèches où se trouvaient, entre autre, les vingt dames
d'honneur de Charlotte, belges, autrichiennes et françaises - et dont nous
aurons évidemment à reparler amplement - ainsi que des membres de la
haute société mexicaine. Trois ou quatre calèches, je ne sais plus, avaient
été réservées pour les membres de la suite accompagnant les souverains,
dont moi-même, évidemment!
Un escadron de cavaliers mexicains formait l'arrière-garde. Toute
cette brillante escorte avançait sous une pluie de fleurs lancées par cette
foule innombrable et colorée, où les luttes partisanes entre conservateurs
et libéraux, qui étaient de règle alors dans le pays, semblaient pour une
fois oubliées.
Pour ne pas nous appesantir outre mesure sur cet épisode
somptueux et politique, disons que l'Empereur et l'Impératrice furent
conduits jusqu'au "Z6calo", la place centrale, au cœur de l'histoire de la
ville de Tenochtitlan devenue Mexico, et où s'élève l'ancien palais de
l'empereur Moctezuma; palais qui fut reconstruit et devint le palais de
Cortès et de ses successeurs, les vice-rois; plus tard il devint celui des
présidents de la République. C'était alors un palais d'apparat, mais
certainement pas un palais de résidence. Remarquable par sa masse
imposante, il ne présentait cependant aucune des conditions d'un confort
acceptable et la première nuit des souverains fut assez abominable, en
particulier à cause des punaises qui se trouvaient là comme chez elles! Je
sus, par la suite, que l'Empereur essaya de dormir étendu sur un billard,
tandis que l'Impératrice, elle, passa la nuit dans un fauteuil!
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